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Intuition et rigueur : les dialectiques motrices de la pensée inventive

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Intuition et rigueur : les dialectiques motrices de la pensée inventive

Julien Lamy

To cite this version:

Julien Lamy. Intuition et rigueur : les dialectiques motrices de la pensée inventive. Bulletin de

l’association des amis de Gaston Bachelard, Association Internationale Gaston Bachelard, 2013. �hal-

01818327�

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Intuition et rigueur :

les dialectiques motrices de la pensée inventive

1

par Julien LAMY,

Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (Irphil) – Université Lyon 3

Nous nous proposons, dans le cadre de cette courte étude, de clarifier le problème de l’intuition dans le contexte d’une réflexion épistémologique sur les processus d’invention, ainsi que de réfléchir sur le statut de l’intuition dans la dynamique inventive de la pensée scientifique. Nous parlons de problème, mais cela ne va pas de soi. Un problème n’est jamais donné, comme le souligne de façon récurrente Bachelard, mais se construit.

Qu’est-ce qui fait donc problème avec l’intuition et dans quelle mesure ce problème se trouve-t-il une expression pertinente dans l’épistémologie bachelardienne ? Pour esquisser la problématique, commençons par poser quelques définitions préliminaires – somme toute assez grossières – et tirons-en quelques conséquences.

D’un point de vue général, l’intuition se présente comme une forme de connaissance qui livre au sujet une vue globale et directe sur un objet donné. Elle se caractérise, dans ses différents emplois, par l’immédiateté et la singularité. Une troisième caractéristique peut se greffer sur cette première définition, à savoir l’évidence. Comme le souligne Edouard Le Roy : « Il n’y a de connaissance de l’immédiateté que par l’intuition ; et, réciproquement, l’intuition est toujours connaissance de l’immédiat. De là résulte […] que toute vraie intuition est nécessairement une intuition vraie ».

D’un autre point de vue, la pensée scientifique nécessite des représentations générales, des concepts, que l’on va enchaîner méthodiquement selon des étapes en vue de produire un raisonnement et de constituer une théorie objective.

En sorte qu’on peut dans une première approche opposer intuition et concept comme deux modes de connaissance antithétiques, contradictoires, et conclure à une séparation de la rigueur discursive et de l’évidence intuitive. En termes de logique, la relation serait disjonctive : « le concept ou l’intuition ». On ne pourrait jamais avoir ensemble les deux formes de connaissance.

Mais il ne suffit pas de traiter la question d’un point de vue strictement logique, par une dialectique massive et un « simple trafic logique des contraires »

2

. La pensée intuitive n’implique pas nécessairement un abandon de la rigueur, de même que la pensée discursive n’a pas pour conséquence systématique le rejet inconditionnel de toute forme d’intuition. Il ne

1 Cet article est paru dans le Bulletin n°15 de l’Association Internationale Gaston Bachelard (2013).

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suffit pas de poser l’intuition et le concept comme antithétiques, contradictoires. Il est nécessaire, pour saisir toute la finesse de la pensée scientifique et de son activité rationaliste, d’étudier ces questions sur des points précis, de faire varier les points de vue et de distribuer les analyses de façon coordonnée. Intuition et rigueur doivent être saisis dans leurs fonctions spécifiques et relativement à des champs distincts de la connaissance.

Une analyse fine des relations possibles entre pensée intuitive et pensée discursive, entre les valeurs expérimentales et les valeurs rationnelles de la connaissance, nécessite une perspective dialectique, une mesure nuancée de la complémentarité possible de l’analyse et de la synthèse dans le cadre d’un couplage entre intuition et rigueur.

Il va donc s’agir de mettre en évidence, dans leur détail, les fonctions réciproques de la pensée intuitive et de la pensée discursive, afin de souligner le rôle moteur de cette complémentarité pour la pensée scientifique en examinant si l’intuition peut jouer un rôle dans la constitution d’une connaissance rigoureuse. Ce n’est que par cette tâche critique que peut advenir une « libération intuitive »

3

et une « refonte corrélative des intuitions et des concepts »

4

.

Finalement, nous pourrions formuler ainsi notre problème général : la pensée scientifique peut-elle être réduite à la déduction et à l’analyse ? Peut-on réduire l’activité scientifique à des systèmes déductifs, à des mécanismes logiques, à des opérations algorithmiques ? Le moteur de l’invention renvoie-t-il in fine à une sorte mathesis universalis nous permettant de calculer toutes les vérités possibles à partir d’un groupe de notions simples ? La connaissance scientifique n’implique-t-elle pas des synthèses et des jugements synthétiques ? N’y a-t-il pas un instant décisif de la découverte qui surgit après une longue préparation, constituant le moteur des « drames rationnels »

5

de la pensée scientifique ?

L’enjeu est ici celui de la dynamique même de la pensée scientifique et de son progrès.

