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UN GRAND PRÉSIDENT AMÉRICAIN ABRAHAM LINCOLN DE LA PRAIRIE AU CAPITOLE

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UN GRAND PRÉSIDENT AMÉRICAIN

ABRAHAM LINCOLN

DE LA PRAIRIE AU CAPITOLE

Le 11 février 1861, Springfield en Illinois, ville du Middle West, venait depuis peu d'être promue à la célébrité par l'élection d'Abraham Lincoln à la Présidence des Etats-Unis. Candidat républicain, le nouvel élu, qui avait été vingt-cinq ans avocat au barreau et l'un des hommes politiques les plus en vue de l'Illinois, l'emportait sur Stephen Douglas, candidat démocrate. L a lutte avait été chaude et avait comporté toute l'excitation d'usage, mais avec quelque chose de plus âpre dans la traditionnelle jovialité sportive, car une inquiétude planait sur tout le pays. Du choix du Président dépendait, croyait-on, la paix ou la guerre.

L'Union .était au bord de la rupture, coupée en deux sections hostiles par la question de l'esclavage. De crise en crise, de compro- mis en compromis, couple qui se découvrait mal assorti, le Nord et le Sud se croyaient acculés au divorce. Douglas, opportuniste, avait été l'homme de ces vains replâtrages qui n'avaient fait qu'envenimer le débat. Il était dépassé par les événements et les passions déchaînées de part et d'autre. Lincoln, plus sincèrement pacifique, avait vainement cherché une juste conciliation et ne voyait pas d'autre moyen de sauver l'Union que de se préparer à la guerre.

Le sort de la nation était remis entre ses mains, au moment le plus périlleux de son histoire depuis la guerre d'Indépendance.

Dans les deux camps on ne parlait plus que de « l'inéluctable conflit». Prédite par tous les augures politiques, la guerre civile aurait-elle lieu ?

Le parti vainqueur aux élections n'était pas lui-même rassuré.

Lincoln, moins que personne, mais i l était résolu. Cet avocat de province, hier encore assez obscur, et qui dans sa lutte contre

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un rival brillant, s'était révélé grand orateur, allait, dans l'action, se révéler un chef. Mais l'issue de la grande aventure où courait la République fédérale des Etats-Unis était encore sur les genoux du Destin.

Par ce jour d'hiver fixé pour son départ, le Président élu, debout sur la plateforme du wagon qui allait l'emporter vers Washington pour la cérémonie d'inauguration, prit en quelques mots congé de ses concitoyens.

Dans tout l'Illinois, Lincoln était populaire. Sa laideur sympa- thique, ses fortes poignées de main où passait sa bonté foncière, ses plaisanteries et ses anecdotes d'un humour imprévu lui avaient créé une légende. Le moment, pour lui, était solennel : i l quittait sa ville où i l avait longtemps vécu, entouré d'estime et d'amitié.

Là, il s'était marié, avait eu ses quatre fils, et ne s'en était absenté que pour des tournées électorales limitées et un séjour de deux ans à Washington (1847-1849), comme député à la Chambre des Représentants.

On le vit se dresser, de sa haute taille de plus de six pieds, le visage maigre, labouré de rides profondes, ses yeux gris en retrait sous les orbites, chargés d'une intense mélancolie, où parfois brillaient la malice ou la tendresse furtive d'un coeur solitaire.

Après un long regard promené sur cette foule attentive, il avait prononcé des paroles émues et graves : « Je vais assumer une tâche plus difficile que celle qui fut dévolue à Washington.

Si Dieu ne m'assiste pas, j'échouerai, mais si l'esprit et le bras Tout-Puissants qui l'ont dirigé et protégé veulent me guider et me soutenir, je réussirai. » E t i l dit adieu à ses amis — toute la ville. L a pluie versait son spleen sur ce triste départ.

Quatre ans plus tard la guerre de Sécession avait eu lieu.

Un convoi funèbre ramenait solennellement à Springfield la dépouille mortelle d'Abraham Lincoln, assassiné le Vendredi saint, 14 avril 1865, au théâtre de Washington, par un sudiste fanatique.

L a guerre s'achevait par la victoire du Nord qui rétablissait l'Union.

* Les restes du président-martyr allaient reposer dans une crypte qui deviendrait un lieu de pèlerinage. Depuis lors, pieusement,

La voix d'un peuple entier le berce en son tombeau.

Lincoln est encore aujourd'hui le héros national le plus popu- laire aux Etats-Unis. Il n'est peut-être pas de grand homme du

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x i xe siècle moins connu d'un public qui n'est pas purement améri- cain ou du moins anglo-saxon. Lincoln ne visita jamais l'Europe et sans doute n'en fut-il pas curieux. Il est typiquement le selj made man qui dut peu de choses, directement, à notre culture.

Il accéda à la grandeur, celle de l'esprit et du caractère, par des voies originales. E t pourtant cet Américain cent pour cent est un héros dans le sens le plus universel. Il fut le second père de sa race et en affranchit une autre, et il a laissé après lui, scellé de son sang, un exemple bien rare à tous les conducteurs de peuples ; la modération dans le pouvoir que les circonstances rendirent presque absolu, car i l voulait gouverner les hommes tout en les respectant : « Je ne voudrais être ni un maître, ni un esclave, voilà mon idée de la démocratie ». Pilote au regard clair et à la main sûre, i l tint la barre à travers les remous et les rapides d'une guerre atroce. Mais, par une fatalité que l'Histoire a vu se renouveler, le chef qui avait gagné la guerre ne vécut pas pour organiser la paix. Pourtant, après des années de troubles, de haines persistantes et une difficile reconstruction, l'Amérique, grâce à l'Union pré- servée par Lincoln, allait entrer dans la haute mer de la prospérité.

