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Academic year: 2022

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CYCLONE

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DU MÊME A U T E U R dans la même collection :

Banlieu Sud.

Chicanos branchés.

Fin de semaine.

France profonde.

Un beauf.

Dans la collection « Anticipation » : Nord.

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THIERRY LASSALLE

CYCLONE t

ROMAN SPÉCIAL-POLICE

É D I T I O N S F L E U V E N O I R 6, rue Garancière PARIS V I

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar- ticle 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

© 1985, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

R e p r o d u c t i o n et traduction, m ê m e partielles, inter- dites. T o u s droits réservés p o u r tous pays, y compris

l ' U . R . S . S . et les pays scandinaves.

I S B N 2-265-03091-0

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CHAPITRE PREMIER

La jeune femme pénétra dans le bâtiment de l'aéroport par la porte 32, et traversa le hall en direction des guichets d'Air France. Elle était belle, superbe, son corps élancé et ferme de métisse mis en valeur par la coupe de son tailleur de soie grège. Elle marchait la tête haute, à longues enjambées, sans souci des regards braqués sur elle, abandonnant dans son sillage des effluves capiteux de Shalimar. A quelques mètres derrière elle, poussant un chariot sur lequel s'entassaient cinq valises de cuir, suivait un homme de trente à trente-cinq ans, au visage empreint de lassitude.

Quand il rejoignit la femme devant le comptoir d'Air France, elle le toisa avec ironie :

— Tu es déjà là, Philippe? Et tu n'as rien oublié dans la voiture... Finalement, j'ai bien fait de t'épou- ser, tu ne pouvais que t'améliorer !

Un instant, l'homme parut vouloir répliquer. Mais il se contenta de hocher la tête et de fouiller sa poche à la recherche des billets d'avion qu'il tendit à l'hôtesse de permanence derrière le guichet.

— Monsieur et madame Chambord... Vous partez pour Fort-de-France par le vol 734, c'est cela ? Voudriez-vous me remettre vos passeports ?

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Philippe Chambord replongea la main dans la poche de sa veste, quand sa femme l'écarta avec brusquerie.

— J'ai horreur de ces formalités ! Donnez-moi ma carte d'embarquement, mademoiselle, ordonna- t-elle. Vous terminerez les paperasseries avec mon mari !

Elle saisit le petit carton que lui tendit l'hôtesse, et s'éloigna, suivie par les regards admiratifs d'hommes dont on devinait qu'ils auraient donné cher pour l'entraîner dans le premier hôtel venu. Seul Philippe Chambord se détourna ostensiblement pour poursui- vre les formalités avec l'hôtesse.

Dans un ronflement infernal, le climatiseur déver- sait un souffle d'air glacé qui n'avait même pas le temps de rafraîchir l'atmosphère avant de se diluer dans la moiteur ambiante. Etienne Loubet se retourna sur son lit. Il avait chaud, soif et la bouche encore pâteuse de sa cuite de la veille. Il dut faire un effort pour entrouvrir les yeux. A l'horizon, le soleii déclinait rapidement : dans une dizaine de minutes à peine, il allait se perdre en rougeoyant dans les eaux de la mer des Antilles.

Alors commencerait la nuit, la sale nuit noire des tropiques, ces douze heures d'horloge sans soleil dans lesquelles Loubet plongeait quotidiennement avec une angoisse indicible.

Il se leva brusquement. Le sommier grinçait abo- minablement — il y avait douze ans qu'il grinçait abominablement, mais Loubet ne pouvait s'empê- cher de le constater à chacun de ses levers. Debout, il mit quelques secondes avant de trouver son équili- bre, appuyé contre le mur. Il avait mal à la tête.

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Chaque jour, les douleurs qui lui vrillaient les tempes au réveil se faisaient plus vivaces que la veille... Le début de la fin, peut-être, ou au moins le signe que son organisme se déréglait sous les coups de boutoir répétés de l'alcool. Loubet sourit : les vieux Antillais avaient raison — le rhum tue ou rend fou. Pour lui, ce serait la mort, une mort lente par imbibation.

En titubant quelque peu, il se dirigea vers le disjoncteur commandant le climatiseur. Il y eut un claquement sec, et le ronflement obsédant qui lui martelait le cerveau s'apaisa. Un silence relatif s'installa. Loubet passa sur le balcon de son bunga- low. Un long moment, il regarda sans le voir le paysage de carte postale qui s'étendait à ses pieds.

Au premier plan, le village de Sainte-Anne, avec son petit port ; sur la droite, la pointe abritant le village du Club Méditerranée ; sur la gauche, la route menant à l'anse des Salines et aux plages. Sans oublier, à perte de vue, la mer d'un bleu turquoise

; parfait que le couchant colorait de mauve.

Un décor de rêve pour touristes en vacances.

Mais lui n'était pas en vacances, et ce cadre paradisiaque était celui du cul-de-sac dans lequel sa vie avait abouti. La mer, la plage, les cocotiers, il les voyait à chaque instant depuis douze ans qu'il s'était installé dans ce bungalow, le premier abri qu'il avait pu trouver en débarquant aux Antilles. Il l'avait d'abord loué pour un mois, puis le temps avait passé... Un jour, il crèverait dans ce bungalow, soûl de rhum et de mépris pour lui-même. Ce cagibi avec son coin cuisine débordant de vaisselle sale, son lit grinçant et son climatiseur impuissant — ce cagibi serait son tombeau.

Il rentra dans la pièce carrelée que la touffeur humide de l'extérieur avait déjà envahie. Plus de 80 % d'humidité, une température moyenne qui

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descendait rarement au-dessous de 25°, et des pluies qui n'arrivaient même pas à rafraîchir l'atmos- phère... Mais pourquoi est-ce qu'il avait choisi ce putain de bout du monde pour venir s'y enterrer ? En posant le pied sur la passerelle de l'avion, il avait compris qu'il vaudrait mieux pour lui repartir sans attendre sous peine de sombrer.

Pourtant, il était resté.

Et il avait sombré.

Il haussa les épaules. A quoi cela servait-il de ressasser le passé? Il avait atterri en Martinique parce qu'on ne lui avait pas laissé le choix de son point de chute, parce qu'un hasard démoniaque avait voulu que le premier avion en partance le 29 novem- bre 1970 soit celui de Fort-de-France.

Puis, ici ou ailleurs, de toute façon... Qui pouvait se vanter de maîtriser réellement son destin? Per- sonne. Surtout pas lui. Il était parti parce que la fuite était la seule solution. Il n'y avait pas à revenir là- dessus.