Si la science ne procède que déductivement, analytiquement, il semble difficile de penser dans son dynamisme créateur le progrès même des connaissances scientifiques, dans la mesure où l’invention suppose l’avènement d’une nouveauté et que l’analyse déductive se contente de conclure des vérités à partir de principes de base. Remarquons par ailleurs que la science contemporaine, qu’il s’agisse par exemple des mathématiques avec les géométries non- euclidiennes ou de la physique avec les mécaniques non-newtoniennes, bouleverse nos intuitions habituelles. La pensée scientifique exige un dépassement des intuitions communes

2 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine », 1951, p. 190.

3 Gaston Bachelard, La philosophie du "non": essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris : PUF, coll. "Quadrige", 2002 [1940], p. 104.

4 Gaston Bachelard, La philosophie du "non"…, op. cit., p. 104.

5 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., p. 137.

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en direction des abstractions qui permettront au savant de penser adéquatement le réel. Pour atteindre l’exactitude qui caractérise les connaissances objectives, il est nécessaire de quitter le terrain des intuitions premières pour développer une connaissance construite et enchaînée rigoureusement ; mais il est aussi nécessaire de dialectiser nos catégories de pensée, dans la mesure où les principes rationnels peuvent être remis en cause en fonction d’une expérience particulière nous révélant les insuffisances de nos modèles explicatifs. En ce sens, il y a une véritable dynamique de la connaissance scientifique, qui se dit d’une rectification corrélative des intuitions et des concepts, et qui est ouverte à l’intégration de la nouveauté.

Ces problèmes prennent une tournure spécifique avec la science contemporaine, notamment la microphysique, dont Bachelard nous dit qu’elle est production de phénomènes nouveaux.

Dans le contexte de la réflexion bachelardienne sur la physique contemporaine, la question de l’intuition surgit nettement sous une forme qui semble avoir l’apparence d’un paradoxe. Au chapitre V de L’activité rationaliste de la physique contemporaine, alors qu’il parle de la révolution introduite par Planck en inscrivant le dénombrable (quantum d’énergie) dans des phénomènes jusqu’alors situés dans le règne du continu (énergie), Bachelard nous parle d’une intuition de Planck. De même il parle de l’intuition einsteinienne du corpuscule de rayonnement, à savoir le photon. Il est dans un premier temps étonnant, après toutes les critiques adressées régulièrement à la pensée intuitive, de trouver une intuition à ce niveau de la pensée scientifique. Mais il est encore plus perturbant de voir Bachelard affirmer quelques lignes plus loin que la constante de Planck échappe à toute intuition !

Le problème semble épineux, car d’un côté la quantification des phénomènes énergétiques dépend d’une intuition géniale de Planck, et de l’autre la constante de Planck qui permet de rationaliser cette quantification échappe à toute intuition. Tout se passe comme s’il fallait distinguer deux niveaux du problème, mettant en jeu deux sens et deux moments de compréhension du rationalisme de l’énergie.

De sorte que l’on peut légitimement se demander si Bachelard, sans le préciser et sans explicitation, ne fait pas jouer ici des sens distincts de la notion d’intuition. Par ailleurs, et c’est tout le sens de notre enquête, on peut se demander si l’explicitation de cette différentielle de l’intuition n’engage pas une compréhension plus fine de l’activité rationaliste de la science.

De ce nœud problématique découlent une série d’interrogation : y a-t-il deux types

d’intuition à l’œuvre dans la pensée scientifique, qui nous permettraient de rendre compte de

ses mutations brusques et de sa capacité inventive ? Ne doit-on pas distinguer avec la pensée

scientifique une intuition purement empirique et une intuition intellectuelle ? Si tel est le cas,

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quelle est la légitimité de cette intuition nouménale ? Ne faut-il pas distinguer des domaines et des fonctions spécifiques pour saisir toutes les nuances opératoires de l’intuition ?

Voilà les questions que nous allons tenter d’élucider au cours de cette étude. Après quelques remarques sur la pensée objective, nous examinerons les différents types d’intuition pour finalement aborder dans une ouverture conclusive la question du rôle de l’imagination au cœur même de la pratique la plus rigoureuse de la pensée scientifique.

La formation des idées et la dynamique psychique de la connaissance

Un point essentiel de l’épistémologie bachelardienne réside dans l’importance attribuée à l’étude de la formation des idées. C’est toute la dimension de la psychologie de la recherche et de l’histoire des sciences, auxquelles Bachelard accorde une importance capitale dans sa réflexion épistémologique. L’étude de la formation des idées est tout aussi importante, si ce n’est plus, que l’analyse des idées elles-mêmes (dimension psychologique), de même qu’une réflexion sur la formation des connaissances est tout aussi féconde que l’étude des connaissances elles-mêmes en tant que résultats du savoir (histoire des sciences).