Raconter comment le fils d'un bûcheron, né dans une hutte de rondins au Kentucky, qui ne fréquenta jamais l'école plus de quelques mois en toute sa vie et fut jusqu'à vingt-cinq ans sans éducation, sans métier, sauf ceux auxquels vous dresse la Mère Nécessité : abattre des arbres, servir comme marinier sur le Missis- sipi, distribuer le courrier dans un village de vingt cabanes, réussit à s'instruire seul, à étudier le droit dans un vieux bouquin acheté quelques dollars à un émigrant et s'inscrire au barreau de la ville voisine, ce serait découvrir l'Amérique ancienne, étonnamment jeune et riche de vitalité en ce début du x i xe siècle. Lincoln naît en 1809. Parallèlement se développent la vie d'un homme et celle d'une race ; ils marchent vers un avenir en lequel ils ont foi. Leur • foi en leur grandeur future est égale à leur foi en Dieu, — le Dieu des Pères Pèlerins qui ont fondé la nation. Même dans cet Ouest encore tout agricole et de population clairsemée, le croître et multi- plier de la Bible leur apparaît, comme le dira l'un d'entre eux,

« une destinée manifeste ».

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A New Salem en Illinois, village de quelque cent habitants, Abraham Lincoln était vite devenu populaire. Ce grand garçon osseux et dégingandé, qui gardera toujours la figure grise et creuse

* de la pauvreté, y était surnommé « l'honnête Abe ». Toujours prêt à donner un coup de main au voisin pour tailler des pieux de clôture ou aider à la moisson, i l étonnait les gens par sa passion des livres, faisait dix lieues pour emprunter une grammaire, et lorsqu'il s'était avisé de tenir un store d'épicerie, les acheteurs devaient aller le trouver hors de sa cabane où, couché par terre et les pieds appuyés à un arbre, lisant Euclide ou Shakespeare, i l était évident qu'on le dérangeait beaucoup. Le soir, i l régalait les veillées d'histoires gaies, parfois salées. Un story teller était appré-

cié dans la Prairie si dépourvue de divertissements. Lincoln, sagace, commentait aussi les rares journaux qui parvenaient à New Salem.

Lorsqu'il fallut lever une troupe de volontaires pour combattre la tribu indienne du Faucon Noir, on choisit Lincoln pour capitaine, et i l s'acquitta au mieux des devoirs de son grade. L'expédition d'ailleurs n'avait consisté qu'à rester l'arme au pied et à subir les piqûres de moustiques. Ce fut le seul sang qui coula.

A u retour ses amis engagèrent ce dear old Abe à se présenter aux élections pour la Législature (Assemblée) de l'Illinois. Il fut battu, mais tout New Salem avait voté pour lui, ce qui lui fit plaisir.

Il était déjà mordu par le démon de la politique, qui fut, dit un témoin de sa vie, « son paradis et son enfer ».

E n 1837 i l se fixait à Springfield, ville de 1.500 habitants, non loin de Chicago, alors une bourgade. Cette ville, aujourd'hui affairée et bruyante, pourvue d'un pompeux Capitole néo-grec, un de ces palais en uniforme, affligeants de banalité pour les regards européens, allait voir s'écouler toute la carrière de Lincoln comme avocat et comme homme politique. L'avocat conquit vite une répu- tation originale ; sa logique infaillible, soutenue de bon sens popu- laire, ne s'embroussaillait pas dans la procédure, ses saillies d'humour amusaient le prétoire et la salle, et servaient mieux sa cause que toutes les Pandectes.

Quand il eut plaidé quelques affaires, il se logea, se meubla, se maria. Il épousait après les péripéties plutôt comiques de fian- çailles rompues et raccrochées, une jeune fille d'une « bonne famille»

du Kentucky, Mary Todd, qui avait jeté son dévolu sur ce curieux homme de frustes manières, ayant deviné en lui un futur Président des Etats-Unis, ce qui, en 1842, n'était pas manquer de flair. Sans

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cette perspective, disait-elle, comment épouser un homme aussi laid ? Marie Todd était sûre de gouverner cet homme, alors que Lincoln ne songeait pas encore à gouverner les hommes. E n fait, Yhomo domesticus était ingouvernable. « Régulièrement irrégulier » dans la vie quotidienne, i l accepta comme politicien quelques conseils avisés de sa femme. LMromme secret qui marchait vers un grand et âpre destin lui échapperait toujours.

L a maisonnette de Springfield, aujourd'hui transformée en musée, dit la médiocrité et l'ennui de la vie, qui poussent un homme hors de chez soi, font fermenter le spleen ou l'ambition. Lincoln était alternativement la proie de l'un ou de l'autre.

Trois fois i l fut député à l'Assemblée de l'Illinois. On y faisait de la politique d'améliorations locales (routes, chemins de fer, banques, écoles) et ce qu'il y avait de réaliste dans ce self made man y réussit bien.

Il s'était inscrit au parti whig (libéral) et c'est comme tel qu'il brigua et obtint en 1847 un mandat de député (Chambre des Représentants) à Washington. C'était l'entrée dans les grandes affaires de la politique. Il y fit quelques interventions remarquées, notamment sur la guerre du Mexique, injustement déclarée, jugeait-il, par le Président Polk. Sa franchise intransigeante ne fut pas du goût de son parti, et i l dut renoncer à se présenter aux élections suivantes. Il revint à Springfield, à son bureau poussié- reux et aux tracasseries conjugales.

« Ambitieux comme douze Césars », dira de lui le poète Walt Whitman. Jamais il ne nia ses. ambitions, mais jamais i l ne fit de bassesse pour atteindre ce sommet du pouvoir où il sentait qu'il y avait à faire de grandes choses. « Qu'il doit être dur, confiait-il alors à un ami, de ne pas laisser son pays plus grand qu'on ne l'a trouvé en venant au monde ! »

Il allait avoir, l'occasion de servir une cause digne d'un total engagement. Le problème de l'esclavage entrait dans une phase aiguë.

