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LES DERNIERS TRAVAUX DE M. DUPONT.

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LES DERNIERS TRAVAUX DE M. DUPONT.

COMMUNICATION FAITE A LA SOCIéTé D'ANTHROPOLOGIE DE BRUXELLES DANS LA SéANCE DU 2 6 AVRIL 1 8 9 ? ,

Messieurs, vous trouverez dans le Bulletin de la Société belge de géologie, de paléontologie et d'hydrologie, de décembre 1892, une communication de M. E. Dupont qui me paraît avoir, au point de vue de l'anthropologie, une réelle importance.

M. Dupont remarque que partout où les traces de l'homme pré­

historique ont été relevées dans notre pays, elles attestent l'exis­

tence d'un développement intellectuel qui s'affirme par des besoins multiples et par l'acquisition des moyens d'y satisfaire.

L'homme préhistorique, en Belgique aussi bien que dans les pays voisins, est toujours un immigrant apportant avec lui des preuves d'une civilisation relative, des outils, des armes, des orne­

ments; nulle part nous ne retrouvons en lui un représentant de cette enfance de l'humanité que des arguments, empruntés d'ail­

leurs au seul raisonnement, nous obligent à placer dans un climat plus favorable à son éclosion et à ses premiers développements : les crânes d'Engis, de Spy, de Goyet, de Furfooz ne s'écartent guère de ceux des races actuelles, et sont par le fait à distance de la véritable souche humaine, telle que nous pouvons nous la repré­

senter théoriquement.

D'ailleurs, on sait que les anthropomorphes avaient, dès la fin du miocène, disparu de l'Europe pour émigrer vers le sud de l'Asie et vers l'Afrique, où on les retrouve dans le pliocène. Un être qui, par les nécessités de sa vie, par son régime et par ses mœurs, aurait été voisin des singes anthropomorphes, un anthropopithèque, n'a pas été découvert dans les fossiles de nos pays, et tout concorde à faire admettre qu'il n'y a jamais existé.

Quand l'homme apparaît en Belgique, à l'époque quaternaire, son caractère humain est donc tout formé; cet homme préhisto­

rique possède une industrie bien développée et un régime qui le différencie de l'anthropomorphe : il se sert du feu, il fait cuire ses aliments.

P A R

M . H E G E R , Professeur à l'Université de Bruxelles,

A

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— 2 —

C'est sur l'influence de ce régime, appelé par M. Dupont le

« régime artificiel, » que je me permets d'attirer aujourd'hui votre attention.

I.

Il est hors de doute que la cuisson exerce une influence favorable sur la digestibilité de la plupart des aliments.

Agissant mécaniquement sur les enveloppes cellulaires et les fibres pour les désagréger, sur les graisses pour les ramollir, elle facilite le travail de la digestion et réduit l'effort nécessaire à la formation du chyme. L'action physique de la cuisson ne se borne pas là, elle réduit la déperdition du calorique en offrant à Fabsorp- tion des aliments chauffés ou des boissons tièdes; nous perdons en moyenne, par jour, soixante-dix calories utilisées à réchauffement des ingesta; cette perte serait évidemment plus considérable si la nourriture était ingérée sans être soumise aux procédés artificiels de la cuisson.

Le fait que l'engraissement des bœufs, des porcs ou des volailles s'obtient plus rapidement et plus complètement par l'usage des aliments cuits, trouve son explication dans la réduction du travail digestif et dans l'extension donnée tout naturellement à l'absorp- tion alimentaire : on sait que la ptyaline de la salive n'agit guère sur l'amidon cru, tandis qu'un gramme de cette même ptyaline suffit pour transformer en sucre un kilogramme d'amidon cuit.

Lorsqu'il s'agit des viandes, la question est plus complexe; car ici l'action du feu se porte particulièrement sur des aliments albumi- noïdes, coagulables, rapidement altérables et pouvant perdre peut- être, sous l'influence de la cuisson, une partie de leur solubilité ou de leur valeur alimentaire. D'autre part, les ptomaïnes et les leuco- maïnes contenues dans la viande présentent à un très haut degré le caractère d'altérabilité par les agents physiques ou chimiques, et on a même reconnu que les plus toxiques parmi les ptomaïnes sont en même temps les plus altérables ; la cuisson exerce à ce point de vue une influence préservatrice : elle met l'organisme à l'abri des intoxications alimentaires.

11 est vrai qu'en détruisant ces poisons organiques, la cuisson paralyse aussi des ferments que certaines tentatives thérapeutiques récentes nous présentent comme éminemment utiles; mais, en somme, même en ce qui concerne les viandes, l'action du feu parait hautement favorable à la digestion.

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II.

