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Woolf. Un lieu à soi Traduction et préface de Marie Darrieussecq Édition de Christine Reynier

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Woolf

Un lieu à soi

Traduction et préface de Marie Darrieussecq Édition de Christine Reynier

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c o l l e c t i o n f o l i o c l a s s i q u e

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Virginia Woolf

Un lieu à soi

Traduction et préface de Marie Darrieussecq Édition de Christine Reynier

Gallimard

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Titre original : a room of ones own

© Éditions Denoël, 2016, pour la traduction française ;

© Éditions Gallimard, 2020, pour la préface, le dossier et la présente édition.

Couverture : Photo © Maia Flore / Agence VU (détail).

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PRÉFACE

Un lieu à soi est, avec Mrs Dalloway et Orlando, le livre le plus célèbre de Virginia Woolf. Il est sans doute aussi celui qu’il est le plus nécessaire de tra- duire et retraduire, pour lui donner sans cesse vie

— si la lecture est la vie des livres — et pour le faire circuler entre de jeunes mains. Écrit à l’époque des suffragettes, qui obtinrent le même droit de vote que les hommes en 1928, il est passionnant d’interroger ce texte à l’époque de « Me too », comme à l’époque où Beauvoir écrivait Le Deuxième Sexe, ou à l’époque où Simone Veil fit voter la loi sur l’IVG. Car c’est un essai qui glisse sur le temps et le devance.

L’essai de Woolf est une promenade sur deux journées et demie, assez proche de la structure de Mrs Dalloway. La première matinée se déroule dans une université évoquant Oxford ou Cambridge, notamment lors d’un excellent déjeuner ; l’après-midi se passe dans une des rares universités féminines, qui pourrait être Girton College, lors d’un pauvre dîner.

Le lendemain, la matinée est studieuse, à la biblio- thèque du British Museum, suivie d’un déjeuner

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dans le quartier, puis d’un retour à pied et d’une soirée chez soi à écrire cet essai (en fait deux confé- rences réunies sur le thème des femmes et de la fiction). Il reste encore une matinée dans Londres, datée précisément du 26 octobre 1928.

La narratrice déambule et songe, pense, se demande (« I thought, I wondered, I reflected »)…

Sa réflexion ondule dans le flot de la journée, un stream of consciousness caractéristique de Woolf.

La narration est complexe : elle prend la voix d’une certaine « Mary Beton, Mary Seton, Mary Carmichael ou quelque nom que vous voulez —  ça n’a guère d’importance » : la voix de toute femme qui voudrait travailler, écrire, penser, être prise au sérieux, et au bout du compte avoir un nom. Comme cette consi- dération n’est pas gagnée, Woolf rit beaucoup. Des messieurs solennels se mettent à courir sur un coup de sifflet ; ils portent le joli nom de Butts (Popotin) ou s’ébattent, entre deux propos misogynes, avec un jeune palefrenier très laid. On a oublié, je crois, à quel point Woolf était caustique et parfois grivoise.

Les hommes, ces créatures capricieuses, chan- geantes, coquettes, narcissiques, faibles, hystériques et frivoles, Woolf ne leur fait pas de cadeau ; pas plus que le « professeur von X » n’en faisait aux femmes quand il écrivait l’œuvre de sa vie, De l’infé‑

riorité mentale, morale et physique du sexe fémi‑

nin 1. Pourtant le ton de Woolf n’est pas revanchard :

1. Le personnage de Woolf a pour modèle le célèbre pro‑

fesseur Paul Julius Möbius (1853‑1907), neurologue allemand Préface

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il est celui de l’évidence amusée. L’égalité, qui ne la voudrait ? Woolf aime imaginer le monde à l’envers, pour rendre plus sensibles encore ces évidences  :

« Supposez, par exemple, que les hommes aient été représentés dans la littérature seulement comme les amants de femmes, et jamais comme amis des hommes, soldats, penseurs, rêveurs ; […] combien la littérature en aurait souffert ! »

En traduisant Woolf, en rêvant, en écrivant, je tra- vaillais aussi à la biographie de sa contemporaine allemande, la peintre Paula Modersohn-Becker 1. Paula Modersohn-Becker est la première femme à s’être peinte nue, après des siècles de regard mas- culin sur le corps féminin. Son œuvre magnifique, je ne comprenais pas pourquoi elle restait mécon- nue. Et son souci permanent d’un atelier à elle et d’une indépendance financière, Woolf les éclairait.

