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Documents pour l histoire du français langue étrangère ou seconde

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Academic year: 2022

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54 | 2015

Usages du français et pratiques d'enseignement en Europe balkanique, centrale et orientale - Grèce, Serbie, Bulgarie, Moldavie, Hongrie, Allemagne, Russie - XVIIIe - XXe siècles

Marie-Christine Kok Escalle et Despina Provata (dir.)

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/dhfles/3910 DOI : 10.4000/dhfles.3910

ISSN : 2221-4038 Éditeur

Société Internationale pour l’Histoire du Français Langue Étrangère ou Seconde Édition imprimée

Date de publication : 1 juin 2015 ISSN : 0992-7654

Référence électronique

Marie-Christine Kok Escalle et Despina Provata (dir.), Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 54 | 2015, « Usages du français et pratiques d'enseignement en Europe

balkanique, centrale et orientale - Grèce, Serbie, Bulgarie, Moldavie, Hongrie, Allemagne, Russie - XVIIIe - XXe siècles » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 07 juin 2021. URL : https://

journals.openedition.org/dhfles/3910 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dhfles.3910

Ce document a été généré automatiquement le 7 juin 2021.

© SIHFLES

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NOTE DE LA RÉDACTION

Responsable de la mise en ligne: Javier Suso López

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SOMMAIRE

Préface

Despina Provata et Marie-Christine Kok Escalle

Conseils pour apprendre le français: une lettre d'un précepteur français (Londres, 1717)

Vladislav Rjéoutski

Enseigner le français en Russie au milieu du XVIIIe siècle. Pierre de Laval, précepteur et auteur d’une grammaire pour les Russes

Sergueï Vlassov

Jean Fleury (1864-1892), auteur d’une grammaire française originale pour les Russes

Sergueï Vlassov

Le premier manuel de français publié en Grèce

Jean Antoine Caravolas

La présence éducative et culturelle de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition en Grèce. Le cas de l’école Jeanne d’Arc du Pirée

Aikaterini Lalagianni et Vassiliki Lalagianni

La Mission laïque de Salonique : berceau et vecteur de la francophonie en Europe du sud-est de 1906 à la fin des années 1940

Lampros Flitouris

La chanson dans l’enseignement du français en Allemagne (1878-1930)

Andreas Rauch

L’enseignement du français en Hongrie après le traité de Trianon (1920) : un essor défiant les contingences politiques ?

Catherine Tamussin

La culture française dans l’enseignement du FLE en Serbie : après la Seconde Guerre mondiale, quoi de neuf ?

Biljana Stikić

Les écoles françaises en Bulgarie (1864-1948)

Julieta Velichkova-Borin

Thèses

Le français en Moldavie. Entre héritage, tradition et mondialisation

Olga Turcan

L’enseignement du français et son histoire dans les manuels de FLE en Grèce : aspects culturels

Konstantinos Mytaloulis

Lectures

Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982.

Nicolas Manitakis

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Vladislav Rjéoutski & Alexandre Tchoudinov (dir.). Le précepteur francophone en Europe (XVIIe-XIXe siècles).

Gisèle Kahn

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Préface

Despina Provata et Marie-Christine Kok Escalle

1 Ce numéro de Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, revue de la SIHFLES, éclaire les réalités de la pratique du français dans divers pays européens, tout particulièrement ceux de l’Est et des Balkans, sur une période relativement longue, allant du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.

2 Dans tous ces pays, l’apprentissage du français se fait souvent par des enseignants natifs qui tiennent compte du public d’apprenants auquel ils s’adressent. De langue maternelle française ou non, leur approche est contrastive, comparative, tant pour la pratique d’enseignement et l’usage de manuels que pour le discours théorique que dévoile leur correspondance.

3 Dans les divers cas analysés, il apparaît aussi que le contexte dans lequel se situe l’apprentissage et l’usage du français langue étrangère est déterminant. La charge culturelle des idéologies dominantes qui relayent les contraintes politiques que sont celles des États, transparaît dans le contenu des manuels composés et utilisés pour l’enseignement à une époque donnée mais aussi dans les politiques éducatives de la France dans ces mêmes régions.

4 Les études de cas présentées dans ce recueil rendent manifeste le rôle que ces deux paramètres, contextuel et contrastif, jouent dans la conception et dans la pratique de l’usage du français langue étrangère, révélateur identitaire et culturel.

5 L’enseignement du français en Russie est abordé par le biais de personnes, actants essentiels que sont les enseignants ; ainsi Serguei Vlassov éclaire l’apport scientifique de deux praticiens français en Russie : Pierre de Laval, au XVIIIe siècle, adapte la grammaire de Restaut à son public d’apprenants russe et Jean Fleury, universitaire à Saint-Pétersbourg pendant le dernier quart du XIXe siècle, développe une approche comparative de la didactique du français en contexte russe. Vladislav Rjéoutski quant à lui, met en lumière la formation d’un jeune aristocrate russe du XVIIIe siècle, le prince Chtcherbatov qui séjourne à Londres pour y apprendre le français et autres langues étrangères. Les sources utilisées pour l’étude de ces personnages témoignent de la richesse des documents personnels que représentent les correspondances, conservées à la Bibliothèque nationale de Russie.

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6 L’histoire du français en Grèce aux XIXe et XXe siècles fait l’objet de recherches de différents points de vue. Jean Antoine Caravolas présente l’Introduction à la langue française, premier manuel de français pour l’enseignement dans la Grèce indépendante, rédigé par un auteur grec, Anastasios Herculides, en 1831. Ce manuel, inspiré de la méthode d’« enseignement universel » de Jean Joseph Jacotot fut l’outil d’apprentissage de générations de jeunes Grecs. Spécialement conçu pour les besoins des élèves de l’École centrale d’Égine, il vise surtout les apprenants d’un niveau avancé et enseigne la langue française à partir d’un échantillon varié de textes littéraires.

7 L’étude du contenu culturel des manuels de français qui fait l’objet de la thèse de doctorat de Konstantinos Mytaloulis, a comme point de départ les manuels du XIXe siècle, mais se concentre sur les manuels contemporains utilisés dans l’enseignement secondaire et primaire en Grèce entre 1998-2009, période marquée par les consignes du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). La thèse envisage le manuel comme objet d’étude et souligne que l’enseignement de la langue passe aussi par l’enseignement de la culture.

8 L’histoire du français en Grèce est aussi celle de l’histoire des écoles étrangères, congréganistes ou laïques, implantées dans le pays. Aikatérini Lalagianni et Vassiliki Lalagianni puisent dans les archives de l’école Jeanne d’Arc du Pirée, fondée en 1859 par les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition, pour reconstituer la contribution de cet établissement non seulement à l’éducation de la jeunesse, mais aussi pour souligner son œuvre philanthropique d’assistance sociale qui lui valut la reconnaissance officielle de l’État grec.

9 Le lycée de la Mission laïque française créé à Thessalonique en 1906, joue un rôle majeur dans la promotion de la francophonie, comme le confirme l’étude de Lampros Flitouris. Dans cette ville multiethnique et multiculturelle, l’antagonisme des langues est le reflet de l’antagonisme des puissances européennes lors d’une période décisive pour l’avenir de la ville. Ainsi, l’histoire du lycée de la Mission laïque française entre 1905 et 1950 est en grande partie définie par les tensions religieuses et ethniques qui secouent la région. Lié initialement au sort de la communauté juive de la ville, le lycée de la Mlf deviendra progressivement après la Seconde Guerre mondiale un centre de langues à l’image des Instituts français des autres pays.

10 Souvent en question, aussi bien au XIXe qu’au XXe siècle, la formation des enseignants de français en Grèce est l’objet de l’ouvrage de Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982, dont il est rendu compte. L’ouvrage montre les étapes qu’a connues l’histoire de la formation du professorat en Grèce, en passant par les initiatives de la diplomatie française à la fondation de la Section d’études françaises à l’université d’Athènes.

