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La relégation des récidivistes en Guyane française. Les relégués au bagne colonial de Saint-Jean-du-Maroni, 1887-1953.

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La relégation des récidivistes en Guyane française. Les relégués au bagne colonial de Saint-Jean-du-Maroni,

1887-1953.

Jean-Lucien Sanchez

To cite this version:

Jean-Lucien Sanchez. La relégation des récidivistes en Guyane française. Les relégués au bagne

colonial de Saint-Jean-du-Maroni, 1887-1953.. Histoire. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

(EHESS), 2009. Français. �tel-00506778�

(2)

ECOLE DES HAUTES ETUDES EN SCIENCES SOCIALES ____________________________

LA RELEGATION DES RECIDIVISTES EN GUYANE FRANCAISE. LES RELEGUES AU BAGNE COLONIAL DE SAINT-JEAN-DU-MARONI, 1887-

1953

THESE POUR L'OBTENTION DU DOCTORAT EN HISTOIRE PRESENTEE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT PAR JEAN-LUCIEN SANCHEZ LE 3

DECEMBRE 2009

SOUS LA DIRECTION DE M. GERARD NOIRIEL

MEMBRES DU JURY : MME. SYLVIE APRILE

M. ALBAN BENSA M. JEAN-CLAUDE FARCY MME. MARTINE KALUSZYNSKI

M. GÉRARD NOIRIEL

M. MARC RENNEVILLE

(3)

REMERCIEMENTS

- Je remercie mon directeur de thèse Gérard Noiriel pour sa confiance et pour l'intérêt qu'il a porté à mon travail.

- Je remercie mes parents qui m'ont permis de connaître la Guyane et d'y vivre à leurs côtés.

- Je remercie M. Antoine Karam, président du Conseil régional de Guyane, pour l'aide financière dont j'ai bénéficié pour l'écriture de cette thèse. Je remercie également Pierre-Yves Chicot et Gaëlle Lordinot.

- Je remercie Philippe Guyot ainsi que toute l'équipe des Archives départementales de Guyane pour leur aide et leur dévouement. Je remercie également Hélène Taillemitte et Eléonore Bozzi des Archives nationales d'outre-mer et Catherine Prade du Musée national des prisons.

- Je remercie Jean-Claude Farcy et Pierre Gaume pour la relecture de ce travail et pour leurs précieux conseils. Je remercie Lorène Pouliquen pour sa contribution graphique.

- Je remercie Franck Sénateur, Danielle Donet-Vincent, Daniel Gimenez, Jean-François

Wagniart, Jean Antolini, Violette et Jean César, Sophie Kervran, Simona Edwards, Gabriel Turkieh,

Emmanuel Ferrier, Flora Boulay, Benoît Eyraud, Arnaud Sanchez, Pierre-Henri Casamayou,

Salvatore Iodice, Angela Guidi, Jean-Bernard Saintout, Mathieu Belahscen, Nicolas Tranchand,

Perrine Daubas, Marc Renneville, Philippe Poisson, François Fleury, Priscille Burette, Dominique

Kalifa, Jean-François Tanguy, Henriette Asséo, Emmanuelle Saada, Anne Chauvel et Louis-José

Barbançon.

(4)

TABLE DES MATIERES

Introduction ... p. 10.

Première partie. La relégation : genèse et application ... p. 31.

Première sous-partie. La relégation en débat : un contexte d'émergence marqué par une thématique sécuritaire ... p. 38.

Chapitre I. Les républicains opportunistes ... p. 44.

A. La relégation, promesse électorale du candidat Léon Gambetta ... p. 45.

B. Répondre aux inquiétudes de l'opinion publique : de l'enregistrement à l'instrumentalisation ... p. 48.

C. La relégation au sein du projet politique républicain ... p. 59.

D. Un contexte fortement marqué par le thème de l'insécurité ... p. 69.

Chapitre II. Les opposants à la relégation ... p. 79.

A. L'opposition radicale emmenée par Georges Clemenceau : de la question sociale à la menace politique ... p. 80.

B. Le contre-projet du sénateur René Bérenger ... p. 86.

1. Proposer une alternative à la relégation ... p. 87.

2. Prévenir le crime afin d'éviter le recours à la transportation outre-mer du criminel : la libération conditionnelle et le sursis à exécution de la peine ... p. 91.

C. La droite conservatrice et monarchiste ... p. 94.

Deuxième sous-partie. La construction sociale de la catégorie de criminel incorrigible ... p. 98.

Chapitre I. Les insuffisances du code pénal de 1810 et sa nécessaire réforme ... p. 104.

A. L’incidence de l’utilitarisme ... p. 107.

B. L’adoucissement du régime pénal et l’individualisation des peines ... p. 110.

Chapitre II. Les techniques d'identification des récidivistes, la statistique judiciaire et l'émergence de nouveaux savoirs sur le crime ... p. 114.

A. Les techniques d'identification des récidivistes ... p. 115.

B. La statistique judiciaire ... p. 120.

C. La criminologie ... p. 128.

1. L'école italienne ... p. 130.

2. L’école française du « milieu social » ... p. 135.

(5)

3. Il faut défendre la société ... p. 140.

Chapitre III. La commission d'enquête du régime pénitentiaire du vicomte d'Haussonville ... p. 148.

Troisième sous-partie. La relégation : une loi à l'épreuve de sa mise en œuvre ... p. 157.

Chapitre I. Le choix d'une colonie ... p. 160.

A. Le modèle anglais et la transportation française ... p. 161.

B. De la nouvelle-Calédonie à la Guyane ... p. 165.

C. De la liberté au bagne ... p. 175.

D. L'incidence de Jules Leveillé ... p. 180.

Chapitre II. Les magistrats et la relégation ... p. 186.

A. Un cas pratique d'inapplication : les souteneurs ... p. 188.

B. La loi se substitue aux juges ... p. 201.

C. L’opposition des magistrats à la relégation ... p. 210.

1. La relégation, une peine à spectre urbain ... p. 213.

2. Relégués résidents et relégués sans domicile fixe ... p. 215.

3. Les principales incriminations prononcées contre les relégués ... p. 222.

4. Profil socio-professionnel des relégués ... p. 224.

5. Existe-t-il une spécificité des relégués par rapport aux autres condamnés récidivistes ? ... p. 225.

Chapitre III. Les requêtes des relégués ... p. 228.

A. Les reconnaissances d’identité et la relégation ... p. 231.

B. Des difficultés d’application pour le personnel judiciaire ... p. 236.

C. L'incidence de la Cour de cassation ... p. 237.

D. Les initiatives isolées des relégués ... p. 243.

E. La Ligue des Droits de l’Homme ... p. 248.

Deuxième partie. Les relégués au bagne guyanais ... p. 254.

Première sous-partie. Le bagne et son enjeu répressif ... p. 263.

Chapitre I. La phase préliminaire avant l'arrivée au bagne : le transit des relégués ... p. 264.

A. L'acheminement jusqu'à la citadelle de Saint-Martin-de-Ré ... p. 265.

B. L'attente à la citadelle ... p. 267.

C. Le dépôt de Saint-Martin-de-Ré ... p. 272.

D. La commission médicale ... p. 279.

(6)

E. La traversée ... p. 282.

Chapitre II. L'organisation du dépôt de Saint-Jean-du-Maroni ... p. 288.