* * *

L a Déclaration d'Indépendance des Insurgents contre l'Angle- terre, en 177G, proclamait que « tous les hommes naissent libres et égaux », mais laissait de côté les Noirs. Dans la Constitution le mot esclaves ne figurait pas. Ils étaient désignés comme « personnes

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A B R A H A M L I N C O L N 315 astreintes au service et au travail ». Aucun statut légal ne leur garantissait des droits. Ils étaient propriété et marchandise qui pouvait se vendre, se troquer. Les vaisseaux des négriers du Nord allaient en Afrique échanger le rhum des Antilles contre « le bois d'ébène » qu'ils amenaient aux ports du Sud. Trafic aboli en 1808, mais le commerce continuait à l'intérieur, d'Etat à Etat.

Le Sud qui s'enrichissait par la culture du coton employait en 1850 près de quatre millions de Noirs dans les plantations ou comme serviteurs. Tout un système économique et social reposait sur cette « institution particulière », dont les planteurs pouvaient ' difficilement réaliser qu'elle fût une offense à l'humanité, puisqu'elle

était sanctionnée par la loi et entrée depuis longtemps dans les mœurs.

Les philosophes du x v me siècle avaient condamné l'esclavage.

On connaît le plaidoyer ironique de Montesquieu : « ...Le sucre serait trop cher si Von ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jus~

qu'à la tête et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre... »

Pourtant les puissances d'Europe n'aboliront l'esclavage dans leurs colonies qu'au milieu du x i xe siècle, l'Angleterre en 1833, la France en 1848 (1).

Aux Etats-Unis, dans le Nord puritain, qui, du reste, n'avait pas besoin d'esclaves, mais où le travail d'usine comportait pour les ouvriers des journées de quatorze heures, ce qui rendait leur sort à peine meilleur que celui des nègres, on s'indignait, et des ligues abolitionnistes se formaient, dénonçant « le régime d'infamie ».

Au point culminant de cette croisade, en 1853, le petit livre d'une dame de Cincinnati, Harriet Beecher Stowe, la fameuse Case de VOncle Tom fit pleurer le monde entier sur l'enfer des Noirs, peinant sous le fouet des régisseurs, de même qu'aujourd'hui Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell, a donné tout son charme à ce cliché douceâtre, mais souvent vrai, des mamies attendrissantes et des uncles hilares, au dévouement de chien fidèle.

Les historiens ont remarqué que ce fut -une crise de croissance, l'extension rapide des Etats-Unis vers l'Ouest, avec ses immenses richesses à exploiter, qui provoqua entre le Nord et le Sud une riva-

lité d'où allait sortir une lutte à mort. Ce fut à qui arriverait plus

"(1) Une premiere fois aboli par la Convention mais rétabli par Bonaparte.

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vite à se fixer dans ces régions pour y organiser de nouveaux terri- toires. Ceux-ci demandaient plus tard à s'affilier à la République fédérale. Le Sud envoyait des planteurs avec leurs esclaves.

Or une ligne de démarcation avait été tracée dès 1787 qui interdisait l'esclavage au nord de l'Ohio. Elle avait été l'objet d'une rectification de frontière, en 1820, qui fixait cette limite au 36e parallèle et incluait le Missouri dans les États à esclaves (com- promis du Missouri.)

E n 1850, l'homme d'État whig Henry Clay, speaker éloquent de la Chambre, avait négocié un second compromis à l'occasion de nouvelles admissions de territoires dans l'Union. L a Californie était libre. Dans l'Utah et le New Mexico, gagnés sur le Mexique en 1848, le rejet de l'esclavage était laissé à leur décision. E n revanche, l'esclavage était aboli dans le district de Columbia (1).

Des lois sévères punissaient ceux qui abritaient des esclaves fugi- tifs. Henry Clay avait cru apaiser les passions déchaînées et aver- tissait le pays que, si une guerre civile survenait, elle serait « furieuse, sanglante, implacable, exterminatrice ». Mais la voix conciliatrice du député whig pouvait-elle encore se faire entendre ?

Quelle était dès le début de la crise l'attitude de Lincoln en face du problème de l'esclavage ?

' A vingt ans, le jeune marinier qui avait descendu le Mississipï à bord d'un bateau plat, jusqu'à la Nouvelle Orléans, avait été forte- ment remué par la'condition sous-humaine des esclaves. Plus tard, dans son Kentucky natal, i l en avait rencontré qu'un planteur ve- nait d'acheter : ils étaient une douzaine, liés par une chaînette d'acier. « On aurait dit douze poissons attachés à un fil ». Cela ne pouvait s'oublier. C'était une honte et un danger pour son pays, mais comment extirper cette écharde de sa chair ?

Lincoln comprenait que si la raison et l'humanité suffisaient à trancher le problème moral de l'esclavage, sur le plan économique, politique et social, d'autres problèmes difficiles se posaient. L a loi l'autorisait dans des régions délimitées ; lui barrer la route partout ailleurs était d'abord la position à tenir avec fermeté. Si on réussis- sait à l'endiguer on pouvait espérer une extinction progressive de l'institution. Mais ce n'était pas une évolution lente de la situation qui contenterait les abolitionnistes, ils voulaient une révolution.

Lincoln avait le courage de leur dire en face : « L'esclavage est à la fois une injustice et une mauvaise politique, mais la diffusion des

(1) District autour de Washington.