11 Le français dans d’autres pays balkaniques fait aussi l’objet d’études. Olga Turcan, dans sa thèse qui porte sur la Moldavie, pays indépendant depuis 1991, montre que le français a longtemps tenu la première place parmi les langues étrangères. Cette réalité était déjà celle du XVIIIe siècle où sous l’influence des Phanariotes et de la noblesse roumaine le français était « symbole de la culture » ; il était aussi la langue de communication avec les officiers russes. Les péripéties politiques dues à la domination par des empires successifs n’ont pas éradiqué la langue française dans la région.

12 Analysant le rôle de la musique dans l’enseignement du français langue étrangère, Andreas Rauch interroge les fonctions de la chanson dans l’enseignement du français

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en Allemagne sous l’influence du mouvement réformiste du dernier quart du XIXe siècle. Si la musique a été différemment utilisée selon les divers courants didactiques, son rôle éducatif a toujours été reconnu.

13 Alors que la langue française perd, avec les traités mettant fin à la Première Guerre mondiale, sa place de première langue internationale, de langue de la diplomatie, elle conquiert une place non négligeable en Hongrie, où les élites choisissent une formation en langue et culture françaises mais aussi en autres langues étrangères, contrariant ainsi la domination toujours réelle de l’allemand. Catherine Tamussin analyse de près les influences de la réforme scolaire de 1924 sur l’enseignement du français en particulier et souligne que sous des aspects modernes, c’est bien l’intérêt de la classe sociale dominante et élitaire qui reste privilégié.

14 En revanche, en Serbie, le contexte politique semble déterminant pour les contenus culturels de l’apprentissage du français dans l’enseignement public. Biljana Stikic montre que c’est le cas tant dans l’entre-deux guerres que dans l’après Seconde Guerre mondiale où l’influence de la Russie et de l’idéologie soviétique sont dominantes.

15 En Bulgarie, pays de christianisme orthodoxe, les écoles françaises catholiques connaissent une longue tradition depuis le XVIIe siècle ; Julieta Velichkova-Borin présente l’histoire de ces écoles qui offrent aux jeunes Bulgares une instruction et une éducation en français et sont un relais de la France républicaine au XXe siècle.

16 Enfin, le compte rendu que Gisèle Kahn fait du recueil publié par Vladislav Rjéoutski &

Alexandre Tchoudinov invite à la lecture pour voir vivre de nombreux précepteurs francophones, connus ou anonymes, qui dans les divers pays d’Europe ont, du XVIIe au XIXe siècle, contribué à la diffusion du français hors de France.

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Conseils pour apprendre le français:

une lettre d'un précepteur français (Londres, 1717)

Vladislav Rjéoutski

1 Le début du XVIIIe siècle est marqué en Russie par des recherches et des hésitations linguistiques. Sous le règne de Pierre le Grand, la Russie s’ouvre résolument à l’Europe, mais cette ouverture est conditionnée par la maîtrise des langues étrangères. Les contacts avec différents pays d’Europe, tels que les Pays-Bas, l’Angleterre, les pays allemands, et enfin la France, poussent les Russes à apprendre des éléments des langues de ces pays. Au XVIIe siècle, les Russes, même appartenant à l’élite, apprenaient rarement les langues étrangères. Il s’agit maintenant de rattraper le temps perdu pour être opérationnels dans différents domaines et activités où la connaissance des langues européennes est de rigueur : commerce, diplomatie, recrutement de spécialistes…

Pierre Ier lui-même est confronté à des problèmes linguistiques lors de ses voyages en Occident et comprend donc l’importance de la maîtrise des langues européennes pour le succès de ses réformes.

2 La France reste longtemps exclue du nombre des pays avec lesquels la Russie entretient un contact direct et intensif et ce n’est qu’en 1717 que le tsar se rend finalement dans ce pays. Cependant, dès avant ce voyage le tsar fait apprendre le français à ses enfants et à ses nièces ce qui témoigne de la compréhension du rôle de cette langue dans l’éducation des princes et des aristocrates en Europe. Plusieurs de ses proches collaborateurs lui emboîtent le pas, d’autant plus que la connaissance du français est nécessitée par des considérations pratiques : les livres français commencent à être diffusés en Russie et la production livresque française est incontournable dans certains domaines tels que le génie civil et militaire par exemple ; le français commence également à prendre le dessus sur le latin dans le domaine de la diplomatie.

3 Cependant, il est alors relativement difficile de trouver des professeurs de français en Russie : la communauté francophone est très limitée et comprend surtout des spécialistes recrutés en Europe pour réaliser des missions précises en Russie, ils ne peuvent donc pas remplir en même temps les fonctions d’enseignants de français. Le

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tsar envoie en Occident à plusieurs reprises des groupes de jeunes gens pour se former à des métiers qui n’étaient pas encore pratiqués en Russie. Plusieurs Russes profitent donc de ces séjours souvent prolongés pour apprendre les langues étrangères, y compris le français. Cet article analyse justement le cas de figure d’un jeune aristocrate russe envoyé en Angleterre pour y faire l’apprentissage du français.

4 Le « Recueil de lettres françoises »1 qui a attiré notre attention à la Bibliothèque nationale de Russie, à Saint-Pétersbourg, est écrit d’un bout à l’autre par une seule et même main. Une lecture plus attentive montre qu’il s’agit de lettres rédigées et recopiées par un homme se trouvant à Londres vers 1717. Cet homme apprenait le français en s’entraînant à écrire des lettres. La première lettre recopiée est celle d’un précepteur résidant à Londres2.

5 Nous présenterons d’abord le parcours de l’auteur de ce recueil pour mieux comprendre le contexte, dans lequel s’inscrit cette histoire. Nous verrons ce que Londres pouvait offrir à cette époque à un apprenant de français et, plus concrètement, dans quel cadre cet apprentissage avait lieu. Finalement, en puisant dans les lettres contenues dans ce recueil, nous montrerons ce qu’on apprend sur les méthodes utilisées lors de ces cours.

1. Un aristocrate russe à Londres

6 Qui était l’auteur de ce recueil ? C’était de toute évidence un Russe : il mentionne sa correspondance avec des parents à Moscou et plusieurs de ses lettres tournent autour de sujets « russes » (par exemple une nouvelle visite de Pierre Ier en Europe occidentale, en 1717). En avançant dans la lecture, nous arrivons enfin à identifier ce personnage mystérieux : son nom est mentionné dans quelques lettres recopiées par lui : elles lui étaient destinées. Après avoir croisé les faits connus sur la vie du propriétaire de ce recueil avec la biographie du prince Ivan Chtcherbatov nous pouvons écarter tout doute : il s’agit bel et bien de la même personne.

7 Ivan Andreïevitch Chtcherbatov (1696-1761) est le fils du prince Andreï Dmitrievitch Chtcherbatov, seigneur russe proche du tsar Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre Ier. Ivan fait partie des jeunes nobles envoyés par le tsar en Angleterre pour apprendre l’art de la marine. Arrivé à Londres, probablement en 17163, le prince y reste jusqu’en septembre 1721. Au moment où nous le trouvons, il y vit grâce au revenu de ses domaines sans aucune aide des autorités russes. Il s’initie au français, ainsi qu’à plusieurs « sciences », en prenant des leçons auprès de professeurs privés. Pour l’heure, il n’y a aucune mention d’un apprentissage pratique de la marine ; plus tard, le prince adressera au roi d’Angleterre une demande pour être admis dans la flotte britannique en qualité de volontaire, mais cette démarche n’aboutit pas car l’admission des étrangers dans la marine anglaise est alors interdite ; Chtcherbatov s’adresse alors à la France pour y trouver une place similaire, sans davantage de succès.