A. Territoire et acteurs ... p. 288.

1. Le territoire pénitentiaire du Maroni ... p. 289.

2. Le gouverneur et le conseil général de la colonie ... p. 291.

3. Le directeur de l'administration pénitentiaire ... p. 294.

4. Les surveillants militaires ... p. 298.

5. Les porte-clefs ... p. 309.

B. Le dépôt de la relégation ... p. 312.

1. L'arrivée des relégués au dépôt ... p. 313.

2. Le travail à l'intérieur du dépôt ... p. 317.

a. Le service intérieur ... p. 319.

b. Les travaux d'écriture ... p. 320.

c. L'atelier d'habillement ... p. 323.

d. Le port et la flottille de Saint-Jean ... p. 325.

e. La cuisine ... p. 326.

f. La cantine ... p. 330.

g. Le service des travaux ... p. 332.

h. Le service des cultures ... p. 335.

3. Le pécule ... p. 336.

a. Un salaire insuffisant ... p. 338.

b. La « camelote » ... p. 345.

4. La discipline ... p. 348.

a. La prison du dépôt de Saint-Jean ... p. 349.

b. La prison du camp de Saint-Louis ... p. 352.

5. Le service de santé ... p. 360.

a. L'hôpital de la relégation ... p. 361.

b. L'ambulance de la relégation ... p. 365.

c. Le service médical et d'hygiène de la relégation ... p. 368.

d. Les principales maladies des relégués ... p. 371.

e. Les lépreux de l'îlot Saint-Louis ... p. 378.

6. La société des relégués ... p. 385.

a. Les loisirs ... p. 386.

b. Mœurs, prostitution et violences ... p. 392.

(7)

I. Les « mômes » et les « ménages » ... p. 394.

II. L'alcool et la violence ... p. 401.

c. Présences religieuses à la relégation ... p. 407.

d. Le stigmate de la relégation ... p. 412.

Chapitre III. Les grèves et les révoltes des relégués ... p. 420.

A. Les refus de travail ... p. 421.

B. La grève du 10 juin 1931 ... p. 425.

Chapitre IV. L'évasion ... p. 436.

A. La clémence du tribunal correctionnel du Maroni ... p. 439.

B. Une entreprise longue et difficile ... p. 443.

1. Les primes de capture et les battues d'évadés ... p. 446.

2. Trouver de l'argent et survivre à l'étranger ... p. 450.

C. Les pays d'accueil des évadés ... p. 455.

1. Les reconduites officieuses ... p. 457.

2. Le Venezuela ... p. 458.

3. La Guyane hollandaise ... p. 462.

4. Trinidad et Tobago et la Guyane anglaise ... p. 466.

5. Le Brésil ... p. 471.

6. Le retour des évadés ... p. 473.

Deuxième sous-partie. Le bagne et son enjeu colonial ... p. 480.

Chapitre I. La relégation individuelle ... p. 481.

A. Un placement difficile a obtenir ... p. 482.

B. L'enfermement sur le territoire pénitentiaire du Maroni ... p. 494.

Chapitre II. L'échec des concessions ... p. 507.

A. Des débuts difficiles ... p. 508.

B. Le centre concessionnaire de Saint-Louis ... p. 511.

Chapitre III. Les femmes reléguées ... p. 518.

A. Le dépôt des femmes reléguées ... p. 520.

1. Les enfants et l'école du dépôt ... p. 525.

2. Le travail et la direction spirituelle des reléguées ... p. 526.

3. La discipline ... p. 530.

4. Le service de santé et le sort des reléguées individuelles ... p. 531.

B. Les mariages à la relégation ... p. 534.

1. Une procédure très encadrée ... p. 536.

(8)

2. La menace de la réintégration au dépôt, un levier de domination au service des époux ... p. 539.

C. La fin de la relégation des femmes ... p. 540.

Chapitre IV. Le temps de la construction (1887-1913) ... p. 549.

A. Du village au pénitencier ... p. 551.

1. Les travaux préparatoires à l'arrivée des relégués ... p. 552.

2. Un camp provisoire ... p. 555.

3. Du village de la relégation au dépôt de Saint-Jean ... p. 557.

4. Les raisons d'une conversion ... p. 559.

a. L'état sanitaire et la désorganisation du dépôt ... p. 562.

b. Une main-d'œuvre « décimée » ... p. 565.

B. Le dépôt de Saint-Jean durant l'administration du commandant supérieur Jarry ... p. 569.

1. Jean Galmot au Maroni : un concessionnaire libre sur un territoire aliéné ... p. 572.

a. Le Maroni : un territoire aliéné ... p. 573.

I. Jules Bravard : trajectoire d'un directeur de l'administration pénitentiaire ... p. 573.

II. Le directeur Bravard, seul propriétaire du Maroni ... p. 575.

b. Des intérêts et des conceptions divergents ... p. 579.

I. Le directeur doit tout savoir ... p. 580.

II. Un territoire règlementé ... p. 583.

c. Les relégués, propriété inaliénable de l'administration pénitentiaire ... p. 585.

I. Jean Galmot isolé ... p. 585.

II. Une œuvre sociale à la relégation ... p. 588.

2. La reprise des concessions à la relégation ... p. 594.

Chapitre V. Le temps de la colonisation (1913-1931) ... p. 601.

A. La relégation durant le Premier Conflit Mondial ... p. 603.

1. La rupture des liens avec la métropole et ses conséquences sur les relégués ... p. 606.

2. Des relégués « nus ou en loques » ... p. 608.

B. L'attitude des relégués durant le premier conflit mondial ... p. 613.

1. La mobilisation des relégués ... p. 614.

2. La volonté des relégués de prendre part au conflit ... p. 616.

C. Les conclusions du rapport d'inspection Berrué ... p. 619.

D. Les camps annexes de la relégation ... p. 622.

1. Le camp de « La Forestière » et la section mobile n°2 ... p. 624.

a. Un camp forestier ... p. 624.

b. Un camp agricole ... p. 630.

(9)

2. Le camp de Tollinche ... p. 633.

a. Un camp d'impotents ... p. 635.

b. Un camp d'incorrigibles ... p. 637.

3. La voie de chemin de fer Saint-Laurent/Saint-Jean ... p. 642.

4. Le camp de Saint-Louis à la suite de l'échec des concessions ... p. 645.

5. Le camp du Tigre ... p. 648.

6. Le Nouveau Camp ... p. 655.

E. L'impossible réforme du bagne ... p. 662.

1. L'impact du reportage d'Albert Londres et la commission de réforme Dislère ... p. 663.

2. Le projet de réforme du gouverneur Jean Chanel ... p. 665.

3. Un équilibre des pouvoirs introuvable : la solution du statu quo ... p. 672.

4. La création du territoire de l'Inini ... p. 674.

5. Une abolition tardive ... p. 676.

6. L'échec de la réforme ... p. 678.

Chapitre VI. Le temps de l'abolition (1931-1953) ... p. 684.

A. Un nouveau contexte et des acteurs favorables à l'abolition du bagne ... p. 685.

1. Un bagne trop coûteux ... p. 685.

2. La presse s'empare du bagne ... p. 690.

3. L'Armée du Salut ... p. 698.

B. Un processus long qui conduit à l'abolition de la transportation et au maintien de la relégation en Guyane ... p. 707.

1. L'activité parlementaire autour de la réforme du bagne ... p. 707.

2. L'inquiétude des Guyanais et l'action de Gaston Monnerville ... p. 709.

3. L'arrivée du Front populaire ... p. 712.

4. La relégation n'est pas abolie ... p. 714.

C. La relégation durant le Second Conflit Mondial ... p. 718.

1. Le dernier voyage ... p. 719.

2. Le regard porté par les autorités pénitentiaires et civiles de la colonie sur les relégués ... p. 721.

3. L'exode vers la France Libre ... p. 727.

4. Un régime considérablement durci ... p. 735.

5. Le « syndrome cachectique » des relégués ... p. 738.

D. La « liquidation » du bagne ... p. 745.

1. La mission du médecin lieutenant-colonel Sainz ... p. 748.

2. Les rapatriements et l'arrivée de nouveaux immigrants à Saint-Jean ... p. 750.

(10)

Conclusion ... p. 761.