Du plat de la main, Loubet essuya les gouttes de sueur qui coulaient le long de sa poitrine. Une douche lui ferait du bien, s'il y avait de l'eau, évidemment. Il ouvrit grand le robinet ; une rigole jaunâtre et tiède se mit à couler tandis que la tuyauterie émettait des grondements sinistres. Au bout de quelques secondes, le mince filet terreux se tarit.

— Putain de pays !

Trois jours que c'était la même comédie : pas d'eau dans le village. Et ça pouvait durer indéfini- ment, les gens s'habitueraient à aller au Marin, le village voisin, chercher leur flotte dans des jerrica- nes ; un jour pas si lointain que cela ils en arriveraient même à oublier qu'ils avaient eu l'eau courante ! Loubet ricana — il exagérait à peine. Le maître mot,

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en Martinique, était « demain ». Demain, il y aurait de l'eau. Demain...

Il fouilla un instant son armoire à la recherche d'une chemise propre. En vain. Avec la coupure d'eau, la vieille Rosa qui lui lavait son linge n'avait pas pu s'en occuper. Tout ce qui restait au fond de l'armoire, c'était une chemise de smoking à col cassé

— un souvenir de ses années de splendeur. Il n'allait quand même pas mettre ça... Il reposa la chemise blanche pour se pencher sur le tas de linge sale amassé au pied du lit. Il n'y avait rien de récupérable, là-dedans, tout sentait la transpiration, la bière, le rhum. Si la panne se poursuivait, il faudrait qu'il aille s'acheter quelques tee-shirts au supermarché.

Demain...

Loubet jeta un dernier coup d'œil circulaire dans le bungalow, avant de se décider à ressortir la chemise de smoking du placard. Il l'enfila rapidement, sans vouloir s'attarder sur l'odeur discrète qui flottait encore dans les plis du tissu : un parfum de femme.

Incroyable, après douze ans... Il devait se faire des idées.

Il eut un peu de difficulté à fermer le troisième bouton. Il avait grossi depuis qu'il vivait en Martini- que, de la mauvaise graisse qui avait remplacé autour de sa taille les abdominaux qu'il entretenait autrefois avec tant de conscience. Bloquant sa respiration, il rentra le ventre et parvint à fermer la chemise. Assez fier de lui, il passa dans la salle de bains et s'observa dans le miroir. Pas brillant. Il avait beau remettre les chemises qu'il portait avant, l'habit ne faisait plus le moine — en tout cas, il ne lui rendait pas ses trente- cinq ans. Ses tempes grisonnaient, son front com- mençait à se dégarnir et surtout son visage n'était plus le même. Pas rasé, luisant d'une transpiration malsaine qui semblait ne jamais s'atténuer, il était

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marqué, bouffi, avec des joues flasques et des poches sous les yeux.

Une gueule de pauvre type.

Rapidement, Loubet cessa son inspection. Il rafla au passage sur une table les clés de sa voiture, un paquet de cigarettes et un peu de monnaie, puis il quitta le bungalow.

Le moteur de sa R4 toussa longuement sans cependant consentir à démarrer. Loubet songea que la soirée s'annonçait mal : pas d'eau, pas de chemise propre, et maintenant sa voiture qui le lâchait. Pour un peu, il aurait renoncé à sortir et serait resté au bungalow. Mais voilà, il n'avait rien à manger là-bas, ni surtout rien à boire.

— Il ne faut pas que tu me laisses tomber, la vieille !

Pour la forme, Loubet souleva le capot de la R4.

La poussière, l'huile et le temps avaient accumulé autour des organes du moteur une épaisse couche noirâtre. Loubet tâtonna un moment du bout des doigts à la recherche des cosses de bougies, mais il renonça très vite. Demain, il demanderait au gara- giste de jeter un coup d'œil. Demain... En attendant, il allait devoir se passer de voiture pour la soirée. Par acquit de conscience, néanmoins, il donna un dernier tour de clé. Le contact se fit. Dans un bruit de ferraille et de vitesses martyrisées, la voiture s'ébranla.

Un vieux ventilateur colonial brassait l'air moite de la salle du Tamarinier, un bar-restaurant de la place de l'Eglise à Sainte-Anne. C'était pour cela, parce que les climatiseurs ronflants n'avaient pas encore remplacé les larges pales de bois tournant noncha- lamment, que Loubet avait choisi ce bistrot pour y établir son quartier général, son refuge de prédilec-

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tion. Le temps semblait s'être arrêté à la porte de ce troquet du bout du monde. Dans la lumière verdâtre des néons, des hommes de tous âges et de toutes races buvaient sans soif avec pour unique désir l'oubli d'angoisses qui les assaillaient chaque soir et qu'ils étaient seuls à connaître.

Loubet entra dans le bar, salua les consommateurs d'un hochement de tête et s'assit à sa table — la même chaque soir depuis douze ans, celle qu'il avait trouvée libre en entrant pour la première fois au Tamarinier lors de son arrivée à Sainte-Anne. En le voyant, Jean-Claude, le patron, un Antillais qui avait servi longtemps comme sous-off dans l'armée, s'ap- procha :

— Salut, Loubet ! Qu'est-ce que tu prends?

La même question, chaque soir depuis douze ans, comme un rite bien établi auquel personne ne voulait déroger. Et, en guise de réponse, le même hausse- ment d'épaules. Jean-Claude esquissa un sourire et retourna derrière son bar pour y cueillir la bouteille réservée à Loubet : un rhum de 1970, du Saint- Martin, une distillerie du nord de l'île. Loubet se servit un premier verre qu'il avala d'un trait. Les cinquante degrés d'alcool lui tordirent l'estomac — une brûlure aiguë, vive comme une piqûre d'insecte, mais qui s'apaisait rapidement pour laisser place à une délicieuse anesthésie. Au second verre, il ne sentirait même plus la force de l'alcool, et au troisième la brume commencerait à envahir son esprit.

A la fin de la soirée, il aurait oublié jusqu'à son nom. C'était cela, le cadeau royal du rhum à ses adeptes : l'effacement du passé.

Jean-Claude était resté debout devant la table.

Loubet finit par lever les yeux vers lui :

— Qu'est-ce que tu veux ?

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— Rien... Si, d'ailleurs : je me demandais pour- quoi tu buvais toujours du Saint-Martin? Et seule- ment du 70...

— Par fétichisme. Je suis arrivé dans cette salope- rie de pays en 70, quand on coupait les cannes qui ont servi à faire ce rhum. En fait, je suis mort en 70, c'est normal que le 70 m'aide à crever !