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A B R A H A M L I N C O L N 317 doctrines abolitionnistes tend plutôt à accroître ces maux qu'à les guérir. « Je n'ai pas, déclarait-il, de préjugé contre les hommes du Sud. Ils sont juste ce que nous serions dans leur situation. Si l'escla- vage n'existait pas chez eux ils ne l'introduiraient pas. S'il existait chez nous, nous n'y renoncerions pas tout d'un coup. Je ne les blâmerais sûrement pas pour ne pas faire ce que moi-même je ne saurais pas comment faire. »

Oui, comment faire ? Voilà quel était aux yeux de l'homme politique le problème du moment. Racheter aux possesseurs d'es- claves cet immense cheptel humain pour le libérer ? Mais c'était le livrer au chômage et à la misère physique et morale par l'aban- don de leurs anciens maîtres, car ils se soucieraient peu d'un « ma- tériel » désormais non rentable. Les transporter en terre africaine ? L'échec lamentable, vingt-cinq ans plus tôt, du transfert au Libéria d'une dizaine de mille Noirs, qui y avaient péri ou étaient retombés sous une autre servitude, prouvait l'inanité d'un expédient impro- visé. Une émancipation progressive préparant les nègres à la liberté était la vraie solution ; mais le durcissement des positions dans les.

deux camps la rendait improbable.

L'esclavage, comme une lèpre, allait-il gagner de proche en pro- che tout le pays ? Les mots de sécession étaient lancés de part et d'autre. L'Union dans cette crise allait-elle sombrer ?

On pouvait le craindre, du jour où le sénateur Stephen Douglas, du parti démocrate, éloquent et influent au Congrès, parvint à faire voter, en 1854, un bill qui abrogeait le Compromis du Missouri à l'occasion de l'introduction de deux nouveaux territoires, le Kansas (à l'Ouest du Missouri) et le Nébraska (au Nord-Ouest).

Il appartiendrait désormais à chaque Etat d'interdire ou d'auto- riser l'esclavage, en vertu de la souveraineté populaire. C'était la porte ouverte aux infiltrations d'esclaves et à toutes les fraudes électorales, d'autant que la Cour Suprême déclarait n'avoir pas à connaître des décisions de ces Etats. L'affaire Dred Scott soule- vait des orages. Le pourvoi de cet esclave avait été rejeté : i l réclamait sa liberté pour avoir été amené par son maître dans un Etat libre, puis ramené dans un Etat à esclaves. A u Kansas, Etat frontière, des rixes sanglantes se succédaient.

Lincoln, en cette année, fut de ceux pour qui cet événement

« éclata comme une fusée dans la nuit ». Déçu par la politique, il rongeait son frein. Il sentit alors que son heure était venue et il se leva contre Douglas.

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Douglas était devenu impopulaire dans tout le Nord. On le brûlait en effigie. On l'accusait d'avoir ouvert à l'esclavage une partie de l'Ouest. Le Sud ne voyait pas une garantie suffisante de ses droits dans ce. prétendu libéralisme. Le « Petit Géant »

— ainsi appelait-on familièrement le sénateur trapu mais de très courte taille •— allait avoir affaire à un rude adversaire.

Les années 1858-1860 furent celles du match Douglas-Lincoln, joute oratoire à jamais fameuse dans l'histoire des Etats-Unis.

L'un champion des démocrates, l'autre des républicains. Tout le pays était fasciné par cette lutte, car l'enjeu n'était ni plus ni moins que le triomphe ou la défaite de la cause esclavagiste qui déchaînait depuis vingt ans des passions furieuses. L a solution de la crise déciderait de'l'avenir des Etats-Unis. On étaij, sur les bords du schisme. L a guerre de Sécession aurait-elle lieu ?

Lincoln le déclarait avec force, le conflit devait être tranché, et i l donnait ce solennel avertissement : « Cette agitation ne cessera qu'une fois dénouée la crise qui menace. J'estime que ce pays ne peut vivre toujours à moitié libre, à moitié esclave. Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister. »

E n 1858, les élections sénatoriales mettaient aux prises Douglas, sénateur sortant, et Lincoln qui n'avait été membre de la Chambre des Représentants que pendant une seule législature. Les deux hommes s'étaient déjà affrontés dans la vie politique, mais leur rivalité prit au cours de la campagne électorale une extrême âpreté.

Battu aux urnes, Lincoln resta gagnant devant l'opinion.

Cette campagne l'avait porté au premier plan du parti républicain.

Sa réputation avait franchi les limites de l'Illinois, la presse avait fait retentir son nom, tout le"pays avait les yeux sur lui ; les uns pour le craindre, les autres pour fonder sur lui de grands espoirs.

New-York voulut voir et entendre cet Iroquois. Lincoln, enchanté, au fond, mais un peu craintif, accepta d'aller y faire un discours. L a situation en 1860 avait encore empiré et l'opinion des grandes villes de l'Est était extrêmement partagée. Le monde des affaires redoutait la rupture avec le Sud, son principal client ; les puritains réprouvaient les excès des abolitionnistes. Ceux-ci

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A B R A H A M L I N C O L N 319 refusaient d'entendre les appels à la concorde et trouvaient tièdes ceux qui condamnaient leurs violences. Que faire ? Se garder à droite et se garder à gauche, sans sacrifier ses principes et en outre ne pas déplaire à cette société new-yorkaise qu'il abordait pour la première fois.

Quand Lincoln parut sur l'estrade de la vaste salle de l'Institut Cooper, vêtu d'un costume fripé par le voyage et qui l'habillait mal, son visage aux durs méplats, sa Voix métallique assez désa- gréable avec son accent de l'Ouest, rien ne parlait en sa faveur.

Il aurait à gagner un auditoire difficile. Presque sans préambule, il aborda la question brûlante. Il précisait d'abord la position des républicains vis-à-vis de l'esclavage, désavouait nettement les fanatiques abolitionnistes, les fous dangereux comme John Brown, dont le raid de Harper's Ferry en Virginie avait jeté partout la terreur et le dégoût (1), i l professait son attachement à la Consti- tution, bible politique de tout bon Américain. Il rappelait l'œuvre des Pères Pèlerins qui ne devait jamais être compromise par des discordes passagères. Il suppliait le Sud, « peuple juste et raison- nable », de ne pas confondre son parti qu'on flétrissait du nom de « républicains noirs » avec les pirates et les meurtriers. Nul ne menaçait une institution de fait que la loi reconnaît et protège.

