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L’exclusion comme construction de l’Ecclesia. Genèse, fonction et usages du rite de l’excommunication en Occident entre le 9e et le 11e siècle

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L’exclusion comme construction de l’Ecclesia. Genèse,

fonction et usages du rite de l’excommunication en

Occident entre le 9e et le 11e siècle

Michel Lauwers

To cite this version:

Michel Lauwers. L’exclusion comme construction de l’Ecclesia. Genèse, fonction et usages du rite de l’excommunication en Occident entre le 9e et le 11e siècle. Exclure de la communauté chrétienne : sens et pratiques de l’anathème et de l’excommunication (4e-12e siècle). Actes du Colloque de Rome organ-isé par l’École française de Rome, les universités de Paris 1 et Paris-Est Marne-la-Vallée, l’Università degli studi di Padova et l’Universidade de Sao Paulo, Nov 2012, Rome, Italie. �hal-02053463�

(2)

Exclure de la communauté chrétienne. Sens et pratiques sociales de l’anathème et de l’excommunication (IVe-XIIe siècle), dir. G. Bührer-Thierry et S. Gioanni, Turnhout, Brepols, 2015, p. 263-284.

J’indique entre [crochets] les pages de l’ouvrage imprimé.

L’EXCLUSION COMME CONSTRUCTION DE L’ECCLESIA Genèse, fonction et usages du rite de l’excommunication

en Occident entre le IXe et le XIe siècle

Michel LAUWERS

CEPAM, UMR 7264 (Université Nice Sophia Antipolis / CNRS)

[263] Dans l’Occident médiéval, l’excommunication fut la principale forme

d’exclusion du corps social. Gérées par les autorités ecclésiastiques, sa mise en œuvre et les peines qu’elle pouvait imposer ont toutefois sensiblement varié au fil des siècles1. Il est en outre difficile de distinguer l’excommunication de l’ensemble des pratiques pénitentielles, qui participaient à un même système de régulation religieuse et sociale2, ou de différencier l’excommunication des formes beaucoup plus anciennes d’exclusion que représentaient la malédiction et l’anathème, qui ont été en quelque sorte récupérées au sein de la culture chrétienne. Ce n’est qu’à partir des XIIe et XIIIe siècles qu’ont été clairement définis différents types d’excommunication et mises au point les catégories susceptibles d’en rendre compte3. Concernant le haut Moyen Âge, on devine toutefois une sorte de progression dans les multiples mises à l’écart possibles, temporaires ou plus durables. Ainsi l’anathème est-il parfois présenté comme la forme supérieure de l’excommunication, une « excommunication de première classe » écrivait Lester K. Little4. Un canon du concile de Meaux-Paris (845-846), qui voit l’anathème comme une condamnation à la mort éternelle, distingue en effet celle-ci de la simple privation de « communion ecclésiastique »5. De même, une lettre [264] du pape Jean VIII (872-882), ensuite reprise dans le Décret de Gratien (C 2 q 3 c 12), différencie l’excommunication, qui sépare de la « société fraternelle », et l’anathème, qui sépare du « corps du Christ », c’est-à-dire de l’« Église »6 : peut-être s’agit-il des deux faces,

       1

Sur la variété des degrés d’excommunication, voir notamment R E. Reynolds, « Rites of Separation and Reconciliation in the Early Middle Ages », dans Segni e riti nella Chiesa altomedievale occidentale (Settimane

di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 33), Spolète, 1987, p. 405-433, ici p. 407.

2

Sur la pénitence et ses formes également très diverses durant la période envisagée dans cette contribution : S. Hamilton, The Practice of Penance, 900-1050, Londres, 2001.

3

L’histoire en a été faite par E. Vodola, Excommunication in the Middle Ages, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1986. Voir aussi, plus récemment, pour la fin du Moyen Âge, V. Beaulande, Le malheur d’être exclu ?

Excommunication, réconciliation et société à la fin du Moyen Âge, Paris, 2006.

4

L. K. Little, Benedictine Maledictions. Liturgical Cursing in Romanesque France, Ithaca - New York, 1993. Cf. aussi, du même auteur, les études mentionnées ci-dessous, n. 9.

5

Concile de Meaux-Paris, 845-846, c. 56 : Ut nemo episcoporum quemlibet sine certa et manifesta peccati

causa communione provet ecclesiastica. Anathema autem sine consensu archiepiscopi aut coepiscoporum, praelata etiam evangelica admonitione, nulli imponat, nisi unde canonica docet auctoritas ; quia anathema eterne est mortis dampnatio et nonnisi pro mortali debet imponi crimine et illi, qui aliter non potuerit corrigi

(MGH Concilia, 3, p. 111).

6 Lettre du pape Jean VIII (872-882) : […] noueris non solum excommunicatione, que a fraterna societate

(3)

sociale et ecclésiale, terrestre et céleste, d’une même réalité. En 1027, les prélats réunis au concile de Toulouges décident cependant que dans les cas où l’excommunication ne produisait aucun résultat dans un laps de temps de trois mois, il fallait y ajouter l’anathème : la gradation de l’une à l’autre peine semble ici évidente7. Il n’en reste pas moins que les termes d’« excommunication » et d’« anathème » furent le plus souvent utilisés comme des synonymes ; du moins étaient-ils employés simultanément, comme dans la formule récurrente « nous excommunions et/ou lançons l’anathème… »8.

Dans les pages qui suivent, je m’intéresserai moins aux multiples formules d’excommunication, de malédiction ou d’anathème attestées dans le haut Moyen Âge dans quelques textes normatifs, narratifs et surtout dans les clauses comminatoires des chartes (elles sont du reste présentes dans les Formulae de Marculfe et dans le Liber diurnus), qu’à l’insertion de ces formules au sein d’un ordo décrivant un processus rituel. Comme le montre Isabelle Rosé dans ce volume, alors que se mettaient en place les premiers éléments d’un rituel épiscopal de l’excommunication, les Règles monastiques, tout particulièrement celle du Maître, au début du VIe siècle, avaient codifié les modalités et les formes de l’exclusion des

religieux coupables de fautes graves. Il n’en demeure pas moins qu’un véritable ordo d’excommunication, à portée universelle au sein de la société chrétienne, ne paraît pas avoir été mis au point, ou en tout cas consigné par écrit, avant l’extrême fin de l’époque carolingienne. Je m’attacherai donc à la genèse et au développement de cet ordo, entre la fin du IXe et le XIe siècle : nous verrons que l’excommunication constitua alors non seulement un puissant instrument de contrôle social, mais qu’elle dessina aussi les contours de l’Ecclesia.

1. Genèse d’un ordo de l’excommunication et juridiction épiscopale

Les livres liturgiques du haut Moyen Âge, tels que les ordines romani des VIIe et VIIIe

siècles, ne comportaient aucune description des procédures d’excommunication : ce n’est qu’au IXe siècle, avec l’élaboration des « pontificaux », [265] rassemblant à l’intention des

évêques l’ensemble des indications nécessaires au bon accomplissement des rites, qu’ont été mis par écrit des consignes et des formulaires relatifs à l’exclusion des mauvais fidèles ; à la même époque, des malédictions ou des « clameurs » étaient transcrites dans plusieurs manuscrits en usage en milieu monastique9.

Chaînons intermédiaires entre les ordines romani de la période précédente et le recueil abouti que les spécialistes appellent le Pontifical Romano-Germanique (PRG), les pontificaux primitifs constituaient des libelli de petit format proposant des explications et des formules destinées à quelques rites comme l’ordination ou la consécration d’église. Or, à la fin de l’un de ces pontificaux précoces, originaire de la province ecclésiastique de Sens et daté soit de la 1ère moitié, soit du 3e quart du IXe siècle, une longue malédiction ou clamor, dirigée contre

ceux qui s’en prenaient aux terres et aux biens d’Église, court sur plusieurs folios, dans la partie du recueil qui rassemble les consécrations et les bénédictions : […] Veniant super illos

omnes maledictiones, quibus deus omnipotens illos maledicxit, qui dicxerunt domino deo :

      

(MGH Epp. 7, 280). La lettre, citée par E. Vodola, Excommunication, p. 15, concerne l’excommunication d’Engiltrudis, épouse de Bovon (cf. ci-dessous ce qu’en dit également Réginon de Prüm), dans laquelle l’archevêque Hincmar de Reims a joué un certain rôle.

7

Mansi, 19, 484. Cf. L.K. Little, Benedictine Maledictions, p. 32.

8

Je n’ai pu consulter la thèse de G.S. Edwards, Ritual excommunication in medieval France and England,

900-1200, Stanford University, 1997.