Dès ses premières recherches, Bachelard s’intéresse à l’histoire psychologique de l’objectivation. Ecoutons ce qu’il dit en 1934, dans l’article « Idéalisme discursif » :

« Aucune idée isolée ne porte en soi la marque de son objectivité. A toute idée il faut adjoindre une histoire psychologique, un processus d’objectivation pour indiquer comment cette idée est parvenue à l’objectivité. Si intuitive que soit l’origine d’une idée, aucune contemplation ne nous livre cette idée d’emblée ».

6

Dans ce texte, Bachelard met en avant une nuance décisive pour la compréhension de la connaissance objective. En effet, il n’est pas question d’objectivité, mais d’objectivation. La nuance est décisive dans la mesure où se voit mise en défaut l’idée d’un donné objectif primordial. Les idées ne sont pas des données que le sujet recevrait de son expérience objective du monde. Pour qu’une idée devienne objective, il est nécessaire qu’elle se constitue dans un processus d’objectivation. On comprend par-là que Bachelard récuse la conception classique d’un objet tout fait, en attente d’être appréhendé de façon objective par un sujet totalement constitué. Et même si l’origine de l’idée est intuitive, il y aura tout un travail de rectification à opérer sur l’idée première : l’évidence intuitive, reçue dans l’intuition intime, devra être reprise par des preuves discursives, c’est à dire par des moyens objectifs d’étude.

6 Gaston Bachelard, « Idéalisme discursif », in Recherches philosophiques, Paris, 1934-1935. Article reproduit dans le recueil posthume intitulé Études, Paris : Vrin, 2002 [1970], p. 77

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L’objectivité d’une idée et le sujet de la science ne se pensent pas en termes de donné mais mettent en jeu un point de départ de l’objectivation. Ecoutons Bachelard :

« La pensée commence par un dialogue sans précision où le sujet et l’objet communiquent mal, car ils sont tous deux des diversités dépareillées. Il est aussi difficile de se reconnaître comme sujet pur et distinct que d’isoler des centres absolus d’objectivation. Rien ne nous est pleinement et définitivement donné, pas même nous-mêmes à nous-mêmes ».

7

Nous comprenons donc que l’objectivité, entendue comme processus d’objectivation, résulte d’une activité. Il est important de le souligner car cette activité se pense selon un schème dialectique, dans le sens d’un dialogue progressif de l’esprit et du monde, du sujet et de l’objet. Le sujet n’est pas constitué par des structures mentales achevées, comme le serait un sujet transcendantal, il ne dispose pas de protocoles cognitifs directement applicables à un phénomène donné. C’est plutôt dans la relation dialectique du sujet et de l’objet que se comprend le processus d’objectivation.

C’est par une dialectique, par une activité progressive et ouverte de l’esprit, que se constitue la valeur objective d’une idée. La pensée scientifique requiert un travail, une activité attentive et finalisée du sujet épistémique. L’esprit scientifique ne s’éclaire pas d’une

« lumière naturelle ». L’objectivité se conquiert, pour employer une terminologie nietzschéenne, par une transformation corrélative de l’objet d’étude et du sujet étudiant.

Comme l’illustre parfaitement une confidence de Bachelard dans L’eau et les rêves :

« On ne s’installe pas d’un seul coup dans la connaissance rationnelle […]

Rationaliste ? Nous essayons de le devenir, non seulement dans l’ensemble de notre culture, mais dans le détail de nos pensées »

8

.

Mais si l’accession à la pensée objective nécessite une implication psychologique du sujet, une double question surgit : comment penser cette implication du sujet dans le processus d’objectivation et selon quelles modalités le sujet de la science accède-t-il concrètement à la pensée objective ? Quelles opérations cognitives sont impliquées ?

C’est à ce niveau qu’il nous faut examiner l’intuition immédiate, dans la mesure où c’est contre les idées primitives livrées par l’intuition commune que le sujet peut se déprendre de son expérience première.

7 Ibidem.

8 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris : José Corti, 1942, p. 14.

(7)

L’intuition immédiate et la critique de l’expérience première

L’implication du sujet dans le processus d’objectivation est identifiable comme déformation de la psychologie de l’expérience commune. Le sujet doit déformer sa façon première de penser, afin de s’engager dans un type de pensée spécifique et autonome.

Car si l’on se réfère à ce que dit Bachelard dans « La richesse d’inférence de la physique mathématique », on comprend que « l’intuition prend toujours la direction de la synthèse, elle comprend en assimilant, elle n’ouvre voie à l’analyse et à la différenciation »

9

.

Le problème de l’intuition immédiate réside ainsi dans sa tendance assimilatrice et indifférenciante. Elle favorise une synthèse directe, sans interroger le phénomène en question.

Elle est générale, vague, ne rend pas compte des détails, des différences, des nuances.