Une autre de leurs contemporaines, la peintre suisse Sophie Schaeppi, écrivait dans son journal en 1892 : « La meilleure cure pour moi serait d’avoir dix mille francs de rente 2 ! »

La room du titre, ce n’est pas une bedroom mais une room of one’s own. Pas une chambre à soi, mais une pièce, un endroit, un lieu à soi. On a

resté tristement célèbre pour son ouvrage —  désormais (!) controversé  — De l’infériorité mentale, morale et physique du sexe féminin, paru en 1900.

1. Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker, POL, 2016 ; Gallimard, coll. « Folio », 2017.

2. Citée par Denise Noël, « Les femmes peintres dans la seconde moitié du xixe  siècle », https://clio.revues.org/646, 2004.

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pourtant toujours traduit le titre de l’essai de Woolf sous le signe de la chambre. L’intention était peut- être louable  : appuyer l’entreprise contraceptive, dire ces « treize enfants » qu’une chambre conju- gale ne manquait pas de jeter dans les jupes des femmes, cette progéniture que Woolf cite comme entrave absolue à une vie à soi. Ou alors l’inten- tion était misogyne, que ce soit conscient ou non : où travaille une femme sinon en chambre ? Que pourrait-elle faire d’un bureau ? Un boudoir, à la rigueur, dans les classes privilégiées, mais un espace de travail ?

Le mot room ponctue le texte en y tenant une place toujours très exacte  : Virginia Woolf est un auteur précis, une autrice précise. Elle regrette que les femmes n’aient, pour travailler, que la sitting room familiale, la salle à vivre ou salle à manger.

Elle cite le cas de Jane Austen, que la convention obligeait à se tenir dans le salon commun, où elle était sans cesse interrompue, cachant son travail sous un buvard. Elle interroge ses amies univer- sitaires : ont-elles une room à elles, ou seulement une bed‑sitting room, ce qu’on appelle aujourd’hui un studio, où l’on s’assoit sur le lit ? Le luxe serait d’avoir des separate rooms, une chambre à soi et une pièce pour travailler —  ne parlons pas de s’assurer une pièce au calme ou une pièce inso- norisée…

On ne traduit pas seulement le sens, on traduit la musique, le son et le rythme : « une pièce à soi » n’était pas un titre possible. Piessassoi, en français,

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siffle comme un serpent sur nos têtes 1. Et Woolf parle aussi d’argent —  cinq cents livres de rente lui semblent nécessaires pour qu’une femme puisse écrire de façon indépendante ; or je craignais, en traduisant par « pièce », qu’on n’entende aussi les pièces de monnaie 2. Un bureau à soi était trop res- trictif voire administratif, et pouvait ne concerner, en français, que le meuble. Un endroit à soi coas- sait comme une mare à grenouilles avec son hiatus en oi‑oi. Un lieu à soi : c’est le titre de Virginia Woolf. Me révolte l’enclos de camériste où la tradi- tion a voulu enfermer notre louve. Qui a peur de Virginia Woolf ? Cet autre titre célèbre gagnait en pertinence à mesure que je traduisais —  traduire est la plus amoureuse des lectures.

Le propos de Woolf est aussi simple que subtil, dans un anglais d’un vocabulaire aussi riche 3 que les femmes sont économiquement pauvres. Écrit à

1. Élise Argaud, chez Payot & Rivages en 2012, a élégam‑

ment résolu le problème en traduisant par Une pièce bien à soi.

2. Pour la même raison homonymique, j’ai parfois ajouté sterling à livres quand la confusion était possible avec book.

3. Il reste un passage que je ne suis pas sûre de bien com‑

prendre, et je serais curieuse d’avoir l’avis des lectrices et des lecteurs : « What was the truth about these houses, for example, dim and festive now with their red windows in the dusk, but raw and red and squalid, with their sweets and their bootlaces, at nine o’clock in the morning ? » Ces bootlaces et ces sweets ne me semblaient ni des bonbons ni des lacets de bottes, même si bootlaces peut désigner les rouleaux de réglisse qu’aiment les enfants. J’ai posé la question à divers anglophones : ils ou elles m’en donnaient, surpris, diverses interprétations. Une traductrice française, Marie Hermet, m’a mise sur la piste de termes architecturaux, et c’est un choix que j’ai opéré  : car traduire c’est aussi prendre des décisions.