9

Outre l’ouvrage mentionné ci-dessus, n. 4, voir L. K. Little, « Formules monastiques de malédiction aux IXe

et Xe siècles », Revue Mabillon, 58, 1975, p. 377-399 ; Idem, « La morphologie des malédictions monastiques »,

Annales ESC, 34, 1979, p. 43-60. Voir également P.J. Geary, « L’humiliation des saints », Annales ESC, 34,

(4)

recede a nobis, scienciam viarum tuarum nolumus10, et qui dicxerunt : ereditate possideamus sanctuarium dei11. Fiat pars eorum et hereditas ignis perpetui cruciatus cum dathan quoque et habbiron, iuda atque pilato, simone et nerone […] Omnes iste maledicciones et omnes maledicciones que sunt in cunctis libris veniant et descendant super eos et persequentes adpreendant eos donec intereant. Amen12. Un peu plus loin, le scribe a transcrit une formule

d’excommunication, qui débute par une lamentation au sujet des ennemis de l’Église et charge les malfaiteurs, dont l’accueil à l’église et les contacts avec les fidèles sont proscrits :

Immensus dolor nos urget ad gemitum […] Deinde excommunicamus […] Sicut haec lucerna extinguitur in oculis hominum sic extinguatur lucerna eorum in perpetuum. Amen. Plusieurs

noms d’exclus sont transcrits à la suite de cette formule ; ils ont ensuite fait l’objet de multiples corrections, additions et grattages – par plusieurs mains, [266] y compris la première13. Lester K. Little a relevé une formule similaire, sous le titre Maledictio adversus

ecclesiae dei persequtores, dans les marges de deux folios d’un sacramentaire de la 1ère moitié

Xe siècle, également originaire de Sens14.

L’existence à l’époque carolingienne d’une mise en scène rituelle de l’exclusion ne fait aucun doute : il en allait de l’excommunication comme de la pénitence. L’une des formules du pontifical de Sens, citée ci-dessus, évoque ainsi une extinction des luminaires à l’instant même où l’excommunication était prononcée. Nous savons par ailleurs que la sentence était formulée au cours de la liturgie de la messe. Une formule de l’abbaye de Fontenelle (Saint-Wandrille) prévoit, en effet, au milieu du IXe siècle, que le prêtre se place devant l’autel et lance la malédiction après la lecture de l’Évangile15. L’usage d’excommunier après avoir lu l’Évangile paraît confirmé, pour l’église cathédrale de Cambrai, par la présence au sein d’un Évangéliaire d’une liste de plus de quarante noms de malefactores, établie au Xe

siècle16. L’archevêque Hincmar de Reims (mort en 882) recommandait par ailleurs à ses prêtres de procéder aux « admonitions » dès après la lecture de l’Épître, c’est-à-dire avant celle de l’Évangile : les malfaiteurs avaient, en effet, l’habitude de quitter l’église aussitôt après avoir entendu l’Évangile, craignant d’être mis en cause à ce moment17.

L’insertion de formules d’excommunication, de malédiction et d’anathème dans les pontificaux primitifs n’était cependant pas la règle. Dans les pontificaux anglo-saxons, par

       10

Jb 21, 14 : Qui dicunt ‘Recede a nobis. Tuarum viarum scientiam nolumus’.

11

Ps 81, 13 : Qui dixerunt ‘hereditate possideamus sanctuarium Dei’.

12 Saint-Pétersbourg, Russian Nat. Lib., lat. 4° v. I, 35, fol. 101v-103v, abîmés et par endroits illisibles, éd. L. K. Little, Benedictine Maledictions, p. 254-255. Sur ce ms : A. Staerk, Les manuscrits latins du 5e au 13e siècle conservés à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, vol. 1, Saint-Pétersbourg, 1910, p. 151-173 ; N.K.

Rasmussen, Les Pontificaux du haut Moyen Âge. Genèse du livre de l’évêque, Louvain, 1998, p. 89-135, qui note, p. 131, qu’il existe un ordo presque identique pour Fontenelle (Saint-Wandrille), éd. Martène, De antiquis

Ecclesiae ritibus, III, 3, ordo 3 (cf. A.G. Martimort, La documentation liturgique de Dom Edmond Martène. Étude codicologique, Vatican, 1978, n° 862, p. 419). Concernant la datation, les éléments sont présentés par

N.K. Rasmussen, Les Pontificaux, p. 91-94.

13

Fol. 105v-107r ; éd. D’Achery, dans Spicilegium sive collectio veterum aliquot scriptorum, vol. 10, 635-636, et A. Staerk, Les manuscrits latins, p. 172-173. Cf. N. K. Rasmussen, Les Pontificaux, p. 132. Entre la formule de malédiction et celle d’excommunication, on trouve le formulaire de la benedictio cinerum (fol. 104v). Cf. L. K. Little, Benedictine Maledictions, p. 34-35.

14 Vatican, Reg. Lat. 567, fol. 48v-49v ; cf. L. K. Little, Benedictine Maledictions, p. 35-36 et fig. 4 p. 37. La formule se trouve dans les marges de deux folios.

15

Selon la formule, le prêtre devait expliquer que la malédiction qui allait être prononcée n’était pas pure invention des moines, mais qu’elle avait été octroyée à l’abbaye par le pape Martin Ier. Cf. L. K. Little, « La morphologie des malédictions », p. 46.

16

Concernant cette liste, voir en dernier lieu Ch. Mériaux, « Les malefactores de l’église de Cambrai. à propos d’une liste copiée dans un évangéliaire carolingien : Cambrai, Médiathèque municipale, ms 327 (309) », à paraître.

17

(5)

exemple, ces formules n’apparaissent pas avant le milieu du XIe siècle18. Elles furent plus précoces et développées dans le monde germanique : confectionné à Mayence, dans l’entourage de la cour ottonienne, entre 950 et 962, le Pontifical Romano-Germanique comporte non seulement de telles formules, mais il est en outre le premier pontifical à proposer un véritable ordo de [267] l’excommunication. Pas moins de six sections du PRG (85 à 90) dans l’édition de référence de Cyrille Vogel et Reinhardt Elze y sont consacrées19. La première section, la plus longue, correspond à l’ordo proprement dit (85). Suivent deux formules d’excommunication (86 et 87), puis celle d’une « excommunication plus terrible » (excommunicatio terribilior) (88). Après une autre formule encore, dite « brève » (89), la section se clôt sur une dernière formule d’excommunication (90), attribuée à un pape Léon, sans doute Léon VII, souverain pontife de 936 à 93920. La section qui suit cette série de prescriptions et de formules relatives à l’excommunication explique « comment l’évêque réconcilie ou reçoit l’excommunié » (91)21.

Pontifical Romano-Germanique (entre 950-962)

Deux Livres des causes synodales

de Réginon de Prüm (906)

85, 1-8 : Qualiter episcopus excommunicare

infidele debeat.

II, 412 : Qualiter episcopus excommunicare infideles

debeat.

II, 413 : Excommunicatio.

86 : Item alia excommunicationis allocutio. II, 414 : Item alia excommunicationis allocutio.

87 : Item alia excommunicatio. II, 415 : Excommunicatio.

88 : Item alia terribilior excommunicatio. II, 416 : Item alia terribilior excommunicatio.

89 : Excommunicatio brevis. II, 417 : Excommunicatio brevis.

90 : Excommunicatio Leonis pape.

91 : Qualiter episcopus reconciliet vel recipiat

excommunicatum.

II, 418 : Qualiter episcopus reconciliet vel recipiat

excommunicatum.

L’ordo et la plupart des formules d’excommunication du Pontifical Romano-Germanique reprenaient en fait une collection canonique antérieure, les Deux livres des

causes synodales, composée vers 906 par Réginon de Prüm à la demande de l’évêque Ratbod

de Trèves, et dédiée à l’archevêque Hatton de Mayence22. Cette [268] collection, qui se

       18

S. Hamilton, « Remedies for ‘Great Transgressions’ : Penance and excommunication in Late Anglo-Saxon England », dans F. Tinti (éd.), Pastoral Care in Late Anglo-Saxon England, Woodbridge, 2005, p. 83-105 (qui relève, dans une Annexe, toutes les formules d’excommunication / malédiction dans les pontificaux anglo-saxons).

19

C. Vogel et R. Elze, Le Pontifical Romano-Germanique du dixième siècle, t. 1, Vatican, 1963, p. 308-317.

20

Deux formules légèrement différentes circulaient sous le nom de ce pape à partir du Xe siècle. Sur les formules attribuées au pape Léon : L. K. Little, « Formules monastiques de malédiction aux IXe et Xe siècles »,

Revue Mabillon, 58, 1975, p. 383-384 ; Idem, « La morphologie des malédictions », p. 52-53.