Précisons maintenant le contexte de cette intuition pour montrer en quoi elle constitue un obstacle au processus d’objectivation. Ce contexte, c’est celui de l’expérience première, qui n’est jamais neutre, d’emblée objective, car ses pseudo-objets sont marqués par des valorisations de la subjectivité empirique. Soutenues par une activité valorisante de l’ordre de l’affectivité et de l’inconscient, les idées primitives gagnent une force de conviction propre à bloquer l’évolution du psychisme. La valeur a une véritable action psychologique, elle marque l’esprit valorisant de son sceau en déformant le jugement. Plus la valorisation est forte, plus l’est la déformation du jugement.

L’exemple de la matière ignée, que Bachelard analyse tout au long de La psychanalyse du feu

10

, constitue une figure paroxystique de cette sorte de pré-compréhension des phénomènes par les valorisations affectives. Le feu est toujours déjà symbole de vie et de mort, il évoque la création comme la destruction. Nous sommes face au feu sous l’emprise d’une séduction première dont il est difficile de se déprendre. Nous rêvons le feu, nous ne le connaissons pas d’une connaissance objective.

Rassemblons notre propos. Si l’intuition immédiate est vague, englobante, du fait même de son enracinement dans l’expérience première, au contraire l’objectivité est liée au détail et à la différenciation. Comme le dit Bachelard :

« L’objectivité apparaît au niveau d’un détail, comme une tache sur un tableau.

Alors que l’intuition semblait nous donner tout d’un seul regard, la réflexion s’arrête sur une difficulté particulière. Elle objecte une exception »

11

.

9 Gaston Bachelard, « La richesse d’inférence de la physique mathématique », in Scientia - Revue internationale de synthèse scientifique, Bologna (Italie), 1928. Article reproduit dans le recueil posthume intitulé L’engagement rationaliste, Paris : PUF, coll. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", 1972, p. 114.

10 Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris : Gallimard, 1949 [1938].

11 Gaston Bachelard, « Idéalisme discursif », op. cit., p. 79

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A la naïveté primitive de la pensée dans l’intuition commune, le processus d’objectivation substitue l’analyse minutieuse des détails et des petites variations si souvent décisives pour la compréhension d’un phénomène. Si l’intuition est de bonne foi, la réflexion doute, elle critique, examine, contredit. La conquête de l’objectivité implique une conversion rationnelle, dans laquelle l’esprit prend acte du caractère illusoire des idées premières et prend conscience de ses propres erreurs. La rectification des erreurs premières ne s’opère que par un processus rigoureux d’analyse et de critique du phénomène immédiat.

Néanmoins, si le vecteur de l’intuition immédiate est d’ordre synthétique et que la rectification des erreurs suppose une analyse critique, faut-il opposer dans une dialectique inébranlable intuition et rigueur sur le modèle d’une opposition entre analyse et synthèse ? La constitution d’une connaissance objective n’engage-t-elle qu’une fonction analytique de la pensée scientifique ? Ne peut-on pas au contraire essayer de mettre en évidence des relations plus fines entre analyse et synthèse, et finalement entre pensée discursive et pensée intuitive ? Intuition métaphysique et science atomistique

Tentons maintenant de comparer pensée intuitive et pensée discursive dans leurs rôles.

Notre premier examen de l’intuition immédiate nous a permis de mettre en évidence dans le contexte de la connaissance commune une tendance réaliste : on prend le phénomène comme objet donné. L’intuition prise directement sur l’expérience commune prend naissance dans un dictionnaire et une grammaire qui ne nous livrent au fond que des « leçons de choses »

12

. En ce sens, les intuitions communes sont comme pré-figurées par une sorte d’a priori réalistique, consistant à prendre les phénomènes pour des choses ou des substances existant soi. Etant liée par une vue a priori sur l’expérience, la connaissance commune et l’intuition immédiate ne permettent pas d’en avoir une appréhension fine, variée, nuancée – c’est à dire in fine exacte et adéquate.

De sorte que « ces intuitions répondent trop tôt et trop complètement aux questions posées ; elles ne favorisent pas les synthèses compliquées et fécondes ; elles ne suggèrent pas d’expériences »

13

.

Pour spécifier ces questionnements et approfondir nos réflexions sur l’intuition, il est nécessaire de se confronter à un problème précis. Nous interrogerons donc maintenant l’atomisme, exemple d’autant plus intéressant que l’ouvrage de Bachelard dédié à cette question s’intitule Les intuitions atomistiques.

12 Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques (Essai de classification), Paris : Boivin, 1933, p. 132.

13 Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques…, op. cit., p. 153.

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Dans ce texte, le but général est de souligner les « traits intuitifs des doctrines atomistiques » et de mettre au jour la base intuitive constituant le dénominateur commun des diverses doctrines. Il s’agit par cette étude de mettre en évidence une dialectique d’éléments intuitifs et d’arguments, pour montrer comment une intuition peut se constituer en argument et comment un argument peut se trouver une intuition pour s’éclaircir. Cette nécessité de clarification, de facture didactique et pédagogique, est présentée par Bachelard comme une tâche préliminaire pour comprendre l’atomisme philosophique et la lente constitution de la science atomistique contemporaine. Il est nécessaire de classer les intuitions et les arguments qui ont joué un rôle dans l’évolution de l’atomisme naïf vers une science aujourd’hui rigoureuse.