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une époque où il était exceptionnel qu’une femme ait un lieu et de l’argent à soi, je dirais, pour uti- liser un cliché cosmétique, que son essai n’a pas pris une ride. Car c’est aussi son style qui n’a pas vieilli : vif, vivant, très singulier. À la fois heurtée et fluide, son écriture imagée est toute de rivières, de poissons, de frétillements, de sauts, de montées dans des taxis, de virages dans des chemins, de livres pris et posés et repris. J’ai parfois dû résister à la tentation d’en lisser les singularités. Même si l’anglais craint moins les répétitions que le français, j’ai ôté certains « I thought », mais pas tous, car Woolf ne cesse d’en ponctuer ses phrases comme autant de virgules. Sa rythmique, pour déroutante qu’elle soit à des oreilles françaises, n’en est pas moins constitutive de son flux, qu’on pourrait qua- lifier de flow à la façon des rappeurs contempo- rains. Le mot poésie ou le nom de Shakespeare sont souvent répétés dans une même phrase, le mot femme évidemment : Woolf bat du tambour, sonne du clairon, claque des doigts, s’amuse, enfonce des clous qui lui semblent triviaux, et en rit. Sa fémi- nine main tient parfois un marteau. Elle flirte avec ce mauvais goût auquel on renvoie toujours les féministes. J’ai répété et martelé avec elle, sans rien aplatir de son humour.

Un seul exemple. « Open the Duchess »  : com- ment traduire autrement que par « Ouvrez la duchesse » ? On croirait un couteau de boucher, un spéculum de gynécologue, au moins un coupe- papier. La duchesse de Winchilsea est une de ces autrices maudites, isolée en plein xviie siècle anglais.

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La cour de France a produit Mme  de Lafayette et Mme de Scudéry, mais les conditions en Angleterre n’étaient pas réunies. Ouvrons donc la duchesse avec Woolf et voyons s’étioler en lady Winchil- sea un grand talent, et croître la folie comme une mauvaise herbe. Woolf pourrait écrire « Ouvrons les livres de la duchesse », mais ces livres, personne ne les lit plus, ni ne les a jamais lus : en ce sens il n’y a pas de livres de la duchesse, et la femme qui les a écrits pend aux crocs de boucher de l’oubli et du désespoir. Ouvrons donc la duchesse et constatons son assassinat littéraire.

Virginia Woolf fait aussi semblant, parfois, d’être bête, ce qui est un moyen rhétorique de l’argumenta- tion, et une ruse que connaissent bien les femmes :

« La constitution humaine étant ce qu’elle est, cœur, corps et cerveau tout mélangés, et non séparés dans des compartiments comme ils le seront sans aucun doute dans un million d’années, un bon dîner est de grande importance pour une bonne conversa- tion » (p. 45). L’exemple du dîner permet de parler d’argent — car parler d’argent, n’est-ce pas, ça ne se fait pas. Et pourtant c’est important. Même en litté- rature. Surtout quand on n’en a pas. Et ce sont les femmes qui n’en ont pas. Pas du tout, pas un sou à elle, pas une demi-guinée, quand le pauvre Keats trouvait tout de même de quoi faire des voyages.

Le passage sur les pruneaux filandreux servis en dessert dans la misérable université pour femmes est exemplaire de l’esprit de Woolf, à la fois élégant, provocant, et terre à terre.

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Il faut ruser, quand on est femme, pour écrire dans un monde d’hommes. Ruser littérairement, éditorialement, médiatiquement… Quand la nar- ratrice d’Un lieu à soi prend conscience que la pelouse lui est interdite, comme aux chiens, elle ne fait pas d’esclandre : le monde entier, celui qui a organisé cette université jusque dans l’usage de son jardin, serait contre elle, unanime pour l’exclure de l’herbe et des livres. Alors elle prend d’autres chemins, et un ton badin. Elle « fait la femme », elle surjoue la frivolité, parle de boutiques colorées et de rubans, fait mine de sauter du coq à l’âne comme une tête de linotte, désorganise sa démons- tration. Et ironise sur les chats sans queue. Je pré- férerai toujours l’humour woolfien et son sens de la nuance au ton assertif d’un Hugo, d’un Malraux, d’un Hemingway. Mais chez eux, l’écriture mascu- line va de soi.