21

C. Vogel et R. Elze, Le Pontifical Romano-Germanique, p. 317-321.

22

W. Hartmann, Das Sendhanbuch des Regino von Prüm, Darmstadt, 2004, qui reprend l’édition de F.G.A. Wasserschleben, Reginonis abbatis Prumiensis. Libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, Leipzig, 1840. Dans l’ouvrage de W. Hartmann, les formules d’excommunication se trouvent aux p. 438-445, et celle de réconciliation p. 446-447. Cf. P. Fournier, « L’œuvre canonique de Réginon de Prüm », dans BEC, 81, 1920, p. 5-44.

(6)

présente comme une sorte de manuel mettant à la disposition des évêques l’essentiel des normes qui pouvaient leur être utiles lorsqu’ils se trouvaient en tournée dans leur diocèse, sans accès à leur bibliothèque, ainsi que le précise la préface, s’inscrit dans le prolongement de décisions prises au concile de Tribur, en 895. L’un des objectifs du concile, auquel avait participé le commanditaire de l’œuvre, l’évêque Ratbod de Trèves, comme de la collection-manuel de Réginon semble avoir été le bon fonctionnement de l’institution synodale, à une époque où l’évêque agissait plus que jamais en agent de la puissance publique et alors que se transformait le tribunal synodal, désormais fondé sur le principe de l’inquisitio et le recours à des témoins interrogés sous serment23. Une copie des Deux Livres paraît confirmer cette fonction, ainsi que l’usage épiscopal de l’œuvre. Dans ce manuscrit du début du XIe siècle, provenant de Mayence, l’œuvre de Réginon est accompagnée de plusieurs autres textes qui concernent tous la juridiction synodale : un modèle de sermon synodal, trois ordines pour la célébration d’un synode, le compte rendu d’un synode réuni par Liutpert de Mayence, les statuts du concile de Tribur de 895, ainsi que deux textes relatifs à l’excommunication24. Si Réginon a repris aux conciles et aux capitulaires de l’époque carolingienne la plus grande partie des matériaux qui constituent son ouvrage, et s’il emprunte aussi, dans une moindre mesure, aux conciles du haut Moyen Âge et aux lettres des papes, quelques rares formulaires (qu’il attribue notamment à un mystérieux « concile de Rouen ») paraissent originaux ou du moins s’inspirer de textes élaborés dans l’Église de Trèves à l’époque de Réginon et dans les années qui ont précédé : ce pourrait bien être le cas de l’ordo et des formules d’excommunication25.

Il existait donc, dans le haut Moyen Âge, des formes solennelles et ritualisées d’exclusion, de malédiction et d’anathème, mais la fixation d’une procédure ou liturgie de l’excommunication semble devoir être rapportée aux premières années du Xe siècle, dans un contexte de définition et d’explicitation épiscopales du rituel. L’un des premiers canons du concile de Tribur évoquait ces chrétiens à [269] propos desquels l’Évangile dit : « S’il ne t’écoute pas, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain » (Si te non audierit, sit tibi

sicut ethnicus et publicanus), citation d’un verset du chapitre 18 de l’Évangile de Matthieu

dont l’interprétation fut essentielle, nous le verrons, pour le développement de l’ordo. Lorsque les évêques frappent les infidèles de l’« anathème de l’excommunication » et que les coupables refusent de faire pénitence, poursuit le canon de Tribur, les comtes ont le devoir de les appréhender et de les livrer à la justice humaine, qui peut mener les rebelles à la mort26. Le roi de Germanie Arnulf et les évêques réunis à Tribur en 895 entendaient renforcer l’excommunication et l’anathème, en allant jusqu’à demander aux comtes, autres représentants du roi, de prêter main forte aux évêques. La consignation par écrit d’un ordo de

       23

G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie. Les Églises de Bavière et de Souabe,

876-973, Paris, 1997, p. 212-215. Sur la production des normes dans l’Église de cette époque : W. Hartmann, Kirche und Kirchenrecht um 900. Die Bedeutung der spätkarolingischen Zeit für Tradition und Innovation im kirchlichen Recht, Hanovre, 2008.

24

Ms Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, MS Guelf. 83. 21. Aug. fo. 2°, évoqué par S. Hamilton, The

Practice of Penance, p. 30.

25

W. Hartmann, Das Sendhanbuch, p. 5 qui, outre II, 412-418, évoque également, dans ce cas, II, 2-4, 232-236, 239-242, 413-416, 450-451 P. Fournier, « L’œuvre canonique », p. 22-23, ne croit pas à l’existence du concile de Rouen, mais pense que « ces textes se rattachent à l’époque carolingienne ».

26

Actes du concile de Tribur, en 895, c. 3 : […] et cum evangelium legeretur, audivimus : ‘Si te non audierit,

sit tibi, sicut ethnicus et publicanus’ […]. Idcirco non potentiam ostendentes, sed iustitiam exhibentes, praecipimus et auctoritate nostra iniungimus omnibus regni nostri comitibus, postquam ab episcopis anathemate excommunicationis percelluntur et tamen ad poenitendum non inclinantur, ut ab ipsis comprehendantur et ante nos perferantur, ut, qui diuina iudicia non verentur, humana sententia feriantur […]. Si enim tam rebelles extiterint […] et in tali temeritate interfecti fuerint, iudicio episcoporum interfectoribus nulla inponatur poenitentia […] (MGH Capitularia regum Francorum, 2, p. 215).

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l’excommunication témoigne de ces préoccupations, qui étaient notamment celles des évêques de Trèves et de Mayence.

« Comment l’évêque doit excommunier les infidèles » : l’ordo et les formulaires d’excommunication fixés dans le manuel de Réginon de Prüm et dans le Pontifical Romano-Germanique avertissent tout d’abord que le prélat ne peut « excommunier ou anathémiser » que les « crimes certains et manifestes ». Excommunicare vel anathematizare : l’usage des deux mots, qui sont ici quasiment synonymes, peut toutefois suggérer une progression. Comme nous l’avons vu, l’excommunication s’inscrivait dans la liturgie de la messe : « après la lecture de l’Évangile » précise l’ordo. À ce moment de la célébration, l’évêque s’adresse au clergé et aux fidèles (clerum et plebem) pour les informer des méfaits commis. L’ordo propose un discours type, expliquant qu’un tel s’est laissé séduire par le démon et a renoncé à la promesse du baptême : il n’a pas craint de dévaster et de commettre des déprédations « dans la vigne du Christ » ; il a opprimé les « pauvres du Christ » et ravi leurs biens ; à ce malfaiteur, un prêtre a été envoyé, des lettres d’avertissement transmises, mais il refuse de faire pénitence ; comme sa présence menace désormais les autres membres de l’Église, il faut le considérer comme « infidèle ». Le discours de l’évêque est suivi par la formule d’excommunication qui rappelle une fois encore les nombreux avertissements adressés au malfaiteur, avant d’affirmer qu’il est désormais « séparé » tout à la fois de la « réception du précieux corps et sang du Seigneur » et de la « société de tous les chrétiens » ; il est « exclu », « dans le ciel et sur la terre », « du seuil de la sainte mère Église ». Il est « excommunié », « anathémisé » et « condamné » pour [270] l’éternité – à moins qu’il ne se reprenne et fasse pénitence. Alors que l’assistance répond par Amen, ou : Fiat, fiat, ou encore : Anathema sit, douze prêtres, qui entouraient l’évêque durant la cérémonie, un cierge à la main, le projettent sur le sol et le piétinent. L’évêque devait enfin s’adresser une dernière fois à l’assemblée « pour expliquer cette excommunication avec des mots simples », afin que tous comprennent ce qu’une telle condamnation avait de « terrible » et qu’il ne fallait en aucun cas entrer en contact avec l’excommunié, si ce n’est pour l’inciter à faire pénitence. La publicité la plus large devait être faite à cette sanction, qu’il fallait annoncer par des lettres envoyées aux prêtres des paroisses du diocèse, que ceux-ci avaient l’obligation de lire, le dimanche, à la messe, après la lecture de l’Évangile. Cette annonce devait en outre être faite aux autres évêques, ainsi qu’au « seigneur » de l’excommunié.