Quelle est la matrice commune des doctrines atomistiques ? La base intuitive de l’atomisme philosophique nous renvoie à l’expérience usuelle des divers phénomènes de la poussière. Ces phénomènes ont une valeur intuitive. En tant qu’intermédiaire entre le concept de solide et le concept de fluide, ils nous rapprochent d’une intuition directe de la diversité matérielle. L’expérience des solides nous donne la leçon des assemblages et des formes, l’expérience des fluides nous donne la leçon du devenir et des mélanges et l’expérience de la poussière se présente comme la plus adéquate pour nous livrer la structure cachée de l’infiniment petit.

Toutefois, l’intuition des phénomènes de la poussière est à la base d’un atomisme naïf.

En effet, cette intuition, valorisée comme idée explicative par l’expérience des grains de poussière agités dans un rayon de lumière, possède une valeur d’explication directe. Elle donne naissance à une spéculation métaphysique qui généralise cette expérience et en fait un principe d’explication de la matière par un passage à la limite. L’expérience du grain de poussière possède une valeur métaphysique dans la mesure où elle permet, par analogie, une synthèse des contraires que sont l’impalpabilité et la visibilité. Le grain de poussière nous donne la leçon d’un corpuscule à la fois matériel et impalpable, que nous pouvons transposer directement aux constituants ultimes de la matière. L’atome doit être comme un grain de poussière. On symbolise l’atome par une expérience commune et empirique qui devient par analogie le symbole des principes ultimes du réel.

Nous pourrions voir là l’opération d’une imagination de type symbolisante, telle que la décrit Kant dans la Critique de la faculté de juger

14

. Car il faut distinguer le grain de poussière empirique du "grain de poussière métaphysique" qu’est l’atome des doctrines antiques. Dans le contexte de l’atomisme philosophique l’atome relève plus de l’être de raison

14 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 59 : « De la beauté comme symbole de la moralité », édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 314.

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que de la définition expérimentale, il s’apparente à un noumène dont nous ne pouvons faire aucune expérience directe. C’est alors en s’appuyant sur une expérience commune, sur les intuitions empiriques des grains de poussière, que l’esprit se rend sensible l’idée abstraite et toute rationnelle d’un constituant indivisible ultime de la matière. Par ailleurs l’atome permet de tout expliquer, il permet de rendre compte de la diversité matérielle et c’est à partir de lui que l’on peut ensuite rendre compte de la composition des phénomènes.

On peut repérer ici un processus de continuation de l’intuition première par des arguments, qui fonde l’atomisme philosophique comme une doctrine à la fois rationnelle et empirique. On enchaîne des intuitions et des arguments, le concret et l’abstrait, des éléments empiriques et des éléments rationnels, pour donner à une doctrine toute métaphysique et spéculative, s’appuyant sur une idée a priori et une expérience immédiate, l’apparence d’une science rigoureuse liant la pensée et l’expérience.

Cependant, ce n’est que par des expériences techniques détaillées que s’opèrera la rupture avec la clarté et l’évidence de l’intuition première. Ne pouvant restituer ici toute la richesse des analyses bachelardiennes et tout le détail de l’évolution de l’atomisme, venons-en à la science atomique contemporaine, qui nous permettra de mettre en évidence une toute autre situation. On constate premièrement un bouleversement du rôle et de la place de l’intuition dans les processus de la connaissance. De données dans l’atomisme naïf, les intuitions deviennent avec la science atomistique de simples figures. Avec la constitution de l’atomisme comme science rigoureuse

« les intuitions ne seront plus des données qu’on exploite et qu’on organise, mais tout simplement des figures par lesquelles on s’exprime »

15

.

L’atomisme moderne est essentiellement discursif, il ne se fonde pas sur des intuitions métaphysiques a priori. Les images opèrent seulement comme des figurations, elles permettent au mieux une illustration intuitive des axiomes.

Ce changement dans l’ordre des raisons est solidaire du vecteur épistémologique de la science contemporaine, dont l’atomistique : au lieu de partir de choses pour aller vers des principes, l’atomistique contemporaine part de principes pour chercher des choses au moyen de réalisations technico-expérimentales. L’atome n’est plus une chose, un phénomène, une substance, mais une supposition théorique ayant un rôle précis relativement à des protocoles de recherche. La définition de l’atome n’est pas une description, elle opère dans une propédeutique rationnelle de l’expérience, dans une coordination a priori des idées qui permet

15 Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques…, op. cit., p. 14.

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la construction théorique des phénomènes encore inconnus et indéterminés. L’ordre des idées prépare les découvertes. Il y a une intrication rigoureuse de la pensée et de l’expérience par l’expérimentation, entrecroisement complexe et fécond dont nous devons maintenant rendre compte en présentant, après les intuitions immédiate et métaphysique, la notion d’intuition travaillée en rapport avec le schématisme de la pensée scientifique.