Sources et bibliographie ... p. 781.

Annexes ... p. 844.

Cartes et plans ... p. 903.

Index des noms propres ... p. 917.

(11)

INTRODUCTION

(12)

« Une fois marqués, une fois immatriculés, [...] les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'État Social imprime des destinations fatales. »

Honoré de Balzac,

Splendeurs et misères des

courtisanes.

(13)

La loi sur la relégation des récidivistes, promulguée le 27 mai 1885, entraîne l'internement à vie en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie de criminels et de délinquants récidivistes. Les cibles de cette loi sont essentiellement des délinquants récidivistes condamnés pour des délits de vol simple, d'escroquerie et de vagabondage et leur « élimination sociale » repose sur une mécanique unique dans l'histoire du droit pénal français. La relégation aménage en effet une « présomption irréfragable d'incorrigibilité » qui repose sur un quantum, c'est-à-dire sur un nombre de peines, sur une quantité d'infractions variables qui, si elles sont toutes inscrites au casier judiciaire d'un condamné récidiviste, entraînent le prononcé obligatoire pour le magistrat de la peine accessoire de la relégation. Cette loi détermine ainsi un seuil positif, matériel qui consacre implicitement l'existence de criminels et de délinquants dits « incorrigibles ».

De 1887 à 1949, 22 163 « incorrigibles » vont subir leur peine de relégation dans les bagnes de Guyane et de Nouvelle-Calédonie. Nous nous sommes uniquement concentrés dans notre travail sur l'expérience menée en Guyane, la Nouvelle-Calédonie ayant été largement étudiée par Louis- José Barbançon et par Isabelle Merle

1

. De plus, la relégation dans cette colonie concerne 3 800 hommes et 470 femmes et s'arrête en 1897. La Guyane a donc reçu l'essentiel du contingent des relégués, à savoir 17 375 hommes et 518 femmes, et cette expérience dans cette colonie s'est poursuivie de 1887 à 1953.

La relégation aménage ainsi une peine de sûreté qui vise à écarter hors du sol de la métropole et de certaines colonies des condamnés jugés « incorrigibles », c'est-à-dire insensibles aux peines prévues par la pénalité classique. La prison n'étant plus d'aucun secours pour s'assurer d'eux et pour permettre leur correction, ces délinquants récidivistes vont donc être relégués dans une colonie sans aucune chance de retour. La relégation est effectivement une condamnation perpétuelle et seule une grâce ou un relèvement prononcé par un tribunal local peuvent libérer le relégué de son obligation de résidence. Cette loi repose donc sur un double dispositif. Elle écarte durablement des

« indésirables » en les isolant sur une colonie située à une distance suffisante de la métropole afin d'éviter toute tentative de retour. A ce volet strictement répressif s'ajoute un volet à visée coloniale.

Inutile, voire nuisible sur le sol de la métropole, le relégué ne peut manquer de devenir un élément de développement sur place et la loi aménage plusieurs dispositions pour lui permettre de s'installer dans la colonie et d'y faire souche. Ce second volet se subdivise en deux régimes. La relégation collective aménage un internement dans un pénitencier pour tous les relégués qui ne disposent pas de moyens financiers suffisants pour subvenir à leurs propres besoins dans la colonie. Mais ces derniers, puisque l'État doit pourvoir à leur entretien, sont tenus en contre-partie de travailler pour le

1 L.-J. Barbançon, L'Archipel des forçats: Histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie, 1863-1931, Presses

Universitaires du Septentrion, Lille, 2003, 447 p. et I. Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-

1920), Belin, Paris, 1995, 479 p.

(14)

compte de l'État dans un pénitencier dirigé par des agents de l'administration pénitentiaire. Les relégués collectifs sont donc astreints à un régime de travaux forcés. Les plus méritants ou ceux qui disposent de moyens financiers suffisants pour se prendre en charge peuvent bénéficier du régime de la relégation individuelle. Il s'agit d'un régime de liberté provisoire grâce auquel le relégué peut disposer sur place d'une concession agricole ou industrielle ou bien encore d'un engagement auprès de particuliers ou de services publics de la colonie.

La relégation est donc une peine de droit commun. C'est-à-dire que le relégué est condamné pénalement au cours d'une procédure assortie de toutes les garanties offertes par le code d'instruction criminelle. Le relégué dispose d'un avocat, il peut se pourvoir en appel, en cassation et peut le cas échéant recourir à l'arbitrage d'une commission de classement des récidivistes. Bien qu'il s'agisse d'une peine d'une rigueur extrême et qui inverse manifestement le principe de proportionnalité de la peine au délit, le condamné à la relégation est tout de même condamné par un tribunal de droit commun. Ce qui le distingue immédiatement du régime de l'esclavage ou de celui de la déportation. Car le relégué reste avant tout un sujet de droit. Loin de se résumer à sa simple

« vie nue

2

», son régime est motivé par une décision de justice et non par un arbitraire administratif, il peut donc opposer sa personnalité juridique et faire valoir ses droits. Le Code noir prévoit par exemple dans son article 44 que l'esclave est un « bien meuble » et qu'il peut à ce titre être échangé, saisi ou bien encore être hérité. Rien d'équivalent bien évidemment avec le relégué qui n'appartient pas en propre à l'administration pénitentiaire et qui peut disposer d'un patrimoine ou bien contracter un engagement régulier ou bien être cédé contre rémunération en assignation à des particuliers ou à des services publics de la colonie. L'article 46 du même code prévoit qu'un esclave fugitif est essorillé et marqué d'une fleur de lys sur l'épaule s'il s'évade plus d'un mois. Il peut même avoir le jarret coupé ou bien être mis à mort en cas de deuxième ou de troisième récidives. Le relégué en cas d'évasion ou de tentative d'évasion est jugé par un tribunal correctionnel qui peut le condamner à un maximum de deux ans de prison et à un maximum de cinq ans s'il récidive. La comparaison avec l'expérience concentrationnaire menée par les régimes totalitaires au cours du XXème siècle, si elle n'apporte aucun élément d'appréciation tangible tant les deux expériences apparaissent éloignées, distingue ici aussi le relégué de l'expérience concentrationnaire menée par exemple par l'Allemagne nazie. Le processus concentrationnaire conduit par les nazis est un processus qui consiste en une suite de mesures administratives qui vise un groupe défini

3

. La définition juridique de ce groupe l'exclut de la citoyenneté allemande et, en suspendant les droits et les garanties assurés par son État, le désolidarise du reste de la communauté nationale. Cette distinction demeure ainsi le préalable à

2 G. Agamben, Homo saccer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 150-154.

3 R. Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe I, Gallimard, Paris, 2006, p. 114.

(15)

sa persécution. Le relégué à l'inverse conserve une personnalité juridique et il peut opposer ses droits qui lui sont garantis par la Constitution et par le code pénal ou d'instruction criminelle. Il peut échapper légalement à son sort si sa peine est par exemple entachée d'une irrégularité et il peut également profiter des garanties dégagées par la Cour de cassation. Bien qu'il soit astreint à un régime de travail forcé et qu'il demeure exclu physiquement du sol de la métropole, il est interné au sein d'un pénitencier situé dans une colonie française et non dans un camp de concentration :

« Le travail forcé en tant que châtiment est limité aussi bien en temps qu'en intensité. Le forçat conserve ses droits quant à sa personne physique; il n'est pas absolument torturé, et il n'est pas absolument dominé. Le bannissement ne bannit que d'une partie du monde vers une autre partie du monde, également habitée par des êtres humains; il n'exclut pas totalement du monde des hommes

4

. »

Ces distinctions, bien qu'elles paraissent évidentes de prime abord, doivent être clairement énoncées tant le régime de la relégation peut prêter à confusion. Car l'existence des relégués en Guyane est fortement marquée, tout au long de l'histoire de cette institution, par la précarité, la soumission à des travaux forcés parfois très éprouvants, la maladie et enfin la mort. Durant l'épisode du Second Conflit Mondial, la plupart des relégués internés au dépôt de Saint-Jean, le principal pénitencier qui reçoit cette catégorie pénale en Guyane, sont atteints d'un « syndrome cachectique ».