Dans le manuel de Réginon et dans le Pontifical Romano-Germanique, d’autres discours types et d’autres formulaires d’excommunication comparent l’excommunié à une brebis malade qui contamine le troupeau, ou à un membre putride qui infecte le corps ; ils interdisent de donner le baiser de paix à l’excommunié, de célébrer la messe en sa présence, de lui donner le corps et le sang du Christ. Quant à la terribilior excommunicatio, elle vise les « violateurs des églises de Dieu » et les « envahisseurs de leurs possessions », les « dévastateurs », les « voleurs », les « déprédateurs » et les « homicides » : ceux-ci sont « séparés » du « sein de la sainte mère Église » et frappés par l’« anathème d’une malédiction éternelle ». Le texte enchaîne ensuite les malédictions, avant d’évoquer l’interdiction de célébrer la messe pour les excommuniés et la privation de sépulture. Enfin, la formule du pape Léon, absente du manuel de Réginon mais introduite dans le Pontifical Romano-Germanique, réunit toutes sortes de malédictions (excommunicamus atque maledicimus) et condamne les excommuniés à subir le sort de Dathan et Abiron ou celui de Judas.

La circulation progressive du Pontifical Romano-Germanique en Francie orientale, puis occidentale et jusqu’en Italie, à Rome notamment, a contribué, au cours du XIe siècle, à

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diffuser et uniformiser les règles et les formules de l’excommunication27. Depuis le très haut Moyen Âge, pratiques et rites d’exclusion s’étaient développés au sein des monastères. J’ai déjà évoqué la mise à l’écart des mauvais religieux prévue dans les Règles monastiques du VIe

siècle, ainsi que les malédictions, anathèmes et menaces d’excommunication qui abondent dans les clauses des chartes, en particulier aux Xe et XIe siècles dans les actes rédigés par les

moines. La distinction entre les malédictions lancées par les religieux contre leurs [271] ennemis et l’excommunication relevant du pouvoir de l’évêque n’était pas toujours nette ; il arriva qu’elles fussent assimilées : Sint maledicti et excommunicati et anathematizati a

consorcio omnium fidelium christianorum Dei, lit-on dans une formule insérée dans une Bible

de l’abbaye Saint-Martial de Limoges28, tandis que maints récits de l’époque féodale mettent en scène les gestes et les paroles, fort similaires à la ritualité épiscopale, par lesquels les moines excluaient les mauvais seigneurs de leurs sanctuaires, de leurs terres et de la société chrétienne en général. Si les religieux ont parfois cherché à obtenir des papes le privilège de pouvoir excommunier eux-mêmes leurs agresseurs, sans devoir recourir à l’autorité d’un évêque29, ils s’efforcèrent aussi d’élaborer des rites distincts de l’excommunication épiscopale mais ayant la même efficacité supposée, comme celui de la clamor. Les longues formules de damnation insérées, dès le IXe siècle, dans plusieurs recueils provenant d’établissements religieux renvoient sans équivoque à une liturgie monastique de l’exclusion. Celle-ci ne fut toutefois codifiée qu’au XIe siècle, dans les coutumiers monastiques : à Cluny, dans le Liber

tramitis30, puis dans les coutumes de Bernard31.

2. Le rite d’excommunication en contexte : « encellulement », système paroissial et res Ecclesie

Revenons sur la période au cours de laquelle s’est cristallisé l’ordo épiscopal de l’excommunication. En rejetant les mauvais chrétiens du lieu de culte en même temps que de la communauté chrétienne, radicalisant ainsi la tradition ancienne de l’expulsion des pénitents publics pendant la période du Carême, s’inspirant peut-être aussi des procédures de mise à l’écart des mauvais moines, mais en s’attachant à mettre en œuvre cette exclusion dans le cadre des diocèses et des paroisses, en protégeant enfin tout particulièrement les possessions des clercs et des moines, le rite élaboré (ou réélaboré) et diffusé entre la fin du IXe et le début

du XIe siècle a contribué à dessiner les contours d’une Église qui s’ancrait alors de manière singulière dans le paysage.

Les mauvais chrétiens étaient en effet éloignés a liminibus sanctae matris aecclesiae (Réginon II, 413 ; PRG 85 et 87). Le « seuil de la sainte mère Église », qui renvoyait à la « terre » comme au « ciel » (Réginon II, 413 ; PRG 85), doit être entendu au sens spirituel, mais aussi matériel : les excommuniés ne pouvaient [272] plus franchir le seuil des bâtiments ecclésiaux. Certains ordines prévoyaient du reste qu’au cours de la cérémonie de consécration d’une église, afin de marquer le seuil de l’édifice, le célébrant y récitât les « psaumes de

       27

Concernant la diffusion du PRG, voir en dernier lieu S. Hamilton, The Practice of Penance, Appendix 1 (« The Distribution of the Romano-German Pontifical »), p. 211-219, qui relève une circulation bien attestée au

XIe siècle dans le monde germanique, puis dans la seconde moitié de ce siècle en dehors de cet espace.

28

L. K. Little, « La morphologie des malédictions », p. 52.

29

Idem, p. 52-53.

30

Éd. P. Dinter, Liber tramitis aevi Odilonis abbatis, dans Corpus Consuetudinum Monasticarum, 10, Siegburg, 1980, liber alter, 28 (De precibus), n° 174 (Pro aduersa preces faciendam), p. 244-247, n° 175 (Item

de eadem, in alia diffinitione), p. 247-248.

31

(9)

malédictions »32. Un schéma élaboré au Xe siècle, qui représente un bâtiment ecclésial et figure les différentes étapes de la consécration d’église, indique à l’emplacement du seuil, à droite de la porte : Hic XIII psalmi maledictiones cantantur33.

Sur le seuil, les portes ou les murs des églises se trouvaient exposés les noms des mauvais chrétiens que les fidèles ne devaient plus fréquenter. En 877, le concile de Ravenne, qui prescrit que ces noms soient communiqués par l’évêque aux prêtres des paroisses et aux évêques des diocèses voisins, ordonne qu’ils soient exposés de manière visible à la porte des églises34. Une lettre du pape Jean VIII (en 872 ou 873) évoque pour sa part l’exposition de

sentences d’excommunication et d’anathème « devant la très sainte image du bienheureux Pierre apôtre », afin que l’iniquité des coupables et leur exclusion « de la communauté de la sainte Église romaine » soient connues tous les fidèles se rendant ad limina apostolica35. C’est enfin devant la porte de l’édifice ecclésial (ante ianuas aecclesiae) que devait se dérouler la cérémonie de réconciliation et de réintégration du fidèle excommunicatus vel anathematizatus (Réginon II, 418 ; PRG 91) : le pénitent se prosternait devant l’évêque venu sur le seuil et implorait le pardon ; l’évêque lui prenait la main, l’introduisait à l’intérieur de l’édifice d’où il avait été banni et le rendait ainsi « à la communion et à la société chrétienne » – l’entrée dans l’église signifiait son retour au sein de l’Église. Dans les pontificaux anglais du XIIe siècle, c’est à la porte du cimetière (ad portam cimiterii) qu’était prévue la réconciliation des excommuniés36.

[273] Car les excommuniés s’étaient également vus interdire l’accès aux zones

d’inhumation qui jouxtaient les lieux de culte. Alors que l’exclusion avait pendant longtemps signifié un refus de communicare (tout à la fois donner la communion et communiquer avec la personne condamnée), elle fut associée, à partir du Xe siècle, à la privation de sépulture. Certes, selon la formule du pape Léon Ier, « nous ne devons pas communicare, après leur mort, avec les personnes avec lesquelles nous avions cessé de communicare de leur vivant ». Il reste que, pendant plusieurs siècles, la question de la sépulture (ou de la non-sépulture) des excommuniés ne s’était pas posée. Le concile de Ver, qui énumère en 755 nombre des mises à l’écart sociales que supposait l’excommunication, ne la mentionne aucunement : l’excommunié ne peut entrer dans une église, prendre un repas, ni boire avec un chrétien ; entre l’excommunié et les fidèles, il ne peut y avoir ni échange de dons, ni baiser, ni prière en commun, ni même salutation ; mais rien n’est alors dit à propos de la sépulture des excommuniés37. Toutefois, en 900, lorsqu’il excommunie les assassins de son prédécesseur

       32

D. Barbet-Massin, « Le rituel irlandais de consécration des églises au Moyen Âge : le témoignage des sources irlandaises et bretonnes », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 118, 2011, p. 7-39, ici p. 18, n. 48.

33

Ms Angers, B.M. 477 (461), fol. 9r°. Le corps du manuscrit est datable de la fin du IXe siècle. Le schéma, reproduit par D. Barbet-Massin, « Le rituel irlandais de consécration », p. 34, a été ajouté au Xe siècle, sur le premier folio du 2e cahier. Les inscriptions sur le plan relatent plusieurs étapes de la cérémonie de consécration telles qu’elles sont rapportées dans le Lebar Brecc ou Leabhar Breac, traité irlandais du 10e siècle.