Mais les portes restent fermées — dont celle de la fameuse bibliothèque. Alors la narratrice s’adresse à des assemblées de femmes. Puis elle parvient à publier, dans un océan de livres d’hommes. Oh, les livres de femmes n’ont l’air de rien… sauf que dans tel livre d’une jeune romancière, Mary Carmi- chael, il y a deux personnages de femmes… Chloe et Olivia… qui s’aiment… et qui se parlent… dans leur laboratoire, où elles synthétisent le fer pour soigner les anémies… Ce livre, Woolf l’intitule iro- niquement L’Aventure de la vie, et il n’échappe pas à la cruauté de ses crocs. Mais Woolf nous fait aussi remarquer qu’elle n’est pas banale, cette scène, qu’elle est peut-être même unique dans son genre :

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deux femmes, qui ont des noms, et qui parlent de ce qui les intéresse.

Mary Carmichael, écrivaine imaginaire, est une jeune contemporaine inventée par Woolf. Cette Mary a eu la chance, contrairement à Judith Shakespeare, de pouvoir disposer d’un lieu à elle et d’écrire sans avoir à se marier ou à se prostituer (Woolf ne fait pas grande différence entre les deux institutions). Judith Shakespeare, imaginaire elle aussi, fut enceinte hors mariage, suicidée, et enterrée à un carrefour  : chair féminine superflue, perdue au xvie siècle dans l’anonymat des femmes. Entre Judith Shakespeare et Mary Carmichael, Woolf recense la courte série d’écrivaines anglaises réelles qui ont lutté dans un monde d’hommes  : de Dorothy Osborne à George Eliot, en passant par les sœurs Brontë et la géniale Aphra Behn, quasi méconnue en France 1. Et ce que Woolf désigne sous le nom de Mary Carmichael, mine de rien, c’est une nouvelle littérature : celle qui montre les femmes hors regard masculin. « Je vou- lais voir comment Mary Carmichael allait s’y prendre pour capturer ces gestes jamais transcrits, ces mots non dits ou à demi dits, qui se forment, à peine plus palpables que les ombres des papillons de nuit au pla- fond, quand les femmes sont seules, loin des lumières colorées et capricieuses de l’autre sexe » (p. 133).

1. Aphra Behn (1640‑1689) est la première femme de lettres anglaise à avoir vécu de son art. Même dans le monde anglo‑

phone, la réception de son œuvre très vaste a longtemps été limitée à son chef‑d’œuvre Oroonoko. Elle a été redécouverte par les milieux universitaires à partir des années 1970.

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Woolf laisse là un outil en héritage : on l’appelle aujourd’hui le test de Bechdel. Alison Bechdel est une auteure américaine de romans graphiques.

Comme beaucoup de lectrices (et, j’espère, de lec- teurs), elle s’est sentie concernée par ce passage ; elle s’est identifiée à la jeune, courageuse, mala- droite et douée Mary Carmichael. Avec son amie Liz Wallace, Alison Bechdel a proposé un test dont elles renvoient la maternité à Woolf, test qui a de plus en plus d’écho dans les univers artistiques ou les organismes d’aide à la création 1. Ce test est le sui- vant : prenez un film, ou une pièce de théâtre, ou un livre, et soumettez-le à trois questions : 1) y a-t-il au moins deux personnages féminins qui ont un nom ? 2)  ces deux femmes se parlent-elles ? 3) parlent- elles d’autre chose que d’un homme ? On se met à frissonner pour bien des œuvres que l’on aime.

La domination masculine est si introjectée que des femmes en viennent parfois à trahir, consciemment ou inconsciemment leurs camarades pour accéder à la puissance établie, celle des hommes.

J’ai été parfois heurtée par le féminisme quelque peu « essentialiste » de Woolf  : il y a, selon elle, des phrases d’homme et des phrases de femme. Les hommes et les femmes seraient-ils deux espèces séparées par nature ? Notre louve prend plutôt acte d’un fait (qui sera plus tard étudié et formalisé par Françoise Héritier)  : les femmes sont élevées

1. Je le constate en particulier au CNC, Centre national du cinéma et de l’image animée, où je préside depuis 2019 l’avance sur recettes.

