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MARC-AURÈLE PENSÉES POUR MOI-MËME PARIS TRADUCTION NOUVELLE LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 PROLÉGOMÈNES ET NOTES

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Texte intégral

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MARC-AURÈLE

PENSÉES POUR MOI -MËME

TRADUCTION NOUVELLE

AVEC PROLÉGOMÈNES ET NOTES PAR

MARIO MEUNIER

PARIS

LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

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A PIERRE VARILLON

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MARC -AURÈLE

Si Marc-Aurèle *, comme l'écrivit Hippolyte Taine **,

« est l'âme la plus noble qui ait vécu», n'est-il pas néces- saire, pour bien connaître cette âme, de connaître aussi la vie qu'elle dut mener? Marc-Aurèle, en effet, ne se contenta pas d'être l'adepte inactif d'un système philo- sophique connu . La rare noblesse de cette conscience d'élite est moins faite de la grandeur relative de la doc- trine à laquelle il voulut se soumettre, que de la façon dont il entendit vivre selon les préceptes de cette phi- losophie. Pourrait-on, dès lors, apprécier à sa juste valeur la doctrine de vie qu'il nous légua dans ses Pensées écrites « pour lui-même », si l'on ignorait le vivant commentaire qu'il ne cessa d'en faire tout au cours des phases de sa rude existence, et saurait-on comprendre l'exemple de sa vie et en tirer profit, si l'on ne savait point quels principes en fondèrent l'en- chaînement parfait, l'admirable tenue?

Une vie de Marc-Aurèle, si sommaire soit-elle, reste donc l'introduction la meilleure à la compréhension de ce journal intime que sont ses Pensées ***, de ce livre

* Sur Marc-Aurèle, cf . E . RENAN, Marc-Aurèle ; G . LOISEL, La Vie de Marc-Aurèle, philosophe et empereur ; C. MARTHA, Les Moralistes sous l'Empire romain, Etudes morales sur l'antiquité ; A . PUECH, Préface à la traduction desPensées, par A. Trannoy ; VON RHODEN, dans Pauly-Wissova, I, 2e partie, colonnes 2279- 2307 .

** Cf.H. TAINE, Nouveaux Essais de critique et d'histoire, p . 93 .

*** Pour cette nouvelle traduction des Penséesde Marc-Aurèle, nous avons eu sous les yeux les deux textes grecs suivants

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2 VIE DE MARC-AURÈLE

ardent des énergies secrètes qui firent de son âme un incomparable amalgame de douceur et de gravité, de justice et de clémence, de noblesse et de modestie, de bonté et de fermeté, et qui surent colorer de l'éclat que rayonne la richesse intérieure, les décisions, les actes et la conduite pratique d'une vie consacrée tout entière au bien des hommes et au salut de l'Empire .

Marc-Aurèle * naquit, à Rome, le 26 avril de l'an 121 de notre ère . Son père s'appelait Annius Verus ; sa mère, Domitia Lucilla. Fixée en Italie depuis près d'un siècle, mais originaire de Succubo, dans la province espagnole de Bétique, aujourd'hui l'Andalousie, la famille du futur Empereur habitait, sur le mont Ccelius, une magnifique demeure entourée de jardins . Marc-Aurèle perdit son père de bonne heure, mais à un âge assez avancé cependant pour se rappeler et se proposer comme exemples «la réserve et la force virile » d'Annius Verus . Sa mère, noble et riche romaine, lui laissa le souvenir d'une femme pieuse, libérale, avenante, simple, s'abstenant non seulement de mal faire, mais de s'arrêter encore sur une pensée mauvaise . D'une rare finesse de traits, Domitia Lucilla joignait, aux avan- tages du corps, la grâce plus parfaite d'une âme cultivée . A. I. Trannoy, Marc-Aurèle, Pensées, collection des Universités de France, Paris, 1925 ; F. Dubner, Marci Antonini Commentarii, Firmin Didot, 1840. Nous avons aussi consulté, pour notre plus grand profit, les traductions françaises de Trannoy, 1925 ; de G . Michaut, 1901; de Couat, 1904 ; de Commelin, 1908 ; de Gustave Loisel, 1926 . Ce dernier traducteur a groupé les Pensées par ordre de matières. Dans notre traduction, nous avons parfois tenu compte, mais toujours prudemment, des suggestions que propose Trannoy, pour amender le texte dans les endroits douteux .

* Marc-Aurèle reçut à sa naissance, avec le prénom de Marcus, le nom de son grand-père maternel, Catilius Severus . Après la mort de son père, il porta celui de Marcus Annius Verus . Lorsqu'il fut adopté par Antonin, il prit le nom de Marcus €Elius Aurelius Verus. Parvenu à l'Empire, il se fit appeler Marcus Aurelius Antoninus. Nous l'appelons aujourd'hui Marc-Aurèle .

VIE DE MARC-AURÈLE 3

Elle écrivait la langue grecque avec une telle pureté que Fronton lui-même, cet illustre rhéteur dont Aulu- Gelle exalte l'érudition et le style élégant, n'était pas sans appréhension, lorsqu'il se servait de cette même langue pour lui écrire * . Craignant pour son fils, qui était né malingre, la rudesse et la promiscuité des écoles publiques, Domitia Lucilla obtint que Marc- Aurèle ne les fréquentât point, et qu'il pût faire, avec de bons et sages précepteurs, son éducation dans la maison natale .

Dès son enfance, le futur empereur-philosophe s'était fait remarquer par sa gravité naturelle, sa sin- cérité **, sa rigoureuse application, et par un goût prononcé, qui ne fit que s'accroître, pour la philosophie . Aussi fut-il initié, de bonne heure et sans peine, aux vertus de ce qu'il appelle la « discipline hellénique s, c'est-à-dire à cette méthode d'éducation qui visait, tant à la plus entière formation de l'esprit qu'à l'harmonieux équilibre des membres, tant à la souplesse de l'âme qu'à l'intelligente et stricte docilité du corps *** .

* Marc-Aurèle, écrit A . Puech, op . cit., p . XXII, « savait tout ce que les maîtres les plus réputés de son temps pouvaient enseigner en matière de style . Il s'était exercé également à écrire en grec et en latin. Quand il a voulu noter ses pensées, il a pris le parti de se servir du grec . Assurément, il était devenu commun alors que les Latins employassent cette langue, et l'exemple de Fronton suffit à le montrer. Mais qu'un empereur, qui ne manque pas de s'appeler lui-même un Romain quand il veut s'exhorter à bien remplir sa tâche, ait suivi cet exemple, c'est la preuve la plus forte de la prépondérance reconquise par la Grèce, au lie siècle, dans le domaine intellectuel, et de l'action profonde que la philosophie hellénique exerçait sur toutes les âmes nobles » . Sur l'opinion de Fronton sur la langue grecque, cf . AULU-GFI.LF, Nuits attiques, II, 26 .

** L'empereur Hadrien, jouant sur le nom de Verus, que portait alors Marc-Aurèle, l'appela un jour amicalement Verissimus .

Cf . DION CASSILS, LXIX, 21, 2 .

*** « Malgré sa frêle santé, écrit E . Renan, op . cit., p . 9-10, Marc-Aurèle put, grâce à la sobriété de son régime et à la règle

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4 VIE DE MARC-AURÈLE

Fait chevalier à six ans, admis à huit dans le collège sacerdotal des Saliens, Marc-Aurèle atteignait ses douze ans, lorsqu'il voulut échanger pour le manteau de laine grossière des philosophes, la robe blanche et bordée de pourpre que portaient d'habitude les fils des patriciens . Et, en dépit de sa santé délicate, il prétendit dès lors vivre selon la norme austère et rigoureuse de l'ascétisme stoïcien et coucher sur la dure ; seules, les vigilantes instances de sa mère l'amenèrent à consentir à prendre son sommeil sur quelques peaux de bêtes .