34

Actes du concile de Ravenne, en 877, c. 10 : Curae sit omnibus episcopis excommunicatorum nomina

omnino tam vicinis episcopis quam suis parochianis pariter indicare, eaque in celebri loco posita prae foribus ecclesiae cunctis convenientibus inculcare […] (Mansi, 17, p. 340).

35

Sans doute s’agit-il ici d’évêques excommuniés : […] eorumque scelera et excommunicationes et

anathemata scribentes ante sacratissimam beati Petri apostoli imaginem suspendemus, ut omnibus de toto mundo ad limina apostolica venientibus illorum sit nota iniquitas et a consortio sancte Romane ecclesie videantur extranei (MGH. Epistolae, 7, p. 279 [n° 12]).

36

Le texte de plusieurs pontificaux anglais est donné par S. Hamilton, « Absoluimus uos uice beati Petri

apostolorum principis : episcopal authority and the reconciliation of excommunicants in England and Francia, c.

900 - c. 1150 », dans Frankland. The Franks and the World of the Early Middle Ages. Essays in honour of Dame

Jinty Nelson, éd. P. Fouracre et D. Ganz, Manchester - New York, 2008, p. 209-241, ici p. 225.

37

Concile de Ver, en 755, c. 9 (De modis excommunicationis) : Et ut sciatis, qualis sit modus istius

(10)

Foulque de Reims, l’archevêque Hervé interdit non seulement de célébrer la messe en leur présence et de leur donner la communion, mais il les condamne aussi à recevoir « la sépulture de l’âne », « dans du fumier à la surface de la terre » : Nullus ergo eis christianus vel ‘Ave’

dicat. Nullus presbyter missas aliquando celebrare, nec, si infirmati fuerint, confessiones eorum recipere, vel sacrosanctam communionem eis, nisi resipuerint, etiam in ipso fine vitae suae praesumat unquam dare, sed sepultura asini sepeliantur et in sterquilinium super faciem terrae sint, ut sint in exemplum opprobrii et maledictionis praesentibus generationibus et futuris38. Le fumier rappelle un châtiment évoqué dans les Dialogues de Grégoire le Grand. Quant à la « sépulture de l’âne », il s’agit d’une réminiscence biblique, du livre de Jérémie, qui renvoyait à l’exclusion. Celui qui reçoit la sépulture de l’âne est en effet privé du rituel des lamentations funéraires (Jr 22, 18) ; il est rejeté à l’extérieur des portes de la ville :

sepultura asini sepelietur putrefactus et proiectus extra portas Hierusalem (Jr 22, 19). Six ans

après l’excommunication de Reims, Réginon de Prüm introduit la menace de la « sépulture de l’âne » et « dans le fumier » dans le formulaire de l’excommunicatio terribilior. La formule est ensuite reprise dans le Pontifical Romano-Germanique qui lui assure une diffusion qu’atteste sa présence dans nombre de formules de malédiction insérées dans les manuscrits les plus divers (Bibles, livres du chapitre, cartulaires…) à partir de la fin du Xe et surtout au

XIe siècle. La menace de privation de sépulture ou de sépulture infâmante, qui venait appuyer

ou renforcer l’interdiction [274] d’assister à la messe et de communier, ne se conçoit que dans un monde où il n’y avait de sépulture ordinaire qu’au sein d’un cimetière consacré, situation qui n’est pas antérieure au Xe siècle : les pontificaux qui diffusent la formule

d’excommunication condamnant à la « sépulture de l’âne » sont aussi les premiers livres liturgiques à diffuser le rituel de consécration des cimetières39.

L’intérêt nouveau pour la sépulture (et pour la privation de sépulture) participait à un mouvement de prise en charge des pratiques funéraires par le clergé local, au sein d’un cadre que l’on peut désormais qualifier de « paroissial ». Vers 857-858, le traité de ecclesiis et

capellis d’Hincmar de Reims est l’une des premières manifestations idéologiques de cette

prise en charge « paroissiale ». Dans l’un de ses capitulaires, Hincmar charge du reste les prêtres de veiller à la sépulture de leurs « paroissiens »40. Quelques décennies plus tard, les prélats rassemblés au concile de Tribur, qui entendaient rétablir (ou tout simplement établir) l’institution du synode, ainsi que les visites de l’évêque au sein de son diocèse, entreprennent également d’organiser les « paroisses » : les c. 14 et 15 de ce concile font de l’église locale le lieu du paiement de la dîme et de la sépulture, et définissent même, dans cette perspective, une distance maximale entre les églises sises dans un territoire41. C’est à cette époque et dans ce contexte que Réginon rédigea sa collection-manuel, en y insérant des questionnaires destinés aux témoins synodaux, sept hommes choisis parmi « les plus sages, les plus honnêtes

      

munera accipere debet, vel osculum porregere, nec in oratione iungere, nec salutare […] (MGH Capitularia regum Francorum, 1, 35).

38

Mansi, 18A, 184.

39

Concernant l’institution du cimetière consacré, cf. C. Treffort, « Consécration de cimetière et contrôle épiscopal des lieux d’inhumation au Xe siècle », dans Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en

Occident. études comparées, dir. M. Kaplan, Paris, 2001, p. 285-299 ; M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005. Le lien entre cette institution et la

privation de « sépulture ecclésiastique » constitue le fil rouge de la thèse de M. Vivas, La privation de sépulture

au Moyen Âge. L’exemple de la province ecclésiastique de Bordeaux (Xe-début du XIVe siècle), Poitiers, 2012. Sur

la privation de sépulture des excommuniés, voir aussi la contribution de L. Jégou dans ce volume.

40

Et nemo christianorum praesumat, quasi hereditario iure, de sepultura contendere : sed in sacerdotis

prouidentia sit, ut parochiani sui, secundum christianam devotionem, in locis quibus viderit sepeliantur. Ipse tamen sacerdos, memor ordinis sui, prouideat et congruam cuique sepulturam, et ne scandalum, quantum vitari potest, fiat suis parochianis (Capit. III, 856, c. 2, PL 125, 794).

41

(11)

et les plus dignes de foi » pour chaque paroisse visitée par l’évêque (ex plebe ipsius

parochiae)42. Lorsque le prélat s’apprêtait à circuire son diocèse, un archidiacre ou un archiprêtre le précédait et convoquait les fidèles de chaque paroisse : ceux qui ne se rendaient pas [275] à la convocation étaient exclus de la « communauté chrétienne »43. Par ailleurs, l’ensemble de la plebs se voyait recommander la confession des péchés au début du Carême44. La mise en place de « paroisses » destinées à encadrer les fidèles – dès lors qualifiés de « paroissiens » – est ainsi l’un des éléments importants qui ressort des Deux livres de Réginon, tout particulièrement des sections portant sur l’excommunication.

Le terme de « paroissien » (parochianus), qui ne semble pas attesté avant le IXe siècle,

a d’abord qualifié, dans sa forme adjectivale, le prêtre responsable d’une église (voire l’évêque gouvernant un diocèse), avant de désigner, sous forme de substantif et de manière à peu près exclusive, les fidèles d’une église45. Or la première formule d’excommunication du manuel de Réginon évoque les démarches de l’évêque ou de ses représentants afin d’amener le malfaiteur à faire pénitence quia noster parrochianus est (Réginon II, 413 = PRG 85, 3) ; la formule de réconciliation des excommuniés interdit par ailleurs aux évêques d’excommunier ou de réconcilier le parrochianum d’un autre évêque (Réginon II, 418 = PRG 91, 5) ; enfin, après l’excommunication et après réconciliation, les lettres notifiant la peine ou la levée de celle-ci sont envoyées per parrochias / per parrochiam, afin d’en informer localement tous les prêtres (Réginon II, 413 et 418 = PRG 85, 7 et 91, 4). Réginon de Prüm est aussi l’auteur d’une Chronique dans laquelle il mentionne, à deux reprises, les lettres qu’envoyaient les évêques afin d’avertir leurs collègues des excommunications qu’ils avaient décrétées, de manière à ce que les excommuniés, coupés de toute « communion » ou « société » avec des chrétiens, ne fussent plus reçus dans leur parochia46. Parochia correspond ici souvent à ce que nous [276] appellerions le diocèse, mais le terme est utilisé pour affirmer le lien infrangible et exclusif entre les fidèles, leur prêtre et leur évêque.