Ce syndrome, provoqué essentiellement par un régime disciplinaire considérablement durci et un régime alimentaire insuffisant, entraîne par exemple la mort de près de 48 % d'entre eux pour la seule année 1942. Le taux de mortalité effroyable rencontré durant la première décennie de l'installation de la relégation sur les bords du Maroni, provoqué par l'impréparation totale de l'administration pénitentiaire pour les recevoir et par les travaux de défrichement pénibles auxquels ils sont soumis, entraîne ici aussi la mort de nombre d'entre eux. De 1887 à 1918, l'espérance de vie d'un relégué dans la colonie n'excède pas en moyenne six ans. Soumis à des travaux forcés qui les exposent à des maladies particulièrement meurtrières, les relégués sont mal vêtus, mal nourris et sont victimes d'un internement collectif marqué par la promiscuité, la violence et les punitions. Car s'ils sont bien condamnés par une décision de justice, la peine qui les frappe les condamne tout de même au bagne. C'est-à-dire qu'elle les condamne dans un lieu destiné normalement aux condamnés aux travaux forcés.

Une prison et un bagne sont deux institutions très différentes. Le code pénal de 1810 prévoit une gradation des peines d'après une échelle arrêtée par ses articles 6, 7 et 8. Les peines en matière

4 H. Arendt, Les origines du totalitarisme. III. Le totalitarisme, Gallimard, Paris, 2002, p. 791.

(16)

criminelle dites « afflictives et infamantes » entrainent respectivement : la mort, les travaux forcés à perpétuité, la déportation, les travaux forcés à temps et la réclusion. Les condamnés aux travaux forcés sont donc condamnés par des cours d'assises pour des crimes à caractère « afflictif et infamant » et doivent effectuer leur peine dans un bagne. Un bagne est donc le lieu où s'effectue la peine des travaux forcés et depuis 1852, et officiellement depuis la loi sur la transportation du 30 mai 1854, les bagnes se situent dans des colonies, en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Il s'agit du régime de la transportation et les transportés doivent être occupés aux « travaux les plus pénibles de la colonisation ».

A l'inverse, les peines en matière correctionnelle sont : l'emprisonnement à temps dans un lieu de correction, l'interdiction à temps de certains droits civiques, civils ou de famille et l'amende.

Une prison, ou une maison de correction au sens de l'article 40 du code pénal, est un lieu de détention destiné à l'enfermement des individus frappés d'une peine correctionnelle qui vise à les priver de leur liberté pour un minimum de six jours et pour un maximum de cinq ans. Les relégués sont essentiellement condamnés pour des motifs correctionnels. Près de 80 % des condamnations à la relégation sont rendues par des tribunaux correctionnels contre des individus coupables de délits.

Pour prononcer la relégation, le magistrat doit simplement vérifier qu'un récidiviste qui se présente devant lui emporte bien une des combinaisons de peines prévues par l'article 4 de la loi du 27 mai 1885. Par exemple, si un récidiviste qui a déjà été condamné en l'espace de dix ans à trois condamnations à plus de trois mois de prison pour un vol simple, une escroquerie ou un vagabondage aggravé, est à nouveau condamné pour un vol simple à plus de trois mois de prison, le juge, en même temps qu'il prononce cette dernière peine, doit également prononcer la peine de la relégation. La relégation n'est donc pas une peine principale mais une peine accessoire qui s'ajoute à une peine principale. Le relégué doit d'abord purger sa peine correctionnelle d'emprisonnement puis il est ensuite astreint à une mesure de sûreté qui le condamne dans les faits à une peine aux travaux forcés à perpétuité dans un bagne colonial. Cette peine représente donc une atteinte considérable au principe de proportionnalité de la peine au délit. Elle s'en prend essentiellement à des individus condamnés pour de simples délits par des tribunaux correctionnels et les condamne à une peine qui est réservée ordinairement aux condamnés aux travaux forcés qui sont eux frappés par des cours d'assises pour des crimes ayant un caractère « afflictif et infamant ».

Ce résultat, aussi surprenant qu'il puisse paraître, est le fruit d'un contexte bien particulier

qui de 1881 à 1885 nourrit et accompagne les législateurs et les poussent à voter un texte malgré les

preuves manifestes d'un échec annoncé. La pression de l'opinion publique, inquiétée par la

résonance du thème de l'insécurité, hante et précipite les débats parlementaires à la veille d'une

échéance électorale importante. La plupart des députés, plutôt que de s'aliéner des électeurs et de

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compromettre les résultats d'une élection qui leur semble difficile à remporter, préfèrent voter dans la précipitation un texte imparfait et en confier son contenu et son exécution à un décret d'administration publique. La relégation n'était à l'origine qu'une mesure de sûreté prise contre des délinquants récidivistes. Ces derniers ayant déjà purgé leur peine principale d'incarcération dans une prison de la métropole ou dans leurs colonies respectives, il était effectivement parfaitement injuste de les condamner à une nouvelle peine qui les astreignait de plus à un régime totalement disproportionné par rapport à leur délit initial. Mais au terme de deux ans de débats parlementaires, les deux ministres de l'intérieur

5

qui se succèdent aux chambres pour défendre ce texte s'avèrent totalement incapables d'arrêter le régime auquel doivent être soumis les relégués ni les colonies destinées à les recevoir. La première option retenue, celle de les laisser libres de leurs faits et gestes dans la colonie, est combattue par diverses personnalités locales qui s'insurgent contre le sort auquel les voue la représentation nationale. Le gouvernement décide donc d'installer les relégués dans des lieux d'internement et de les astreindre à des travaux forcés. C'est-à-dire qu'il les condamne au bagne, aménageant par là une sorte de double-peine qui constitue une aggravation considérable par rapport à leur peine principale.

Cette modification de taille entraîne une difficulté d'ordre méthodologique pour tout historien qui souhaite étudier cette population pénale. Les relégués sont effectivement enfermés dans une institution qui fait écran et qui a tendance à se substituer à eux pour les qualifier et pour les décrire

6

. L'administration pénitentiaire est une organisation de type bureaucratique qui rédige et compile un nombre très important de documents ayant trait à ses activités quotidiennes.

L'abondance de cette correspondance et de ces rapports qui touchent un grand nombre de questions et de domaines différents entraîne une véritable inflation de sources qui représentent en soi un champ d'investigation très riche. Mais cette surreprésentation de la parole des agents en charge d'encadrer et d'observer les relégués est contrebalancée par la faiblesse des sources directes léguées par ces derniers. Les traces qu'ils ont laissées sont essentiellement contenues dans la correspondance établie par les différents agents en charge d'appliquer cette peine. Ces agents observent, jugent et notent les relégués et livrent le plus souvent un point de vue à travers un regard structuré par la mission qui leur est confiée au bagne et par les représentations qu'ils nourrissent à leur égard. L'historien est ainsi très précisément informé des problèmes qui animent ces différentes autorités et doit souvent s'en contenter pour interpréter à travers elles les problèmes qui animent à leur tour les relégués. Ces derniers ont bien le droit d'adresser aux autorités locales, au garde des Sceaux ou au ministre des colonies des courriers dans lesquels ils peuvent formuler des demandes

5 Pierre Waldeck-Rousseau du 21 février 1883 au 6 avril 1885 et François Allain-Targé du 6 avril 1885 au 7 juin 1886.

6 M. Perrot, « Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXème siècle », dans M. Perrot, Les ombres de

l'histoire. Crime et châtiment au XIXème siècle, Flammarion, Paris, 2001, p. 165.