A l'éducation littéraire, qui s'obtenait surtout par la lecture et le commentaire des poètes épiques, lyriques et tragiques, et des grands prosateurs, Marc-Aurèle adjoignit cette formation esthétique, que donnaient la musique, l'art du chant et celui de la danse . Cette dernière éducation semble s'être complétée, chez lui, par l'étude du dessin et de la peinture . Un maître, Diognète, qui était à la fois peintre et stoïcien, le dirigea, et lui montra combien de vertus avaient ces études des couleurs et des formes pour nous faire entrer plus avant dans l'admiration et dans l'intelligence des oeuvres, petites ou grandes mais toujours belles, de la divine nature .

Les lettres et les arts ne purent pas cependant retenir bien longtemps l'attention de celui qui se sentait porté, par instinct et par goût, à de plus solides et de plus

de ses mceurs, mener une vie de travail et de fatigue . » Il avait commencé, en effet, dit à son tour Gustave Loisel, op. cit., p. 279,

upar respirer l'air libre et le soleil dans ces jardins du mont Coelius où il était né ; il avait développé les forces de son enfance par une éducation essentiellement naturiste ; puis, il avait passé les plus beaux jours de sa jeunesse à la mer, à la campagne, à la mon- tagne, à travailler son esprit, certes, mais aussi à courir par monts et par vaux ». La chasse avait toujours été, au cours de son adoles- cence, son plaisir favori et son sport préféré .

VIE DE MARC-AURÈLE 5

hautes disciplines . Dès son jeune âge, en effet, Marc- Aurèle avait été attiré et séduit par la philosophie . Or, comme l'esprit de son temps et les aspirations du milieu dans lequel il vivait inclinaient fortement vers le stoïcisme, ce fut à cette doctrine, si particulièrement adaptée au robuste et actif tempérament des Romains, que s'attacha l'âme du futur Empereur. Sans négliger les enseignements du platonisme et du péripatétisme, que lui donnèrent Maxime de Tyr et Claudius Severus, ses maîtres favoris furent néanmoins les représentants les plus attitrés de la doctrine du Portique : Junius Rusticus, qui lui fit connaître les écrits d'Epictète, Apollonius de Chalcédoine, Sextus de Chéronée, le neveu de Plutarque .

Mais entre tous les maîtres de grammaire, de rhéto- rique et de philosophie qu'eut Marc-Aurèle, le plus illustre, le plus éloquent et le plus cher à son coeur fut sans aucun doute ce grand honnête homme qui répon- dait au nom de Cornélius Fronton . Non seulement ce célèbre rhéteur le forma, dès son adolescence, à l'art de parler et d'écrire avec art, mais l'influence de ce maître estimé se continua jusqu'au temps de la matu- rité du disciple . Ne lisons-nous pas, en effet, dans une de ces lettres, brûlantes d'une si noble et si pure amitié, que Marc-Aurèle écrivit à Fronton, les lignes confi- dentielles et révélatrices suivantes * : « Ton retour fait mon bonheur et mon tourment tout ensemble . Mon bonheur 1 nul ne demandera pourquoi . Mon tourment 1 je vais t'en avouer franchement la cause . Tu m'as donné un sujet à traiter ; je n'y ai pas encore touché,

* Trad . Alexis Pierron . Cf . Alexis PIERRON, OEuvres de Marc- Aurèle, 1845, p . 424 .

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et ce n'est pas faute de loisir . Mais l'ouvrage d'Ariston (philosophe stoïcien) m'occupe en ce moment . Il me met tour à tour bien et mal avec moi-même ; bien avec moi-même, lorsqu'il m'enseigne la vertu ; mais, lorsqu'il me montre à quelle prodigieuse distance je suis encore de ces vertueux modèles, alors, plus que jamais, ton disciple rougit et s'indigne contre lui-même de ce que, parvenu à l'âge de vingt-cinq ans, il n'a pas encore pénétré son âme de ces pures maximes et de ces grandes pensées . Aussi, j'en suis puni ; je m'irrite, je m'afflige, j'envie les autres, je me refuse la nourriture . Et, au milieu de toutes ces peines qui enchaînent mon esprit, j'ai remis chaque jour au lendemain, le soin de t'écrire . » Cette intimité se continua en dépit des efforts que tenta Fronton pour arracher son disciple à l'étude de la philosophie et le rattacher, comme il le désirait, au culte exclusif de la rhétorique .

Marc-Aurèle était encore en pleine adolescence, lorsque l'empereur Hadrien mourut, après avoir désigné comme son successeur celui que ses contemporains devaient surnommer le

Père du genre humain, ou

Anto- nin le Pieux . Mais, comme Antonin n'avait pas d'en- fant, Hadrien lui demanda d'adopter Marc-Aurèle et Lucius Verus, en lui laissant la possibilité de les dési- gner tous deux au gouvernement de l'Empire, ou de n'en nommer qu'un seul . Antonin élimina Verus ; et, dans un conseil qu'il réunit à cette fin, il présenta Marc- Aurèle comme son seul et digne successeur . Investi du titre de

César,

c'est-à-dire de Prince héritier, Marc- Aurèle dut quitter les jardins du Ccelius et venir habiter sur le mont Palatin . Le futur Empereur s'y maria avec Faustine, la propre fille de l'impératrice régnante . De cette femme, « si tendre, si simple », Marc-Aurèle eut de nombreux enfants . A chaque naissance, c'était pour

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lui, écrit Fronton *, « une lumière sereine, un jour de fête, une espérance prochaine, un voeu exaucé, une joie entière » . Malheureusement, l'état de santé de cette

« chère petite couvée » laissait souvent à désirer . Plu- sieurs de ses tendres poussins moururent à peine éclos . Aussi, les moments de répit et de tranquillité étaient- ils rares et signalés avec joie . « Pour nous, écrivait un jour Marc-Aurèle à Fronton **, nous éprouvons encore les chaleurs de l'été . Mais comme nous pouvons dire que nos petites se portent bien, nous croyons jouir d'un air pur et salubre, et de la température du prin- temps . »

Jusqu'à la mort d'Antonin (161), Marc-Aurèle par- tagea le temps qu'il ne donnait pas à sa chère famille entre les affaires de l'État, que l'Empereur lui aban- donnait peu à peu, et le soin continu qu'il apportait à l'étude des lois et de la philosophie . Lorsqu'il se sentit sur le point de mourir, Antonin fit porter, dans l'appar- tement de son fils adoptif, la statue d'or, Victoire ou Fortune, qui servait de génie tutélaire au pouvoir impé- rial . Marc-Aurèle avait alors quarante ans . Dès son avènement, en souvenir d'Hadrien et de ses volontés, il conféra à son frère adoptif, Lucius Verus, le titre d'Auguste ; et, l'associant à sa fortune, le plaça près de lui sur un pied d'égalité complète . Puis, pour mieux s'attacher celui sur lequel il comptait se décharger en partie du fardeau impérial, car Marc-Aurèle était d'une complexion délicate et ne se voyait qu'avec peine obligé de réduire, pour se charger d'autres soins, les loisirs qu'il consacrait à l'étude et à la méditation, il lui promit comme épouse sa fille aînée Lucilla . Lucius

* Cité par Gustave Loisel. Cf . Gustave LoisEL, op . cit ., p . 45 .