L'autre eut une mimique signifiant son incompré- hension. Loubet le rassura :

— Laisse tomber, va! Je délire...

— Et pour quelle raison uniquement du Saint- Martin ?

— A cause du canal. J'avais le choix entre finir mes jours dedans ou les terminer dans ce bled... Je ne suis pas certain d'avoir pris la bonne option ! Mais tu ne peux pas comprendre ce que je veux dire...

C'est pas grave ! T'en bois un avec moi ?

Jean-Claude saisit un second verre sur le comptoir.

Loubet lui versa une rasade du liquide brun, de la couleur des fûts de chêne dans lesquels il avait vieilli longuement. Les deux hommes se regardèrent en silence. Ils avaient déjà beaucoup parlé, ce soir, particulièrement Loubet qui en avait révélé plus sur lui en quelques secondes qu'en douze ans de soirées passées au Tamarinier.

— Au fait, reprit Jean-Claude, on t'a appelé cet après-midi... Le patron de l'hôtel Bakoua, aux Trois- Ilets.

— L'après-midi ? Il sait bien qu'on ne peut pas me joindre, l'après-midi !

— C'est ce que je lui ai dit... Il devrait rappeler dans la soirée. Remarque, depuis le temps, tu aurais pu te faire installer le téléphone dans ton bungalow, tu ne crois pas ?

— Pour quoi faire? Je vais bientôt déménager...

Le patron du bistrot ne releva pas. Comme tout le

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monde, il savait que Loubet ne déménagerait jamais.

Loubet ne l'ignorait pas non plus d'ailleurs, qu'il ne quitterait son bungalow du Morne que pour une concession au cimetière de Sainte-Anne. Cependant, il ne lui déplaisait pas de laisser parfois entendre qu'un jour, demain, il aurait assez de force et de volonté pour quitter son abri provisoire et partir vivre dans une vraie maison. Il éprouvait alors pour un bref instant la fantastique impression de redevenir maître de son destin, avant de sombrer à nouveau dans la torpeur des tropiques.

Jean-Claude paraissait en veine de conversation, ce soir. Le mutisme de Loubet qui se servait un second verre ne le fit pas battre en retraite. Au contraire, il interrogea :

— Tu es sur une affaire, en ce moment?

— C'est toi qui me sers de secrétaire, qui notes les appels téléphoniques et prends les rendez-vous... Tu connais mon emploi du temps mieux que moi, alors tu sais bien que c'est le creux !

— Tant mieux, comme ça tu seras libre pour le directeur du Bakoua. Il avait l'air d'avoir un sérieux problème...

Loubet eut une moue désabusée. Un sérieux problème... Pour les problèmes sérieux, on faisait appel à la police, et pas à un détective privé de seconde zone. Le Bakoua était l'un des plus grands hôtels de Martinique, essentiellement fréquenté par des Américains. L'une des clientes avait dû se faire faucher ses bijoux et, pour la réputation de son établissement, Marny, le directeur, préférait que Loubet mène une enquête discrète avant de prévenir les flics de Fort-de-France qui ne brillaient pas par leur tact.

— Ce doit être le coup classique : une grosse Canadienne qui a voulu se lancer dans les amours

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exotiques et qui s'est réveillée à trois heures de l'après-midi, bien baisée mais toute seule dans son lit et soulagée de ses bijoux ! C'est un sport très pratiqué par les jeunes gars du pays, ça : draguer les touristes esseulées, les sauter puis leur piquer du fric. La plupart du temps, elles ont tellement honte d'elles- mêmes qu'elles n'osent pas porter plainte...

La sonnerie du téléphone retentit à ce moment, interrompant les explications de Loubet.

— Ce doit être pour toi! dit Jean-Claude en décrochant.

Quelques secondes plus tard, en effet, Loubet par- lait avec Marny, un manager d'une cinquantaine d'années qui menait son hôtel avec compétence et efficacité. Pour avoir déjà souvent travaillé ensem- ble, les deux hommes s'estimaient et se respectaient.

— Comment vas-tu, vieux détective alcoolique?

— Tu as un problème ? Une histoire d'amour qui a mal tourné ?

— Oui...

Mentalement, Loubet se vota un satisfecit. Il n'avait cependant pas grand mérite, le coup était classique dans les grands hôtels des Trois-Ilets, et entre le Méridien, le PLM et le Bakoua, ce devait être au moins le dixième épisode de ce genre qu'il aurait à traiter depuis le début de l'année.

— Mais c'est plus grave, cette fois-ci, poursuivit Marny. Je ne veux pas t'expliquer par téléphone. Tu en es à combien de verres ?

— Deux ou trois, pourquoi ?

— Alors, tu tiens encore debout? Saute dans ta voiture, et viens ici... Je t'invite à dîner!

— Il y a urgence ? Dis-moi, il s'agit bien d'un vol ? Il n'y a pas de sang dans ton affaire, parce que sinon...

L'éclat de rire de Marny sonnait juste, il apaisa

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les craintes de Loubet qui se refusait à intervenir et faisait transmettre le dossier à la police dès lors que le sang avait coulé.

— Tout le monde sait que tu n'aimes pas les cadavres ! reprit le directeur du Bakoua. En l'occur- rence, s'il y a crime, il est seulement de lèse-majesté ! Viens, je t'expliquerai le topo plus clairement !

— Si ma voiture est d'accord, j'arrive...

Loubet raccrocha le premier, un sourire aux lèvres, tout à la fois amusé et intrigué par la boutade de Marny. Un crime de lèse-majesté... On pouvait tout imaginer : la reine d'Angleterre venue incognito et dépouillée de sa couronne par un amant de hasard, ou d'autres scénarios plus invraisemblables encore...

En Martinique, l'incroyable devenait possible.

— Qu'est-ce qui te fait rire? questionna Jean- Claude.

— Les tropiques..., répondit-il en se servant un nouveau verre de rhum Saint-Martin 1970.

Le patron du Tamarinier le regarda sans compren- dre. Le détective lui fit un petit geste amical de la main et quitta le bar.

Les Trois-Ilets constituent une étonnante enclave de luxe à l'usage des touristes, au cœur de la Martinique. Un golf, réputé l'un des plus beaux du monde, de grands hôtels impersonnels, un port de plaisance entouré d'une marina et des cars entiers de Nord-Américains profitant du dollar-roi pour venir bronzer et se soûler de vins français à peu de frais.