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ou des réclamations. Mais ces courriers doivent être remis sous plis fermés aux agents de l'administration pénitentiaire. Ces deniers n'hésitent pas alors à les lire et à punir certains expéditeurs pour « réclamation non fondée ». Certaines lettres considérées comme fantaisistes sont la plupart du temps détruites et n'arrivent jamais jusqu'à leurs destinataires. De plus, un nombre considérable d'entre elles sont adressées pour des demandes ou pour des motifs d'ordre strictement réglementaires et les relégués tiennent compte dans leur rédaction des objectifs qu'ils poursuivent.

Convaincre un gouverneur ou un commandant supérieur de la relégation du bienfondé de sa demande nécessite en effet certaines formes et une certaine correction. D'autres encore sont rédigées par des relégués qui assistent des congénères illettrés et se présentent sous une forme à peu près invariable. Ces courriers, tout comme la correspondance des agents en charge du bagne, doivent donc être manipulés avec précaution et analysés avec recul :

« Le pouvoir qui a guetté ces vies, qui les a poursuivies, qui a porté, ne serait-ce qu'un instant attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme et qui les a marquées d'un coup de griffe, c'est lui qui a suscité les quelques mots qui nous en restent; soit qu'on ait voulu s'adresser à lui pour dénoncer, se plaindre, solliciter, supplier, soit qu'il ait voulu intervenir et qu'il ait en quelques mots jugé et décidé. Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été dites n'ont pu laisser de traces – brèves, incisives, énigmatiques souvent – qu'au point de leur contact instantané avec le pouvoir. De sorte qu'il est sans doute impossible à jamais de les restituer en elles-mêmes, telles qu'elles pouvaient être « à l'état libre »; on ne peut plus les repérer que prises dans les déclamations, les parjures tactiques, les mensonges impératifs que supposent les jeux du pouvoir et les rapports avec lui

7

. »

L'analyse historique des relégués se heurte donc en permanence aux sources qui permettent de reconstituer pas à pas le processus au sein duquel ils ont été saisis. Nous avons pu néanmoins consulter quelques courriers et quelques mémoires adressés clandestinement par certains d'entre eux à leurs familles ou à des camarades en évasion

8

. Ces courriers interceptés par l'administration pénitentiaire sont conservés dans leurs dossiers individuels ou bien sont joints à des courriers officiels. D'autres sources, comme les rapports des inspecteurs des colonies ou ceux des procureurs généraux, présentent un certain degré d'objectivité et nous renseignent assez précisément sur le sort des relégués et sur l'état de la relégation. Ils viennent très souvent en appoint aux rapports officiels de l'administration pénitentiaire qui ne s'attarde guère en règle générale sur le sort des pensionnaires dont elle a la charge et sur les injustices dont ils sont très souvent victimes.

7 M. Foucault, « La vie des hommes infâmes. », dans M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, p. 240-241.

8 Par souci de compréhension nous avons corrigé l'orthographe de certains d'entre eux.

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Néanmoins tous les noms des relégués, des transportés et des condamnés cités dans ce travail ont été modifiés afin de respecter la vie privée des personnes concernées ainsi que l’exige l’article L. 213-2 du code du patrimoine et le décret n° 79-1038 du 3 décembre 1979 relatif à la communicabilité des documents d’archives publiques

9

. Ces textes imposent de ne pas communiquer et de ne pas publier d'informations susceptibles de porter atteinte à la sûreté de l'État, à la défense nationale ou à la vie privée des personnes. Certains documents d’archives exploités dans ce travail ont fait l’objet d’une dérogation de la part de la Direction des Archives de France car ils ne sont pas encore communicables du fait des délais imposés par les textes. Ce délai de communication étant de cent ans pour les relégués, les noms et les prénoms cités ont tous été modifiés pour toute la période comprise entre 1909 et 1953. Nous avons seulement maintenu les véritables numéros de matricule des intéressés lorsqu'ils étaient stipulés.

Les sources disponibles sur les relégués internés au bagne colonial de Saint-Jean sont très nombreuses et particulièrement riches. Notre étude repose principalement sur l'analyse du fonds conservé aux Archives nationales d'outre-mer. Situé à Aix-en-Provence, ce centre d'archives est chargé de la conservation des archives du ministère des colonies. L'administration de la relégation dépendant de ce ministère, les documents ayant trait à la gestion des bagnes coloniaux et de ses pensionnaires sont concentrés au sein de la série H des Archives nationales. Cette série est quasiment complète et permet de traiter presque sans discontinuités l'histoire et l'évolution des relégués sur les bords du Maroni de 1887 jusqu'à 1953. Pour élaborer notre travail, nous nous sommes donc concentrés sur le dépouillement des différents cartons de la série H qui correspondent pour chacun à des thématiques bien précises. Ces documents sont essentiellement constitués de la correspondance au départ ou à l'arrivée et de rapports du commandant supérieur de la relégation, du directeur de l'administration pénitentiaire et sont recoupés par ceux du gouverneur de la colonie ou bien encore par ceux du ministre des colonies. Ces liasses nous permettent ainsi de reconstituer au plus près toute l'organisation du dépôt et d'observer l'évolution de ses différents services et de ses activités. Le travail des relégués y est abondamment commenté mais également l'activité de la prison, de la cantine, des cuisines, du service médical, de l'ambulance, etc. Ces documents épars qu'il nous a fallu recoller et qui décrivent l'activité et l'organisation des différents services du dépôt sont régulièrement contrôlés par des inspecteurs des colonies diligentés par la métropole. Notre analyse repose donc également sur les rapports dressés par ces inspecteurs qui apportent bien souvent un point de vue différent de celui adopté par l'administration pénitentiaire. Les constatations de ces rapports et les dénonciations très fréquentes auxquelles ils donnent lieu

9 S. Clair, O. Krakovitch, J. Préteux, Établissements pénitentiaires coloniaux. 1792-1952. Série Colonies H.

Répertoire numérique, Archives Nationales, Paris, 1990, p. 11. Cf. annexes p. 846.

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constituent une des sources les plus objectives dont dispose le ministre des colonies et avec lui l'historien pour apprécier l'état réel de la relégation. L'inspecteur constate sur place les infrastructures et la bonne marche des différents services de la relégation et pose des questions écrites auxquelles sont tenus de répondre les différents agents en charge de ces services. C'est très souvent à la suite de ces inspections et des doléances formulées par les inspecteurs que le ministre des colonies donne des instructions pour modifier le régime de la relégation. Ces inspections s'effectuent en moyenne tous les quatre ou cinq ans. Dans l'intervalle, l'historien peut également trouver une source de renseignements non négligeable dans les rapports d'inspection dressés par les gouverneurs ou par les procureurs généraux de la colonie mais également dans les rapports annuels, voire mensuels ou trimestriels, dressés par les agents de l'administration pénitentiaire. Le commandant supérieur de la relégation est effectivement tenu par sa hiérarchie de fournir un état annuel de son administration destiné à être adressé au ministre des colonies. Ce dernier est ensuite tenu par la loi d'éditer chaque année une Notice sur la relégation ou Rapport sur la marche générale de la relégation. Ces notices, commentées par le ministre des colonies, établissent un rapport d'activité annuel de la relégation au Maroni et comprennent de nombreux tableaux statistiques. Toutefois, elle paraissent régulièrement jusqu'en 1911 et ne sont ensuite consultables qu'à travers les rapports manuscrits annuels transmis par le directeur de l'administration pénitentiaire au ministre des colonies.

