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MONTAIGNE, Essais. Montaigne, Essais, «Des Coches», 1588.

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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MONTAIGNE, Essais

Que n’est tombée sous l’autorité d’Alexandre et de ces Anciens grecs et romains une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de

peuples sous des mains qui auraient poli et défriché en douceur ce qu’il y avait de sauvage, et auraient fortifié et promu les bonnes semences que la nature y avaient produites,

associant non seulement à la culture des terres et à l’ornementation des villes les

techniques de ce côté-ci de l’océan, quand elles y auraient été nécessaires, mais associant aussi les vertus grecques et romaines aux originelles du pays ! Quelle réparation c’eût été, et quelle amélioration pour toute cette machine du monde, si les premiers exemples et comportements que nous avons montrés sur l’autre rive de l’océan, avaient appelé ces peuples à l’admiration et à l’imitation de la vertu et avaient établi entre eux et nous les échanges et une compréhension fraternels ! Combien il eût été aisé de profiter d’âmes si neuves, si affamées d’apprendre, et qui avaient pour la plupart de si beaux rudiments naturels !

Au contraire, nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les plier plus facilement vers la trahison, la luxure, la cupidité et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté à l’exemple et sur le modèle de nos mœurs.

Montaigne, Essais, « Des Coches », 1588.

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Montaigne, Essais, « Des Coches » (p.199 - 200) …– LECTURE LINEAIRE

Les Essais sont l’œuvre de toute une vie : Montaigne en commence la rédaction en 1572 et ne l’achève qu’à la veille de sa mort. D’un genre novateur, à mi-chemin entre l’écriture de soi et l’écriture du monde, l’œuvre se

compose de trois livres (soit 107 chapitres). Le philosophe-écrivain (nous nous garderons de choisir) y aborde tous les sujets : la médecine, le mariage, la vie publique, le corps, l’éducation, la mort, les guerres de religion… essayant sa pensée à tout ce qui se présente à lui…

Le passage qui nous intéresse est un extrait du chapitre nommé « Des Coches » consacré en grande partie à la découverte du « Nouveau Monde » et aux peuples que l’Europe sidérée y découvre. Montaigne fait la peinture d’un

« monde enfant », sorte de nouvel âge d’or, pour en noter la « disparité » avec notre monde et expliquer ainsi la victoire que nous avons rencontrée sur eux. Dans les lignes dont je vais faire la lecture, Montaigne revient sur cette conquête pour la réécrire, imaginer ce qu’elle aurait pu être et faire le constat amer de ce qu’elle a véritablement été.

Nous analyserons le passage en nous demandant ce qui assure, ici, la violence de la dénonciation de ce monde qui est le nôtre.

Mouvements du texte :

1. 1er mouvement (jusqu’à « rudiments naturels ») : Montaigne loue les modèles antiques de conquête et imagine ce qu’aurait été une conquête idéale

2. 2ème mouvement : constat indigné du saccage accompli par les Européens

1er mouvement : éloge des modèles antiques de conquête

« Que n’est tombée… aux originelles du pays ! »

- Dès les premiers mots, le ton est empreint de pathétique et signale un investissement affectif de l’auteur. La forme exclamative, décelable en tout début d’extrait au « que » béquille de l’exclamation, traduit un regret concernant la conquête du Nouveau Monde.

- Montaigne convoque la figure du conquérant qu’est Alexandre, reconnu pour avoir toujours pratiqué une politique d’assimilation, et les « anciens Grecs et Romains ». Les Grands anciens restent une référence obligée en matière de sagesse et de vertu et leur présence dans le texte témoigne de ce que l’auteur juge cette

civilisation préférable à la sienne. Le philosophe-écrivain se lance dans la construction d’une uchronie (= utopie qui se construit à partir de la réécriture de l’Histoire) imaginant ce qu’aurait été la conquête des Amériques par les Anciens. En creux, se dessine une condamnation de ce qui a été fait par les Européens.

- Le mouvement poursuit cette uchronie, imaginant cette conquête idéale basée sur une double hypothèse : que les Amériques aient été découvertes par les « anciens Grecs et Romains » et que cette découverte ait eu lieu au temps où elle a vraiment eu lieu. Toute la première phrase consiste en la mise en place de cette conquête idéale.

- Les peuples amérindiens sont mentionnés à plusieurs reprises qui insistent sur leur diversité (« tant d’empires et de peuples ») et sur leur grandeur (« une si noble conquête » = l’adverbe d’intensité « si » redouble la connotation positive de l’adjectif « noble »). Le portrait qu’en trace le philosophe-écrivain est positif (il recourt aux termes positifs « bonnes » et « vertus ») même s’il reconnaît un caractère « sauvage » (qu’il aurait été bon de « poli[r] »).