Loubet n'aimait pas les Trois-Ilets, l'endroit sentait trop l'argent et le factice — tout un mode de vie qui n'était plus le sien depuis longtemps. Depuis douze ans. Cependant, puisqu'il fallait bien assurer l'inten- dance, régler le loyer du bungalow ou les ardoises du Tamarinier, il était devenu le détective privé officiel

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des palaces implantés là-bas. Deux ou trois fois par mois, à l'appel des directeurs d'hôtels avec lesquels il entretenait de bonnes relations, il se rendait donc à l'anse Mitan pour des missions généralement ronde- ment menées et surtout grassement payées.

Loubet conduisait vite, à la martiniquaise, c'est-à- dire pleins phares et sans respect excessif de la réglementation. En une quarantaine de minutes, malgré l'état médiocre de la route nationale 5 et les faibles performances de sa R4, il parvint à son but.

Le hall du Bakoua était envahi de touristes fraîche- ment débarqués par 747 entiers du fin fond du Texas.

Impassible, la ravissante employée du desk finissait sa grille de mots croisés créoles sans souci des Américains qui tentaient par tous les moyens d'atti- rer son attention. Loubet s'approcha :

— Où est Marny ?

Le nom du directeur suffit à faire réagir la jeune femme.

— Dans son bureau, je pense. Voulez-vous que...

— Prévenez-le que Loubet l'attend au bar.

Elle fit signe qu'elle avait compris. Le détective s'éloigna pour aller s'accouder au bar circulaire situé entre le restaurant et la piscine. Il avait déjà eu à faire au barman qui, d'un hochement de tête, lui signifia qu'il l'avait effectivement reconnu.

— Saint-Martin 70 ! commanda Loubet.

Reposant le shaker qu'il secouait sans grande conviction, le barman s'apprêtait à servir Loubet quand une voix féminine retentit, autoritaire et cassante.

— Philippe, tu es stupide !

Loubet se retourna brusquement. La femme qui venait de parler se tenait dans l'embrasure de la porte. Métisse, grande et belle, il se dégageait d'elle une extraordinaire violence contrastant avec la passi-

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vité de l'homme à qui elle s'adressait. Lui, de quelques années son aîné, affichant dans son allure la même élégance et la même classe qu'elle, l'écoutait sans sourciller, sans paraître se soucier des multiples regards braqués sur eux.

— Je t'interdis de mettre ma parole en doute ! Tout s'est passé exactement comme je l'ai raconté ! L'homme se contenta de hocher la tête. Son visage, à demi tourné vers Loubet, n'exprimait rien, pas le moindre sentiment, pas la plus infime ébauche de réaction devant la fureur de la jeune femme.

Profitant d'un silence de sa compagne, il la prit par le bras et l'entraîna vers une table du restaurant.

Loubet fit à nouveau face à son verre de Saint- Martin. Son regard croisa celui du barman.

— Une belle salope ! murmura-t-il.

— Si vous saviez à quel point..., commença l'autre.

Mais son explication fut interrompue par l'arrivée de Marny. Le directeur de l'hôtel s'installa sur le tabouret voisin.

— Trois plus un, ça fait quatre ! remarqua-t-il en désignant le verre de rhum d'un hochement de tête.

Tu crois que tu seras encore opérationnel?

— J'ai déjà éliminé les trois autres sur la route.

Bon, tu me racontes ton problème tout de suite, ou on dîne d'abord ?

— On peut faire les deux en même temps.

Ils s'installèrent à une table isolée de la salle de restaurant, en bordure de la terrasse surplombant la plage et à quelques mètres de la table occupée par le couple qui avait attiré l'attention de Loubet. Pendant que Marny, d'autorité, sans consulter son hôte, passait la commande — des plats français unique- ment, la cuisine créole ce n'était bon que pour les touristes —, le détective examina le profil de la jeune

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partie de la nuit, sans doute. Lorsqu'il rouvrit les yeux, trois silhouettes seulement apparurent dans son champ de vision. Le premier, Théodose se pencha vers lui :

— Tu vas aller très vite mieux, m'sieur Loubet.

Un de mes amis, un médecin, t'a examiné : tu n'as rien de cassé. Il t'a injecté un tonicardiaque et un antalgique puissant. Il faut que tu te reposes, mainte- nant, et demain ça ira bien mieux.

Loubet voulut formuler une question, des remer- ciements, mais aucun mot ne sortit. Théodose lui effleura le visage du bout des doigts, avec une douceur presque féminine.

— Dors, dit-il.

Il faisait jour. Des flots de lumière pénétraient par les baies vitrées du bar. Aux bruits encore légers venant de la rue, Loubet devina qu'il était très tôt.

Les trois silhouettes de Théodose et ses gardes du corps étaient toujours là, autour de lui, veillant sur son sommeil. Le détective se sentait la bouche pâteuse, un goût de sang au fond de la gorge, mais les douleurs terribles de son corps s'étaient pour la plupart estompées.

— Soif..., articula-t-il avec difficulté.

Théodose en personne l'aida à soulever sa tête pour boire quelques gorgées d'eau fraîche. Oiseau de nuit, le receleur ne paraissait pas trop marqué par sa nuit blanche au chevet du détective. Loubet tint cependant à le remercier, mais l'autre lui coupa la parole :

— Ne dis rien, m'sieur Loubet. Ce qui est arrivé est de la faute de mon adjoint... Je lui avais demandé de ne pas te quitter et...

— Tu savais ? C'est Eléonore, n'est-ce pas?

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Un instant, le receleur eut l'air surpris par la lucidité de son ami. Puis il confirma :

— Oui, c'est elle.

— Qui est l'autre ?

Alors qu'il formulait la question, la réponse vint à l'esprit du détective. Pour que Théodose ait été mis au courant du projet d'agression contre lui, il fallait que l'homme de main employé par Eléonore appar- tienne au milieu de Fort-de-France — un monde que la belle métisse ne fréquentait pas beaucoup. A l'exception de l'un de ses membres, à la base de toute l'aventure d'ailleurs.

Avant que le receleur ait pu répondre, Loubet reprit :

— C'est son ami Pierre, évidemment ! Je me trompe ?

— Non. Je te l'avais dit, que cette femme était dangereuse. Je ne sais pas ce que tu lui as fait, Loubet, mais c'est à ta vie qu'elle en voulait. En fin d'après-midi, on m'a prévenu que Pierre cherchait à engager un comparse pour un coup de main rapide contre un Blanc. J'ai tout de suite pensé à toi, et j'ai donné des ordres pour que personne n'accepte son offre. Ça n'a pas été suffisant : Pierre a mené l'affaire tout seul.

— Et, sans le vouloir, je lui ai facilité la tâche.

J'étais tellement bourré que même un gamin aurait pu m'avoir !