** Cf. Alexis PIERRON, op . cit., p . 429.

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S VIE DE MARC-AURÈLE

Verus, bel homme et délicat lettré, n'en devint pas meilleur ; il continua, dans la mollesse et la frivolité, à se préoccuper davantage de vivre en bon épicurien, que de marcher sur les traces d'un frère, envers lequel il sut cependant témoigner une déférence avisée et une loyale et constante amitié . Marc-Aurèle fermait les yeux sur une telle conduite, et Lucius Verus, indif- férent aux affaires qui troublaient ses plaisirs, laissait volontiers son frère adoptif se charger à lui seul des écrasantes responsabilités du pouvoir .

L'autorité suprême ne changea pas l'homme simple, familier, abordable, à l'âme droite et au coeur généreux qu'était Marc-Aurèle . Insensible aux séductions de la gloire et de la volupté, il sut prêter toujours l'oreille à son devoir . Aux soucis inhérents à la charge, qu'il assuma sans l'avoir recherchée, mais qu'il remplit en s'y dévouant tout entier et en y apportant toute la conscience d'un chef dont la pensée s'était depuis long- temps nourrie des maximes de toutes les sagesses, vinrent bientôt s'ajouter les tristesses qu'amènent les deuils, les calamités, les épidémies et les guerres .

Dès le début de son règne, la paix, dont depuis un siècle avait joui l'Empire, fut troublée par un soulève- ment militaire en Grande-Bretagne et par des mouve- ments de révolte, premiers signes d'une agitation mena- çante, aux frontières de l'Empire et de la Germanie . Le Tibre déborda, envahit et ruina les bas quartiers de Rome ; et, aux dégats que l'inondation causa dans les campagnes en noyant les troupeaux et en emportant les récoltes, vinrent encore s'ajouter les terribles désastres qu'occasionnèrent des tremblements de terre . Les Par- thes envahirent l'Arménie, et menaçaient de ravager la Syrie . Pour arrêter, contenir et repousser ces Bar-

bares, Marc-Aurèle chargea Avidius Cassius, général

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habile mais ambitieux et cruel, de prendre le comman- dement des Légions syriennes . Puis, pour hâter la paci- fication de l'Orient, il envoya sur les lieux son collègue impérial, Lucius Verus. Après de rudes combats, la vaillance des armées romaines put enfin refouler l'ennemi au delà de l'Euphrate. Mais les soldats victorieux de Verus, en revenant de Syrie, apportèrent dans Rome les germes de la peste . Le fléau se propagea jusqu'au Rhin . Les rues de Rome étaient encombrées de cadavres ; et, dans les campagnes, bêtes et gens succombaient. Or, au moment même où les esprits étaient le plus terrifiés par l'extension continue de cette épidémie et par la famine qu'elle traînait après elle, la nouvelle que les Marcomans, peuple barbare de la Germanie du sud, s'étaient coalisés avec d'autres peuplades et avaient envahi le Norique et la Rhétie, parvint en Italie . Marc- Aurèle et Lucius Verus, secondés par de vaillants géné- raux, s'apprêtèrent aussitôt à faire face à cet autre péril . Ils se rendirent à Aquilée, et mirent sur pied une armée de secours . La simple apparition de la force romaine suffit cette fois à contenir les Barbares . Après avoir, dit-on, pacifiquement négocié avec l'Empereur, leurs hordes turbulentes repassèrent le Danube . Mais Marc-Aurèle avait appris, à ses propres dommages, que faillir sciemment à la parole donnée et à la foi jurée passait, chez ces Barbares, pour une ruse de légitime défense . Il estima que la retraite de l'envahisseur ne pouvait être qu'une feinte, et il décida de pousser plus avant son expédition défensive . Il s'engagea dans les Alpes, visita les frontières, améliora les routes, atteignit le Rhin . Puis, en plein hiver, il regagna Rome, en retra- versant toute la Vénétie . En cours de route, Lucius Verus fut frappé de congestion . Il resta trois jours sans connaissance ; et, malgré tous les soins qui lui

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10 VIE DE MARC-AURÈLE

furent prodigués, il mourut, à l'âge de trente-neuf ans, après avoir régné durant près de neuf ans (169) . Marc- Aurèle ramena avec lui le corps de son frère adoptif et lui fit faire, à Rome, de magnifiques funérailles . Mais à peine avait-il eu le temps de prendre à lui seul la responsabilité du gouvernement de l'Empire, que Marc-Aurèle apprit que les Barbares, en dépit des traités, venaient, en nombre accru, d'envahir à nou- veau le Norique et la Rhétie . Les légions, qui assuraient la garde des frontières, avaient été surprises et l'ennemi, bousculant tout sous sa ruée, s'apprêtait déjà à mettre le siège devant Aquilée, la dernière forteresse qui défen- dait, sur l'Adriatique, la route de Rome . Face à ce pressant et terrible danger, Marc-Aurèle ordonna que des prières publiques fussent adressées aux Dieux pour le salut de l'Empire . Pour remplacer les légions détruites, il fit appel à des volontaires, enrôla des gladiateurs, des esclaves, et engagea des troupes mercenaires . Comme il fallait pourvoir à l'équipement, à la paye et à l'entre- tien de ces nouvelles recrues, Marc-Aurèle ne voulut point demander à ses concitoyens d'en assurer l'obli- gation . La nécessité de secourir les populations éprou- vées par une âpre période de calamités diverses, avait également épuisé les caisses de l'État . Que fit alors l'Empereur? Il fit rassembler, écrit Gustave Loisel *,

« tout ce qu'il y avait de plus précieux dans ses divers palais : statues, vases, tableaux de maîtres ; puis sa vaisselle d'or et d'argent, ses coupes de cristal, quan- tités de diamants, de rubis, toutes sortes de raretés qui lui venaient du cabinet d'Hadrien . L'Impératrice, de son côté, donna ses manteaux de pourpre, ses robes d'or et de soie, ses colliers de perles et ses bijoux . Le tout fut

* Cf. Gustave LOISEL, op . Cit., p . 142-143 .

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porté sur le forum de Trajan et mis aux enchères . La quantité d'objets de prix rassemblés ainsi fut si grande, que leur vente dura deux mois . Elle produisit tant d'argent que l'Empereur put entreprendre et soutenir une longue guerre sans avoir recours à aucune autre ressource tirée de ses concitoyens . »

Lorsque tout fut prêt, Marc-Aurèle reprit son cos- tume de guerre et se rendit sur les bords du Danube . La situation était redoutable et tragique . Les Marco- mans et les Quades, les Sarmates et les lazyges, toutes les nations barbares de l'au delà de l'Ister s'étaient coalisées et soulevées pour un assaut colossal . Le front de bataille s'étendait tout le long du grand fleuve, des bords de la mer Noire jusqu'aux sources du Rhin . Tant que dura la guerre, Marc-Aurèle, avec un courage qui

suppléait par la force de l'âme à la faiblesse du corps, resta sur les lieux, été comme hiver, conduisit en per- sonne les opérations d'une campagne épuisante, qui se déroulait dans un pays hérissé de forêts, coupé de rivières et parsemé de marais pestilentiels .