L’intuition travaillée et le schématisme de la pensée scientifique

Une étude approfondie de la science contemporaine nous enjoint à reconsidérer les relations de l’analyse et de la synthèse. Avec la pensée axiomatique, l’analyse n’a de sens que dans l’horizon la synthèse qu’elle favorise. Voici ce que dit Bachelard :

« La pensée axiomatique nous enseigne en effet à mettre un terme à l’analyse parce que l’analyse ne peut tout au plus que préparer une synthèse […] On est fondé, en pensée, à traiter comme élément ce qui fonctionne comme

élément dans une synthèse »16

Nous comprenons par-là que les éléments et les notions simples ne sont pas premiers et indépendants. Ce sont des notions simplifiées, schématisées, qui ont une fonction dans un jugement et une composition complexes. Les éléments d’une analyse ne visent pas à donner la condition unique et première de la pensée, ils opèrent dans la pluralité de conditions d’une construction rationnelle.

La fonction de l’atome, par exemple, est engagée avec la science contemporaine dans un complexe de conditions précises et se trouve une expression dans la construction théorique des phénomènes chimiques et électriques. L’atome est une notion première qui opère dans un corps de conditions initiales bien définies dont les fonctions sont explicitées dans la construction axiomatique de la science atomique.

A ce stade de notre développement, une question se pose : y a-t-il une place et une fonction de l’intuition dans ces opérations de la pensée scientifique contemporaine ?

Pour donner un éclairage détaillé à cette interrogation, nous partirons d’un exemple précis, pour en tirer ensuite quelques conséquences plus générales.

Cet exemple sera celui du mouvement dans la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie

17

, dont nous pouvons dire de façon cursive que l’association avec la mécanique des matrices de Heisenberg permettra la constitution de la mécanique quantique. Le point de

16 Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques…, op. cit., p. 137

17 Cf. Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., chapitre IX : « Les intuitions de la mécanique ondulatoire », pp. 183-189.

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départ de la Mécanique ondulatoire n’est pas le mouvement considéré dans son sens classique, mais une équation, l’équation de propagation. Pour comprendre les phénomènes de propagation, nous devons nous défaire de l’intuition réaliste du mouvement, qui assimile tout mouvement au déplacement d’un mobile dans l’espace. L’étude des phénomènes de propagation ne peut se baser sur l’idée du déplacement d’un point matériel, car les phénomènes ondulatoires ne mettent pas en jeu un mobile déterminé mais un milieu dynamisé.

La constitution de la mécanique ondulatoire comme science rigoureuse a nécessité un refus de l’intuition immédiate du déplacement et la mise en œuvre d’une étude abstraite, qui en quelque sorte dématérialise et déréalise le mouvement. C’est tout le sens du recours à des abstractions algébriques et à des formules mathématiques. L’idée abstraite de propagation est exprimée dans toute sa précision par une synthèse notionnelle, celle de l’onde et de la période.

Les phénomènes de propagation sont exprimés par la relation synthétique L = VT, qui établit la longueur d’onde comme le produit de la vitesse de propagation et de la période. Le mouvement, dans le contexte des phénomènes ondulatoires, se pense de manière algébrique, par la synthèse rigoureuse de notions de base définies au sein d’une corrélation. De sorte que la caractère synthétique du rationalisme ondulatoire, exprimé par le caractère complexe de la longueur d’onde, nous confronte à une rationalisation, à une information rationnelle, à une emprise rationaliste qui permet de dominer les données de la phénoménologie immédiate.

Néanmoins, Bachelard nous dit qu’il peut y avoir un rôle pédagogique de l’intuition dans la compréhension des relations inter-notionnelles de la mécanique ondulatoire. On peut recourir à certaines images pour comprendre et pour faire comprendre les bases de cette mécanique en rupture avec nos intuitions communes. Voici ce que dit Bachelard :

« Des pédagogues perspicaces sentant le danger des conceptions trop tôt matérialisées auront recours à des images décidément métaphoriques pour faire comprendre cette notion fondamentale de propagation de mouvement vibratoire, de cheminement des ondes »

18

.

Cette image métaphorique peut être par exemple celle de la fanfare

19

. Car la fanfare règle le pas du régiment, elle induit la liaison des sons et des pas : la métaphore nous permet de comprendre la correspondance qui se trouve à la base de la fonction algébrique de la propagation. Le son opère comme signal, il fait marcher au pas, c’est à dire qu’il permet aux troupiers d’être en phase. Dans ce contexte pédagogique, la métaphore de la fanfare donne

18 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., p. 184.

19 Cf. Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., pp. 184-185.

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une illustration de l’idée abstraite de propagation. L’image du régiment comme totalité par l’effet conjoint de la musique et de la discipline donne une vue synthétique des relations notionnelles d’une propagation vibratoire. Cette saisie intuitive ne met pas en jeu un mobile qui se déplace, mais présente une totalité dynamisée.