Le détective s'étrangla à demi en riant de sa plaisanterie. Théodose l'aida à boire encore un peu d'eau.

— Tu es encore faible, m'sieur Loubet. Je vais te raccompagner à l'hôtel. Tu n'as plus grand-chose à craindre de M de Saint-Martin et de son amant, ils partent tout à l'heure pour la France.

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Loubet bondit avec toute la vivacité que lui permettait son état :

— Comment le sais-tu ?

— Elle a fait réserver deux places de première pour le vol d'aujourd'hui. Il y avait une liste d'at- tente, mais pour la belle Eléonore tout s'est vite arrangé !

— Alors, elle part avec lui ?

Dans l'esprit du détective, le dépit, la jalousie et une certaine inquiétude se mêlaient. Pierre allait occuper auprès d'Eléonore la place qu'il aurait pu prendre lui, si les circonstances avaient été autres.

Pierre à Paris, cela signifiait que le jeune homme avait accepté d'assassiner Philippe Chambord — en échange de quoi, il avait acquis droit de cité pour un temps dans le lit de la métisse. Ce pauvre Chambord avait cru la partie gagnée, il n'avait en réalité obtenu qu'un sursis. Pierre n'éprouverait aucun scrupule à l'abattre, sa conduite de la nuit l'avait prouvé, et il se montrerait sûrement moins maladroit que lui-même ne l'avait été. Et la lettre ? Le fameux papier qu'Eléonore lui avait soutiré, dans lequel il recon- naissait avoir tué Philippe, ce papier était toujours en la possession de la jeune femme !

— Elle part, m'sieur Loubet, c'est le principal.

C'est fini, il ne faut plus penser à elle.

Afin de rassurer son ami, le détective hocha la tête avec un air convaincu. En réalité, rien ne lui parais- sait vraiment réglé.

Il était sept heures du matin lorsque la Mercedes de Théodose s'arrêta devant l'hôtel.

— Tu veux que mes hommes t'accompagnent, m'sieur Loubet ?

— Inutile. Merci, Théodose... A charge de revanche.

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Un message de Marny attendait Loubet. Le direc- teur souhaitait le voir d'urgence... Il avait sans doute constaté la disparition de son revolver et s'en inquié- tait. Il allait la revoir, son arme, en parfait état de non-fonctionnement. Malgré sa fatigue, le détective fit un crochet par le parking avant de monter dans sa chambre. Le revolver était à sa place, dans la boîte à gants ; Loubet le glissa dans sa ceinture, la crosse dissimulée par son tee-shirt « Martinique, le pays radieux » souillé de sang.

Il n'avait rien décidé, rien réellement prémédité, mais quand, sur le tableau de commande de l'ascen- seur, son doigt pressa la touche 6 — l'étage de la chambre d'Eléonore —, il comprit qu'il ne pouvait faire autrement. Ainsi qu'il l'avait pensé sans oser le dire à Théodose, rien n'était réglé entre la métisse et lui.

Le couloir du sixième était désert. Meurtri par les coups reçus, Loubet le parcourut avec moins d'éner- gie que deux jours auparavant, lorsqu'il avait voulu rejoindre Eléonore. La porte du 612 était fermée. Il colla son oreille au battant sans entendre aucun bruit : il était encore tôt, Eléonore dormait.

Seule ?

Instinctivement, Loubet connaissait la réponse à son interrogation. Non, elle ne dormait pas seule.

Elle n'était bas de ces femmes qui acceptent de dormir seule. Il lui fallait un homme dans son lit. Lui, hier, Pierre, aujourd'hui.

Doucement, il fit jouer la poignée. Certaine d'être débarrassée tant de son mari que de son ancien amant, Eléonore avait négligé de verrouiller sa porte. Loubet pénétra dans la chambre. Il mit quelques secondes avant de s'habituer à la semi- obscurité qui régnait dans la pièce dont les rideaux étaient tirés. Et puis il les vit, deux silhouettes

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dormant enlacées dans l'un des lits jumeaux. Il avait beau s'y attendre, ce spectacle lui donna un véritable coup au cœur.

C'est alors que l'idée lui vint, simple comme la vengeance.

Un bref instant, il sourit, surpris de la facilité avec laquelle les gestes à faire s'ordonnaient maintenant parfaitement dans son esprit. Pour Eva, cela avait été la même chose : à des semaines, des mois presque de trouble, avait succédé la sérénité lorsque, un matin, pendant la réunion quotidienne avec le ministre, il avait conçu point par point le scénario qui devait lui permettre de tuer sa femme. Les cheminements du raisonnement sont obscurs, on ne les maîtrise pas.

Simplement, le moment important venu, on s'aper- çoit que l'idée attendue est là, précise, calibrée, merveilleusement adaptée à la situation.

Loubet s'accorda une ultime minute de répit avant d'entrer en scène. Soixante secondes qu'il égrena mentalement comme pour se donner une chance de renoncer à son projet. Mais il n'y avait pas à hésiter.

Il ne referait pas les erreurs commises pour Eva. La part du hasard subsistait, cependant la présence d'un tiers — Pierre — réduisait les risques à néant. Cette fois-ci, il n'apparaîtrait pas dans l'histoire, un autre que lui endosserait le rôle du méchant.

Lentement, il se dirigea vers la baie vitrée. Il saisit le revolver passé dans sa ceinture, assura bien la crosse dans le creux de sa main. Tout était en place.

Il ne lui restait plus qu'à ouvrir le rideau, au sens propre de l'expression, pour que la représentation commence.

D'un geste sec, il tira le cordon. La lumière du matin envahit la chambre, violente et crue. Le premier, Pierre ouvrit les yeux. Pendant que le jeune homme clignait des paupières, cherchant à s'accoutu-

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mer à cette brusque luminosité, Loubet eut le temps de le dévisager. Des traits fins de métis, une petite gueule farouche, mais surtout des épaules larges et musclées qui avaient sûrement contribué à séduire Eléonore. Elle n'avait pas mauvait goût, M Cham- bord...

— Qu'est-ce que..., commença Pierre.

Il acheva de se frotter les paupières et plaça sa main en visière pour tenter d'identifier la silhouette de Loubet qui se découpait en contre-jour sur la baie vitrée. La première chose qu'il aperçut, ce fut le revolver braqué dans sa direction. Avec une joie indicible, le détective le vit se décomposer littérale- ment sous la menace.

— Qui êtes-vous ? parvint-il néanmoins à arti- culer.

— Tu ne me reconnais pas? Je sais bien qu'il faisait nuit, mais tu as quand même eu le temps de me voir...