Ce fut au cours de cette expédition que se passa un fait merveilleux relaté par tous les historiens et commu- niqué au Sénat, prétend-on, par une lettre de Marc- Aurèle lui-même . Au commencement de l'été 174, l'Em- pereur avait réussi à passer le Danube et il s'avançait avec ses troupes dans le pays montagneux que les Quades habitaient . L'armée romaine, poursuivant l'en- nemi, s'était enfoncée dans l'intérieur de cette contrée hostile, quand elle se vit tout à coup environnée et cernée par les Quades, qui lui avaient coupé l'eau . Exténués par de longues fatigues, accablés par une chaleur étouffante et dévorés par la soif, les soldats de l'Empire désespéraient de leur vie . Leur salut vint du ciel . Des nuées s'assemblèrent et les ondées imprévues

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d'une pluie bienfaisante vinrent les rafraîchir . Mais, pen- dant que les Romains tendaient leurs boucliers et leurs casques pour recevoir l'eau céleste, une avalanche de grêle et tous les feux de la foudre s'abattaient sur les Quades désemparés et défaits . Ce prodige, les uns l'attribuèrent, soit aux incantations d'un mage d'Égypte, soit aux vertus et à la piété de l'Empereur ; les autres, aux prières des chrétiens qui composaient la Légion, dite Fulminata .

Enfin, en l'an 175, les Barbares, complètement vain- cus, demandèrent la paix. L'ordre semblait s'établir sur les bords du Danube, et Marc-Aurèle y organisait les fruits de sa victoire, lorsqu'il fut informé qu'un de ses généraux, Avidius Cassius, s'était révolté . Ce vain- queur des Parthes avait été nommé gouverneur de Syrie . Sachant que Marc-Aurèle était tombé malade, il fit courir le bruit que l'Empereur était mort et les Légions, qu'il avait sous ses ordres, le désignèrent aussitôt comme son successeur . La ville d'Antioche se déclara pour lui, et Alexandrie suivit, en Égypte, l'exemple de la riche capitale syrienne . Pour apaiser au plus tôt cette grave discorde qui mettait en danger l'unité de l'Empire, Marc-Aurèle décida de partir en Syrie . Il voulait, disait-il, parlementer avec l'usurpateur et, ajou- tait-il, « lui céder l'Empire sans tirer l'épée, si le Sénat ou ses troupes jugeaient qu'il importait au bien public qu'il se désistât » . Toutefois, lorsque les soldats de Cas- sius eurent appris que Marc-Aurèle était toujours vivant et que leur général les avait indignement trompés, ils se révoltèrent contre lui, et le massacrèrent . Deux offi- ciers subalternes lui coupèrent la tête et la portèrent à Marc-Aurèle . Loin de se repaître les yeux et de se glo- rifier de ce trophée sanglant, l'Empereur se plaignit qu'on lui eût ôté le plaisir de se faire, en laissant la vie

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à Cassius et en lui pardonnant, un ami d'un ingrat . Le pardon qu'il ne put accorder à Cassius, Marc- Aurèle l'accorda noblement aux Légions qui s'étaient soulevées, aux amis, aux complices et aux parents du coupable .

La rébellion était apaisée ; mais, pour en effacer les dernières traces, Marc-Aurèle jugea nécessaire de con- tinuer son voyage en Syrie et de se montrer vivant dans tous les pays où Cassius l'avait fait passer pour mort . Partout où il parut, ce ne fut de sa part qu'huma- nité et douceur . Seuls, les Juifs, malpropres et toujours séditieux, lui arrachèrent cette exclamation : « 0 Marc- Aurèle, que tu as à souffrir de ceux qui ne connaissent pas ta bonté 1 0 Sarmates ! 0 Marcomans 1 j'ai donc trouvé des gens plus méchants que vous 1 »

L'Impératrice avait voulu accompagner son époux . Ce fut en cours de route, à l'automne de l'année 175, et sur le chemin du retour, que Marc-Aurèle eut la dou- leur de perdre cette « mère tendre et pieuse », qui lui avait donné treize enfants . Non seulement Faustine accompagna l'Empereur en Syrie, mais elle l'avait éga- lement suivi sur les bords du Danube . Pendant toute la durée de la dernière expédition, elle parcourut les campements de l'armée, s'occupa des malades, veilla au bien-être et au ravitaillement des troupes, et mérita le titre de «Mère des camps », que lui conféra la gra- titude unanime du Sénat et des Légions romaines . A cette illustre défunte et sur les lieux même où elle quitta la vie, Marc-Aurèle fit élever un tombeau et édi- fier un temple dans le voisinage . Puis, ayant chargé un collège de prêtres d'en assurer la garde, et de pieuse- ment conserver la mémoire de celle qu'il pleurait, l'Em- pereur se rendit à Smyrne, en s'arrêtant à Éphèse . De Smyrne, Marc-Aurèle fit voile pour Athènes . Par piété

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personnelle, il s'y fit initier aux Mystères d'Éleusis . Il voulut aussi, avant de quitter cette ville-mère de toutes les sagesses, lui témoigner, par un bienfait généreux, sa reconnaissance, sa protection et sa vénération . Il accorda un traitement fixe aux titulaires des chaires existantes où s'enseignaient la rhétorique et la philosophie, et sur- tout il créa, sans distinction d'opinions, quatre chaires nouvelles pour les quatre grandes écoles philosophiques, dont Athènes avait été la patrie : celle de l'Académie, qui enseignait la doctrine de Platon ; celle du Lycée, qui conservait l'enseignement d'Aristote ; celle du Por- tique, qu'avait fondée Zénon et dont Marc-Aurèle était un grave adepte ; celle enfin d'Épicure, le sage qui met- tait son bonheur dans la paix de l'âme et la sérénité .

Marc-Aurèle resta sur la terre de Pallas jusqu'à la fin de l'été de l'an 176 . Ce fut de Corinthe qu'il s'em- barqua pour l'Italie . Le 23 décembre de cette même année, il célébra son triomphe . Mais, comme il portait encore le deuil de Faustine, il ne voulut point monter avec Commode sur le char triomphal ; il le suivit à pied, sans aucun apparat . Le voyage en Grèce et particuliè- rement le séjour en Athènes eurent pour résultat d'ac- croître encore l'amour inné que l'Empereur portait à la philosophie . Dès son retour, en effet, il se mit, dit-on, avec une âme de plus en plus ardente, à ses chères études . Le zèle qu'il apportait au culte de la pensée ne l'empêchait point toutefois de se vouer sans réserve aux intérêts de l'État . Par un destin privilégié, ses augustes fonctions lui permettaient de montrer pratiquement à tous ce que pouvaient, pour le bien des gouvernés, une conduite de vie que dirigeait uniquement, sur une voie de douceur et toute de franchise, un large et pur esprit d'humanité . Servant de toutes les ferveurs et coutumier de toutes les vertus que fait naître un amour compatis-

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sant des hommes, Marc-Aurèle estima qu'il ne pouvait mieux, à Rome, perpétuer le souvenir de Faustine qu'en y fondant, à sa digne mémoire, un établissement chari- table qui devait subvenir, aux frais de l'État, à l'entre- tien et à l'éducation de cinq mille filles pauvres . Il fit aussi remise aux simples citoyens de toutes les dettes que pouvait exiger le trésor impérial ; et, pour rendre irrévocable cette mesure de clémence, il ordonna de brûler, sur la place publique, tous les registres où étaient inscrits les noms des débiteurs . Bienveillant par sym- pathie naturelle autant que par devoir à l'égard des citoyens de l'Empire, plus préoccupé de traiter les hommes selon leur mérite que selon leur naissance,

Marc-Aurèle sut aussi se montrer magnanime et humain envers les ennemis les plus avérés de l'État . Il n'aimait pas la guerre . S'il s'y décidait, c'était malgré lui, sans esprit de vengeance et dans le seul intérêt de l'Empire . Mais avant de se servir du glaive, il semble bien, toutes les fois qu'il le put, avoir essayé d'apaiser les conflits par la seule voix de la raison et entrepris des pourpar- lers destinés à assurer la concorde et la paix sans faire appel au jugement des armes . Toutefois, quand il fallait se battre, Marc-Aurèle sut le faire avec un noble courage et une indomptable énergie . Payant de sa per- sonne, ne reculant devant aucun sacrifice, il devait mourir en assurant la défense de l'intégrité de l'Empire et en illustrant par sa mort les maximes qui servirent de conduite à sa vie .