L'ensemble de ces documents permet donc d'avoir une vision globale et détaillée de l'activité de la relégation au Maroni. Mais pour compléter notre étude, il a été nécessaire de changer d'échelle en consultant les dossiers individuels des relégués afin d'observer les trajectoires individuelles de certains d'entre eux. Les Archives nationales d'outre-mer disposent de l'intégralité des dossiers individuels des relégués et nous avons procédé par sondages afin de dégager des profils. Ces dossiers dispensent de nombreuses informations sur les relégués durant toute leur trajectoire au bagne et leur consultation permet également de prendre connaissance du regard porté par les autorités pénitentiaires sur chacun d'eux. Observés dès leur internement à Saint-Martin-de-Ré, les relégués sont passés au crible de l'administration pénitentiaire qui juge de leurs capacités d'amendement, de leur comportement en détention ou de leurs chances de réinsertion une fois transférés au bagne. Ces dossiers constituent en quelque sorte le double pénal du relégué et demeurent le sésame dont dépendra l'orientation et la place qu'il occupera une fois débarqué en Guyane.

Malgré leur richesse et leur densité, le matériau historique fourni par les Archives nationales

d'outre-mer nécessite d'être recoupé par d'autres archives émanant de différentes autorités coloniales

ayant également en charge l'administration de la relégation en Guyane. La série H permet surtout

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d'apprécier l'activité de l'administration pénitentiaire et est essentiellement constituée de la correspondance adressée par les agents de l'administration pénitentiaire. Il est donc nécessaire pour compléter le champ d'analyse de nos sources d'y adjoindre l'apport majeur constitué par les archives conservées aux Archives départementales de Guyane. Ces archives sont essentiellement constituées de la correspondance au départ et à l'arrivée et des rapports du gouverneur de la colonie et sont regroupées sous la côte IX Administration Pénitentiaire. Le directeur de l'administration pénitentiaire dirige normalement « sous les ordres » du gouverneur le bagne et ses pensionnaires.

C'est donc au gouverneur à qui revient la direction de cette institution et ce dernier doit être informé de toutes les décisions prises par le directeur de l'administration pénitentiaire. Nous verrons dans la seconde partie de notre travail qu'il n'en est rien et qu'un conflit latent mais permanent oppose ces deux institutions qui se disputent la direction effective du bagne, conflit dont il reste de nombreuses traces dans ce fonds d'archives.

La série H des Archives nationales d'outre-mer et la série IX AP des archives départementales de Guyane constituent l'essentiel des fonds disponibles sur l'administration de la relégation et de sa gestion en Guyane. Elles nécessitent toutefois d'être croisées par l'analyse de sources secondaires qui nous ont permis de compléter notre étude sur cette institution. Les Archives départementales de la Charente Maritime nous ont permis par exemple d'étudier les relégués internés à la citadelle de Saint-Martin-de-Ré avant leur départ pour le bagne. Les Archives de la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny nous ont permis elles d'observer les femmes reléguées au bagne guyanais et de porter notre focale sur les stratégies matrimoniales adoptées par des relégués. D'autres, comme les Archives de la Congrégation du Saint Esprit, nous ont permis de saisir le regard porté par les autorités religieuses sur les relégués et d'apprécier dans une certaine mesure la vie spirituelle et religieuse à la relégation. Les archives constituées par le fonds Gaston Monnerville, déposées à la Fondation nationale des Sciences politiques, et les archives diplomatiques du Quai d'Orsay nous ont elles essentiellement permis d'observer le processus d'abolition du bagne.

Le recensement, l'analyse et le recoupement de ces différentes sources, situées

essentiellement en Guyane et à Aix-en-Provence, se sont étalés sur près de trois années et ont

nécessité de nombreux séjours et déplacements. Elles nous paraissent à peu près complètes bien que

nous n'ayons pu consulter un certain nombre de documents déposés aux Archives nationales d'outre-

mer du fait de leur mauvais état de conservation. Néanmoins, les sources sur le bagne semblent

intarissables comme en témoigne un nouveau fonds retrouvé récemment à Saint-Laurent-du-

Maroni. Après des décennies sans pouvoir être consultables, les archives municipales de la ville de

Saint-Laurent-du-Maroni sont à nouveau ouvertes au public et des chercheurs se sont heureusement

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saisis de ce fonds qui promet de nouvelles études inédites sur le bagne

10

.

Ces fonds ont essentiellement alimenté la seconde partie de notre travail, celle portant sur l'analyse des relégués et sur leur trajectoire au bagne guyanais. Il nous faut maintenant présenter rapidement le second corpus de fonds que nous avons exploité pour alimenter la première partie de notre travail, celle concernant la genèse et l'application de la relégation. Les Archives nationales possèdent ainsi l'ensemble des documents parlementaires ayant servi à l'élaboration de la relégation (C 3 391) et les documents relatifs à son application (F 12 704 et F 12 705). Les différentes étapes de son élaboration, de son enregistrement jusqu'aux épreuves du décret d'administration publique débattu au Conseil d'État, y sont conservées. Ce centre conserve également au sein de la série BB 18 intitulée « Correspondance de la Division criminelle du Ministère de la Justice » une longue série constituée de demandes de recours en grâce ou en révision qu'adressaient les relégués à la commission de classement des récidivistes avant leur départ pour la Guyane. Cet ensemble permet d'apprécier dans sa globalité le travail parlementaire à l'origine de cette loi et d'observer certaines étapes de son application.

Mais pour compléter notre étude il a été nécessaire ici aussi de l'enrichir et de la recouper avec d'autres fonds d'archives. Nous nous sommes ainsi procurés aux Archives parlementaires l'intégralité des débats et des documents parlementaires ayant trait à la longue et intense discussion qu'a donné lieu la relégation et qui s'est déroulée du 21 avril 1883 au 12 mai 1885. Pour comprendre les motivations qui ont poussé à son enregistrement législatif, nous nous sommes également penchés sur les archives maçonniques du Grand Orient de France et sur celles conservées à la Préfecture de police de Paris. La consultation du fonds conservé aux Archives de la Préfecture de police de Paris nous a permis par exemple d'observer le déroulement de la campagne électorale de Léon Gambetta lors des élections législatives de 1881. Elles nous ont permis également de resserrer notre analyse autour des forces de police en charge d'appliquer la relégation et d'observer le rôle joué par le préfet de police de Paris Ernest Camescasse dans l'élaboration puis l'application de la relégation dans la capitale. En dernier lieu, l'apport du fonds d'archives de la Ligue des Droits de l'Homme, conservé à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine de Nanterre, nous a permis d'observer les différentes stratégies mises en place par des relégués pour tenter d'échapper à leur peine avant leur départ pour le bagne.

L'analyse de la genèse de la relégation nous a conduit également à recenser une bibliographie abondante concernant essentiellement l'enjeu du récidivisme, du crime et de la colonisation pénale au XIXème siècle. Les thèses, les ouvrages et les articles d'experts du crime ou

10 M. Coquet, Saint-Laurent-du-Maroni, vivre dans la commune du bagne, 1880-1953, étude de sources sous la

direction de MM. Jordi Canal et Vincent Duclert, EHESS, Paris, 2009, 39 p.