8 Chtcherbatov profite de son séjour pour apprendre des langues mais également pour se renseigner sur les idées occidentales dans différents domaines, notamment en économie. Ainsi, en 1720, il traduit en russe les Considérations sur le numéraire et le commerce4, l’un des principaux écrits économiques de John Law. Chtcherbatov y ajoute sa propre introduction, dans laquelle il loue l’économiste écossais ; il accompagne sa traduction de commentaires pour expliquer au lecteur russe le sens des poids et mesures en Angleterre et en France sans oublier de présenter les institutions

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britanniques et françaises. Il expose de même les principales raisons du développement du commerce en France et de l’accroissement des recettes de l’État : ce sont selon lui les banques et les compagnies de commerce. Sa traduction est envoyée à Saint-Pétersbourg en mars 1720. Le 12 juin de la même année, Chtcherbatov adresse au tsar une longue épître dans laquelle il fait plusieurs propositions5 : introduire en Russie des banques et des billets de banque et la fondation de compagnies de commerce. Il donne beaucoup de précisions sur l’organisation des banques et des compagnies commerciales et sur l’utilité et la manière d’introduire des billets de banque. Or en 1720, les initiatives de John Law connaissent un échec cuisant en France où les billets de banque se dévaluent à toute vitesse. Pierre le Grand est au courant de cette crise, mais donne pourtant l’ordre de proposer à Law des conditions très avantageuses pour l’inviter à Saint- Pétersbourg.

9 Rentré en Russie en septembre 1721, Chtcherbatov entre aux Affaires étrangères. En 1722, il est promu au rang de conseiller de commerce. L’année suivante, il est envoyé à Cadix pour préparer l’arrivée d’un consul russe. Il y écrit une « Introduction sur le commerce en Russie » dans laquelle il fait une synthèse sur le commerce russe en utilisant beaucoup de sources occidentales (Troïtski 1970). C’est sans doute lui qui écrit, à Madrid en 1725, en français, des « Observations sur le commerce des pays qui sont voisins à l’empire de Russie » (Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Fr. Q. II. n°100, 1+19 f.). Il devient ministre plénipotentiaire de Russie à Madrid en avril 1726. Dans ses nombreuses dépêches, il attire l’attention sur l’état de l’armée et de la marine espagnoles, l’économie en Espagne, ses colonies, etc. Sa carrière prend un bon départ : il est ministre russe à Constantinople en 1731, devient vice-président du collège (ministère) de Commerce en 1733, président du collège de Justice (autrement dit ministre de la Justice) en 1734 avant de revenir en Angleterre en 1739 en qualité de ministre plénipotentiaire de Russie. Peu avant ce nouveau séjour, il épouse la sœur de la comtesse Ostermann et devient ainsi parent du comte Heinrich Ostermann, l’un des plus hauts fonctionnaires russes qui dirige de fait la politique intérieure et extérieure de l’empire de Russie jusqu’à l’avènement d’Élisabeth. En 1741, une nouvelle promotion l’attend : Chtcherbatov devient conseiller privé. Il représente la cour russe à Londres, avec une courte interruption, jusqu’en 1746. C’est l’un des diplomates russes les mieux vus à la cour britannique. Rentré en Russie, il devient sénateur en 1748 (Cross 1980 : 12-13 ; Ivan Andreevitch Chtcherbatov).

2. Apprendre le français à Londres : mode d’emploi

10 Les lettres de Chtcherbatov nous renseignent sur le séjour à Londres de ce jeune aristocrate russe passionné par les langues et amoureux du français. Chtcherbatov mène dans la capitale anglaise une vie parfois nonchalante, parfois studieuse : il se lève souvent tard, se promène beaucoup en compagnie d’amis (sont mentionnés Messieurs Hampson et Greems, sans doute des Britanniques), passe les soirées au café « Chocolat de la Meuse », sans doute un « haut lieu » de la diaspora française à Londres, ou au

« Café de Georges ». Son mode de vie est tellement différent des passe-temps habituels d’un boyard russe – il joue maintenant au billard, boit du café, dîne en compagnie des femmes ; cette existence occidentalisée va de pair avec son apprentissage des langues occidentales.

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11 Au début du XVIIIe siècle, Londres est un bon endroit pour apprendre le français qui jouit d’une grande popularité dans la société anglaise : les élites britanniques maîtrisent souvent bien le français, la ville est pleine d’émigrés de France, en grande partie des huguenots, dont beaucoup se consacrent à l’enseignement de leur langue. Si, de 1480 à la fin du XVIIe siècle, environ 160 grammaires et dictionnaires de français voient le jour en Angleterre, ce nombre sera presque triplé au XVIIIe siècle (Caravolas 2013 : 92).

12 Beaucoup des 126 lettres contenues dans ce recueil rédigé par Chtcherbatov sont des exercices de langue et de style du jeune prince. Toutes ces lettres sont marquées par un

« A » ce qui permet de les distinguer de la correspondance réelle de Chtcherbatov. Les lettres sont soigneusement recopiées par le prince comme des documents sacrés témoignant de sa capacité d’écrire dans la langue de Molière. Dans plusieurs lettres, on voit une autre écriture, sans doute celle de son professeur. L’ensemble de ces documents permet de se faire une idée de la manière d’enseigner de ce professeur, que nous analyserons plus loin.

13 L’élève est convaincu de l’utilité du français. Dans une lettre – qui n’est pas marquée par un « A », mais qui a aussi été corrigée par le précepteur, il raconte sans doute une expérience personnelle6 :

Je passay hier l’après diné à parler françois avec monsieur G.: mais j’eus de la peine de le bien entendre, car la langue françoise ne luy est pas tout à fait naturelle.

Aussitôt qu’il m’eut fait paroitre quelque inclination de se remettre à étudier [inséré par une autre main : le7] françois je ne manquay pas de vous recommander à luy. Peut étre que j’aurai la commodité de luy parler plus amplement de l’utilité de la Langue françoise […]. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 102)

14 Le thème de plusieurs de ces lettres est suggéré par des circonstances réelles. Une fois, Chtcherbatov demande de l’excuser d’avance pour un possible retard et explique ses raisons :

J’ose me flatter que vous ne recevrez point de mauvais œil le billet que je prens ici la liberté de vous écrire ; mais qu’au contraire vous voudrez bien daigner le lire avec la même disposition de bonté dont il vous plaît toujours user envers moy. Ce qui en fait le sujet est une grace que j’ai à vous demander. Je suis demain matin engagé à aller quelque part pour une affaire pecuniaire, et s’il arrivoit que contre mon attente je fusse trop-long-temps détenu, je vous conjure de ne pas trouver mauvais, que je ne me rende pas chez vous à l’heure marquée. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 111v-112)

15 Dans une autre lettre, le prince demande pardon à son professeur pour s’être trouvé au lit quand celui-ci est arrivé pour lui donner son cours. Mais il y a aussi des mots badins qui semblent être de purs exercices de style :

[A] Monsieur,

Je suis ici à croquer le marmot. Il n’y a ame qui vive dans le caffé avec qui je puisse caqueter un peu pour chasser l’ennuy. Il fait un temps si vain et si lache que j’en suis tout accablé. La chaleur qu’il fait trousse bien des gens, à ce qu’on dit. Il est mort ce matin un Agioteur françois de nation qui s’étoit morfondu à tracasser pour accumuler du bien dont il n’avoit que faire car il en regorgeoit. Les Agioteurs sont d’étranges sortes de gens. Rien ne peut assouvir leurs desirs [continué par une autre écriture8] d’entasser richesses sur richesses. etc. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f°

105)

16 Chtcherbatov semble apprécier son professeur. Cependant, pour les corrections, celui- ci se limite au strict minimum en faisant attention plus au style qu’à la grammaire qui

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reste assez négligée. Les enseignants de français à Londres sont nombreux à cette époque et beaucoup remplissent leurs fonctions vite et peu consciencieusement. Leur image est souvent celle de fainéants qui se font payer cher pour un travail médiocre (Caravolas 2013 : 98).