Lorsqu'il dut, pour apaiser la révolte d'Avidius Cas- sius, partir en Syrie, Marc-Aurèle était encore occupé, sur les bords du Danube, à consolider les frontières que sa victoire venait de débarrasser des Barbares . Depuis lors, les berges du grand fleuve avaient été tranquilles . La paix, toutefois, ne dura pas longtemps . Au milieu

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de l'année 178, une nouvelle et soudaine irruption de toute la Barbarie germanique vint envahir et dévaster, cette fois, la Pannonie . Les Légions reculèrent, et ce malheureux Empereur, que la fortune condamnait à passer dans les camps la plus grande partie des années de son règne, se hâta d'aller par sa présence donner cou- rage aux troupes assaillies . Emmenant son fils avec lui, il quitta Rome au mois d'août de cette même année, et vint établir à Sirmium, sur les bords de la Save, son quartier général . De cette troisième campagne nous ne savons presque rien . L'Empereur en tout cas continuait à diriger cette guerre, lorsque, à la fin de l'hiver de l'an 180, il fut atteint du mal épidémique qui décimait son armée . Avant de mourir, à Sirmium selon les uns, à Vindobona (Vienne) selon les autres, il recommanda son fils et successeur aux membres de son Conseil et à ses compagnons d'armes . « Tenez-lui lieu de père, leur dit-il ; et, qu'en me perdant, il me retrouve en chacun de vous . » Et, comme ces rudes soldats laissaient couler leurs larmes : « Pourquoi pleurez-vous, leur demanda Marc-Aurèle? Ne savez-vous pas que je ne fais qu'aller avant vous, là où vous tous vous me retrouverez? » Le dernier jour de sa maladie, il fit venir Commode pour lui faire ses adieux, le supplier de parachever cette guerre et de ne point trahir en gagnant Rome trop tôt. Recommandations et adieux furent brefs, car l'Empereur, de crainte de lui communiquer le mal contagieux qui le menait au tombeau, le congédia bien vite . Une sorte de délire le saisit peu après, au cours duquel on l'entendait murmurer cet hémistiche grec

« Tant est chose malheureuse que de faire la guerre? » A la fin de la journée, comme le tribun de service venait, comme chaque soir, lui demander le mot d'ordre : « Va trouver, lui répondit l'Empereur en faisant allusion à

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Commode, le soleil qui se lève, car, pour moi, je suis à mon couchant. » Le soir arrivé, il se couvrit la tête, comme pour dormir, et, à l'âge de cinquante-huit ans, il rendit l'âme dans la nuit du 9 avril 180 . Son corps, ramené à Rome, fut incinéré tout auprès de la colonne Antonine, et ses cendres furent portées en grand deuil dans le mausolée d'Hadrien, où reposaient déjà les restes de ceux de ses enfants qui l'avaient précédé .

Telles furent la vie et la mort de Marc-Aurèle, de ce philosophe qui non seulement fut le premier des Empe- reurs à mourir, face à l'ennemi, au poste que lui assi- gnait la grandeur de l'Empire qu'il avait à défendre, mais qui encore nous laissa cette admirable somme d'expérience et de vie, ce manuel de conduite que cons- titue le livre desPensées . C'est en lisant et en méditant ce guide de force et de concentration que nous arrivons à saisir par quel entraînement ce méditatif a pu se rendre assez souple pour devenir, quand l'occasion l'exigeait, un homme de volonté précise, de prompte décision et d'opiniâtre action . Tout aussi bien qu'en temps de guerre, Marc-Aurèle sut trouver en temps de paix, dans cette philosophie de l'action qu'était le stoïcisme, les principes directeurs de son administration politique et morale . « L'administration générale de Marc-Aurèle, écrit en effet Léon Homo *, fut vigilante et zélée comme celle de ses prédécesseurs, mais ce spéculatif et ce pen- seur y apporta un esprit nouveau, marqué au coin de cette culture philosophique qui lui assure une place à part dans la dynastie des Antonins. Aussi eut-il une prédilection très marquée pour la justice et se plut-il à y faire pénétrer ses idées favorites de philanthropie et de solidarité . Il aimait à rendre la justice, même

* Cf . Léon Homo, L'Empire romain, p. 74 .

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pendant ses villégiatures, entouré d'un conseil de juris- consultes, dont il prenait avec grand soin les avis . Il améliora, dans un sens d'humanité, la condition des pauvres et des esclaves . » Seuls, raconte-t-on, les chré- tiens n'eurent pas toujours à se louer de celui qui pour- tant avait été, selon le mot de Renan *, « amené à l'estime des hommes par la noblesse habituelle de ses pensées et par le sentiment de sa propre bonté » . S'il y eut des martyrs sous son règne, ce ne fut pas en vertu d'un état de persécution qu'il aurait par lui-même créé et codifié . Des raisons d'État interdirent seulement à sa conscience impériale, d'abroger les lois contre les associations illicites qu'avait portées Trajan, et Marc- Aurèle se contenta d'en adoucir la rigueur, en recom- mandant à ses gouverneurs de ne traiter avec sévérité que les chrétiens qui feraient des aveux et de sévir avec force contre les délateurs dont les dénonciations ne seraient pas justifiées . La loi restait persécutrice, et il en résulta dans les provinces, notamment à Lyon, des applications qui, pour n'être inspirées, dans l'esprit de Marc-Aurèle, que par des intérêts purement politiques, n'en restent pas moins infiniment regrettables . La responsabilité parait en retomber surtout sur les magis- trats trop zélés d'un Empire qui s'étendait des plages de Bretagne aux rives de l'Euphrate . Obligé de passer le plus longtemps de son règne à contenir les Barbares sur les bords du Danube, Marc-Aurèle ne pouvait être partout, veiller à tout et trouver, pour suppléer à sa tâche, des âmes d'une qualité aussi nettement excep- tionnelle que la sienne .

Que cette âme ait été « grande et bonne », comme le reconnaissent les auteurs ecclésiastiques eux-mêmes,

* Cf . E . RENAN, op . cit., p . 4 .

* Cf. E. RENAN, op. cit ., p . 488 .

** Cf . A . PUECH, op . cit ., p . VI .

*** Cf. A. PUECH, Op . cit ., p. VII .

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et que le monde, comme l'écrit Renan *, « ait été un moment, grâce à lui, gouverné par l'homme le meilleur et le plus grand de son siècle », il suffit d'ouvrir au hasard le livre des Pensées pour s'en apercevoir . Ces Pensées détachées, formant douze cahiers plutôt que douze livres, ont dû être écrites à différentes époques de la vie de l'Empereur . Les pages les plus émouvantes portent la trace d'un âge déjà mûr et « sont contem- poraines des années où Marc-Aurèle fut accablé par les charges les plus lourdes" » . Un de ces cahiers fut composé au pays des Quades ; un autre, à Carnuntum .