— Je...

Pierre fit un geste en direction du corps d'Eléo- nore, comme s'il avait voulu réveiller la jeune femme qui, pour fuir la lumière, avait enfoui son visage sous un oreiller. L'ordre de Loubet l'arrêta net :

— Ne bouge pas, bonhomme ! Je m'occuperai d'elle plus tard. Pour le moment, c'est ton tour.

— Vous n'allez pas...

— Si. Tu sais nager?

Désarçonné par la question, Pierre garda le silence. Son regard terrifié glissait en un va-et-vient incessant du canon de l'arme au visage du détective.

Comme s'il avait enfin reconnu l'homme qu'il avait rossé durant la nuit, il tenta de se justifier au bout d'un instant :

— C'est elle qui m'avait demandé, moi je...

— Tu ne voulais pas ? Il fallait refuser ! De même

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qu'il fallait refuser de l'accompagner en France.

J'imagine que tu sais parfaitement pourquoi elle t'offre le voyage ?

Pierre hocha la tête, avant de baisser les yeux comme un gamin confondu par son instituteur.

— Son mari..., murmura-t-il. Elle veut que je l'assassine. Elle m'a dit que je ne risquais rien, qu'elle se débrouillerait pour qu'on accuse quelqu'un d'autre du crime.

— Elle te paie, pour ça ?

Pierre semblait maintenant plus à son aise, comme si cette conversation avec le détective l'avait mis en confiance. Pour la première fois, il sourit, vaguement fanfaron :

— Et comment! Côté fric, elle ne lésine pas...

Elle m'a payé, hier, pour vous casser la gueule...

Cinq mille balles. En liquide. Tenez, regardez dans la poche de mon pantalon, si vous ne me croyez pas...

Vous les voulez ? Prenez-les, je vous...

Il s'interrompit, sous le regard méprisant de Lou- bet. Le détective se déplaça de deux mètres environ, afin de dégager l'accès à la baie vitrée.

— Pauvre petite pute..., dit-il. Lève-toi!

Assorti d'un mouvement significatif de l'arme, l'ordre n'était pas de ceux que l'on discute. Lente- ment, en décomposant chacun de ses gestes, Pierre quitta le lit. A nouveau, après quelques instants d'apaisement, il avait recommencé à trembler. Lui- sant sous le soleil qui avait envahi la chambre, de petites gouttes de sueur parcouraient son torse, mais ce n'était pas la chaleur qui les avait causées. C'était la peur.

Loubet aurait voulu prolonger le plus longtemps possible ce tête-à-tête muet avec Pierre, tant sa joie était forte de tenir ainsi sous la menace d'une arme inoffensive celui qui l'avait frappé. Quelques mots

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d'Eléonore vinrent rompre le charme. La jeune femme se retourna dans le lit, puis appela :

— Pierre, mon chéri, tu es là?

Un doigt sur les lèvres, Loubet exigea le silence.

Comme Pierre quelques minutes plus tôt, Eléonore cligna des yeux sous les assauts de la lumière, puis, enfin, accoutumée à la clarté, elle put regarder ce qui se passait autour d'elle. Elle vit d'abord son amant, planté nu au pied du lit, puis le revolver et enfin Loubet.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— On n'a pas eu beaucoup le loisir de parler, cette nuit, place de la Savane. Je voulais réparer cette lacune avant ton départ. Je me suis dépêché, parce que j'ai entendu dire que tu partais aujourd'hui...

Avec lui.

Un hochement de menton en direction de Pierre souligna la phrase du détective. Eléonore l'avait écouté sans l'interrompre, cherchant sans doute la meilleure ligne de conduite à adopter. Fidèle à ce qu'elle était au fond d'elle-même, elle préféra l'atta- que à la défense, le cynisme aux regrets :

— On y est peut-être allé un peu fort, hier soir, mais avoue que tu l'avais cherché. On est quitte maintenant, Loubet. Ce que je veux faire ne te regarde plus ! Va-t'en !

Loubet la regarda sans répondre. Si elle avait dit un mot gentil, un seul, il aurait sans doute renoncé à son projet. Mais voilà, Eléonore ne cherchait pas à expliquer sa conduite, encore moins à l'excuser.

Devant son mutisme, elle en rajoutait même dans les railleries :

— Qu'est-ce que tu avais cru, mon pauvre vieux ? Que j'étais folle de ton corps ? Mais regarde-toi, Loubet... Tu es sale, vieux, miteux ! Quand tu me touchais, j'avais presque envie de vomir tellement tu

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me dégoûtais. Je t'avais donné une chance : tu aurais buté Philippe, je serais restée avec toi. Oh ! Pas longtemps, quelques jours — assez pour te fabriquer des souvenirs. Tu as raté le coche. Tant pis pour toi ! Elle se tourna alors vers Pierre qui, immobile, avait suivi leur long échange. Sans douceur, elle l'apostropha :

— Qu'est-ce que tu attends, Pierre ? Vire-le ! Tu as peur de lui ? Mais c'est de la frime, son flingue... Il ne marche pas !

Vivement, Loubet bondit en direction de la jeune métisse. Mettant dans son geste toute la violence dont il était capable, il la frappa à la tempe avec la crosse du revolver. Eléonore perdit aussitôt connais- sance ; sa tête alla heurter le mur avec un bruit mat, tandis qu'un filet de sang se mit à couler sur sa joue.

Avec un instant de retard, Pierre voulut profiter de l'inattention du détective pour s'élancer sur lui, mais Loubet le coupa net dans son élan en braquant à nouveau le revolver dans sa direction. Le garçon hésita ; son trouble était perceptible. Devait-il accor- der foi à l'affirmation d'Eléonore concernant l'arme, ou s'en tenir simplement à la menace qu'elle repré- sentait ?

Mais il n'était pas un héros. Loubet le comprit : avec Pierre, il jouait sur du velours.

— Il faut te décider, ironisa-t-il. A ton avis, il marche ou pas ?

L'autre demeura figé, si lamentable que le détec- tive eut presque pitié de lui. Cependant, il était allé trop loin pour reculer à présent. Il devait en finir, et vite...

— Tu as l'heure ? demanda-t-il.

Pierre lui jeta un regard où l'étonnement le disputait à l'appréhension. Il consulta son bracelet-

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montre en or — un cadeau d'Eléonore, songea Loubet.

— Sept heures dix.

— Alors, c'est le moment. Ouvre la fenêtre ! Le garçon s'exécuta. En tâtonnant, il fit coulisser la baie vitrée. Un flot d'air déjà tiède entra dans la chambre.