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de juristes consacrés à ces différents thèmes sont extrêmement fournis et témoignent de l'intérêt porté par la sphère des professionnels du droit et des experts du crime à ces questions. La plupart de leurs conclusions reposent sur la longue série statistique du Compte de la Justice criminelle en France qui enregistre depuis 1825 les chiffres de la criminalité. Cette série, associée aux volumes de l'enquête parlementaire sur le régime pénitentiaire menée par le vicomte d'Haussonville en 1872, constituent des préalables incontournables pour saisir l'enjeu que va représenter la relégation lorsque les républicains opportunistes vont décider de l'enregistrer au Parlement à partir de 1881.

D'autres sources secondaires, comme la Revue pénitentiaire ou Bulletin de la Société des prisons ou les Archives de l'Anthropologie Criminelle, permettent de compléter notre approche en y intégrant l'incidence de différents experts dans le débat portant sur la relégation. Ces différents écrits sont à notre sens essentiels pour comprendre la constitution et l'émergence d'un « problème » que la relégation va venir sanctionner par le droit à partir de 1885, celui du criminel incorrigible.

La plupart des travaux historiques portant sur la relégation l'analysent soit du point de vue de son élaboration sur la scène politique, soit du point de vue de sa dimension coloniale en l'intégrant dans des études plus générales sur le bagne guyanais. Notre travail, sans avoir la prétention d'avoir épuisé son sujet, se propose de relier ces deux dimensions. Nous avons ainsi consacré notre première partie à l'analyse des différents acteurs à l'origine de l'initiative, de l'élaboration puis de l'application de cette mesure puis nous nous sommes consacrés dans la seconde partie de notre travail à sa dimension coloniale, c'est-à-dire à l'étude de l'application de cette mesure par des agents de l'administration pénitentiaire au sein d'un bagne colonial.

La division opérée ci-dessus est plus artificielle qu'effective et nous l'avons mobilisée uniquement dans le but de découper notre travail afin d'en assurer sa compréhension dans le cadre de sa présentation liminaire. La dimension politique est bien évidemment présente que l'on envisage la relégation élaborée sur le sol de la métropole ou appliquée sur le sol d'une colonie. La seule différence réside comme nous allons le voir dans les différentes configurations politiques au sein desquelles il est nécessaire d'adapter notre cadre d'analyse. L'adjectif politique étant entendu ici comme la caractéristique d'un espace d'activités comprises dans une structure de gouvernement.

Jacques Lagroye définit ainsi un gouvernement politique par l'autorité légitime que possèdent certains individus pour imposer des actes et des prescriptions dont les effets s'appliquent à tous les individus formant une société organisée

11

. La structure de ce groupement politique au moment où nous l'observons à la fin du XIXème siècle est de type étatique, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une configuration particulière de l'organisation politique des sociétés européennes issue d'un processus historique dense. La forme achevée de ce processus, l'État, se caractérise par un monopole de la

11 J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, Sociologie politique, Presse de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2006, p. 24.

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contrainte physique légitime qui permet à des instances politiques (gouvernement, assemblées représentatives, agents administratifs, etc.) d'imposer à distance les normes qu'elles édictent à l'ensemble des individus situés sur son territoire. Cette domination, que Max Weber qualifie de légale/rationnelle

12

, n'est possible pour les détenteurs de ce pouvoir qu'en s'appuyant sur le relais d'un appareil bureaucratique qui permet tout à la fois d'atteindre et de faire respecter ces normes à l'ensemble des citoyens dispersés sur le territoire où s'étend la souveraineté d'un État. Et cette domination se matérialise par une tension qui s'exerce au sein de cet espace politique entre des gouvernants et des gouvernés, c'est-à-dire par les relations de pouvoir que sont susceptibles d'établir des instances de gouvernement suppléées dans leurs décisions par des agents administratifs chargés de les faire respecter. La notion de pouvoir étant entendu ici dans la définition qu'en donne Michel Foucault, c'est-à-dire comme la « conduite des conduites

13

». Le pouvoir est relationnel en ce sens qu'il s'exerce et qu'il permet à un individu qui dispose de facteurs qui l'y favorise d'atteindre ceux qu'il cherche à contraindre afin d'imposer le ou les objectifs qu'il poursuit. Ces quelques définitions, bien que partielles et qui exigeront par la suite d'être d'avantage explicitées, étaient néanmoins nécessaires pour justifier le découpage de notre travail dans sa dimension étatique « nationale », c'est-à-dire propre à la France métropolitaine, et dans sa dimension étatique coloniale, c'est-à-dire propre à l'empire colonial français et plus particulièrement à l'organisation locale de l'État en Guyane. Dans un cas comme dans l'autre, la structuration de l'espace politique entre pour une part essentielle dans l'observation et dans la compréhension de notre sujet.

La relégation est effectivement le résultat d'un processus normatif dense qui se déploie au sein d'un espace politique doté d'une grande variabilité d'échelles. La relégation est une norme élaborée par des acteurs politiques qui poursuivent un but précis et dont l'application dépend d'autres acteurs politiques animés de buts différents et parfois contraires. Ainsi, selon que l'on envisage la relégation à travers l'activité déployée par le personnel politique en charge de son enregistrement législatif, ou à travers les magistrats en charge de la prononcer ou à travers les agents de l'administration pénitentiaire en charge de l'appliquer, il sera nécessaire à chaque fois de présenter et de comprendre la configuration politique qui relie ces différents acteurs et qui les mettent en concurrence du fait de leur spécialisation. Pour ce faire, il nous faut au préalable définir le cadre théorique de notre étude et préciser la méthodologie qui le sous-tend. Nous partons tout d'abord du postulat qu'un espace politique se présente comme une configuration particulière au sein de laquelle des acteurs qui disposent d'une capacité à agir articulée autour de leur savoir-faire, de leur spécialisation, de leur position institutionnelle et de leur capacité à imposer certaines règles

12 M. Weber, Économie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Pocket, Paris, 1995, p. 97.

13 M. Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », dans H. Dreyfus, P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours

philosophique, Gallimard, Paris, 1984, p. 314.

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entrent en relation. Leur positionnement au sein de cet espace conditionne leurs chances objectives d'imposer leur volonté dans un ordre institutionnel particulier. Tout dépend donc des moyens et des capacités dont ils disposent pour y parvenir mais également de ceux dont disposent les autres acteurs avec lesquels ils entrent en compétition. Le cadre d'analyse de notre étude, en empruntant et en s'inspirant largement de la « boite à outils » mise à notre disposition par les travaux conduits dans le domaine de la sociologie politique, envisage l'activité politique en présupposant qu'elle s'inscrit d'abord et avant tout dans une dimension relationnelle, c'est-à-dire en tant qu'elle s'exerce au sein d'une chaîne d'interdépendances qui relie des acteurs aux ressources inégales et mobilisés au sein d'une configuration où tous tentent de s'imposer.

Dans son ouvrage la Société de cour , Norbert Elias se fixe pour tâche de « contribuer à l'explication et à la compréhension des différents modes d'interdépendances par lesquels les hommes sont liés entre eux, [...]