« L'ensemble, écrit M . A . Puech ***, a été rédigé au jour le jour, sous l'impression directe des événements ou de simples incidents . L'Empereur profite d'une heure, ou de quelques minutes de loisir, le plus souvent sans doute le matin, ou tout au contraire à la fin de l'une de ses rudes journées, pour s'enfermer, loin des fâcheux, en soliloque avec lui-même ; il médite, et finalement il écrit . C'est souvent une courte remarque, où se résu- ment les réflexions ruminées pendant le jour, ou pen- dant l'insomnie ; c'est parfois une page développée, raisonnement ou analyse ; il arrive même que ce soient seulement quelques lignes d'autrui, notées au cours d'une lecture, ou revenues à la mémoire soudainement, une phrase de Platon ou un vers d'Euripide dont quelque expérience récente a révélé ou confirmé le sens profond . Tantôt il n'y a aucune suite d'un alinéa à l'autre ; tantôt certains groupes forment quelque unité, soit qu'ils aient été écrits tout d'une traite, soit que l'Empereur, bien qu'il s'y soit repris à plusieurs

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fois, ait gardé plus ou moins longtemps le même état d'esprit, la même préoccupation dominante * . Quelles que soient ces différences de forme, au total assez légères, rien n'est inspiré par la moindre vanité d'au- teur, ni même par une pure curiosité psychologique . Le souci pratique, l'intention d'entretenir ou de raviver ou d'intensifier l'énergie morale, « la flamme de la lampe », règne partout sans compétition . »

Élève des Stoïciens, Marc-Aurèle avait choisi, dès sa tendre jeunesse, de régler sa conduite et sa vie sur les maximes du Portique . Le journal de sa pensée intime nous atteste qu'il ne faillit jamais à l'adhésion totale qu'il leur avait donnée . L'originalité de Marc-Aurèle provient donc beaucoup plus de la façon dont il mit la morale stoïcienne en pratique, que de celle qu'il eut d'en concevoir les principes . S'il n'ajouta aucune donnée nouvelle, aucune vue nettement particulière à la doc- trine de ses maîtres, nul ne sut, si ce n'est, l'esclave que fut l'humble Epictète, en faire vivre, comme cet Empe- reur, la divine noblesse . Toutefois, en s'informant dans sa conduite, le stoïcisme s'y nuança des qualités de son âme . Les lieux communs les plus courants du Portique s'y parèrent d'une fraîcheur de sensibilité si ardente, d'un accent si humain **, d'une émotion si poignante

* « L'unité des Pensées, écrit aussi A . Puech, op . cit ., p . XXIII, tient seulement à ce que l'auteur reste, d'un bout à l'autre, sous l'empire des mêmes dispositions morales. » II est probable, écrit de son côté Renan, op . cit., p. 258, à propos du livre des Pensées, que Marc-Aurèle « tint de bonne heure un journal intime de son état intérieur . II y inscrivait, en grec, les maximes auxquelles il recourait pour se fortifier, les réminiscences de ses auteurs favoris, les passages des moralistes qui lui parlaient le plus, les principes qui, dans la journée, l'avaient soutenu, parfois les reproches que sa conscience scrupuleuse croyait avoir à s'adresser » .

** Le livre de Marc-Aurèle, écrit Renan, op . cit., p. 282, « est le livre le plus purement humain qu'il y ait . . . Jamais on n'écrivit plus simplement pour soi, à seule fin de décharger son coeur, sans autre témoin que Dieu » .

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que leur vertu, déjà un peu fanée, sut recouvrer en lui le charme attendrissant d'une expression nouvelle et l'énergique aisance d'un élan personnel * .

Pour les Stoïciens, la philosophie comprenait trois parties : la physique, la logique et l'éthique . Préoccupé avant tout de sagesse effective, Marc-Aurèle semble bien n'avoir eu de curiosité pour les théories physiques et logiques de ses maîtres, que dans la mesure où il pouvait en tirer des préceptes de perfection humaine et d'immé- diate application pratique . Cette attitude fut d'autant plus facile à l'élève, que ses guides eux-mêmes subor- donnaient à l'éthique, et logique et physique . La logique enseignait l'art de contrôler les représentations de l'esprit et de ne concevoir que la pure et simple réalité de l'objet . La physique expliquait les principes de tout ce qui est du domaine de l'être ou de la vie . « En consi- dérant, écrit G. Michaut **, comment les choses maté-

* Le livre de Marc-Aurèle est inspiré par la même doctrine, la même foi qui inspirèrent les Entretiens d'Epictète . « Mais, écrit Maurice Croiset, La civilisation hellénique, t. II, p . 106, tandis que l'esclave fait la leçon à ses disciples, l'empereur ne s'adresse qu'à lui-même et n'entend corriger que ses propres fai- blesses . Pleinement conscient de son immense responsabilité,

de l'étendue de ses devoirs, il examine sa conscience, il note ses pensées au jour le jour pour se juger et s'améliorer . Juge sans indulgence, à qui rien n'échappe, puisqu'il est en même temps l'accusé et l'accusateur . Touchant par sa sincérité, attachant par sa noblesse et la délicatesse de ses sentiments, il laisse voir ses scrupules, sa lutte intime contre les découragements inévi- tables, sa résistance aux influences dangereuses, ses inquiétudes secrètes, et, par-dessus tout, sa volonté constante de bien faire, son admirable force d'âme . Aucun livre n'a jamais mieux décou-

vert l'homme dans l'auteur ; et cet homme qu'il nous fait con- naître est un des meilleurs, un des plus dignes d'être admiré et aimé . Ce n'est pas, pourtant, un être d'exception . Il ressemble par quelque côté à chacun de nous ; et ainsi ce livre de confi- dences personnelles, cet entretien qu'il tenait avec lui-même, nous offre, dans ses analyses psychologiques, une image toujours vraie du ceeur humain . Il n'a jamais cessé d'être lu, n'ayant jamais cessé d'être profitable. n

** Cf. G. MICRAUT, op . Cit ., p . XV.

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rielles se transforment l'une en l'autre, les Stoïciens en sont arrivés à croire qu'il existe une Matière pre- mière, dont toutes les matières particulières, les choses, les corps des êtres, sont des parcelles détachées . Et ils ont admis, de même, qu'il existe une Ame première dont toutes les âmes particulières sont des parcelles détachées . Ce n'est pas que la matière proprement dite et l'âme soient essentiellement différentes ; seulement la matière est une substance inerte, et l'âme est la même substance douée d'une activité intérieure . L'âme, répandue dans la matière, l'a organisée : étant souve- raine raison, elle lui a donné sa loi . C'est d'après cette loi que tout naît et que tout meurt, que les choses, que les êtres, causés et causants, s'enchaînent les uns aux autres depuis le commencement, selon des règles inflexibles . Une inexorable fatalité, un déterminisme absolu, mais non aveugle, une volonté primitive, cons- ciente, réfléchie et sage, régissent le Tout . Et, comme ce Tout a reçu, de l'intelligence, un ordre, une hiérarchie, qui y établit l'unité, il peut être considéré comme un seul être . C'est le Cosmos, « monde », mais « monde organisé » .

Cette Raison souveraine, qui régit l'ordre universel ou la commune nature, est identique à cette juste et bienveillante Providence qui, veillant à l'intérêt com- mun, crée le particulier en vue du général, gouverne les parties au profit de l'ensemble et entretient ainsi l'unité du Tout et sa diversité . Les choses inanimées et les êtres dépourvus de raison se conforment à cette loi générale d'ordonnance cosmique, par fatalité naturelle . La noblesse de l'homme est de pouvoir s'y soumettre avec intelligence et volontairement . L'homme, en effet, est une parcelle organisée du grand Tout. L'âme qui lui sert de principe directeur, de Dieu intérieur, de

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Génieet deGuide, est une parcelle aussi de l'Ame univer- selle . Soumis, par le fait qu'il est d'une nature identique à celle du Tout, à la même loi qui organise ce Tout, l'homme doit sans cesse chercher à la connaître, l'accep- ter sans murmure et s'y conformer invariablement.