— Recule, maintenant !

Tout se déroula beaucoup plus aisément encore que le détective n'avait pu l'espérer. Les yeux rivés sur l'arme braquée sur lui, Pierre fit trois pas à reculons sur le balcon avant de trébucher sur une chaise longue. Déséquilibré, il se retrouva assis sur la balustrade. Loubet n'eut plus qu'à s'approcher :

— Je t'ai demandé si tu savais nager, parce que tu dois avoir à peu près une chance sur cent d'arriver dans la piscine.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

— Je vais me gêner...

Une petite poussée se révéla suffisante. Pierre eut le bon goût de ne pas crier durant sa chute, évitant ainsi de réveiller les clients de l'hôtel. En revanche, il ne fut pas assez veinard pour achever son plongeon dans le bassin. Dans un chuintement assez mélo- dieux, son corps s'écrasa sur le dallage bleu entou- rant la piscine. Loubet dut se contenter du son : se pencher pour y ajouter l'image aurait constitué une imprudence au cas où quelqu'un se serait avisé de lever la tête.

Puis surtout, il n'avait pas de temps à perdre pour finir sa tâche.

Laissant soigneusement la baie vitrée ouverte, il rentra dans la chambre. Le corps inanimé d'Eléonore gisait toujours en travers du lit. Un instant, Loubet regretta cette vilaine éraflure à la tempe qui venait ternir la beauté de la jeune métisse, mais il se dit que,

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somme toute, considérant l'état dans lequel on la retrouverait, cela n'aurait pas beaucoup d'impor- tance.

Il s'assit sur le lit et, très doucement, il la prit contre lui. Le corps d'Eléonore était chaud, sa peau d'une douceur soyeuse. Lorsqu'il commença à serrer son long cou gracieux de métisse, il retrouva sous ses doigts des sensations vieilles de douze ans mais si fortement gravées dans son subconscient qu'il put croire à un fabuleux télescopage du temps. C'était comme si quelques heures à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait serré de la même manière le cou d'Eva.

Son geste avait aboli le temps. Etienne Loubet n'existait plus — c'était le chef de cabinet Dorset qui, à nouveau, se vengeait d'une femme infidèle. D'ail- leurs, n'avait-il pas dès la première seconde réalisé qu'Eva et Eléonore se ressemblaient ? En suppri- mant l'autre après l'une, il avait simplement achevé un travail commencé douze années auparavant...

— Tu déconnes, mon pauvre vieux !

Le son de sa propre voix le fit sursauter. Allons, ce n'était pas le moment de se laisser aller à la nostalgie.

Il lui fallait au contraire garder la tête froide pour suivre correctement le plan qu'il avait établi.

Ses doigts qui avaient un peu relâché leur pression sur le cou de la jeune femme, assurèrent plus fermement leur prise. Il commença à serrer, compri- mant du même geste les carotides et la trachée. Le corps d'Eléonore effectua quelques soubresauts, comme si, par-delà l'inconscience dans laquelle elle avait sombré sous le choc de la crosse, elle avait voulu échapper à l'étreinte de son ancien amant.

La force de vie, la volonté de survie d'un être humain étaient presque incroyables. Eva avait eu les mêmes réactions. Elle aussi s'était débattue, avait

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lutté jusqu'à ce que l'asphyxie fasse son office. Mais il avait tenu bon, comme il tenait bon maintenant.

Quelques spasmes agitèrent encore les membres de la métisse, puis son corps tout entier sembla se relâcher.

Elle était morte.

Avec la même délicatesse qu'il avait eue pour la presser contre lui, Loubet la reposa sur le lit. A contempler cette femme qu'il avait aimée et dont il venait de prendre la vie, il ne ressentait aucune émotion. Simplement l'impression très forte d'avoir enfin fait ce qui devait l'être. Plus qu'une vengeance personnelle, il y avait là comme une œuvre de salubrité publique.

De l'extérieur montèrent soudain des cris qui le rappelèrent à la réalité. Quelqu'un, un employé de l'hôtel sans doute, venait de découvrir le corps de Pierre et donnait l'alerte. Après une chute de six étages, le paavre garçon ne devait pas être beau à voir, mais Loubet en venait à souhaiter qu'il ne soit pas trop abîmé : il fallait en effet que les légistes puissent faire correctement leur travail et concluent au suicide devant l'absence de traces sur le cadavre.

— On verra bien !

Tournant délibérément le dos au corps d'Eléo- nore, Loubet passa dans la salle de bains. Les fameux bijoux qu'il était allé récuperer chez Théodose étaient là, négligemment répandus sur une table de toilette. Un bref instant, il hésita devant un bracelet

— un jonc en or très simple, frère jumeau de celui que la jeune femme portait lorsque pour la première fois elle l'avait rejoint dans sa chambre. Malgré son désir très fort de conserver un souvenir d'elle, il reposa le bracelet. Il avait décidé de ne courir aucun risque inutile : le fétichisme en était un. Il se

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contenta d'ouvrir en grand la bouche d'aération de la salle de bains, puis il revint dans la chambre.

Sous le lit défait, il étala quelques journaux. Deux allumettes suffirent. Attisées par le courant d'air qui parcourait la pièce, les flammes se propagèrent rapidement tout autour de la chambre.

Ses blessures le faisaient encore souffrir. Eclatée par la pointe de la chaussure d'Eléonore, sa pom- mette avait pris une couleur violacée qui s'était rapidement communiquée à la moitié de son visage.

Une radio pratiquée à l'hôpital de Fort-de-France avait révélé deux côtes fêlées, mais Loubet se deman- dait si le bandage de maintien qui lui entourait maintenant la poitrine n'était pas, à lui seul, aussi désagréable que les élancements qu'il était censé atténuer.

Malgré tout, il avait tenu à faire le déplacement jusqu'à Saint-Martin pour assister à l'inhumation d'Eléonore Chambord. Depuis cinq jours que le drame s'était produit, ce crime passionnel dans la haute société martiniquaise n'en finissait pas de faire la première page de France-Antilles. Les conclusions de l'enquête étaient pourtant claires : la jeune femme avait été tuée par son amant, lequel, déses- péré par son geste, avait tenté d'effacer les traces de son forfait en mettant le feu à la chambre d'hôtel qui abritait leurs amours clandestines, avant de se donner la mort en sautant par la fenêtre du sixième étage.

Le drame passionnel dans toute sa splendeur.

Une explication tout à la fois simpliste mais idéale des événements — celle que Loubet avait souhaitée dès le début. Des bijoux volés, de Philippe Cham- bord ou de lui, il n'était question à aucun moment.