Ce premier point admis, j'arrive à la question fondamentale posée par M. Dupont, question dont il demande la solution à la physiologie : « C'est aux physiologistes, dit-il, que nous devons faire appel pour rechercher quelle peut être la relation entre l'ac- quisition d'un nouveau régime alimentaire et la supériorité intel- lectuelle de l'homme » (').

A cette question, je crois pouvoir répondre en disant qu'une modification du régime alimentaire aussi radicale que celle qui ferait passer l'homme d'un régime frugivore, qui aurait été son régime de nature, à un régime omnivore, comportant une aptitude digestive accrue par des procédés artificiels, doit avoir exercé une influence considérable sur le développement intellectuel de l'indi- vidu et de la race. Le rapport entrevu par M. Dupont me paraît juste, mais dans l'état actuel de nos connaissances, dans l'ignorance où nous sommes au sujet des phénomènes intimes de la nutrition, je ne saurais en préciser la portée.

J'avoue que ce qui me gêne le plus pour admettre que ce chan- gement de régime a été un facteur du progrès humain, c'est

d'ignorer quand, comment et où ce changement de régime a eu lieu;

n'en trouvant pas de traces dans notre pays, ni dans les autres pays étudiés jusqu'ici, nous ne pouvons l'admettre que comme une hypo- thèse. Il appartient à la paléontologie de nous démontrer qu'elle est bien fondée; pour l'instant, acceptons ce point de vue, et voyons comment se démontre l'influence du régime sur les condi- tions de la vie individuelle.

III.

C'est un feiit d'expérience qu'une modification introduite d'une façon quelque peu durable dans le régime alimentaire, suffit pour déterminer des changements parfois considérables dans les carac- tères physiques et moraux de l'individu. Darwin a cité de

nombreux exemples de variations des espèces qui doivent être attribuées uniquement à l'introduction d'éléments nouveaux dans la nourriture.

Plus récemment, Semper a fait des expériences sur les lymnées

(') Bulletin de la Société belge de géologie, de paléontologie et d'hydrologie, t. VI, p. 19, 1892 (séance du 39 novembre 1892).

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et a démontré que leur développement est manifestement influencé par la quantité d'eau dont elles disposent, de telle sorte que plus le nombre des individus qui se partagent une quantité d'eau est petit, plus chacun de ces individus se développe dans le même temps (').

Il est également reconnu que l'aptitude digestive s'accroît par une sorte d'entraînement, au même titre que l'adresse manuelle ou les facultés intellectuelles : nous possédons sur ce point de très nombreuses observations faites par les éleveurs. C'est, en effet, sur le développement de cette aptitude digestive que l'on spécule habi- tuellement en zootechnie, car les animaux comestibles soumis à l'engraissement ne sont, en dernière analyse, que des transforma- teurs dont la valeur se mesure au degré de leur aptitude digestive.

Il existe pour les espèces, pour les races, pour les individus, un coefficient digestif propre, une limite au pouvoir d'assimilation des aliments, une capacité déterminée à utiliser l'énergie disponible. Il est impossible d'étudier l'influence du régime alimentaire sur l'individu sans bien se rendre compte du fait que ce coefficient digestif existe et qu'il est éminemment variable : c'est dans cette variation possible du coefficient digestif que l'on pourra trouver un argument en faveur de la thèse de M. Dupont.

Remarquons en premier lieu que cette limite assignée au pouvoir de transformation de la matière s'affirme dans la série animale par la disparité des produits d'excrétion provenant d'aliments iden- tiques : certaines espèces (spongiaires, cœlentérés, échinodermes, vers et certains crustacés) ne poussent la transformation de l'al- bumine que jusqu'à la formation de xanthine et excrètent de la xanthine; d'autres (arachnides, myriapodes, insectes et certains mollusques, vont jusqu'à la créatine et partiellement jusqu'à l'acide urique, pendant que les reptiles atteignent complètement l'acide urique et que les mammifères vont jusqu'à l'urée. La supériorité de ces dernières espèces est évidente puisqu'elles tirent parti de l'albumine d'une manière plus parfaite.

L'inégalité qui s'affirme ainsi dans les grandes lignes de la série animale, est aussi bien accusée parmi les individus d'une même espèce ; nous retrouvons dans chaque groupe une inégale capacité à tirer parti de la nourriture.

Dans la société humaine, l'exemple le plus frappant nous est fourni par les « dégénérés » qui se montrent inaptes à tirer béné-

fice du meilleur régime alimentaire; d'ailleurs on remarque dans

(') Cité d'après ÉMILE YUNG, Propos scientifiques, p. 238, 1890.

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tous les pays civilisés la coexistence dans une même population de groupes d'hommes intellectuellement bien doués et en même temps bien nourris avec d'autres groupes rebelles à toute évolution favorable, en dépit d'un excellent régime.