Vivre conformément à la nature ne sera donc pas autre chose que de vivre selon les lois de la raison universelle, et vivre, comme le veut Marc-Aurèle, selon la droite raison s'obtiendra en maintenant la raison particulière à chacun en permanent contact avec la raison du Tout . Ainsi faisant, nous garderons, dans sa pureté originelle, l'élément divin de notre être ; nous nous rendrons ver- tueux et heureux, car le bonheur et la vertu résultent du parfait accord que nous pouvons établir entre le Génie, que chacun porte en soi au fond de sa poitrine, et l'ordre intelligent du monde universel .

Mais l'âme, ajoute G . Michaut *, « ne peut vivre selon la nature que si elle veille à la fois sur ses opinions, sur ses sentiments et sur ses actions . Maîtresse de former ses opinions, l'âme essayera de trouver cette vérité que pos- sède l'âme du Tout . Elle découvrira la loi de la Néces- sité, et la comprendra ; elle saura ainsi quelles doivent être ses relations avec le Tout. Elle découvrira les rapports de parenté que la communauté d'origine établit entre les hommes ; elle saura ainsi quelles doivent être ses relations avec le genre humain . Elle découvrira quelle est la véritable nature des choses : elle saura ainsi quelles doivent être ses relations avec elles . Elle distinguera les choses « qui sont en notre pouvoir », les choses «qui ne sont pas en notre pouvoir » .Elle se rappel- lera que cela seul est un bien, qui est un bien pour elle, non pour le corps, c'est-à-dire un bien moral, et que

* Cf. G . MICHAUT, op . Cit.,p. XVIII-XIX.

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cela seul est un mal, qui est un mal pour elle, non pour le corps, c'est-à-dire un mal moral ; elle n'esti- mera donc que la vertu, ne redoutera que le vice, regar- dera tout le reste, vie et mort, plaisir et douleur, gloire et infamie, comme des choses indifférentes . Enfin, elle saura que toutes ces vérités lui appartiennent et que nulle force au monde ne peut les lui ravir : l'indépen- dance de son jugement restera absolue . »

De telles opinions engendreront la résignation à l'égard de la Nécessité, la piété et la reconnaissance envers les Dieux, l'indulgence et la bienveillance à l'égard des hommes . Ainsi, de la vérité de nos opinions rectifiées, s'ensuivront les sentiments qui convien- nent pour conformer nos actions à l'ordre universel et aider ainsi, dans la mesure de nos forces, à la « bonne marche » du monde .

Telles sont les grandes idées stoïciennes sur lesquelles l'âme de Marc-Aurèle le plus souvent s'appuya. Elles ne constituent pas, nous l'avons déjà dit, un apport inédit, un fait nouveau dans la philosophie du Por- tique . C'est par le ton dont elles sont présentées, par la mâle façon dont elles sont exprimées et surtout par l'effet de leur application, que l'Empereur a su les rendre originales * . C'est là ce qui rend à jamais admi-

* Ce n'est pas à dire que toutes les Pensées de Marc-Aurèle aient une égale valeur littéraire . Certaines ne sont que des notes concises, destinées sans doute à être retravaillées et revues, des variations analytiques sur un thème identique, des rappels qui nous restent obscurs . Quant aux autres, les unes se formulent en aphorismes d'un caractère absolu ; les autres, bouquets spiri- tuels d'une longue méditation, jaillissements d'une émotion directe et saisie sur le vif, reproches et réprimandes d'une âme qui s'accuse, se juge et se condamne, se condensent parfois dans une image si frappante que la mémoire en reste à tout jamais marquée . Marc-Aurèle avait aimé la poésie, et c'est sans doute cet amour qui lui apprit, comme l'écrit A . Puech, op . cit ., p . XXV,

à donner à la pensée abstraite la puissance concrète de l'image .

VIE DE MARC-AURÈLE 25

rabies et l'homme et ses Pensées . Si l'exemple, en effet, que nous donna la vie de Marc-Aurèle, fait qu'on a, comme l'écrit Montesquieu *, « meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes », la lecture et la méditation de ses Pensées nous restent comme un ferment d'énergie vitale, d'acceptation détachée, de conscience sereine, de dignité divine et, en un mot, comme l'introduction à la vie la plus noble et la plus généreuse que puisse mener un mortel à son poste, en vivant en compagnie des dieux et en se con- solant, en pratiquant le bien, du mal que font les hommes .

Mario MEUNIER .

* Cf. MONTESQUIEU, Considérations sur la grandeur et sur la décadence des Romains, chap . XVI .

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MARC-AURÈLE

PENSÉES POUR MOI-MÊME

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M ARC -AURELE

LIVRE I

I . - De 1 mon grand-père Vérus 3 : la bonté coutu- mière, le calme inaltérable .

II . - De la réputation et du souvenir que laissa mon père 3 : la réserve et la force virile .

III . - De ma mère e : la piété, la libéralité, l'habi- tude de s'abstenir non seulement de mal faire, mais de s'arrêter encore sur une pensée mauvaise . De plus la simplicité du régime de vie, et l'aversion pour le train d'existence que mènent les riches .

IV . - De mon bisaieul 1 : n'avoir point fréquenté les écoles publiques ; avoir, à domicile, bénéficié de bons maîtres, et avoir compris qu'il faut, pour de telles fins, largement dépenser .

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V. - De mon précepteur : n'avoir point pris parti pour les Verts ni les Bleus, pour les Courts ni pour les Longs-Boucliers 8 ; supporter la fatigue et se contenter de peu ; faire soi-même sa besogne, et ne pas s'ingérer dans une foule d'affaires ; mal accueillir la calomnie.

VI. - De Diognète 7 : réprouver les futilités ; ne point ajouter foi à ce que racontent les charlatans et les magi- ciens sur les incantations, la conjuration des esprits et autres contes semblables ; ne pas nourrir des cailles ni s'engouer pour des folies de ce genre ; avoir pris goût à la philosophie, et avoir eu pour maîtres d'abord Bacchius, puis Tandasis et Marcianos 8 ; m'être appliqué, dès l'en- fance, à composer des dialogues ; avoir opté pour un lit dur et de simples peaux, et pour toutes les autres pratiques de la discipline hellénique .

VII . - De Rusticus 8 : avoir pris conscience que j'avais besoin de redresser et de surveiller mon carac- tère ; avoir évité de se passionner pour la sophistique, de rédiger des traités, de déclamer de piteux discours exhortatifs, et de frapper les imaginations pour se mon- trer un homme actif et bienfaisant ; m'être détaché de la rhétorique, de la poétique et de l'art de parler avec trop d'élégance ; m'être interdit de me promener en toge à la maison, et d'étaler quelque autre faste ; écrire mes lettres avec simplicité, comme était celle qu'il écrivit lui-même de Sinuesse 30 à ma mère ; envers ceux qui nous ont irrités et offensés, être disposé à l'indulgence et à la réconciliation, aussitôt qu'ils veulent revenir ;

LIVRE I 31

lire avec attention, et ne pas se contenter d'une intel- ligence globale ; ne pas accorder aux bavards un prompt assentiment ; avoir pu connaître les écrits conservant les leçons d'Épictète, écrits qu'il me communiqua de sa bibliothèque.

VIII . - D'Apollonius 11 : l'indépendance et la déci- sion sans équivoque et sans recours aux dés ; ne se guider sur rien autre, même pour peu de temps, que sur la raison ; rester toujours le même, dans les vives souffrances, la perte d'un enfant, les longues maladies ; avoir vu clairement, sur un vivant modèle, que le même homme peut être très énergique en même temps que doux ; ne se pas s'impatienter au cours de ses expli- cations ; avoir vu un homme qui visiblement estimait comme le moindre de ses mérites, l'expérience et l'habi- leté à transmettre les principes des sciences ; avoir appris comment il faut recevoir de nos amis ce qui passe pour être des services, sans se laisser diminuer par ces bons offices, sans grossièrement les refuser .