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sous sujétion depuis des milliers d’années, et cela a forgé des différences, qui s’entendent jusque dans la langue. Cette domination si durable a modelé une psyché féminine singulière, différente de celle des dominants. La femme est en effet amenée — obli- gée  — à s’intéresser à l’homme, pour survivre dans un monde structuré par lui et fait pour lui.

L’homme, sauf pour la contrôler dans sa reproduc- tion, n’est pas obligé de s’intéresser à la femme. En ce sens la femme est plus savante que l’homme.

Elle connaît mieux l’humanité dans son ensemble.

L’avenir est ainsi grand ouvert pour la littérature qu’elle écrira — si tant est que l’avenir de la planète soit assuré…

J’ai traduit Woolf en gardant en tête qu’elle est une femme qui écrit ; son anglais est certes plus neutre que notre français, mais j’ai cherché, quand je le pou- vais, et sans « violenter la langue », à traduire en respectant l’écriture d’une femme pionnière en fémi- nisme. En français le masculin est archi-dominant.

Enseigner aux enfants dès l’âge de six ans que « le masculin l’emporte sur le féminin » organise et péren- nise la domination masculine. Il ne s’agit pas que de grammaire : le langage structure notre pensée et notre monde, et maintenir cette règle c’est tenir à un ordre du monde. Il aurait fallu traduire tout l’essai de Woolf en écriture inclusive, ou en pratiquant l’accord de proximité. Je n’ai pas osé. J’ai discrètement, ici et là, traduit au féminin quand cela ne bousculait pas trop nos habitudes si ancrées au masculin… Le changement de titre était déjà toute une bousculade…

Je demande à quelqu’une (ou quelqu’un) des jeunes

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générations de proposer un jour une nouvelle traduc- tion qui valorise le féminin pour ce livre majeur du féminisme. Et je laisse ouverte la question de l’écri- ture féminine, qui est aussi celle de ma vie.

Une des idées les plus fortes de Woolf dans cet essai, c’est que l’homme a besoin de penser la femme comme inférieure pour se sentir supérieur.

Sans la femme, l’homme ne bénéficierait pas de cet effet de loupe avec lequel il se construit en grand depuis tout petit. Une fois qu’on a compris ça, on a fréquemment le fou rire… Woolf, puis James Bald- win dans son contexte racisé, eurent l’intuition de ce que Judith Butler décrira plus tard comme le performatif 1. Que l’on ne soit pas inférieure mais décrite comme inférieure, Woolf en avait une vive conscience ; et dans ce souci du minoré, elle incluait aussi les animaux. On ne lit plus assez Flush, sa biographie d’un chien, peut-être écrasée par la force d’Orlando.

Donner la parole à ce qui est minoré, donner à voir l’invisible, la littérature travaille à cela. Et tra- duire, c’est aussi lutter contre le silence, et favoriser

1. James Baldwin, Chroniques d’un enfant du pays [1955], traduction de Marie Darrieussecq, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2019. Judith Butler, Trouble dans le genre. Le fémi- nisme et la subversion de l’identité [1990], traduction de Cyn‑

thia Kraus, La Découverte, 2005 ; La Découverte Poches, 2006.

Les luttes féministes et antiracistes ont beaucoup en com‑

mun dans leur savoir sur la domination, sans être pour autant parfaitement symétriques. Il faut beaucoup aimer les hommes (POL, 2013 ; Gallimard, coll. « Folio », 2015) était le titre d’un de mes romans qui questionnait toute l’affaire.

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la mise en contact des univers passés sous silence.

Cette urgence se fait vivement sentir aujourd’hui. Le monde des hommes blancs va à sa perte. La crise identitaire mondiale est une réaction de tous les dominés, de toutes les dominées. Cette crise mon- diale passe aussi par un autre regard porté sur les animaux. La sixième extinction est l’aboutissement de la « guerre totale aux animaux » dont parlait Derrida 1, ce massacre de vies obscures ou invisibles.

Les zoos sont des musées de la disparition.