- Montaigne développe une métaphore agricole par laquelle le peuple amérindien est considéré comme bonne terre de départ, ayant de bonnes dispositions, qu’une conquête sages et vertueuse rendrait encore meilleure : il est question de « défrich[er », de « bonnes semences que la nature y avait produites ». On reconnaît ici le mythe du « bon sauvage » qui se construit à ce moment-là de l’Histoire : l’idée que l’homme serait bon à l’état

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- On peut faire plusieurs remarques à propos de l’action qu’auraient eu les Anciens découvrant les Amériques :

 Tout d’abord, Montaigne souligne l’avancée technologique des peuples d’Europe qui auraient « fortifié et promu » ce qui existait naturellement sur place, notamment en ce qui concerne « la culture des terres » et

« l’ornementation des villes ».

 Le recours à des verbes comme « polir », « fortifier », « promouvoir », « associer » ainsi qu’à l’adverbe

« doucement » insiste sur l’exclusion de toute directivité aveugle, brutale ou arrogante dans les actions menées. La conquête aurait donc été profitable aux conquis qui auraient pu bénéficier d’avancées technologiques qui leur étaient jusque-là inconnues. On retrouve ici l’idée d’un peuple « enfant », que Montaigne développe plus haut dans le chapitre, qui aurait pu/dû être « éduqué ».

 Cette éducation aurait concerné les aspects matériels que nous avons déjà évoqués (l’agriculture,

l’architecture au sens large) mais aussi des aspects moraux puisque les anciens auraient apporté avec eux

« les vertus grecques et romaines ». La première remarque qui s’impose est celle d’une admiration pour les peuples antiques qui sont, pour Montaigne, des références en matière de sagesse. La seconde remarque que l’on doit faire est celle d’une symbiose envisagée entre ces « vertus grecques et romaines » et celles

« originelles du pays ». Il ne s’agirait donc pas de plier les Indiens d’Amérique aux mœurs antiques mais de procéder à une « associ[ation] » de ce qu’il y a de positif dans deux peuples également vertueux. Ce passage prend donc des allures d’éloge du Nouveau monde associé, sur la page, à la vertu antique.

« Quelle réparation… compréhension fraternels ! »

- La deuxième phrase du mouvement, comme la première, marque l’engagement affectif de l’auteur : on retrouve un marqueur d’exclamation (« Quelle ») et un point d’exclamation. Le regret exprimé plus haut est donc repris et poursuivi.

- Montaigne délaisse désormais la référence à l’Antiquité. Il est question des peuples d’Europe que le philosophe désigne par le pronom personnel « nous » l’incluant et incluant le lecteur. Une deuxième réécriture de

l’Histoire se met donc en place à l’aide du subjonctif plus-que-parfait à valeur d’irréel du passé (« eût été »), peut-être plus proche de la réalité, dans laquelle une conquête positive aurait eu lieu, menée par les

Européens. Multipliant les évocations positives (« réparation, amélioration, admiration, vertu, compréhension, fraternels »), le philosophe-écrivain envisage ce qui aurait pu résulter d’une conquête sagement menée :

 Comme plus haut, Montaigne suppose que celle-ci aurait permis une amélioration de la société des Indiens d’Amérique qui, par le levier de l’ « admiration » auraient pu prendre ce que nos sociétés ont de meilleur et s’inspirer de sa « vertu »,

 Comme plus haut également, Montaigne envisage une symbiose entre les deux peuples : des « échanges et une compréhension fraternels » ;

 Plus encore, Montaigne suppose ici que cette conquête sagement menée aurait été positive non seulement pour les Indiens d’Amérique mais aussi pour « toute cette machine du monde ». Il y a là un mouvement d’élargissement par lequel la conquête idéale implique plus que les nations engagées. Elle engage l’Humanité toute entière : cette conquête idéale aurait été le point de départ à de nouvelles relations humaines.

- Cette uchronie construit, en creux, une dénonciation terrible de la façon dont les choses se sont passées en réalité et des conséquences désastreuses qu’elles ont entraînées : méfiance réciproque, animosité,

dégradation de la société des Indiens.

- A toutes ces conséquences désastreuses, Montaigne oppose ce qui aurait pu/dû être au moyen d’une

subordonnée hypothétique : « si les premiers exemples et comportements que nous avons montrés sur l’autre rive de l’océan avaient appelé… ». Les Européens sont donc considérés, par leurs « comportements » et

« exemples », comme responsables d’un terrible échec. Le recours au « nous », que nous avons mentionné plus haut, ajoute à la violence du propos puisque le lecteur est inclus dans ce « nous » mis au banc des accusés.