Mais de toutes ses forces, en dépit des décisions de la Cour Suprême, lui et les républicains s'opposeront à ce que l'esclavage dépasse les limites originellement fixées. « Rien ne nous empêchera de déclarer qu'en soi l'esclavage est injuste. Si l'esclavage est juste, tous les discours, tous les actes, toutes les lois et constitutions qui s'y opposent sont injustes et i l faut y mettre un terme ; s'il est juste, nous ne pouvons nous opposer à ce qu'il se généralise et gagne toute la nation ; mais s'il est injuste, on ne peut demander son extension. » Voilà le fond du débat. « Vous dites, ajoutait Lincoln : nous ne supporterons pas l'élection d'un Président répu- blicain, plutôt briser l'Union, et le crime retombera sur vous — Voyons ! un voleur de grand chemin me met le pistolet sous la gorge et me crie : « Haut les mains ou je te tue, et c'est toi qui seras le meurtrier ! » Est-ce juste ?

Il conjurait ses partisans de chercher un remède à cette folie collective qui égare une partie du pays mais de ne pas affaiblir leur cause par de vaines et dangereuses concessions. « Ayons foi

(1) John Brown avait tenlë de soulever les Noirs. Apres s'être défendu farouchement il fut arrêté et exécuté. Les abolitionnistes en llrent un martyr.

i

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dans le droit qui fait la force, et osons accomplir jusqu'au bout ce que nous considérons comme notre devoir. »

Les auditeurs étaient conquis. Les enthousiastes s'écriaient :

« Jamais homme n'a parlé comme cet homme... depuis Saint-Paul. » C'est à New-York que Lincoln fut sacré grand orateur. On s'était attendu, selon la réputation qu'on lui avait faite, à quelques clowneries de langage, bonnes pour amuser les gens de l'Ouest qui goûtent volontiers le côté « cirque » de leurs réunions électorales.

Mais l'homme, ici, avait paru grave, sa logique pressante, son accent généreux : « L a conviction était l'âme de son éloquence. »

Une grande bataille, pour Lincoln, était gagnée. Cependant le parti républicain tenait en réserve, quand s'ouvrit la campagne présidentielle, des candidats qui semblaient avoir infiniment plus de chances. Chase, gouverneur de l'Ohio, Seward, gouverneur de New-York, étaient des hommes cultivés, plus en vue, d'une large expérience politique et dont la clientèle électorale était plus considérable que celle dont pouvait se réclamer un avocat de l'Illinois.

Lincoln avait cependant pour lui les Etats du Centre-Nord et de l'Ouest, sa popularité y était assurée. Il avait aussi cet avantage paradoxal d'être moins connu, et par là moins marqué comme homme politique. C'était un homme neuf. Seward se compromit par un discours trop pessimiste, où il prédisait entre le N'ord et le Sud un « irrépressible conflit ». Lincoln partageait cette prévision, mais i l se gardait de le dire aussi crûment. L a modération de cet homme lent, patient et qui laissait ses chances à la raison contre la folie humaine, rassurait.

L'élection du Président devait avoir lieu le 6 novembre. On connaît le système électoral, encore en vigueur pour la présidence des Etats-Unis. Elle se fait en deux étapes ; le citoyen américain ne vote pas directement pour les candidats mais pour les électeurs qui les désigneront. Chaque parti choisit ses délégués qui le repré- senteront à leur Convention nationale. Ceux-ci se prononcent à la majorité simple sur les candidats proposés. Le candidat dont les voix sont les plus nombreuses a naturellement le maximum de chances d'être élu Président. Lincoln avait pour concurrents Seward, Chase et quelques autres.

Le 16 mai 1860, à la Convention nationale du parti républi- cain à Chicago, Lincoln fut élu à l'unanimité. C'était pour lui le présage de la victoire finale. Le Capitole, pour Lincoln, était en vue.

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ABRAHAM LINCOLÄ 321 Allaient y courir une dernière fois les deux vieux adversaires qui s'étaient si longtemps combattus. Mais Douglas avait du plomb dans l'aile. L a division allait affaiblir le parti démocrate et l'on pouvait prévoir le succès du candidat républicain.

Lincoln restait seul en course pour son parti qui avait l'avantage de la cohésion autour de son nom, devenu extraordinairement populaire, sur le parti démocrate désorganisé. Il laissa donc achever la campagne par ses partisans qui, très habilement, évitèrent de heurter certains Etats par un anti-esclavagisme trop agressif et développaient les articles les plus populaires du programme répu- blicain.

Ce programme simple et réaliste répondait aux besoins des campagnes et des petites villes de l'Ouest. Donner à chaque citoyen américain, père de famille ou âgé de vingt-cinq ans, 160 acres de terre pris sur les territoires du gouvernement. C'était le projet du Homestead act (loi du foyer). Vote yourself a far m (votez-vous une

ferme), slogan prestigieux pour les cultivateurs et les ouvriers.

Prolonger le chemin de fer transcontinental vers le Pacifique à partir de Chicago répondait aux demandes du commerce et de l'industrie. Le thème essentiel, pourtant, était l'interdiction de la traite des Noirs et de l'extension de l'esclavage, motif très large- ment humain, mais i l s'y ajoutait à l'usage des ouvriers cet aver- tissement : « Si les patrons peuvent employer dans le Nord des esclaves qui leur coûteront dix cents d'entretien par jour alors qu'ils vous paient deux dollars, que deviendront vos salaires ? »

Habile dosage de l'intérêt, de l'idéal et du sentiment. Enfin, un argument plus immédiat n'était pas sans succès. « Il faut changer d'équipe, les démocrates ont trop longtemps détenu le pouvoir et voyez le chaos où- nous sommes. »