3. Méthodes d’un enseignant de français à Londres

17 Nous ne pouvons pas être absolument sûrs que la lettre placée au début du recueil a été écrite par l’enseignant du jeune Chtcherbatov qui a corrigé par la suite ses lettres.

Cependant, certains indices nous laissent penser qu’il s’agit de la même personne : d’abord la place accordée à cette lettre dans le recueil, puis l’insistance dans cette lettre sur la lecture des œuvres de Molière qui, comme nous le verrons, occupe en effet beaucoup de place dans l’apprentissage du français par le jeune prince.

18 La lecture des gazettes francophones est l’un des principaux moyens d’apprentissage.

L’élève décrit ce procédé :

En cas que La Gazette de Hollande soit arrivée, je prendrai le plaisir de la lire, et tout ce que j’y trouverai de remarquable je vous le dirai. J’espère que vous voudrez bien raisonner avec moy sur les nouvelles, comme vous étes accoutumé de le faire avec tout le monde et principalement avec vos écoliers du nombre de quel je suis.

(BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 108)

19 Le prince mentionne aussi la lecture des pièces et notamment de celles de Molière qui figurent dans la liste des lectures conseillées par le précepteur :

Si vous vous trouvez demain sur le midy chez vous, je me donnerai l’honneur de vous venir rendre mes devoirs et de vous sacrifier une bonne grosse heure à la Lecture de notre Comedie. Aprés l’avoir finie nous pourrons voir le Bourgeois Gentil-homme de Moliere, si le cœur vous en dit. Je vous suis caution que vous y trouverez vôtre conte, et que vous tomberez d’accord que le ridicule des Personnages y est fort bien touché. Moliere étoit excellent homme à représenter les caracteres, et à divertir les auditeurs. Que je souhaiterois sçavoir par coeur une partie des plus beaux endroits. [ajouté par une autre main9] de ses comédies ! (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 101v)

20 Ce mot tombait apparemment à point nommé car la patience du professeur était passablement éprouvée si l’on en juge d’après cette phrase ajoutée par lui à l’intention de son élève : « on lui demande son assistance pour mener une vie moins dissipée » (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 101v).

21 Quels livres le professeur de Chtcherbatov conseille-t-il à son élève ? Il parle des Lettres de Bussy Rabutin et de celles de Fontenelle. On trouve dans la bibliothèque du prince Mikhaïl Chtcherbatov, écrivain et historien russe et beau-fils du prince Ivan, un exemplaire des Lettres de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy (Rabutin, comte de Bussy 1698). Sur une des pages du livre on voit quelques mots écrits par une main qui ressemble beaucoup à celle du propriétaire de ce recueil : « Ce livre et a Monsieur le Pri[n]ce Scherbam ». L’inscription remonte sans doute à la période où Ivan Chtcherbatov faisait ses premiers pas dans l’apprentissage du français. Les Lettres de Rabutin étaient bien connues et utilisées à des fins didactiques à travers l’Europe et jusqu’en Russie : dans les années 1730, les étudiants au collège de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg apprennent le français en traduisant ces Lettres (Mézin, Rjéoutski 2011 : vol. 2 : 731).

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22 Le genre de Lettres, très en vogue à cette époque, devait accoutumer l’élève à utiliser les expressions nécessaires pour mener une correspondance particulière. Dans la lettre

« Au comte de Bussy Rabutin » nous lisons : « Permettez-moi, Monsieur, s’il vous plaît, qu’en vous donnant de nouvelles assurances de mes très humbles respects, je vous donne en même tems quelques nouvelles de ce qui se passe sur cette côte » (Rabutin, comte de Bussy 1698 : 9) ; et puis : « Voila toutes les nouvelles de ce Païs ci que j’ai crû que vous seriez bien aise de sçavoir ; et je prendrai occasion de vous dire que je suis, avec un très-respectueux attachemens etc. » (Rabutin, comte de Bussy 1698 : 12).

Fontenelle était aussi l’un des auteurs favoris des maîtres de français. On lui doit des lettres au cardinal de Fleury, à Newton, à Crousaz, etc. Mais le professeur de Chtcherbatov pense peut-être à ses lettres galantes publiées sous le nom de chevalier d’Her et rééditées de nombreuses fois (Fontenelle 1683).

23 Cette liste de lectures utiles pour l’apprentissage du français pourrait évidemment être complétée. Les Aventures de Télémaque de Fénelon deviennent l’un des fondements de l’enseignement de la langue française partout en Europe, pour leur message pédagogique et pour leur utilité didactique (Minerva 2003). En Angleterre, Abel Boyer, auteur de grammaires françaises et d’un dictionnaire franco-anglais, lit le Télémaque et les pièces de Molière avec ses élèves (Caravolas 2013 : 100). Les Aventures de Télémaque sont aussi connues en Russie (Drews 1992). À peu près dans les mêmes années, le gouverneur français Pirard dicte à son élève russe, le jeune prince Tcherkasski, des morceaux tirés des « Maximes pour se conduire sagement dans le monde » attribuées à Fénelon (Archives d’État des actes anciens à Moscou, infra – RGADA, fonds 11, d. 291, f°

25-25v)10. Bossuet se prête aussi fort bien à des dictées, par exemple son Discours sur l’histoire universelle dont le début est devenu célèbre : « Quand l’histoire seroit inutile aux autres hommes, il faudroit la faire lire aux princes »11.

24 La lecture de Rabutin et de Fontenelle, la composition de lettres ont porté leurs fruits : le jeune Chtcherbatov écrit, certes, non sans fautes, mais d’une plume alerte en se servant d’une multitude d’expressions toutes faites : « J’ay eu l’honneur de recevoir vôtre lettre », « Je suis bien faché de […] », « Je prens la liberté de vous prier, de vouloir bien vous donner la peine […] », « je me sers de cette occasion pour vous asseurer avec combien d’attachement je suis […] », « Passez moy quelque negligence, je vous en prie, et ayez la bonté de […] », « je finis par des protestations d’attachement et de respect »,

« Je vous conjure de croire que j’ay l’honneur d’etre veritablement […] », « Je ne manquerai pas de vous faire savoir […] », etc., etc.

25 Enfin, le professeur le dissuade de faire des traductions de l’anglais en français ce que Chtcherbatov avait, semble-t-il, l’habitude de faire. Mais ce n’est pas pour le détourner complètement des traductions car, à cette époque, c’est l’une des méthodes couramment utilisées dans l’apprentissage des langues. Le précepteur conseille de prendre comme base un texte français, de le traduire en anglais, et de le retraduire en français en comparant le résultat au texte de départ. Chtcherbatov aime traduire : on trouve dans le même carnet plusieurs traductions faites surtout du français et de l’anglais vers le russe (BNR, Mss, Erm., fr., n° 105, f° 1-5, etc.).

Conclusion

26 Ce recueil curieux est l’un des premiers documents écrits par un Russe en français.

L’histoire se passe à l’étranger et ce n’est pas tout à fait un hasard : en Russie à cette

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époque, le français n’avait pas encore acquis pleinement ses lettres de noblesse et, surtout, les enseignants de français y sont alors rares. Le prince Ivan Chtcherbatov fait donc figure de précurseur en adoptant à l’égard de la « langue de l’Europe » l’attitude passionnée d’un converti.