       42

Episcopus in synodo residens […] septem ex plebe ipsius parochiae vel eo amplius aut minus, prout viderit

expedire, maturiores, honestiores atque veraciores viros in medio debet evocare, et, allatis sanctorum pignoribus, unumquemque illorum tali sacramento constringat (Réginon de Prüm, Libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, l. II, c. 2 (De iuratoribus synodi), dans W. Hartmann, Das Sendhandbuch, p.

236).

43

Cum episcopus suam dioecesim circuit, archidiaconus vel archipresbyter eum praeire debat uno aut

duobus diebus per parochias, quas visitaturus est, et plebe convocata adnunciare debet proprii pastoris adventum, et, ut omnes ad eius synodum die denominata impraetermisse occurrant, omnimodis ex auctoritate sanctorum canonum praecipere et minaciter denunciare, quod si quis absque gravi necessitate defuerit, procul dubio a communione christiana sit repellendus (Réginon de Prüm, Libri duo, l. II, c. 1, p. 234).

44

Presbyteri admonere debent plebem sibi subiectam, ut omnis, qui sentit se mortifero peccati vulnere

sauciatum, feria quarta ante quadragesimam cum omni festinatione recurrat ad vivificantem matrem ecclesiam, ubi quod male commisit cum omni humilitate et contritione cordis simpliciter confessus suscipiat remedia poenitentiae… (Réginon de Prüm, Libri duo, l. I, c. 292, p. 152).

45

Hincmar de Reims évoque à deux reprises les seniores et parrochiani (Collectio de ecclesiis et capellis, p. 91 et 92). Dans le corpus des chartes originales de l’ARTEM (Nancy), le substantif par(r)ochianus apparaît pour la première fois en 1050 et n’entre dans l’usage (avec 36 attestations) que dans le dernier quart du 11e siècle. Dans ce corpus, le mot concerne toujours les fidèles, jamais les prêtres.

46

[…] (Episcopus) epistolam misit omnibus archiepiscopis et episcopis atque omnibus sanctae dei ecclesiae

fidelibus Galliae, Germaniae ac Neustriae commorantibus, obtestans omnes per auctoritatem Dei omnipotentis et beatorum principum Petri et Pauli et domni pontificis et uniuersalis papae, ut nullus eam (= Engiltrudis,

épouse d’un Bovon) in sua parrochia reciperet, sed eam funditus in omnibus ecclesiis suis predicarent

excommunicatam et ab omni christianorum communione sequestratam, insuper et anathematis vinculo innodatam et inter impias et scelerosas dampnatam, donec de pestiferis factionibus suis atque perpetrato periurio ante domni apostolici presentiam dignam acciperet poenitentiam (Réginon de Prüm, Chronicon, l. II, a.

866, dans MGH SRG, 14, p. 85). Plus loin : […] Waldradam ipso die purificationis sanctae Dei genitricis

Mariae in basilica excommunicauit et ab omni christianorum consortio separavit, destinavitque epistolam omnibus episcopis per Germaniam et Gallias constitutis causam et modum excommunicationis continentem

(12)

En 927, une vingtaine d’années après la composition du manuel de Réginon, à Trèves même, les autorités ecclésiastiques s’inquiétèrent des « paroissiens » qui pouvaient se soustraire à l’obligation de confession auprès de leur prêtre, en particulier dans le cas de fidèles qui disposaient de biens en plusieurs lieux, relevant donc de différentes « paroisses » : il fut alors demandé à leurs « voisins » de vérifier que ces « paroissiens » se confessaient bien régulièrement47. L’interdiction pour un prêtre d’accueillir le « paroissien » de l’un de ses confrères fut également rappelée48. Un capitulaire daté de 884 avait évoqué le cas des « paroissiens » qui relevaient d’un évêque mais disposaient de terres (beneficia et alodum) dans une autre parrochia (le terme désignant ici à nouveau plutôt le diocèse) : si, en se rendant d’un lieu à l’autre, ces « paroissiens » commettaient des rapines ou des destructions, l’évêque du diocèse où ils avaient accompli ces méfaits devait leur dépêcher un prêtre, chargé de les amener à se corriger et à réparer les torts commis (l’envoi d’un prêtre – ou d’une lettre comminatoire – est signalé, quelques années plus tard, dans les Deux livres de Réginon) ; lorsque les malfaiteurs refusaient de s’amender, il fallait les excommunier, puis faire connaître l’excommunication à leur seigneur et à leur évêque49.

[277] Une lettre bien connue de l’évêque Gérard Ier de Cambrai, au début des années 1020, qui reproche aux archidiacres de Liège de permettre, « soit par amour de l’argent, soit par égard pour des amis », que des malfaiteurs excommuniés par lui soient inhumés inter

fideles christianos, atteste que les problèmes envisagés dans les textes normatifs se posaient

parfois effectivement. L’évêque mentionne en particulier le cas d’un certain Erlebold, qui avait commis l’inceste avec une religieuse et d’autres torts dans le diocèse gouverné par Gérard, ainsi que celui d’autres excommuniés, parrochiani nostri écrit Gérard de Cambrai, incendiaires d’églises et auteurs de pillages, qui avaient cependant reçu la sépulture à Nivelles, c’est-à-dire dans le diocèse de Liège. Les archidiacres avaient donc donné l’absolution à ces individus qu’un « juste jugement », précise l’évêque de Cambrai, avait exclus du sein de la sainte mère Église et privés de la sépulture due aux fidèles, alors qu’ils n’avaient pourtant manifesté aucun signe de pénitence. Gérard de Cambrai argumente, en produisant toute une série d’autorités, notamment le passage du chap. 18 de l’Évangile de

       47

Actes du concile de Trêves, en 927, c. 14 : Prouideat presbiter studiose, quatinus nullus sit de parochianis

suis, cuius confessionem non suscipiat. De his uero, qui in aliquibus uersantur parochiis propter praedia, que habent in locis plurimis, interrogetur a uicinis, si confessionem acceperunt. Le rôle du prêtre dans la pénitence

publique de ses paroissiens, au début du Carême, est aussi évoqué (c. 15) : nominatim unusquisque presbiter

suos uocet parochianos penitentes (MGH Concilia VI/1, p. 83).

48

Actes du concile de Trêves, en 927, c. 5 : Nullus presbiter alterius presbiteri parochianos seducat, ut ad

suam ecclesiam ueniant relicta propria aecclesia, nec ad missam quidem suscipiat, nisi causa itineris aut alicuius rei ; nec decimas alteri debitas audeat supripere, sed unusquisque ecclesia sua et populo sit contentus

[...] (MGH Concilia VI/1, p. 80). Le capitulaire de 810-813 avait déjà prescrit ut nullus presbiter alterius

parrochianum nisi in itinere fuerit uel placitum ibi habuerit, ad missam recipiat (MGH Capitularia regum Francorum I, p. 178). La prescription est reprise en 827 dans la collection d’Anségise, I 147 (MGH Capitularia regum Francorum n.s. I, p. 511) et dans les Ordines de celebrando concilio. Même recommandation dans les

capitulaires des évêques carolingiens Théodulphe d’Orléans (MGH Capitula episcoporum I, p. 112), Raoul de Bourges (Idem, p. 244), Haito de Bâle (p. 214) et, au 10e siècle, Roger de Trêves (p. 67).

49

Karolomanni Capitulare Vernense, en 884, c. 6 : De illis autem, qui infra parrochiam beneficia et alodum

non habent et alterius episcopi parrochiani sunt et, dum ad curtem pergunt aut de loco ad locum iter faciunt, rapinas et depraedationes infra parrochiam faciunt, placuit nobis et fidelibus nostris, ut, si ita prope episcopum fuerit factum, ut ei depraedatio illorum nota fieri possit, antequam parrochiam eius exeant, mittat strenuum et prudentem presbyterum, qui sua vice rationabiliter illos ad emendationem vocet ; in quo superior modus compositionis et emendationis servabitur, si vocati venire voluerint. Si vero vocationem atque ammonitionem episcopi superbe contempserint, simili sententia excommunicationis feriantur qua et illi, qui infra parrochiam res aut beneficia habent ; et insuper excommunicentur, ne extra parrochiam exeant, antequam superius statuta adimpleant. Quorum excommunicatio seniori illorum et proprio eorum episcopo significanda est, ne eos recipiant, antequam illuc redeant, ubi rapinam fecerunt, ibique pleniter emendentur (MGH Capitularia regum Francorum, 2, p. 373).