Quelles conséquences peut-on tirer de cette réintégration relative de l’intuition dans les opérations de la pensée scientifique et dans le processus d’objectivation d’une idée abstraite ? Une première conséquence est la distinction entre un contexte de recherche et un contexte pédagogique. Le savant qui active des dialectiques et s’efforce de rationaliser les phénomènes vibratoires ne recourt pas à l’image ou à la métaphore intuitive. Le scientifique rationalise l’expérience par des moyens conceptuels et mathématiques. C’est dans le contexte pédagogique que l’image ou l’intuition peuvent avoir un rôle : donner à comprendre, donner à la pensée une prise sur un phénomène qui déconcerte nos modes de pensée habituels et dont on ne peut rendre compte que rationnellement.

Nous pouvons alors tirer une seconde conséquence, à savoir que l’image familière et l’intuition commune sont nécessairement secondes. Elles viennent après les idées et les complexes algébriques. La pensée intuitive répond à un besoin de comprendre, elle permet d’orienter l’esprit vers l’idée abstraite. Ce qui implique son caractère provisoire. Une fois le sujet engagé sur la voie des concepts, à partir du moment où la notion à cerner se dessine dans son statut rationnel et expérimental précis, il faut quitter la « voie moyenne »

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des images.

De sorte que nous pouvons dégager une conclusion générale sur l’usage des images et des intuitions communes dans le contexte scientifique. Il engage une « surveillance de soi », il doit être un usage contrôlé, réfléchi, orienté vers la compréhension. L’utilisation des intuitions et des images dans le champ scientifique nécessite une vigilance, une discussion, une mise en ordre. La fécondité des images familières ne se trouve une expression légitime dans la science constituée que comme illustration d’une idée abstraite antérieure, en pleine conscience de rationalité.

Cependant, cet usage raisonné des images résume-t-il le rôle possible de l’intuition dans le champ scientifique ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Pour étayer ce propos, un dernier type d’intuition doit être ici explicité : l’intuition rationnelle dans la physique quantique.

Dans le chapitre X de L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Bachelard examine notamment l’intuition rationnelle de la mécanique ondulatoire. Il nous dit alors que

« la découverte épistémologique initiale de la mécanique ondulatoire est proprement philosophique », qu’« il s’agit […] d’une vision qui complique, dans ses vérités

20 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., p. 186.

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fondamentales, la philosophie du mouvement »

21

. Nous pouvons penser que cette vision nouvelle, complexe, de la mécanique ondulatoire, se présente comme une intuition en raison de son caractère synthétique. Mais s’il s’agit d’une intuition, cette intuition est une intuition rationnelle, elle ne réside ni dans la saisie d’un objet empirique (intuition sensible) ni dans l’appréhension noétique d’une réalité intelligible (intuition métaphysique). C’est pour cela que nous ne parlons pas d’intuition intellectuelle au sens kantien, c’est à dire comme saisie directe par l’intelligence d’une chose en soi ou d’un absolu. L’intuition féconde qui coordonne la base de la mécanique ondulatoire consiste dans la saisie d’un rapport, dans le rapprochement inédit de deux champs expérimentaux hétérogènes, après un long travail de préparation discursive. C’est ce type d’intuition que Bachelard nomme des « intuitions travaillées capables de nous éclairer sur les possibilités de synthèse rationnelle des connaissances dispersées »

22

. Dans cette perspective, si les intuitions immédiates de l’expérience commune constituent des obstacles épistémologiques, les intuitions travaillées de la pensée scientifique sont la condition nécessaire de nouvelles synthèses rationnelles du savoir, par l’invention d’un nouveau champ théorique qui rapproche des secteurs du réel que l’intuition commune ne peut que séparer en raison des limites de nos possibilités naturelles d’observation. Qu’est-ce qui distingue alors cette fougue théorique de la science de la simple spéculation conceptuelle du philosophe ? La réponse repose sur la phénoménotechnique : les audaces théoriques donnent lieu à une technique expérimentale précise, au sens où l’idée théorique s’expérimente et se concrétise. La rationalisation est solidaire d’une réalisation.

Dans cette perspective, pour le dire de manière (un peu trop) générale, on postule le réel de façon mathématique avant de le détecter dans des appareils et par l’intermédiaire d’instruments, et on connaît le réel comme réalisation phénoménotechnique de la supposition.

Ce fut le cas avec le neutrino, qui a en effet été inventé au début du 20

e

siècle afin de résoudre des incohérences expérimentales observées dans le cadre de la radioactivité β. Né de l’intuition géniale de Wolfgang Pauli en 1930, relayée par la formalisation de Fermi en 1933, cette invention rationnelle résout alors les problèmes découverts à propos de la conservation de l’énergie, et inaugure un programme de recherches expérimentales. La particule est intégrée au formalisme des équations pour rendre compte de mesure incohérentes avec les prédictions du modèle théorique disponible à l’époque, mais ne sera détectée que beaucoup plus tard par l’équipe de Fred Reines au réacteur de Savannah River aux USA en 1956. De supposition théorique le neutrino est devenu une donnée objective de la science constituée.