27 Cette source montre comment l’apprentissage du français pouvait se faire au moment où la Russie s’ouvrait à l’Europe. Ces lettres permettent aussi de découvrir les procédés utilisés dans l’enseignement du français à Londres à cette époque. Parmi ceux-là, l’écriture de lettres occupe évidemment une place particulière si l’on pense au parcours ultérieur de ce Russe. La suite de la carrière du prince Chtcherbatov montre en effet à quel point la maîtrise du français et notamment de l’art d’écrire des lettres en français ont été cruciaux pour lui : la connaissance des théories économiques de John Law, la traduction, le travail en qualité de diplomate en Espagne et plus tard en Angleterre, tout cela était conditionné par la maîtrise des langues étrangères. La correspondance diplomatique de Chtcherbatov du temps de sa présence en Espagne montre qu’il échangeait en effet avec plusieurs diplomates européens et que le français lui servait de langue de communication en cette occasion. Il l’utilise aussi, bien qu’occasionnellement, avec des diplomates russes, alors qu’à cette époque les Russes, même exerçant le métier de diplomate, font leurs échanges encore normalement en russe (BNR, Mss, Erm, n°76). Il anticipe donc sur l’usage du français comme langue de communication entre les Russes, qui ne sera véritablement adopté que sous le règne de Catherine II (1762-1796). Londres étant, au début du XVIIIe siècle, une capitale cosmopolite où le français jouait un rôle non négligeable, la période de son apprentissage a donc été très formatrice à différents égards : la manière de vivre, de s’habiller, de manger, de communiquer, tout cela a été de grande importance pour ce jeune Russe, mais son capital culturel le plus précieux était sans doute sa maîtrise des langues et du français d’abord et surtout.

Annexe

28 En annexe nous publions la première lettre de ce recueil, écrite par le précepteur du prince Chtcherbatov. On verra que l’orthographe et même la grammaire de cette lettre sont loin d’être parfaites. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une copie faite par le jeune Chtcherbatov pour son propre usage. C’est peut-être à l’élève que ces erreurs sont imputables, si ce n’est pas à son précepteur…

29 Source : Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Erm., fr., n°105, « Recueil de pièces curieuses fait depuis le 26 Octobre 1717. En français, en anglais et en russe ». Le texte est publié en respectant l’orthographe de l’original.

30 [f° 113v]

31 Monsieur,

32 Quelques instance que j’aye pû faire aupres de mes ecoliers, pour les porter à changer le temps de nos exercices, il ne m’a pas été possible de réüssir. J’en suis au desespoir, puisque j’y pers l’honneur d’étre employé par vous Monsieur. Agréez pourtant, je vous prie que je vous sçache tres-bon gré de la bonne volonté, que vous avez pour moy, et que j’en conserve du souvenir. Puisque vous avez une si fort ardeur pour nôtre Langue, permettez moy dire ma pensée sur les moyens de vous la rendre familiere. Il n’y a pour cela qu’à lire beaucoup, à écrire beaucoup, et à parler beaucoup. Prenez s’il vous plait,

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la peine de vous attacher sur tout à la lecture des comedies de Moliere, des Lettres de Bussy, de celles de Fontenelles, et aux Gazettes de Paris, et d’Amsterdam, qui sont les mieux écrites. Il est d’une absolüe necessité de faire un recueil [f° 113] de termes choisis, d’expressions élegantes, et de tours qui sont du génie de nôtre Langue pour vous en former un stile selon la [sic ! – V.R.] caractere de vôtre humeur. Tout cela doit tirer des pièces que vous lirez et vous faire faire beaucoup de questions par vôtre Maitre, sur ce que vous aurez lû. Mais de grace, ne suivez point la route battüe dans vos traductions. Je veux dire de ne point traduire l’anglois en françois. Vous apprendrez bien mieux le genie de nôtre Langue et cette liaison des termes, qu’il est si difficile d’attraper, en traduisant du françois en Anglois et en retraduisant ensuite le même Anglois en françois pour comparer ce que vous aviez fait avec l’original. On doit s’assûrer de travailler utilement en suivant cette methode, au lieu que par l’autre on ne fait rien qui vaille de long temps. Qu’un de vos principaux soins soit de vous acquerir une prononciation facile et aisée en lisant tout haut devant un Maitre attentif, et qui s’y attend. La lecture des comedies et de vers est celle, qui est la plus utile pour ce dessein.

Il faudroit souvent composer des lettres, ou de petits entretiens, et vous efforcer d’y faire entrer les expressions et les termes, que vous aurez recüellis. Vous n’aurez pas fait cela dix à douze fois, que vous vous [f° 112v] appercevrez d’un succes qui vous fera plaisir. Je n’en dirai pas d’avantage, sur ce chapitre crainte de vous ennuyer. Je dois même vous faire mille excuses d’avoir pris tant de liberté. Mon intention a été de vous de dommager en quelque maniere du temps, que je vous fis perdre hier, car je crains fort de vous avoir arraché de quelque occupation serieuse et importante. J’ose cependant me flatter qu’elle ne vous sera pas désagreable cette intention, et que vous voudrez bien me permettre d’etre avec tout le respect, que je vous dois,

33 Monsieur,

34 Vôtre tres humble et tres ob: serviteur.

BIBLIOGRAPHIE

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Nouvelle édition avec les Reponses, t. 3, à Paris, chez Florentin et Pierre De l’aulne. Cote de la Bibliothèque nationale de Russie : 6.58.11.10. Nous remercions Vladimir Somov et Sergueï Korolev pour leur aide.

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NOTES

1. Contenues dans le « Recueil de pièces curieuses fait depuis le 26 Octobre 1717. En français, en anglais et en russe », Bibliothèque nationale de Russie (infra – BNR), Mss, Erm., fr., n°105. Le manuscrit commence des deux côtés du volume, la pagination est donc décroissante dans les citations ci-dessous.

2. Nous la publions en annexe.

3. Les lettres dont nous disposons, sont datées de 1717, mais il semble que Chtcherbatov était déjà à Londres bien avant.

4. Sorties à La Haye en 1705, le prince précise qu’il traduit le texte de l’anglais.

5. Le texte de cette lettre est publié dans : Troitski 1970. Le manuscrit se trouve à la Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Erm., d. 122-a, f° 1-22v.

6. Toutes les citations qui suivent respectent l’orthographe de l’original.

7. Note de l’auteur VR.

8. Note de VR.

9. Note de VR.

10. Voir par exemple Fénelon 1787 : 3 : 532-533, où ces vers sont intitulés « La Sagesse humaine ou le portrait d’un hônnête homme ». Parfois cette pièce figurait sans nom d’auteur (Antrain 1768 : 448).

11. L’une des dictées données par Pirard au prince Tcherkasski est tirée de cette œuvre : RGADA, fonds 11, d. 291, f° 40. Voir ce discours dans Bossuet 1836 : X : 151-311.

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RÉSUMÉS

En exploitant une source inédite conservée à Saint-Pétersbourg, l’auteur analyse un cas d’apprentissage du français par un aristocrate russe, à Londres au début du XVIIIe siècle.

Anecdotique à première vue, cette histoire permet néanmoins de bien saisir certaines caractéristiques de l’étape initiale dans l’apprentissage des langues étrangères en Russie. Cette source permet de voir également certaines méthodes d’apprentissage du français à Londres à cette époque et le rôle de cet apprentissage pour ce jeune Russe qui allait débuter une carrière de diplomate et de fonctionnaire d’État.

INDEX

Mots-clés : apprentissage du français, aristocratie russe, méthodes d’apprentissage des langues, Londres, XVIIIe siècle.

Keywords : learning French, Russian aristocracy, methods of learning languages, London, 18th century.