Mais aux Etats-Unis — on l'a vu dans une élection récente

— une personnalité qui s'impose est surtout l'argument qui l'em- porte. Lincoln était quelqu'un qui ne ressemblait à personne, tout en résumant les traits « du grand Demos américain ». Walt Whitman trouvait de son goût cet homme qui s'était élevé réelle- ment par lui-même et installerait à Washington la démocratie vivante. « Je serais bien heureux de voir un forgeron, ou marinier, héroïque, sagace, bien renseigné, physiquement solide, d'âge moyen et portant la barbe descendre de l'Ouest à travers les Alleghanies et faire son entrée à la Présidence. Je voterais certainement pour cet homme. » Lincoln âgé de cinquante ans, qui avait été marinier

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et qui laissera pousser sa barbe répondait parfaitement aux exi- gences du poète. » (1)

Pendant que Lincoln voyait grandir ses chances, celles de Douglas baissaient. La scission du parti démocrate s'était produite à la Convention de Charleston. Le vieux Sud exigeait que les délé- gués se déclarassent pour la protection de l'esclavage. Ceux du Nord ne pouvaient y consentir. A l'observer sur place, la plaie de l'es- clavage leur paraissait plus hideuse encore. L a dissidence commença par les Etats cotonniers : Mississipi, Louisiane, Caroline du Sud, Texas, Arkansas. Bientôt allaient suivre la Caroline du Nord, la Virginie et le Tennessee.

Douglas était considéré comme un transfuge. Son attitude ambiguë, sa doctrine de la souveraineté populaire ne donnaient aucune sécurité à ceux qui voulaient partout laisser s'introduire l'esclavage. Le candidat choisi par le Sud fut Breckinridge, nette- ment esclavagiste. Douglas ne pouvait se réclamer que des Etats frontières : Missouri, Kentucky et du New-Jersey.

Le Solid South qui avait donné à la République fédérale depuis ses origines, la plupart de ses hommes d'Etat et de ses Présidents, était une maison divisée contre elle-même. Le parti démocrate allait à la bataille avec des forces minées.

L'excitation du Sud montait rapidement. Les « républicains noirs », et Lincoln qui était désormais virtuellement le vainqueur de cette lutte, lui devenaient en abomination. On les déclarait

« ennemis de toutes nos libertés, de nos propriétés, de nos foyers, de tout ce qui fait la vie digne d'être vécue ». Il ne s'agissait plus pour le Sud que de résister à la « tyrannie » du Nord.

C'est au nom de la liberté des Blancs que le Sud. s'arme contre le Nord qui réclame la liberté des Noirs.

* *

Le jour de l'élection présidentielle, chaque citoyen américain vote à la fois pour' un parti et pour un homme. Si son candidat l'emporte même d'une seule voix dans son Etat, sur celui du parti opposé, i l sera désigné obligatoirement par tous les électeurs présidentiels de cet Etat, car leur mandat est impératif. Chaque

(1) Pierre Belperron, La Guerre de Sécession, p. 205.

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A B R A H A M LINCOLN 323 Etat a droit à autant d'électeurs présidentiels qu'il a de sièges au Congrès. Ces sièges étant proportionnels à la population, un candidat peut être élu avec moins de voix que son ou ses concurrents pour l'ensemble du pays (1), s'il a obtenu des majorités dans des Etats puissants électoralement. C'est ce qui se produisit pour Lincoln, Il eut la majorité dans les Etats très peuplés de l'Est, en particulier. Ses adversaires réunis obtinrent 2.800.000 voix et lui 1.800.000, mais ces votes lui donnaient 180 voix élec- torales contre 123 pour les démocrates. Sur ce nombre Douglas n'en recevait que 12. C'était un effondrement. I l avait pourtant, à New-York, obtenu 303.000 voix contre 353.000 à Lincoln. Mais il n'avait la majorité que dans deux Etats (Missouri et New-Jersey).

L'élection de Lincoln était « sectionnelle ». Il n'avait obtenu aucune voix dans les dix Etats du Sud. Il allait prendre le pouvoir avec la moitié du pays contre lui. Déjà courait ce terrible slogan : Lincoln, c'est la guerre l

E n ces premiers jours de 1861, quel chaos à débrouiller s'offrait à la sagacité d'un homme d'Etat 1

Le Sud cotonnier intransigeant dans ses prétentions de ne mettre aucune limite à l'extension de l'esclavage ; le Haut-Sud (Virginie) fournisseur d'esclaves aux Etats cotonniers, mais tenant encore par tradition à conserver le lien fédéral; le Nord industriel qui redoutait de voir s'arrêter les broches de ses tissages en perdant ses clients du Sud ; le Nord puritain et idéaliste répugnant aux fureurs des abolitionnistes, et ceux-ci, « les mangeurs de feu », attisant les haines qui, prenant l'aspect d'une véritable psychose, rendaient toute tentative d'arrangement futile et vouée à l'échec.

E n vain le Président Buchanan essayait de sortir de son inac- tion et proposait de réunir une Convention nationale pour chercher un dernier compromis. Le Président sortant n'avait plus d'autorité, s'il en avait jamais eu. C'était l'interrègne : le Président élu ne pouvait que se réserver et se taire. Il engageait ses supporters à ne se prêter à aucune tentative : « Tenez ferme là-dessus comme à une chaîne d'acier. »

L a Confédération des sept Etats s'organisait. Une Constitution

(1) New-York en 1860 avait 35 électeurs présidentiels, la Floride 3.

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était votée, l'esclavage officiellement reconnu comme un droit intangible, les moyens de protection contre la fuite des esclaves renforcés. Elle appelait à la Présidence Jefïerson Davis. Ge Kentu- ckyien, né à quelques centaines de milles de Lincoln, mais fixé dans la vallée du Mississipi, avait épousé une héritière du Sud et adhéré à la cause esclavagiste.