IX . - De Sextus " : la bienveillance ; l'exemple de ce qu'est une maison soumise aux volontés du père ; l'intel- ligence de ce que c'est que vivre conformément à la nature ; la gravité sans affectation ; la sollicitude atten- tive pour les amis ; la patience envers les ignorants et envers ceux qui décident sans avoir réfléchi ; l'art de s'accommoder à toutes espèces de gens, de telle sorte que son commerce était plus agréable que toute flat- terie, et qu'il leur imposait, par la même occasion, le

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32 PENSÉES POUR MOI-MÊME

plus profond respect ; l'habileté à découvrir avec intel- ligence et méthode et à classer les préceptes nécessaires à la vie ; et ceci, qu'il ne montra jamais l'apparence de la colère ni d'aucune autre passion, mais qu'il était à la fois le moins passionné et le plus tendre des hommes ; l'art de savoir sans bruit adresser des louanges, de

connaître beaucoup sans chercher à briller .

X . - D'Alexandre le grammairien 13 : s'abstenir de blâmer ; ne pas critiquer d'une façon blessante ceux qui ont commis un barbarisme, un solécisme, ou quelque autre faute choquante, mais amener adroitement le seul terme qu'il fallait proférer, sous couvert de réponse, de témoignage à l'appui, ou de commun débat sur le fond même du sujet, et non sur la forme, ou par quelque autre moyen d'avertissement occasionnel et discret .

XI . - De Fronton 14 : avoir observé à quel degré d'envie, de souplesse et de dissimulation les tyrans en arrivent, et que, pour la plupart, ceux que chez nous nous appelons patriciens sont, en quelque manière, des hommes sans coeur .

XII . - D'Alexandre le Platonicien", : ne pas, sou- vent et sans nécessité, dire à quelqu'un ou mander par lettre : « Je n'ai pas le temps . » Et, par ce moyen, cons- tamment ajourner les obligations que commandent les relations sociales, en prétextant l'urgence des affaires,

LIVRE I 33

XIII. -s,De Catulus 14 : ne jamais être indifférent aux plaintes d'un ami, même s'il arrive que ce soit sans raison qu'il se plaigne, mais essayer même de rétablir nos relations familières ; souhaiter du fond du coeur du bien à ses maîtres, ainsi que faisaient, comme on le rap- porte, Domitius et Athénodote 17 ; avoir pour ses enfants une véritable affection .

XIV . - De mon frère Sévérus 18 : l'amour du beau, du vrai, du bien ; avoir connu, grâce à lui, Thraséas,

Helvidius, Caton, Dion, Brutus 19 ; avoir conçu l'idée d'un état juridique fondé sur l'égalité des droits, don- nant à tous un droit égal à la parole, et d'une royauté qui respecterait avant tout la liberté des sujets . Et de lui aussi : l'estime constante et soutenue pour la philo- sophie ; la bienfaisance, la libéralité assidue ; la confiance et la foi en l'amitié de ses amis ; ne pas déguiser ses reproches envers ceux qui se trouvaient les avoir mérités, et ne pas laisser ses amis se demander : « Que veut-il, ou que ne veut-il pas? » mais être d'une évidence nette .

XV . - De Maximus 30 : être maître de soi et ne pas se laisser entraîner par rien ; la bonne humeur en toutes circonstances, même dans les maladies ; l'heureux mélange, dans le caractère, de douceur et de gravité ; l'accomplis- sement sans difficulté de toutes les tâches qui se pré- sentaient ; la conviction où tous étaient qu'il parlait comme il pensait et qu'il agissait sans intention de mal faire ; ne point s'étonner ni se frapper ; ne jamais se hâter, ni tarder, ni se montrer irrésolu ou accablé ; ne

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34 PENSÉES POUR MOI-MÊME

pas rire à gorge déployée, pour redevenir irritable ou défiant ; être bienfaisant, magnanime et loyal ; donner l'idée d'un caractère droit plutôt que redressé . Et ceci encore : que personne n'a jamais pu se croire méprisé par lui, ni osé se prendre pour meilleur que lui ; la bonne grâce, enfin .

XVI . - De mon pèreal : la mansuétude, et l'inébran- lable attachement aux décisions mûrement réfléchies ; l'indifférence pour la vaine gloire que donne ce qui passe pour être des honneurs ; l'amour du travail et la persévérance ; prêter l'oreille à ceux qui peuvent apporter quelque conseil utile à la communauté ; inexorablement attribuer à chacun selon son mérite ; l'art de savoir quand il faut se raidir, quand se relâcher ; le moment où il faut mettre un terme aux amours pour les adolescents ; la sociabilité ; la faculté laissée à ses amis de ne pas toujours manger à sa table et de ne point partir obli- gatoirement en voyage avec lui, mais être retrouvé toujours le même par ceux qui avaient dû, pour cer- taines affaires, s'en éloigner ; le soin scrupuleux de tout peser dans les délibérations, de persister et de ne jamais abandonner une enquête, en se montrant satisfait des apparences faciles ; l'art de conserver ses amis, de ne jamais s'en dégoûter ni de s'en rendre éperdument épris ; la capacité de se suffire en tout par soi-même et d'être serein ; prévoir de loin et régler d'avance les plus petits détails sans outrance tragique ; réprimer les accla-

mations et toute flatterie à son adresse ; veiller sans cesse aux nécessités de l'Empire, ménager les ressources et supporter ceux qui le blâmaient d'une telle conduite ; envers les Dieux, point de superstition ; envers les hommes,

LIVRE I 35

nulle recherche de popularité, ni désir de plaire ou de gagner la faveur de la foule ; mais, modéré en tout, résolu, jamais mal élevé ni possédé par le besoin d'in- nover ; user à la fois, sans morgue et sans détour, des biens qui donnent de l'agrément à l'existence - et la Fortune les lui avait en abondance offerts - de sorte qu'il en usait sans orgueil comme sans détour, s'il les trouvait à sa portée, et qu'il n'en sentait pas le besoin, s'ils lui manquaient . Et ceci : que personne n'a pu dire qu'il fût un sophiste, une âme triviale, un désoeuvré, mais au contraire que c'était un homme mûr, accompli, inaccessible à la flatterie et susceptible de diriger et ses propres affaires et celles des autres.

Et encore : respecter les Vrais servants de la philosophie ; et, quant aux autres, ne point les offenser ni se laisser leurrer par eux . Et ceci : son commerce agréable et sa bonne grâce infastidieuse ; le soin mesuré qu'il prenait de son corps, non pas en homme amoureux de la vie, mais sans coquetterie comme sans négligence : aussi, grâce au soin qu'il eut de sa propre personne, presque jamais il ne fit appel à la médecine, aux remèdes et aux topiques . Et surtout : son art de s'effacer sans jalousie devant ceux qui s'étaient acquis quelque supériorité, comme, par exemple, dans la facilité de l'élocution, la connaissance des lois, des coutumes ou de toute autre matière, et son empressement à faire que chacun, selon sa spéciale capacité, soit honoré ; suivre en tout les traditions ancestrales sans afficher la prétention de garder les traditions des aïeux . Et ceci : ne pas aimer à se déplacer ni à s'agiter, mais se plaire à rester dans les mêmes lieux et dans les mêmes occupations ; après de violents accès de maux de tête, revenir aussitôt, avec un nouvel entrain et une pleine vigueur, à ses travaux coutumiers ; se souvenir qu'il n'eut pas beaucoup de

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