AUTEUR

VLADISLAV RJÉOUTSKI

Deutsches Historisches Institut Moskau

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Enseigner le français en Russie au milieu du XVIIIe siècle. Pierre de Laval, précepteur et auteur d’une grammaire pour les Russes

Sergueï Vlassov

1. Introduction

1

1 Les premières grammaires françaises pour les Russes sont publiées en Russie au début des années 1750, à l’époque de l’impératrice Élisabeth. La première en date (1752) est la grammaire de Restaut traduite de l’allemand par Vassili Teplov (1752), traducteur de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. La deuxième (17532) est due à un certain

« Mr. De Laval », précepteur français du jeune prince Iouri Troubetskoї, fils du procureur général du Sénat Nikita Troubetskoї. Cette première grammaire bilingue du français éditée en Russie a pour titre Explication de la Grammaire Françoise avec de nouvelles observations, et des exemples sensibles sur l’usage de toutes ses parties (Saint- Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie des sciences, 1752). Elle est dédiée par Laval à son élève3. Seul le nom de l’auteur de cette grammaire était connu. Les recherches aux Archives de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg nous ont permis de mettre en lumière les activités variées de ce curieux personnage qui reflètent bien la vie des précepteurs étrangers en Russie au milieu du XVIIIe siècle.

2. École particulière de Monsieur de Laval

2 Dès 1757, en vertu de l’ordre de l’impératrice Élisabeth et du décret du Sénat4, tout précepteur étranger arrivant en Russie devait se présenter à un examen auprès de l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg ou auprès de l’université de Moscou (Biliarski 1865 : 344). Pierre « Delaval » est l’un des premiers précepteurs étrangers à passer cet examen à l’Académie des sciences, le 14 mai 1757. Laval a déclaré qu’« il avait

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ici, à Saint-Pétersbourg, dans un appartement qu’il avait loué, une école particulière dans laquelle il enseignait aux jeunes le français, l’histoire, la géographie et l’arithmétique ». Selon l’attestation, « on l’a examiné dans ces matières et on a trouvé qu’il était capable de les enseigner » (SPF ARAN, fonds 3, op. 9, d. 78, f. 16).

3 En janvier et mars de la même année, Laval passe une annonce dans le journal de Saint- Pétersbourg :

Monsieur de Laval avec sa femme ont l’intention d’accueillir chez eux les jeunes filles qui désirent apprendre le français, la géographie, l’histoire, le dessin et l’arithmétique : les personnes intéressées peuvent se mettre d’accord avec lui sur le prix rue Millionnaїa, en face de la maison de Son Excellence le Comte Tchernychev.

(SPbV 1757, n° 7, 24 janvier ; n° 22, 18 mars)

4 Le pensionnat change plusieurs fois d’adresse, mais continue d’exister au moins jusqu’en 1759 (SPbV, 1757, n° 30, 15 avril ; n° 75, 19 septembre ; 1758, n° 20, 10 mars ; 1759, n° 62, 3 août).

3. Service de Laval à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg

5 En 1759, commence une nouvelle période dans la vie de Laval. Il demande à la Chancellerie de l’Académie des sciences de l’engager à un poste vacant de maître de français et cite sa grammaire éditée par l’Académie comme preuve de ses talents5. Laval est engagé au collège académique en remplacement d’Henri de Lavie, « régent » ou professeur de la « haute classe » depuis 1752, qui présente sa démission le 17 juin 1759 (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 244, f° 214, 220)6. En s’engageant au service de l’État, Laval prête serment en apposant sa signature : « Pierre Delaval »7. C’est le seul document qui nous permette d’établir avec certitude le prénom de l’auteur de l’Explication de la Grammaire Françoise.

6 Le travail de régent au collège académique est trop pesant pour Laval. Son absentéisme fait l’objet d’un rapport de Moderach, inspecteur de l’école académique : depuis longtemps, Laval ne va plus en classe sous prétexte que sa femme est malade. De la part de la Chancellerie académique, Lomonossov rappelle Laval à l’ordre en menaçant de réduire ses appointements (Biliarski 1865 : 465)8.

7 Mécontent de son traitement et ne pouvant pas obtenir une augmentation de 100 roubles, Laval supplie en février 1763 la direction de l’Académie de « vouloir bien lui accorder un congé honorable, tel qu’il compte avoir mérité pour les soins qu’il a eus à remplir ses devoirs depuis 1759 » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 273, f° 208-211). Il ne reçoit son congé qu’en juillet 1763 (ibid., f° 216). Un nouveau maître de français est nommé en remplacement de Laval, Jean-Charles Charpentier (ibid., f° 225), auteur d’une grammaire de la langue russe basée sur celle de Lomonossov9.

4. Histoire de la publication de la grammaire de Laval

8 La traduction en russe de la grammaire de Laval est accomplie par deux traducteurs de l’Académie. Vassili Teplov s’y attaque d’abord, mais, malade, il doit la confier en février 1752 à Sergueї Voltchkov. Le texte de Laval et sa traduction doivent paraître dans le

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même volume, avec les textes français et russe en regard ; Teplov et Voltchkov sont donc dans un sens les coauteurs de cette grammaire.

9 L’affaire est urgente car l’employeur de Laval, le procureur général Troubetskoï, presse la Chancellerie académique d’achever la traduction (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f°

103). Voltchkov s’en acquitte vite : le 14 mai 1752, Laval prie « humblement » d’ordonner de publier sa grammaire aux frais de l’Académie (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 165, f° 115). Le jour même J. D. Schumacher, directeur de la Chancellerie de l’Académie des sciences, signe un ordre prescrivant d’« imprimer à l’usage de la jeunesse russienne mille deux cents exemplaires in-quarto de cette grammaire sur papier russe utilisé pour les Commentaires académiques et douze exemplaires sur papier étranger royal de dimension moyenne » (SHF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f°

143v ; fonds 3, op. 1, d. 165, f° 116).

10 Cependant un obstacle inattendu surgit en juillet 1752 :

Monsieur le Président de l’Académie, Son Excellence le Comte [Cyrille Razoumovski], en partant pour la Petite Russie, a bien voulu donner un ordre oral de n’imprimer sans son approbation aucune épître dédicatoire à qui qu’elle soit adressée. Comme Monsieur de Laval demande d’imprimer auprès de l’Académie sa grammaire française qui est vue et approuvée par le Professeur Strube et qu’il veut accompagner d’une épître dédicatoire à son élève le Prince Iouri Nikititch Troubetskoї, il a été décidé d’envoyer ladite dédicace à Son Excellence le Comte pour son approbation. (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f° 297)

11 Mais le 11 mars 1753, cette « dédicace » n’est toujours pas approuvée par Razoumovski car elle s’est égarée sur les routes pour la Petite Russie d’où le comte dirigeait alors l’Académie des sciences. On décide donc d’« envoyer une seconde fois un rapport à ce sujet à Son Excellence le Comte avec la même épître dédicatoire et d’en attendre l’approbation » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 165, f° 120 ; fonds 3, op. 1, d. 522, f° 141). Le 26 juin 1753, après avoir enfin reçu l’approbation de Razoumovski, l’Académie décide d’« imprimer autant d’exemplaires de la dédicace qu’on a fait d’exemplaires de la grammaire » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 522, f° 242 ; fonds 3, inv. 1, d. 165, f° 125).

12 Cette histoire anecdotique est probablement liée à la publication de la Nouvelle grammaire française dans la traduction de Vassili Teplov, à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, en 1751-1752. Cette grammaire était déjà utilisée au сollège de l’Académie. L’administration académique voulait sans doute retarder la publication de la grammaire de Laval : celle-ci ne lui convenait pas tout à fait, mais l’Académie était contrainte de l’imprimer sous la pression du procureur général Troubetskoї.

13 La grammaire de Laval a été achevée d’imprimer le 23 août 1753 et a été mise en vente en septembre 1753 au prix d’un rouble l’exemplaire. Sur les 1262 exemplaires imprimés, l’auteur ne reçoit, « en récompense de son travail », que 47 exemplaires au lieu des cent qui lui étaient promis (PFA RAN, fonds 3, inv. 1, d. 165, f° 116, 129–134)10.