Il faut être masculin-féminin, et féminin- masculin, dit Woolf. Il faut être aussi animal et arbre, ai-je envie d’ajouter en 2019, soixante-dix ans après la parution de son formidable Lieu à soi. Il faut réintroduire la louve dans nos forêts…

MARIE DARRIEUSSECQ

1. Voir les publications posthumes de Jacques Derrida  : L’animal que donc je suis (Galilée, 2006) et La Bête et le souve- rain (Galilée, 2010), l’un de ses derniers séminaires à l’EHESS.

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Note sur l’édition

Fondé sur deux conférences que l’auteure pro‑

nonça dans des colleges pour femmes de Cam‑

bridge, Newnham College et Girton College, en octobre 1928, A Room of One’s Own fut publié le 24 octobre 1929 à la fois par la Hogarth Press, la maison d’édition que Leonard et Virginia Woolf avaient créée en 1917, et par Harcourt Brace, aux États‑Unis.

La traduction de Marie Darrieussecq, Un lieu à soi, a paru chez Denoël en 2016.

Les notes de bas de page sont de Virginia Woolf.

Les mots en français dans le texte original sont en italique suivis d’une étoile (*).

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UN LIEU À SOI

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CHAPITRE PREMIER

Mais, me direz‑vous, vous m’avez demandé de parler des femmes et de la fiction 1 —  quel rap‑

port avec un lieu à soi ? Je vais essayer d’expli‑

quer. Quand vous m’avez demandé de parler des femmes et de la fiction je me suis assise sur les berges d’une rivière et je me suis interrogée sur le sens de ces mots. Ils appelaient peut‑être simple‑

ment quelques remarques à propos de Fanny Bur‑

ney 2 ; quelques autres à propos de Jane Austen 3 ; un hommage aux sœurs Brontë et une évocation de leur presbytère de Haworth sous la neige 4 ; si possible quelques traits d’esprit autour de Miss Mitford 5 ; une respectueuse allusion à George Eliot 6 ; une référence à Mrs Gaskell 7, et on aurait fait le tour. Mais à y regarder de plus près, les mots ne semblaient pas si simples. Ce titre, les femmes et la fiction, pouvait signifier, et vous avez peut‑être voulu qu’il signifie, les femmes et com‑

ment elles sont, ou les femmes et la fiction qu’elles écrivent, ou les femmes et la fiction écrite à leur propos ; il peut aussi signifier que d’une façon ou d’une autre ces trois aspects sont inextricablement

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Virginia Woolf

Un lieu à soi

Pourquoi Hamlet n’a-t-il pas été écrit par une femme ? À cette question, faussement naïve et vraiment provocante en

1929, Woolf répond : car une femme n’aurait pas eu « un lieu

à elle » pour écrire. De quel lieu s’agit-il ? Espace concret de la pièce de travail où s’isoler ; espace temporel où les femmes sont libérées des tâches domestiques ; espace mental où elles sont libres de penser. Espace de liberté économique, aussi, qui leur permette de s’assumer seules. C’est enfin l’espace qui reste à créer dans la tête des hommes (et des femmes) pour admettre que oui, les femmes peuvent travailler, penser et écrire à l’égal des hommes.

Impeccable démonstration historico-sociale sur les obstacles qui ont conduit les femmes à demeurer dans un état de minorité face aux hommes, Un lieu à soi est un texte hybride, tout à la fois essai, récit autobiographique, fiction utopique et manifeste idéologique. Woolf met sa finesse et son ironie au service d’une cause toujours actuelle.

Texte intégral

« Un lieu à soi est le livre de Virginia Woolf qu’il est le plus nécessaire de traduire et retraduire, pour lui donner sans

cesse vie et pour le faire circuler entre de jeunes mains.

Car c’est un essai qui glisse sur le temps et le devance. »

mariedarrieussecq

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Woolf Un lieu à soi

Traduction et préface de Marie Darrieussecq Édition de Christine Reynier

Un lieu à soi Virginia Woolf

Cette édition électronique du livre Un lieu à soi de Virginia Woolf

a été réalisée le 13 janvier 2020 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072840081 - Numéro d’édition : 347546).

Code Sodis : U23672 - ISBN : 9782072840111.

Numéro d’édition : 347549.

Références

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