« Combien il eût été… rudiments naturels ! »

- Une troisième phrase exclamative vient compléter cette expression poignante du regret.

- De nouveau, l’auteur fait l’éloge des peuples des Amériques « qui avaient pour la plupart de si beaux rudiments naturels ». L’idée du peuple « enfant » est reprise par le terme « rudiments » (qui évoque des connaissances élémentaires, à l’état naissant ou fragmentaire), par l’expression « âmes si neuves » et par la métaphore

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« affamées d’apprendre » qui n’est pas sans évoquer l’enfance. La peinture est méliorative, le passage étudié élogieux à l’égard des Indiens.

- L’expression « profiter d’âmes si neuves » est doublement intéressante :

 Parce qu’elle associe le terme « âme », qui évoque la partie la plus noble de l’être, aux Indiens,

 Ensuite parce que Montaigne inverse ici, dans son uchronie, les valeurs qui ont présidé à la conquête des Amériques : quand les Européens étaient mus par l’appât du gain (= le profit matériel), il évoque un possible « profit » de l’âme qui n’a pas été réalisé.

- Il y a donc une mise en scène d’une certaine forme du mythe du bon sauvage ici, par laquelle Montaigne regrette ce qui aurait pu/dû être fait par les Européens et n’a pas été fait.

Le premier mouvement est donc caractérisé par un blâme de la façon dont l’Europe a agi. Celui-ci est mis en valeur par une uchronie qui révèle les avantages qu’aurait eu une rencontre digne et sage des deux peuples.

2ème mouvement : constat indigné du saccage accompli par les Européens

- Avec le second mouvement, le subjonctif disparaît pour laisser place à l’indicatif : le deuxième mouvement abandonne le regret et la construction de ce qui aurait pu être pour dresser un constat terrible de ce qui a été.

Montaigne recourt alors au passé composé, temps de l’accompli.

- Dès l’attaque, l’expression « au contraire » marque, avec violence, le retour à la réalité et son opposition au rêve.

- De nouveau, le pronom « nous » est employé qui est à la fois accusateur (puisqu’il inclut le lecteur) et

marqueur de pathétique puisque Montaigne s’inclut également, témoigne d’une solidarité dans les exactions commises par les Européens, refusant toute position de retrait complaisant. Il invite ainsi le lecteur à se sentir, à son tour, responsable de ce qui a été commis et à être mû par la même révolte.

- L’accusation est sans concession : « nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience ». La répétition du pronom « nous » répond à la répétition du possessif « leur », plaçant les deux sociétés dans deux sphères diamétralement différentes, l’une (la société européenne) agissant (puisque le pronom « nous » est en position sujet) sur la seconde. L’image du « peuple enfant » est reprise par le lexique négatif (« ignorance, inexpérience ») et contribue à rendre le passage pathétique : les exactions des Européens sont d’autant plus indignes qu’elles s’exercent à l’encore d’êtres proches de l’enfance.

- A l’évocation idéale du premier mouvement succède l’évocation objective d’un constat brutal : « pour les plier plus facilement ». Le terme « plier » évoque la violence, la directivité violente et entre en opposition avec le paronyme (= mot aux sonorités proches) « polir » employé en ouverture du texte. Cette opposition souligne le contraste violent entre ce qui aurait pu être et ce qui a été.

- S’ensuit une énumération de vices : « la trahison, la luxure, la cupidité, inhumanité, cruauté » qui tracent un portrait terrible de l’Europe, que résume de façon brutale la formule finale : « nos mœurs ». On peut remarquer que tous les vices énoncés entre en opposition avec ce qui a été dit des Indiens ailleurs dans

l’œuvre : la trahison s’oppose à la fidélité vantée chez les Indiens qui, prisonniers de guerre, sachant qu’ils vont mourir, ne renient pas pour autant leur peuple / la luxure s’oppose à un état de nudité naturel et sans vice dans lequel vivent les Indiens / la cupidité s’oppose à la générosité des peuples face aux premiers Européens…

En conclusion, l’Indien est ici le support d’un rêve de pureté originelle, de « bon sauvage », irrémédiablement souillé par la déraison de l’homme occidental. L’effroi et la révolte de Montaigne sont poignants et il construit, pour les transcrire, un texte reposant sur le principe de l’opposition : opposition entre le « bon sauvage » et la cruauté de l’homme européen, opposition entre l’homme d’aujourd’hui et celui de l’Antiquité, et enfin opposition entre ce qui aurait pu être et ce qui a été.

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