5. Place de la grammaire de Laval dans l’histoire des manuels d’apprentissage du français en Russie

14 La grammaire concurrente de Teplov n’est pas une œuvre originale, mais une traduction de l’édition allemande de la Nouvelle et parfaite Grammaire Françoise de Pierre Restaut (1749), elle-même basée sur d’autres grammaires (celles de J.-R. Des Pepliers, C.

Buffier, P. de La Touche). La grammaire de Laval, elle, est une explication abrégée des

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Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise de Restaut (Restaut 1730).

Cependant, elle fournit une grande quantité d’exemples qui ne sont pas empruntés à Restaut, mais inventés par Laval qui les adapte à la réalité russe de l’époque.

15 Dans la préface, l’auteur explique pourquoi il a abrégé et simplifié le texte de Restaut : Mr. Restaut, tres habile Grammairien, m’a été d’un grand secours dans la composition de cet Ouvrage, mais j’ai évité, autant que j’ai pu, les expressions philosophiques dont sa Grammaire est remplie : Expressions qui ne me paroissent pas convenir dans un Ouvrage dont l’étude est d’elle même assez difficile, particulierement pour les enfans. (Laval 1752, f° b 2v)

16 Restaut a composé lui-même une variante simplifiée et abrégée de sa grammaire pour enfants (Restaut 1732) expurgée des « expressions philosophiques ». Cette variante fut à la base de la traduction manuscrite d’Ivan Gorlitski présentée à la Chancellerie académique en 1748. Elle fut approuvée par les professeurs Strube, Trediakovski et Lomonossov qui l’ont alors recommandée à la publication après quelques corrections (Materialy 1900 : 643-644)11.

17 La grammaire de Restaut, tout comme celles de Des Pepliers (1689) et de La Touche (1696), faisait partie des grammaires françaises les plus populaires en Russie au XVIIIe siècle. L’Abrégé des principes de la Grammaire françoise de Restaut a été souvent réédité en Russie (Restaut 1771, 1771, 1789, 1799, 1812). La grammaire de Restaut traduite par Teplov a connu elle aussi plusieurs rééditions (1752, 1762, 1777, 1787 et 1809). Le succès du manuel de Teplov s’explique par le fait qu’il réunit dans un seul livre tout ce qu’il y a de meilleur dans les grammaires de Restaut, Des Pepliers et de La Touche.

18 Si les ouvrages de Des Pepliers et de La Touche se rattachent encore au vieux paradigme des grammaires formelles du XVIIe siècle, le traité plus moderne de Restaut porte l’empreinte des idées philosophiques de la Grammaire générale et raisonnée de Port- Royal (1660). Ces idées ont été développées dans la grammaire de C. Buffier (1709) qui était, avec celle de Regnier-Desmarais (1706), une des principales sources de Restaut. Il l’avoue lui-même dans la Préface de ses Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise (Restaut 1749a : XIX). Or cet aspect philosophique et logique du traité grammatical de Restaut ne convient pas à Laval et à d’autres précepteurs qui enseignent à cette époque le français aux enfants. En l’excluant, Laval reste, dans le fond, sur les vieilles positions de la grammaire formelle et traditionnelle, dans la mouvance de l’Art de bien parler français de Pierre de La Touche qu’il a utilisé dans son travail.

19 Tout en critiquant La Touche pour avoir rattaché le « futur passé » (Restaut désigne ainsi le futur antérieur) au « conjonctif » (Subjonctif), et non pas à l’indicatif, comme l’a fait judicieusement Restaut, Laval emprunte quelque chose à La Touche, mais d’une façon dissimulée. Par exemple, on trouve une citation cachée de La Touche dans la préface de la grammaire de Laval. Quand le précepteur énumère les qualités de la langue française, qui serait la langue la plus parfaite du monde, il écrit :

Tout le Monde convient qu’elle [la langue françoise] a tous les avantages des autres langues, sans en avoir les imperfections. Elle est tout ensemble Mâle et Délicate ; Simple et Majestueuse ; Agréable, Energique et Riche. Elle est propre pour la Poesie, comme pour la Prose, propre pour l’histoire et pour le Roman ; pour le Serieux et pour le Comique. Ce qui a contribué à lui donner tous ces avantages, sont les soins que l’on a pris de l’épurer et de l’enrichir. (Laval 1752, f° b 1v°)

20 Dans la préface de sa grammaire, La Touche caractérise le français presque avec les mêmes mots, mais de façon plus développée. Avec une petite différence : à la suite de D.

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Bouhours dont il utilise les épithètes pour faire valoir les traits distinctifs du français (Bouhours 1673 : 52-86)12, La Touche affirme la supériorité du français sur l’allemand, l’anglais, l’espagnol et l’italien :

La Langue Alemande est énergique, mais elle est dure ; L’Anglaise est copieuse, mais elle n’est point châtiée; l’Espagnole est grave et pompeuse, mais elle est trop enflée ; l’Italienne est mignarde, mais elle est molle et languissante. La Langue Françoise seule a tous les avantages de ces Langues, sans en avoir les imperfections. Elle est tout ensemble douce et forte, éxacte et abondante, simple et majestueuse, mâle et délicate. Elle est propre à toutes sortes de matiéres, pour la prose et pour la poësie ; pour l’Histoire et pour le Roman ; pour le sérieux et pour le comique. On ne doit donc pas s’étonner de ce qu’elle est si digne de la prééminence qu’on lui donne sur toutes les langues vivantes, si l’on considére [sic] quels soins on prend depuis longtemps à l’épurer et à l’embellir. (La Touche 1696, f° 5v°-6)

21 Sans doute sous l’influence directe de Bouhours et de La Touche, mais aussi sous l’influence de Laval, sorte de chaînon intermédiaire entre Lomonossov et ses prédécesseurs français, le savant russe a reporté ces caractéristiques du français sur le russe. Citons la célèbre lettre dédicatoire au grand-duc Paul dont Lomonossov a fait précéder sa Grammaire russe (1755) :

Charles Quint, empereur romain, disait que l’espagnol convient pour parler avec Dieu, le français, avec des amis, l’allemand, avec l’ennemi, l’italien, avec le sexe féminin. Mais s’il avait maîtrisé le russe, il aurait sans doute ajouté que celui-ci convient pour parler avec eux tous car il aurait trouvé en lui la magnificence de l’espagnol, la vivacité du français, la force de l’allemand, la douceur de l’italien, et de plus la richesse et la grande concision de représentation du grec et du latin13. (Lomonossov 1952 : 391)

22 Du point de vue de la théorie grammaticale, l’Explication de la Grammaire Françoise représente des notes abrégées de la grammaire complète de Restaut, le plus souvent sous forme de citations littérales. Laval reproduit le système des quatre articles français selon Restaut, dans lequel le précepteur fait entrer les prépositions à et de14 ; l’article

« défini » le, la, les ; l’article « d’unité »15un, une ; et l’article « partitif indéterminé »16 du, de la, des. Laval reproduit, en suivant toujours Restaut, les paradigmes des déclinaisons nominales, dix temps de l’indicatif auxquels sont rapportés le conditionnel présent et le conditionnel passé, ce qui était nouveau pour l’époque. Il cite de nombreux exemples d’emploi des parties du discours qu’on ne trouve pas chez Restaut.

C’est peut-être l’unique innovation de cet auteur.