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Toute l'affaire se résumait en une histoire d'amour vaguement crapuleuse qui avait mal tourné.

Le seul à marquer quelque mécontentement, dans l'aventure, était Marny qui n'avait pu éviter que le nom de son hôtel soit mêlé à l'affaire. Cependant, le soulagement visible qu'il paraissait éprouver devait largement compenser cette petite blessure d'amour- propre. Instinctivement, le directeur savait que la vérité n'était pas ce que l'on disait — mais il comprenait également que cela valait mieux ainsi pour tout le monde. Il ne fallait pas s'attarder sur les détails troublants : l'état de Loubet, le fait que le revolver disparu traînait, toujours hors d'état de fonctionnement, dans la chambre du détective, puis aussi l'étrange similitude entre la mort d'Eléonore et celle d'Eva, l'ancienne épouse de Loubet — oui, tous ces points litigieux, mieux valait les oublier.

Eléonor était morte assassinée par Pierre. Point final.

L'enterrement avait fait recette. On se pressait aux abords du petit cimetière jouxtant la plantation. Au premier rang, vêtus de noir, M de Saint-Martin et Philippe Chambord menaient le deuil. Aidé par Marny, qui lui avait servi de chauffeur pour monter dans le nord, Loubet fendit la foule. Un vieux prêtre créole achevait une homélie improvisée dans laquelle il était question, en vrac, des rastas, de la liberté des mœurs et du rhum produit par la distillerie. Philippe jeta une poignée de terre sur le cercueil, puis, soutenant sa belle-mère, il s'éloigna, visiblement décidé à échapper à la redoutable corvée des condo- léances.

Loubet suivit des yeux l'étrange couple formé par M de Saint-Martin et Chambord. Est-ce que, eux aussi, ils avaient deviné la vérité ? Dissimulés der- rière leurs lunettes noires, quel chagrin pouvaient-ils

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réellement éprouver ? Tristes, ils l'étaient peut-être, mais d'une tristesse de circonstance qui devait bien se mitiger d'un certain soulagement.

Quelqu'un pleurait-il sincèrement la belle Eléo- nore ? Pas sûr.

Machinalement, Loubet haussa les épaules avant de grimacer devant la douleur que ce mouvement réflexe avait fait naître. Aussi étrange que cela puisse paraître, lui se sentait maintenant envahi par une certaine émotion. Il avait fait ce qu'il était vital pour lui de faire et n'en éprouvait aucun regret, mais ça n'interdisait pas la nostalgie.

Il s'approcha de la tombe que les fossoyeurs avaient fini de recouvrir de terre meuble. Du bout du pied, il traça la lettre « E ». E comme Eléonore.

Comme Eva... Comme Etienne Loubet qui termine- rait sa carrière de double assassin impuni dans un quelconque cimetière de Martinique.

— Putain de pays !

Plus que jamais, il aurait aimé partir — plus que jamais, cela lui était interdit.

— Sic transit, murmura-t-il.

Marny le prit par l'épaule et le contraignit à le suivre :

— Viens, j'ai faim ! On va déjeuner à Leyritz...

Philippe Chambord les attendait devant la Range- Rover du directeur. Il salua les deux hommes, puis :

— Je voudrais vous parler, Loubet ! dit-il en entraînant le détective à l'écart.

— Je vous présente toutes mes condoléances...

D'un geste, Philippe interrompit le discours conventionnel entamé par Loubet.

— J'ai quelques amis influents, à Paris ! affirma- t-il.

— Et alors ?

— Alors si Etienne Dorset, chef de cabinet du

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ministre de l'Intérieur, est définitivement mort, j'ai pu obtenir qu'Etienne Loubet, détective privé, soit autorisé à rentrer en France...

Les deux hommes s'arrêtèrent à l'orée d'un champ de canne à sucre que Chambord regarda avec une moue d'approbation :

— Malgré Eva, la récolte sera bonne cette année.

— Je ne bois plus de rhum ! Et ne me parlez pas d'Eva... Pourquoi avez-vous fait cela, Chambord?

Philippe eut un sourire ambigu qui cadrait assez mal avec sa tenue sombre de veuf.

— Un service en vaut un autre. Vous êtes très habile, Loubet... Venez me voir quand vous serez revenu à Paris.

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DÉJA PARUS DANS LA MÊME COLLECTION 1907. Les chiens de garde. Gérard Delteil 1908. Broie du noir, mon Ange. Roger Vilard

1909. Mort... ou veuf! James Carter

1910. Les aventures de Captain Elysée. Dagory

1911. Mental. Kââ

1912. Les chocolats de minuit. Claude Joste 1913. Camora mia (Le privé-9). Jean Mazarin 1914. Compte rendu analytique d'un sentiment désordonné.

Jean-Paul Dubois

1915. La gourmette. Claude Farat

1916. Mégalopolice. Christian Mantey

1917. Passe-passe. Brice Pelman

1918. M'oublie pas, shérif. André Lay

1919. La maison vénéneuse (1). Serge Brussolo

1920. Otsanda. David Morgon

1921. L'assassin, s'il vous plaît. Roger Vilard 1922. La mort grand standing. Gilbert Picard

1923. Muriel blues. François Rey

1924. Un garçon ordinaire. Gérard Delteil 1925. France profonde. Thierry Lassalle 1926. Je vous le donne en sang. Roger Vilard 1927. Le neuf de la poisse. Gilbert Picard 1928. L'apocalypse américaine (Le Marchand de Mort-19).

Joseph Rosenberger 1929. Le nouveau crime de l'Orient-Express. Gérard Delteil

1930. Je suis un escroc. Guy Charmasson

1931. Viva Zapatouille ! Pierre V. Lesou

1932. Un beauf. Thierry Lassalle

1933. Appelle-moi shérif. André Lay

1934. Les noces noires. Gilbert Picard

1935. Les racines du mal. Gilbert Picard

1936. Histoire d'os. Gérard Delteil

1937. La grande crue. Albert Likhanov

1938. Issue. François Rey

1939. Mozart-panique. G.-J. Arnaud

1940. Docteur Jekyll and Lady Hyde. James Carter

1941. Le jardin des morts. Brice Pelman

1942. Coup de cafard. Gérard Delteil

1943. Les Fassetti (Escrocs et Cie). Guy Charmasson 1944. Sur les jantes (Le Trucker-8). Alan Floor 1945. Mort en différé (Contact-8). Michel Cousin

1946. Le trouble-crime. J.-P. Ferrière

1947. Suicide à l'amiable. André Lay

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