(13)

Matthieu sur la « correction » du prochain. Les clercs, écrit-il, ne doivent aucunement marchander l’absolution ou la sépulture « contre de l’argent ou des terres destinées aux besoins de l’Église », quand bien même ces possessions leur permettraient-elles « d’élever des palais et d’établir des églises ». Et en guise de réponse aux archidiacres de Liège qui objecteraient que tel excommunié est en fait leur paroissien (si fortasse obicitis vestrum

parrochianum fuisse), l’évêque de Cambrai allègue ce qu’il présente comme un canon d’un

concile de Meaux, et qui n’est autre que le passage du capitulaire de 884, cité quelques lignes plus haut, à propos des « paroissiens » possessionnés en plusieurs lieux et se rendant d’un diocèse à l’autre50.

On retrouve ainsi, à propos de l’organisation de la pénitence et de la gestion des excommuniés, des problèmes semblables à ceux que devait poser, quelques décennies plus tard, le prélèvement de la dîme51. L’idée s’était imposée que tout fidèle appartenait à une

parrochia, paroisse et/ou diocèse, dépendait d’un prêtre et d’un évêque, et devait observer un

certain nombre d’obligations dans ce cadre. Les sections des pontificaux anglais relatifs à l’excommunication et à la réconciliation qualifient pour leur part la communauté paroissiale (ou ses représentants) de senatus52. Dans un tel contexte d’« encellulement », ainsi qu’on l’a justement qualifié, le problème des excommuniés sans attache, qui se rendaient d’un lieu à l’autre, échappant au contrôle des autorités ecclésiastiques, semble avoir [278] représenté une sorte de casus dont l’évocation permettait d’affirmer le processus de territorialisation de l’Ecclesia. Le développement de la pratique de l’interdit, au cours du XIe siècle, qui frappait non plus seulement des personnes, mais aussi des lieux et des territoires, participa également à ce processus53.

L’Église était donc constituée de lieux et de territoires, mais aussi de nombreuses possessions, des terres et des droits. Or la chronologie de la mise en place des normes et des rites de l’excommunication suit celle de la définition de la catégorie des « biens d’Église » par les évêques. Certes, l’un des premiers textes renvoyant à une hiérarchie ou une gradation entre l’excommunication et l’anathème, le concile réuni à Tours en 567, avait déjà évoqué le cas des usurpateurs des biens ecclésiastiques, menacés non seulement de l’excommunication, mais aussi de l’anathème. C’est toutefois à partir des années 820-830, dans plusieurs traités rédigés par des évêques (Agobard de Lyon, Jonas d’Orléans), dans les Fausses Décrétales (en particulier dans une décrétale attribuée au pape Urbain Ier), dans un certain nombre de textes conciliaires élaborés sous l’influence d’Hincmar de Reims, comme la collectio de raptoribus, petite collection canonique relative à la protection des « biens d’Église », mise au point au concile Quierzy en 857, que furent systématiquement réunies toutes sortes d’autorités assimilant ceux qui s’en prenaient aux res ecclesiastice à des « sacrilèges » encourant l’« anathème » et l’exclusion a liminibus sancte ecclesie. Les participants au concile de Quierzy chargèrent les évêques d’exposer à tous leurs fidèles ce qu’était l’anathème (quid sit

anathema). Les malefactores frappés d’anathème furent alors assimilés à Judas (figure

couramment et depuis longtemps évoquée dans les clauses comminatoires des actes), mais surtout à Ananie et Saphire, ce couple décrit dans les Actes des Apôtres (5, 1-11) qui avait voulu rejoindre la communauté apostolique, mais avait détourné, pour la garder, une partie du prix reçu pour la vente d’une propriété ; lorsque Pierre s’était aperçu de la supercherie, il les

       50

Gesta episcoporum Cameracensium, lib. III, 28, rédigé en 1024-1025, dans MGH SS, 7, p. 474-477.

51

M. Lauwers, « Pour une histoire de la dîme et du dominium ecclésial », dans Idem (dir.), La dîme, l’Église

et la société féodale, Turnhout, 2012, en particulier p. 54-64.

52

S. Hamilton, « Absoluimus uos », p. 219, 225.

53

(14)

frappa d’une mort immédiate54. Agobard de Lyon et Walafrid Strabon avaient fait d’Ananie et Saphire des fraudeurs envers les res ecclesiastice. Au concile de Quierzy, le couple est présenté comme « sacrilège »55. En condamnant ceux qui disent : « nous possédons par héritage le sanctuaire de Dieu » (Psaume 82, 13, repris dans les malédictions insérées dans les premiers pontificaux, comme celui de Sens), le concile de Tusey, en 860, reprend cette assimilation56. Le lien entre excommunication et res ecclesie [279] est aussi clairement établi en 877, au concile de Ravenne, par le pape Jean VIII qui lance l’anathème contre ceux qui s’en prendraient au « patrimoine de notre sainte Église » (c. 15) ou « patrimoine de saint Pierre apôtre » (c. 16). Le pape les menace de la « peine d’Ananie et Saphire » : Ananiae et

Saphirae qui de propriis mentientes ante pedes apostolorum expirauerunt poena mulctetur57. La question des res ecclesie permettait ainsi d’en appeler aux sanctions les plus lourdes. En préconisant la terribilior excommunicatio pour les violatores aecclesiarum Dei, les invasores, les vastatores, les raptores et les depraedatores (auxquels sont ajoutés les homicides), la collection-manuel de Réginon (II, 416) et le PRG (88) confirment et imposent ce lien entre le degré le plus élevé de l’excommunication et l’atteinte aux biens d’Église. Cette dernière apparaît centrale, en dehors même de la terribilior excommunicatio, dans les sections consacrées à l’excommunication de la collection-manuel de Réginon et du Pontifical Romano-Germanique – alors que les textes normatifs carolingiens évoquaient fréquemment, parmi d’autres motifs d’excommunication, l’inceste et l’homicide. Selon l’ordo (Réginon II, 412 ; PRG 85), l’excommunication vise ceux qui dévastent et commettent des déprédations dans la vigne de Christ, c’est-à-dire dans son Église, ceux qui oppriment les pauperes Christi et volent leurs biens. La formule du pape Léon (PRG 90) évoque l’excommunication et la malédiction de ceux qui ont ravi ou envahi « les possessions des serviteurs de saint Pierre et tout ce qui les concerne ».

Sans doute est-ce l’usage fréquent de l’excommunication, de la malédiction et de l’anathème pour la sauvegarde des res ecclesie qui explique la diffusion et la reprise de ces armes spirituelles par les abbés et leurs moines, à une époque où se constituaient de nombreuses seigneuries monastiques. Le développement des clauses comminatoires dans les chartes, la codification du rituel de la clamor et le déclenchement de plus en plus fréquent de celle-ci, au cours du XIe siècle, s’inscrivent dans un mouvement généralisé de défense et de sacralisation des biens d’Église qui, après avoir été initié par les évêques, se trouvait porté par les moines.

3. Processus de « correction », réforme grégorienne et justice

Beaucoup d’historiens ont souligné le caractère en quelque sorte temporaire de l’excommunication et de l’anathème, quand bien même ce dernier était défini comme une « mort éternelle » : jamais définitives, ces peines n’avaient d’autre fonction que d’amener les coupables à s’amender. Les actes du concile de Quierzy de 857 recommandent ainsi aux évêques de s’adresser aux fidèles pour leur expliquer que l’anathème ne « dure » que tant qu’il n’y a pas pénitence et [280] satisfaction58. L’excommunicatio était en effet destinée à

       54

Sur le modèle d’Ananie et Saphire à l’époque carolingienne : I. Rosé, « Ananie et Saphire, ou la construction d’un contre-modèle cénobitique (2e-10e siècle) », dans Médiévales, 55 (« Usages de la Bible. Interprétations et lectures sociales »), 2008, p. 33-52, ici p. 46-48.

55

Collectio de raptoribus, concile de Quierzy, en 857, dans MGH Concilia, 3, p. 393-394.

56

Concile de Tusey, en 860, dans MGH Concilia, 4, p. 29.

57

Actes du concile de Ravenne, en 877, c. 16, Mansi, 17, 340.