6. En quoi consiste la nouveauté de la grammaire de Laval ?

23 Une grande quantité d’exemples dans la grammaire de Laval, particulièrement dans l’explication des parties du discours invariables (adverbes, prépositions et conjonctions), s’explique par l’objectif pratique de faire apprendre la grammaire française dans un milieu non-francophone à l’aide de la méthode grammaire- traduction. Les phrases de la langue parlée liées à des situations de la vie quotidienne servent souvent d’exemples. Pour faciliter la mémorisation des mots, Laval recourt à la répétition d’un même mot :

Vous avez précisément fait ce qu’il ne faloit pas.

Je lui ay dit de venir précisément à cette heure la.

Nous soupons précisément à neuf heures. (p. 49317)

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24 L’éducation des Lumières soulignait l’importance de l’éducation de l’esprit et du cœur ; Laval accorde ainsi, à la suite de Restaut (1749a : XXII-XXIII), beaucoup de place aux exemples tirés de la morale et de la religion : « Seigneur, vous etes mon Esperance » (p.

77), « Les hommes qui craignent Dieu s’attachent à le servir » (p. 191), etc. Il est préoccupé par l’éducation culturelle de l’élève et donne beaucoup d’exemples tirés tant de l’Histoire Sainte que de l’histoire ancienne et moderne. Certains traitent de la construction du temple de Salomon et sonnent comme un écho aux légendes sur l’origine des francs-maçons (p. 617 ; cf. p. 247). L’élève de Laval deviendra d’ailleurs un franc-maçon en vue.

25 Dans certains exemples, Laval fait mention de l’impératrice russe (Élisabeth Pétrovna), du grand-duc héritier (Petr Fedorovitch, futur Pierre III) et de la grande-duchesse (Ekaterina Alexeevna, future Catherine II) (p. 70-71, 305, 315, 613), du jardin de Peterhof, résidence impériale à côté de Saint-Pétersbourg (p. 279), de la durée du voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (4 jours) et de la distance entre ces deux villes (734 verstes, p. 593). Cela témoigne du désir d’adapter les matériaux didactiques à la réalité russe.

26 Sur fond d’exemples sérieux et instructifs l’on note des phrases galantes à caractère dialogique qui flattent le lecteur russe : « Vous aimés sans doute quelque femme en Russie, car elles sont bien aimables? » (p. 245). Ou encore : « Ne soyés pas surpris du portrait que je vous ay fait des Dames Russiennes, je vous avouërai même, que je doute qu’il y en ait nul [sic !] part d’aussi belles » (p. 253). D’autres phrases répondent au besoin de détente des élèves, comme cette question qui peut sembler déplacée du point de vue pédagogique : « Les femmes peuvent-elles pis faire que de faire leur mari cocu » (p. 529). Laval visait en effet « l’explication de la grammaire françoise » à l’aide d’« exemples sensibles », comme il les appelle dans le titre complet de son ouvrage.

L’auteur n’emprunte pas ces phrases à d’autres grammaires françaises ; elles sont assez originales et ont pour objectif de combler le manque d’exemples dans les grammaires françaises destinées aux Français. Laval était conscient de la nécessité de fournir aux élèves étrangers plus d’exemples sur tel ou tel point de grammaire.

27 La traduction en russe mérite une analyse à part. Elle est faite essentiellement par un traducteur bien connu de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, Sergueї Voltchkov, auteur d’un premier grand dictionnaire français-allemand-latin et russe (Voltckov, [1755]-1764). Il était traducteur en russe d’ouvrages d’économie, de morale et d’éducation, et a traduit en russe le premier livre et les dix premiers chapitres du second livre des Essais de Montaigne (1762).

28 La traduction de la grammaire de Laval faite par Voltchkov se distingue par sa longueur : elle dépasse de plus de la moitié le texte original. Le traducteur utilise deux, voire trois variantes pour traduire un seul et même mot en français ou une seule et même structure.

29 Cela ne concerne pas seulement la terminologie, sans doute le traducteur veut-il donner au lecteur plusieurs variantes : en faisant la traduction en sens inverse, du russe en français, l’étudiant russe peut voir comment ces différentes structures peuvent être exprimées en français. Le traducteur désire peut-être montrer les richesses lexicales et syntaxiques du russe : dans cette langue la phrase française peut être rendue de façon plus littérale ou plus libre, conformément à l’usage et au « génie » du russe. Le

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traducteur illustre ainsi la richesse de moyens synonymiques dans la langue russe : elle peut utiliser des mots slavons18 et russes, des emprunts et des mots propres.

30 Cette copia dicendi est dans le goût de la Renaissance si différent du modèle rhétorique français. Depuis Malherbe, mais surtout à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, celui-ci se distingue par la recherche du « mot juste ». En effet, le traducteur ne suit pas les règles de l’abbé Girard, auteur des Synonymes français, connues en Russie grâce à Vassili Trediakovski : selon Girard, la richesse d’une langue ne s’exprime pas par l’abondance numérique des mots, mais par la justesse des synonymes. Comme l’écrivait Trediakovski dans son Discours sur l’éloquence :

31 L’accumulation de synonymes qui servent à désigner la même chose sans lui ajouter rien de nouveau est une éloquence creuse et non une éloquence vraie et ferme19.

32 Le traducteur de la grammaire de Laval campe plutôt sur des positions qui annoncent celles de Lomonossov. Ce dernier, souhaitant faire une synthèse entre les parties slavonne et russe du lexique en intégrant les deux dans la langue normalisée, ne distinguait pas les synonymes selon leur sens, mais selon leur registre20.

33 Mais cette redondance chez Voltchkov concerne plus particulièrement les termes linguistiques. La partie russe de la grammaire de Laval est donc très intéressante du point de vue de l’histoire des idées linguistiques en Russie. Dans la traduction, les termes modernes empruntés aux langues occidentales côtoient une terminologie vieillie toujours en usage, mais aussi des néologismes qui seront oubliés par la suite. La terminologie linguistique est alors en voie de formation en Russie. La traduction d’ouvrages linguistiques et didactiques comme la grammaire de Laval est une étape importante dans l’évolution de cette terminologie. Une influence de la grammaire de Laval sur celle de Lomonossov bien au-delà de la préface de celle-ci est envisageable (cf.

supra). Certains termes grammaticaux russes proposés pour la première fois par Voltchkov21 semblent avoir été repris par Lomonossov dans sa Grammaire russe. Sans doute Lomonossov n’était-il pas le premier à les employer22. Nous voyons aussi à quelle richesse de possibilités un traducteur et un linguiste russe sont confrontés à cette époque. Le traducteur de Laval prend le parti de ne pas choisir et de donner la liste la plus large possible des équivalents des termes linguistiques français23.

34 Le traducteur ne traduit pas exactement certaines phrases en procédant à une sorte d’autocensure. Par exemple, quand il est question de Dieu, le traducteur est visiblement gêné par les exemples donnés par Laval et veut prévenir la censure ecclésiastique. Ainsi Laval écrit : « Qu’est-ce que Dieu ? ». Le traducteur ne peut pas remplacer la forme interrogative par la forme affirmative, mais il ajoute des épithètes : « Коль велик и чуден Бог? », c’est-à-dire « Dieu combien est-il grand et miraculeux ? ».

35 Certains ajouts semblent venir du besoin d’expliquer ce qui devait être évident pour le lecteur occidental. Par exemple, la phrase « Personne a-t-il raconté plus naïvement que la Fontaine ? » est traduite de cette façon : « Никто Езоповых басен, так изрядно не писал, как господин де ла Фонтен », c’est-à-dire « Personne n’a si bien écrit les fables d’Esope que Monsieur de La Fontaine ». La précision du traducteur porte non seulement sur la source des sujets de La Fontaine (Esope), mais aussi sur le genre (fable), car le lecteur russe faisant ses premiers pas dans l’apprentissage du français pouvait ignorer les deux.

36 La grammaire de Laval est intéressante à plusieurs points de vue : elle témoigne de l’intérêt accru pour le français en Russie et permet de comprendre sur quels ouvrages

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