Les Etats sécessionnistes s'étaient saisis des leviers de commande, avaient occupé les monuments publics et leurs délégués traitaient d'égal à égal avec Buchanan. Celui-ci réagit en chef d'Etat, mais trop tard. Les forts et les arsenaux ayant été pris par les Confédérés, le Président tenta de les reprendre ; ses forces étaient insuffisantes.

Le fort Sumter, situé sur un îlot dans le port de Charleston en Caroline du Sud, était assiégé et devait être ravitaillé. Un vapeur envoyé par l'autorité fédérale fut contraint de se retirer sous le feu des batteries.

Le lien était rompu avec les Etats du Sud.

Jamais Président désigné des Etats-Unis ne s'était trouvé devant une telle carence du pouvoir auquel i l devait succéder. Il trouvait peu d'appui dans son parti même déjà divisé. A u len- demain des ovations bruyantes de la foule il était tragiquement seul.

Les menaces de mort pleuvaient dans l'énorme courrier de Lincoln. E n apparence elles ne le troublaient pas. Il s'y attendait.

Non seulement parce que ces haines se déchaînaient comme prévu, contre un président républicain, mais parce que Lincoln était depuis longtemps averti au-dedans. Plusieurs de ses biographes, témoins de sa vie, ont analysé ce côté étrange de sa nature, notam- ment Herndon, son associé comme attorney à Springfield, John Hay, son secrétaire et quelques amis. Cet homme d'un bon sens si réaliste était aussi par moments en proie aux fantasmes du spleen et de l'angoisse. Lincoln se savait l'homme d'un destin inéluctable.

Il était de ceux dont l'étoile, tour à tour, brille et se cache. Supers- tition ? Prémonition ? II est certain qu'il se vit très tôt, et plus clairement à mesure que prenaient corps ses chances politiques, voué à une élévation d'où i l serait précipité par un coup tragique.

« J'aurai une fin terrible », dit-il plusieurs fois à ses confidents.

Dès son élection i l sut que les dés étaient jetés. Vivant sous les ailes noires de la fatalité, i l n'échappait au désespoir et à la misan- thropie que par la poésie, l'humour et l'amitié des hommes.

Les deux pièces que ce lecteur assidu de Shakespeare préférait c'étaient Macbeth et les Joyeuses Commères de Windsor ; dans

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Byron Childe Harold et Don Juan. Le Dieu de sa Bible soumettait le Destin aux lois de la Prédestination. Il aimait aussi à répéter depuis sa jeunesse le refrain d'un poème mélancolique, Immor- talité, dont les vers n'étaient pas trop bons, mais qui disaient bien son sentiment de notre condition précaire et de la commune humi- lité du sort humain :

Oh! pourquoi Vesprit d'un mortel serait-il orgueilleux ?

*

* *

Avant de quitter l'Illinois, Lincoln voulut revoir dans son lieu d'origine quelques-uns des parents et des amis qui lui restaient chers.

Entre tous, la seconde femme de son père, qui lui avait servi de mère.

Il passa quelques heures près d'elle, respira l'air du vieux pays, huma des souvenirs amers et doux. L a vieille dame, qui avait su faire dans l'extrême pauvreté, un home pour ce garçon rude et sensible, l'embrassa en lui disant : « Abe, je ne vous reverrai plus ; ils veulent vous tuer. — No, No, mama, ils ne le feront pas », soutenait Lincoln, rassurant, mais non rassuré, car i l ajoutait aussitôt : « Après tout, on ne meurt qu'une fois. » Déjà i l fallait quitter les groupes d'amis, des voisins de jadis qui le festoyaient dans leurs villages, pour la tournée officielle qui devait l'emmener, pendant les semaines qui le séparaient de l'Inauguration », d'Etat en Etat et , de ville en ville : Jr'ittsburg, Cleveland, New-York, Harrisburg, Philadelphie. Partout i l fallait haranguer les foules, subir les ovations. Partout i l recommandait le calme, dénonçait les semeurs de panique, affirmait la possibilité d'une solution paci- fique, avec le ferme espoir que ne serait pas versé «un sang fraternel».

Dès son départ de Springfield, et son dernier adieu assombri de tristesse, des nouvelles alarmantes parvenaient aux membres du Cabinet qui allaient accompagner le Président à sa capitale fédérale.

L a police était alertée. Un détective zélé, mais son zèle était suspect, assurait qu'un complot se tramait pour empêcher Lincoln d'arriver jusqu'à Washington. Il s'agissait de tuer« le tyran abolitionniste »...

De Philadelphie le train présidentiel devait passer par Baltimore, capitale du Maryland, Etat esclavagiste. Là, un attentat se prépa- rait. Il fallait garer les convois sur le parcours du train spécial, couper les fils télégraphiques, renoncer au voyage de jour. Le Président devrait partir de nuit, incognito, sous la garde de plu-

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sieurs policiers. L a réalité du complot était discutée dans l'entou- rage du Président, mais mieux valait trop de précautions qu'une fatale imprudence. A u dernier moment, le ministre Seward assura de Washington que, d'une autre source, i l avait connaissance d'une véritable conjuration et que tout était prêt pour faire sauter le train. Il conseillait de changer de route, voulait faire garder les voies par des troupes. Lincoln s'y refusa... « S'ils veulent me tuer, il n'y a rien à faire», avait-il déjà dit. I l accomplit la dernière cérémonie du lever des couleurs à Philadelphie, sur le hall de l'In- dépendance, puis consentit à ce voyage clandestin bien qu'il lui répugnât comme une couardise. Il se fiait à la vigilance de ses amis.

Il en choisit un comme garde du corps, Ward Hill Lamon, colosse aux longues moustaches dont les solides poings et la fervente fidé- lité furent toujours à la disposition de son ancien partenaire et de son chef (1). « Lamon, lui avaient dit ses camarades du parti, nous vous confions la personne sacrée de notre Président ». Certains étaient furieux, parce qu'au dernier moment, i l avait sauté dans la voiture qui emmenait Lincoln à la gare, laissant dans la rue ceux qui prétendaient avoir plus de droit à ce périlleux honneur.