23

.

21 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., p. 194.

22 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste…, op. cit., p. 190.

23 Cf. l’ouvrage collectif Voyage au cœur de la matière, chapitre 4 : « L’énigmatique neutrino », Paris : Belin/CNRS Editions, 2002.

(15)

Conclusion

Au terme de ce parcours, nous soulignerons pour conclure que la pensée scientifique, dans sa capacité inventive, implique deux mouvements complémentaires, discursif et intuitif.

L’inventivité de la pensée scientifique se joue dans les dialectiques de l’intuition travaillée et de la rigueur conceptuelle, dans l’horizon des réalisations de la technique expérimentale.

L’intuition rationnelle favorise des synthèses tout en étant préparée par un long travail d’analyse mathématique. En tant qu’intuition féconde elle n’apparaît qu’à la pointe du savoir.

On peut ainsi distinguer deux vecteurs de la pensée scientifique, le premier consistant dans l’invention de nouvelles configurations du savoir et dans la découverte de nouveaux phénomènes, le second s’attachant à la formalisation rigoureuse des connaissances et à la vérification expérimentale des théories. Nous pouvons ici reprendre et éclairer plus finement l’apparent paradoxe que nous avons évoqué en introduction à propos de Planck : l’intuition géniale de Planck est une intuition travaillée qui opère une synthèse rationnelle de deux perspectives auparavant pensées comme contradictoires (quantification et énergie), mais la constante qui échappe à l’intuition est une donnée formalisée du rationalisme de l’énergie.

Nous comprenons par-là que l’activité rationaliste de la physique contemporaine ne peut être réduite à un pur formalisme, à la simple acquisition des techniques et des outils du calcul algébrique. Toutefois, bien que les développements de la mécanique quantique impliquent nécessairement une formalisation mathématique, même dans ses extensions les plus abstraites la pensée scientifique contemporaine semble irréductible à une simple procédure formelle et logico-déductive. Il y a en amont des écritures algébriques une pensée en prise avec des données expérimentales et des conjectures théoriques, une pensée impliquée dans ses raisonnements, qui opère des synthèses transcendant les données expérimentales acquises, pour ouvrir le champ à de nouvelles réalisations techniques. On peut ainsi considérer que la pensée scientifique est une pensée inventive, ouverte, qui s’actualise, se concrétise et se dépasse elle-même par des dialectiques sans cesse renouvelées des synthèses rationnelles et des expérimentations précises.

Cependant, le problème du statut de l’imagination dans les sciences demeure posé. Il y a

problème dans la mesure où on oppose de manière récurrente raison et imagination, pensée

rationnelle et pensée imageante. On a même parfois l’impression que Bachelard fait du rejet

de l’imagination hors de la science un dogme, dont on peut simplement dire qu’il n’est pas

partagé par tous les scientifiques, lesquels évoquent souvent au contraire le rôle de

l’imagination dans l’invention. Or si la pensée scientifique se détache des images premières,

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tout en pouvant faire un usage contrôlé de certaines images dans un contexte didactique ; si la pensée scientifique se constitue contre une certaine imagination reproductrice, enracinée dans l’expérience commune et la mémoire, il n’en demeure pas moins que l’inventivité de la pensée scientifique semble devoir mettre en jeu une forme d’imagination scientifique, qui serait une imagination plutôt créatrice. Bachelard a dit lui-même un jour, sans jamais prolonger cette proposition audacieuse, que « jamais l’imagination scientifique n’a été plus riche, plus mobile, plus subtile que dans les recherches contemporaines sur les principes atomiques »

24

. N’a-t-on pas là des pistes pour interroger à nouveaux frais les articulations problématiques de l’imagination et de la raison, de l’image et le concept, de la rationalité et de l’imaginaire ? Pour être traitées de manière satisfaisante, ces questions nécessitent une nouvelle clarification du problème et des réponses argumentées, ce qui suppose une lecture attentive de l’ensemble de l’œuvre de Bachelard, ainsi que celle d’autres philosophes des sciences contemporains, mais aussi l’examen des témoignages des chercheurs eux-mêmes – autant de documents dans lesquels se cristallisent de façon décisive ces problèmes. Nous pensons pour notre part que la question n’est ni tranchée, ni close. Elle appelle un travail d’enquête rigoureux, exigeant, ne cédant pas aux simplifications ni aux falsifications, ainsi que de nouvelles confrontations à l’œuvre bachelardienne. Peut-être en découlera-t-il de nouvelles « intuitions bachelardiennes », notamment celle d’un pluralisme cohérent de la pensée.

24 Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques…, op. cit., p. 159.

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