58 Episcopus autem omnibus dicere debet, quid sit anathema, et ne desperent, ostendere debet, quandiu duret

anathema, id est, quamdiu quisque errorem non corrigit et digna satisfactione non emendat, ut reconciliationem et indulgentiam valeat promereri. Si quis vero ante satisfactionem et reconciliationis indulgentiam in peccatis

(15)

assurer le salut du coupable et n’avait rien d’une eradicatio, ainsi que le souligne fortement Placide de Nonantola, vers 1100, dans le feu des polémiques liées à la réforme grégorienne59. L’ordo d’excommunication élaboré au Xe siècle est du reste articulé à un rite de réconciliation

des excommuniés, qui inverse en quelque sorte le rituel d’exclusion. Les sanctions pouvaient du reste être levées post mortem, lorsque parents ou proches réparaient les méfaits ou les torts qui avaient entraîné l’excommunication. Dans une perspective que l’on pourrait dire théologique et qu’ont naguère illustré les travaux de Cyrille Vogel, les modalités médiévales de l’exclusion ont dès lors été replacées au sein d’une histoire de la pénitence, qui articule étroitement excommunication et réconciliation60 ; selon une approche relevant plutôt de l’anthropologie sociale, qui fut déjà celle de Lester K. Little, l’excommunication est envisagée comme un outil participant au règlement des conflits, au sein d’une société fondée sur la négociation et le compromis61. L’exclusion s’inscrit en tout cas dans un processus, dont je voudrais ici souligner qu’il renvoie en outre à un modèle ecclésiologique, celui de la correctio du prochain, dont le chapitre 18 de l’Évangile de Matthieu fixe précisément le cadre :

« Si ton frère vient à pécher à ton encontre, va le trouver et corrige-le, entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute l’affaire se règle sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse aussi d’écouter l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain. » (Mt 18, 15-17)62.

Si autem peccaverit in te frater tuus, vade et corripe eum inter te et ipsum solum. Si te audierit, lucratus es fratrem tuum. Si autem non te audierit, adhibe tecum adhuc unum vel duos ut in ore duorum testium uel trium stet omne verbum. Quod si non audierit eos, dic ecclesiae ; si autem et ecclesiam non audierit, sit tibi sicut ethnicus et publicanus.

[281] En évoquant le pouvoir de lier et de délier, le verset suivant opère un déplacement du

processus de correctio en le situant dans un champ juridictionnel qui apparaît clairement comme une conséquence de l’intervention de l’Église :

« En vérité, je vous le déclare : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel. » (Mt 18, 18).

Amen dico vobis : quaecumque alligaveritis super terram erunt ligata et in caelo, et quaecumque solveritis super terram erunt soluta et in caelo.

Les autorités carolingiennes avaient recommandé à plusieurs reprises de ne pas recourir inconsidérément à l’excommunication63. Selon les décisions prises au concile de Meaux-Paris, en 845-846, aucun évêque ne pouvait procéder à une excommunication si le péché commis n’était pas « certain et manifeste » ; quant à l’anathème, il ne devait pas être

      

suis perseverans mortuus fuerit, iam anathema perpetuum illi erit et peccatum ad mortem, pro quo non dicit apostolus ut oretur (MGH. Concilia, 3, p. 394).

59

[…] Unde apparet liquido aliud esse excommunicationem et aliud eradicationem. Qui enim

excommunicatur, ut apostolus ait, ad hoc excommunicatur, ut spiritus salvus sit in die Domini. Disciplina est enim excommunicatio, et non eradicatio […] (Placide de Nonantola, Liber de honore Ecclesiae, c. 76-77, dans MGH. Libelli de lite, 2, p. 601).

60

Voir notamment les travaux classiques de C. Vogel, La discipline pénitentielle en Gaule des origines à la

fin du VIIe siècle, Paris, 1952, et Idem, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, 1969.

61

Les travaux de L. K. Little, puis de P. J. Geary sont mentionnés ci-dessus, n. *. Dans cette perspective, cf. en dernier lieu L. Jégou, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits (VIIIe-XIe

siècle), Turnhout, 2011.

62

Voir aussi Luc, 17, 3-4 : « Si ton frère vient à t’offenser, reprends-le ; et s’il se repent, pardonne-lui. Et si, sept fois le jour, il t’offense, et que sept fois il revienne à toi en disant : ‘Je me repens’, tu lui pardonneras. »

63

(16)

décrété sans l’accord de l’archevêque ou la décision collégiale de plusieurs évêques64. De telles directives étaient peut-être la réponse apportées aux abus commis par certains prélats qui auraient trop fréquemment ou légèrement prononcé l’excommunication, à moins qu’elles ne cherchèrent à endiguer la pratique des malédictions et des anathèmes lancées par les moines hors de tout contrôle épiscopal. Face à de telles dérives, les concepteurs de l’ordo de l’excommunication affirmèrent d’abord que celle-ci était une prérogative épiscopale (nous avons vu que l’élaboration de l’ordo s’est inscrit dans un contexte de redéfinition du pouvoir épiscopal) ; ils définirent ensuite très strictement le cadre de la procédure d’exclusion. Or celui-ci se conforme en tout point au processus évoqué dans l’Évangile de Matthieu – dont il convient de relever qu’il avait servi de cadre, dès le VIe siècle, à la procédure d’avertissements et de blâmes préalable à l’excommunication monastique65.

Lorsque l’acte répréhensible était identifié, l’évêque devait, en effet, envoyer l’un de ses prêtres ou des lettres comminatoires au coupable, et ce à trois reprises : semel et iterum

atque tertio, en invitant canonice le coupable à s’amender et à faire pénitence. Il s’agissait de

le corriger paterno affectu. Ce n’est que lorsque le coupable persévérait qu’il fallait procéder à l’excommunication proprement dite, dans le cadre ecclésial évoqué par Matthieu : dic

ecclesiae. L’ordo explique aussi que le frère coupable pèche à l’encontre de chacun d’entre

nous, quia in sanctam ecclesiam peccat. Le texte revient alors sur l’idée de « correction » : « le Seigneur ordonne que le frère, c’est-à-dire le chrétien, qui pèche à notre encontre, doit

[282] d’abord être corrigé secrètement, ensuite en présence de témoins, avant que ne se forme

une assemblée in conventu aecclesiae ». Il y avait donc tres ammonitiones. Si ces « pieuses corrections » sont négligées, sit tibi sicut ethnicus, et Réginon de Prüm comme le Pontifical Romano-Germanique précisent : id est gentilis atque paganus, ut non iam pro christiano sed

pro pagano habeatur (Réginon II, 412 ; PRG 85). La formule d’excommunication qui suit fait

encore état des « exhortations fréquentes » qui ont été repoussées à trois reprises (Réginon II, 413 ; PRG 85)66.

De même que la péricope de Matthieu avait pu soutenir l’idée, exprimée d’Augustin à Burchard de Worms, que les peines publiques ne pouvaient s’appliquer qu’aux pécheurs ayant commis publiquement leurs fautes67, elle ne légitimait le recours à l’excommunication qu’au terme de remontrances et d’avertissements d’abord administrés secrètement, puis devant quelques-uns, et à la fin seulement sur la scène ecclésiale (in conventu ecclesiae). À partir du dernier quart du XIe siècle, à l’époque où le pape Grégoire VII, puis ses successeurs

redéfinirent l’excommunication et y recoururent fréquemment, comme à une nouvelle modalité de gouvernement au sein d’une Église en crise, le passage de Matthieu fut sollicité tout à la fois dans les collections canoniques et dans la littérature polémique. La péricope fut notamment alléguée par le camp anti-grégorien pour dénoncer les interventions jugées

       64

Voir ci-dessus, n. *.

65

Voir la contribution d’I. Rosé dans ce volume, qui mentionne à ce propos la Regula Magistri et la Règle des moines de Fructueux de Braga.

66

Une autre formule ajoutée dans le PRG (86) revient sur les avertissements ou les admonitions ou encore les corrections, répétés et salutaires, avant de citer à nouveau l’Évangile de Matthieu. En 877, le concile de Ravenne avait déjà évoqué un triple avertissement avant l’excommunication (Mansi, 17, 338).

67

Selon Augustin, Sermo 82 : […] Intendite, et uidete : si peccauerit, inquit, in te frater tuus, corripe eum

inter te et ipsum solum. Quare ? Quia peccauit in te. Quid est, in te peccauit ? Tu scis quia peccauit. Quia enim secretum fuit, quando in te peccauit ; secretum quaere, cum corrigis quod peccauit. Nam si solus nosti quia peccauit in te, et eum uis coram omnibus arguere ; non es correptor, sed proditor. […] Ergo ipsa corripienda sunt coram omnibus, quae peccantur coram omnibus : ipsa corripienda sunt secretius, quae peccantur secretius. Distribuite tempora, et concordat scriptura. […] Prorsus nec prodo, nec negligo : corripio in secreto ; pono ante oculos dei iudicium ; terreo cruentam conscientiam ; persuadeo poenitentiam. Hac charitate praediti esse debemus (PL 38, 510-511). Et selon Burchard de Worms, Decretum, XIX, 5 : In istis omnibus supradictis debent sacerdotes magnam discretionem habere, ut discernant inter illum qui publice peccauit et publice poenituit et inter illum qui absconse peccavit et sua sponte confessus est (PL 140, 971c).

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