14

. » Dans l'avant-propos de cet ouvrage, Norbert Elias adopte une approche critique qui questionne l'objet de la recherche historique. Si l'histoire se décline comme une méthode empirique reposant sur l'analyse de matériaux légués par le passé, l'interprétation spéculative qu'en donne certains historiens les conduisent à juger d'après les catégories intellectuelles de leur temps et à porter leur intérêt sur l'analyse des acteurs les plus visibles dans l'espace politique, au détriment d'autres. Le résultat conduit ainsi à envisager ces acteurs comme s'ils étaient isolés, comme si leurs actes étaient sans lien avec ceux d'autres acteurs avec qui ils entrent pourtant en relation. A l'inverse, pour entreprendre son étude, Norbert Elias élabore le concept de configuration. Au sein d'une configuration sociale les individus sont « liés les uns aux autres par un mode spécifique de dépendances réciproques et dont la reproduction suppose un équilibre mobile des tensions

15

. » La liberté d'action des individus s'inscrit donc dans la chaîne d'interdépendances qui les lie aux décisions d'autres individus et qui aménage tout à la fois leur autonomie et leur dépendance, c'est-à-dire ce qui leur est possible ou non de réaliser au sein de cette configuration. Chaque action individuelle dépend donc des réseaux de dépendances réciproques avec lesquelles elle est en interrelation. A la manière de joueurs de cartes réunis autour d'une table, le comportement individuel de chaque joueur est organisé par les interdépendances auxquelles les soumet la configuration spécifique que constitue cette partie de cartes. Tous poursuivent le même but et sont soumis aux mêmes règles mais les actions qu'ils entreprennent entraînent des effets sur leurs partenaires qui modifient ainsi la configuration au sein de laquelle ils interagissent

16

. Mais envisagés à l'échelle d'un groupement humain, les liens qui relient à distance les individus entre eux peuvent prendre un caractère invisible du fait de l'accroissement des chaînes d'interdépendance dû à

14 N. Elias, La société de cour, Flammarion, Paris, 1985, p. XLI.

15 R. Chartier, Préface, Ibid., p. X.

16 N. Elias, Qu'est-ce que la sociologie ?, Calmann-Levy, Paris, 1993, p. 157.

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la multiplication des fonctions offertes au sein des sociétés. L'accroissement démographique et la mise en place de structures de gouvernement de type étatique conduisent à une division du travail qui multiplie les postes offerts et entraînent un accroissement constant des chaînes d'interdépendances pour atteindre des individus toujours plus nombreux. Cette extension des chaînes d'interdépendances requiert donc la mobilisation d'outils de liaison à distance, de « fils invisibles

17

» qui permettent aux individus de communiquer entre eux et de relier une communauté qui s'étend à l'échelle d'un État-nation. Cet accroissement permet en parallèle de dégager des configurations au sein desquelles se concentrent des monopoles politique et économique qui conduisent les individus qui y sont soumis à entrer en concurrence les uns avec les autres. Et les fonctions qu'occupent ces acteurs au sein de ces configuration les amènent à exercer leurs fonctions en interdépendances avec d'autres acteurs. Le gouvernement d'une société est donc structuré par le regroupement fonctionnel de différents acteurs entrant en corrélation les uns avec les autres et qui sont soumis aux règles dégagées par ce tissu de fonctions interdépendantes :

« Toutes ces fonctions interdépendantes, [...], sont autant de fonctions exercées par un individu pour d'autres individus. Seulement chacune de ces fonctions est tournées vers les autres; elle dépend des fonctions qu'ils exercent comme eux-mêmes dépendent d'elle; du fait de cette interdépendance irrémédiable des fonctions individuelles – surtout dans une société aussi différenciée que la nôtre – il faut que les actes d'une foule d'individus isolés se réunissent inlassablement en longues chaînes pour que l'action de chaque individu prenne tout son sens. C'est de cette façon que chaque individu est tenu à l'action; il y est tenu par le fait qu'il vit constamment dans un rapport de dépendance fonctionnelle avec d'autres individus; il fait partie des chaînes que constituent les autres, et chacun des autres – directement ou indirectement – fait partie des chaînes qui le lient lui-même. [...] Et cet ensemble de fonctions que les hommes remplissent les uns par rapport aux autres est très précisément ce que nous appelons la « société ». Et lorsque nous parlons de « lois de fonctionnement des sociétés », nous ne voulons désigner rien d'autres que les lois spécifiques régissant les relations entre les individus

18

. »

Analyser un domaine d'activités politiques nécessite donc de s'intéresser en premier lieu à la configuration au sein de laquelle elles s'exercent, c'est-à-dire à la forme que prennent les relations que des acteurs entretiennent avec d'autres au sein de la chaîne d'interdépendances qui les relient tous. Et ces relations permettent d'observer les tensions qui les opposent, les compromis qu'ils sont susceptibles de mettre en œuvre, les règles qu'ils sont tenus de respecter ou les moyens dont ils

17 G. Noiriel, Introduction à la socio-histoire, La Découverte, Paris, 2006, p. 14.

18 N. Elias, La société des individus, Fayard, Paris, 1991, p. 51-52.

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disposent et qu'ils peuvent mobiliser pour s'imposer. Pour comprendre la relégation, nous avons tout d'abord distingué et analysé les différents acteurs qui composent sa genèse en portant notre focale sur les relations de pouvoir qui les relient et sur les différentes liaisons à distance qu'ils sont susceptibles de nouer pour convaincre ou pour contraindre leurs partenaires. En procédant ainsi, nous avons tenté de contrarier une première difficulté face à laquelle nous nous sommes rapidement heurtés dans notre étude. La loi sur la relégation présente effectivement une difficulté immédiate pour le chercheur qui l'aborde car ses promoteurs la présentent à la Chambre ou dans leurs organes de presse comme une émanation de « l'opinion publique ». Les deux ministres de l'intérieur lorsqu'ils défendent ce texte ne cessent effectivement de le présenter comme une mesure réclamée par « l'opinion publique » et insistent sur le besoin de la satisfaire en votant ce texte. L'origine de l'initiative de la relégation et les différents acteurs qui ont œuvré pour sa mise en place tendent ainsi à se diluer et à disparaître derrière cet artefact. Ainsi, qui sont les acteurs qui se déclinent derrière

« l'opinion publique » ? Des groupes de pression issus de la société civile ? Des électeurs inquiétés par le thème de l'insécurité ? Des experts du crime et des peines ? Des magistrats ?

D'autre part, cette « opinion publique » est particulièrement inquiétée par un sentiment d'insécurité alimenté par le risque que font peser sur elle des récidivistes dits « incorrigibles ». Si l'on en croit par exemple le ministre de l'intérieur Pierre Waldeck-Rousseau, la relégation lui est littéralement dictée par « une opinion publique » très préoccupée par les agissements de criminels et de délinquants incorrigibles qui représentent une menace que le ministre entend bien juguler. Mais d'où provient ce concept de récidiviste incorrigible censé être à l'origine de cet effroi et dont la relégation vient consacrer positivement l'existence en droit à partir de 1885 ? Quels acteurs, dotés de quels moyens et animés par quels buts inquiètent « l'opinion publique » sur leurs agissements supposés ou effectifs ?

Pour répondre à ces différentes questions, nous avons tout d'abord porté notre intérêt sur l'analyse de la genèse de la relégation. La plupart des travaux historiques entrepris sur la relégation s'accordent pour insister sur la place qu'occupe cette disposition au sein d'une politique criminelle mise en place au début de la IIIème République et sur l'incidence d'experts du crime et des peines dans son élaboration. Dans l'important ouvrage qu'elle consacre à la politique pénale conduite sous la IIIème République (1880-1914), Martine Kaluszynski se propose de « mettre à jour les processus et les transformations du crime comme objet juridique en objet politique » à travers « l'étape intermédiaire, fondamentale, qui permet ce passage : le crime saisi par la science, ou la construction de cette question comme objet scientifique

19

. » Les criminologues, en agissant en experts au service

19 M. Kaluszynski, La République à l'épreuve du crime. La construction du crime comme objet politique 1880-1920,

L.G.D.J., Paris, 2002, p. 3.

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