Les deux hommes, chapeau baissé sur les yeux, l'un d'eux les épaules couvertes de son habituel plaid gris, et son compagnon armé jusqu'aux dents, se glissaient dans l'express où l'on avait retenu au bout du wagon-lit deux couchettes. Ils n'y dormirent pas, mais la nuit fut tranquille et Lincoln chuchotait quelques drôleries pour faire passer le temps. Quand Uaube parut, le dôme du Capitole, alors inachevé, se profila sur le ciel d'hiver.

C'est par cet épisode de roman policier que Lincoln inaugurait sa prise de pouvoir. Sur le quai de l'arrivée, les deux voyageurs confondus dans la foule qui descendait du train furent rejoints par Seward et conduits à l'Hôtel Willard — aujourd'hui encore résidence favorite des hôtes de marque débarquant dans la capitale des Etats-Unis.

Lincoln eût préféré quelque demeure plus privée, mais i l appartenait désormais à la nation. On le félicitait d'avoir échappé au danger qu'il avait couru, et les couloirs étaient déjà encombrés de politiciens et de solliciteurs de places. Lincoln, fatigué, se tai- sait. Sauvé ? Mais n'était-ce pas au prix d'une faiblesse ?

(1) Util Lamon, ami personnel de Lincoln et un certain temps son associé comme avocat en Illinois, avait reçu de lui cet appel : « mil, je crois que nous allons avolr.la guerre.

Il faut que vous veniez et que vous restiez, j'ai besoin de vous. » RecoÙections of Lincoln, Washington, 1911, publié par Dorothy Lamon Teillard.

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A B R A H A M LINCOLN 327 Ne l'avait-on pas mis en posture ridicule au moment où i l aurait dû faire preuve de dignité et de mépris de la mort ? Il le reprocha plus d'une fois à l'ami Lamon, mais celui-ci remarque dans ses Souvenirs : « Ni lui ni le pays en général ne comprirent les dangers réels qui menaçaient sa vie, depuis le jour où il avait franchi la frontière du Maryland jusqu'au 14 avril 1865 (jour de son assassinat), i l était à tout moment exposé à un acte de violence dont cherchaient à le préserver ceux qui avaient la charge de sa sécurité. »

Le 4 mars arriva enfin où le nouveau Président allait être investi de responsabilités plus lourdes que celles d'aucun de ses prédé- cesseurs. Son heure était venue. L'heure du destin, appelée et redou- tée tout ensemble dans ses secrètes ambitions, depuis sa jeunesse, et qui allait devenir pour lui une immense épreuve. Un cortège l'emmenait vers le Capitole. Pennsylvania Avenue était gardée, militairement, la police surveillait les toits des maisons d'où l'on craignait qu'une bombe fût lancée. Lorsqu'il monta sur l'estrade adossée au portail Est du Capitole, le Président élu, accompagné du Président sortant, et environné de personnages officiels : juges de la Cour Suprême, diplomates, ministres, la foule put aperce- voir ce géant, un peu emprunté dans son habit noir, ne sachant que faire de sa canne à pommeau d'or et de son « huit reflets », que Douglas, son ancien rival, finit par lui ôter obligeamment des mains.

Lincoln commença d'une voix haute et claire une allocution dont i l avait longuement pesé les termes. Il se prononçait avec netteté sur le problème qui obsédait tous les esprits : le lien fédéral ne devait pas être rompu. « Aucun Etat, de sa propre autorité, ne peut légalement sortir de l'Union et tout acte de violence contre l'autorité des Etats-Unis est insurrectionnel ou révolutionnaire...

E n vertu du pouvoir qui m'est conféré par la Constitution, les lois de l'Union seront fidèlement exécutées dans tous les Etats.

Le peuple des Etats-Unis est seul maître de ses institutions. S'il vient à s'en lasser, il peut exercer son droit constitutionnel pour les amender ou les renverser ; la magistrat suprême tient toute son autorité du peuple, et il ne lui a pas conféré le droit de fixer les conditions dans lesquelles les Etats pourraient se séparer.

L'Exécutif n'a rien à voir là. Son devoir est de gouverner dans les formes existantes et de transmettre inchangé ce gouvernement à son successeur. »

Il adressait ensuite un appel pathétique à 1' « intelligence,

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au patriotisme, à l'esprit chrétien » de ses concitoyens. E t s'adres- sant à ceux du Sud : « C'est dans vos mains, mes chers compatriotes insatisfaits, et non dans les miennes, que reposent la paix ou la guerre. Le gouvernement ne vous attaquera pas. Aucun conflit ne peut éclater à moins que vous ne soyez les agresseurs. Vous n'avez pas fait au Ciel le serment de détruire le gouvernement, tandis que moi, je vais jurer solennellement de le préserver, le protéger et le défendre.

« Nous ne sommes pas ennemis mais amis. Nous ne devons pas être des ennemis. Si la passion a pu tendre les liens de l'affection entre nous, elle ne doit pas les briser.

« Les cordes mystérieuses du souvenir qui unissent chaque champ de bataille, chaque tombe de patriote, à tous les coeurs vivants et à tous les foyers à travers ce vaste pays, vibreront encore pour l'Hymne de l'Union, quand elles seront touchées,

— et elles le seront, par le meilleur de nous-mêmes. »

Puis ce fut dans un religieux silence que le nouveau Président, posant sa large main sur la Bible, prononça le serment :

<c Moi, Abraham Lincoln, je jure solennellement d'accomplir avec fidélité les devoirs de ma charge, comme président des Etats- Unis, et de toute ma capacité, observer, protéger et défendre la Constitution. »

« L'honnête Abe » qui épousait la nation « pour le meilleur et pour le pire » allait lui donner un chef, et au grand Washington un digne sucesseur.

C L A U D E ARAGONNÈS.

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