La quantité de nourriture offerte, la qualité même des aliments, n'ont rien à voir ici ; c'est le pouvoir digestif qui s'est limité, c'est la source même de l'énergie qui est restreinte ou tarie : quoi qu'on fasse, la dégénérescence suit son cours, en dépit des influences de milieu, d'éducation et d'alimentation. Mais chez d'autres individus appartenant aux mêmes groupes, le coefficient digestif s'accroît au contraire par l'exercice; ils peuvent monter très haut sans atteindre aux inconvénients de la suralimentation. Le rapport s'établit parfois d'une manière frappante entre le chiffre élevé de la ration alimentaire et le rendement dans la quantité et la qualité du travail ; la statistique a renseigné la supériorité de l'ouvrier anglais qui livre le maximum de travail dans le minimum de temps, et récemment encore M. Prins nous a donné sur ce sujet des rensei- gnements qui montrent le parallélisme entre la richesse de l'ali- mentation et une production individuelle surélevée.

Comment en serait-il autrement? Notre dépendance vis-à-vis de l'aliment n'est-elle pas absolue ? Et où donc l'individu puiserait-il l'énergie qu'il est appelé a dépenser, sinon dans sa nourriture?

Inutile d'insister sur ce point. Ce qu'il importe de se représenter, ce n'est pas seulement cette notion générale de l'équation entre la recette et la dépense, ce sont les variations dans chacun des deux termes de cette équation, c'est le fait que ces variations peuvent naître sous des influences presque physiologiques : certaines varia- tions du régime entraînent une extension du pouvoir digestif caractérisée non pas tant par ce que l'animal mange davantage, mais surtout par son aptitude à tirer meilleur parti d'une moindre quantité de nourriture ; il suffit, pour arriver à ce résultat, d'im- primer aux glandes digestives une plus grande activité fonction- nelle ; dans d'autres cas, il y a une telle réduction du pouvoir digestif que, malgré l'abondance de l'alimentation, l'inanition survient de jour en jour. Lorsque l'on s'éloigne des conditions physiologiques, les écarts sont naturellement encore plus marqués : le chien auquel une partie notable du cerveau a élé enlevé ne survit que grâce à une alimentation qui amènerait chez le chien normal le surmenage digestif et l'indigestion ; au contraire, après la thyroï- dectomie et après certaines néphrectomies, on a observé des pertes progressives du poids du corps étonnamment rapides, en dépit de l'alimentation. A.

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IV.

Les variations dans le coefficient digestif sont-elles susceptibles, au moins dans certains cas, de se transmettre par hérédité?

La comparaison entre les animaux sauvages et les animaux domestiqués fournit sur ce point des renseignements assez con- cluants : d'après André Sanson, « la grande capacité digestive, convenablement alimentée, entraîne l'achèvement hâtif du sque- lette, l'évolution plus prompte de la dentition permanente, en un mot la précocité, la maturité précoce ('). »

Ces particularités qui, au point de vue des éleveurs, constituent autant de qualités puisqu'elles augmentent la valeur commerciale des produits, sont héréditaires. En effet, ce coefficient digestif élevé, avec les conséquences qu'il entraîne, n'est pas un attribut primitif de telle ou telle race préférée des éleveurs; il est au contraire une acquisition récente, datant pour les Bovidés et les Ovidés que l'auteur désigne, du siècle dernier seulement. A ceux qui mettraient ce fait en doute, je ne puis qu'opposer les arguments du professeur de Grignon. Il remarque que ce n'est pas seulement la puissance digestive plus grande qui caractérise les animaux précoces, mais qu'ils utilisent à un plus haut degré les principes immédiats nutritifs. C'est là le point qui nous intéresse spéciale- ment, puisqu'il nous prouve que l'extension du pouvoir digestif a pour conséquence de mettre à la disposition de l'individu ime plus grande somme d'énergie tirée de ses aliments.

La possibilité de la transmission héréditaire des caractères acquis par le fait des modifications du régime, semble prouvée encore par cette observation, que, chez les hybrides provenant d'un parent sauvage et d'un parent domestiqué, l'influence du parent domes- tiqué, quel que soit son sexe, est prédominante; à la quatrième génération, les caractères du parent sauvage ont presque totale- ment disparu. Des expériences sur ce sujet ont été faites à Halle et, au dire de M Demoor qui me les a rapportées, elles ont donné des résultats qui établissent nettement la supériorité sur l'animal sauvage de l'animal domestiqué soumis à une alimentation riche.

Dans le même ordre de faits, il a été constaté que les animaux domestiqués sont plus résistants, moins exposés aux diverses

(') A. SANSON, professeur à l'École nationale de Grignon, L'hérédité normale et pathologique, p. 70. i8g3.

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maladies, plus forts que leurs congénères restés à l'état sauvage.

Enfin la précocité s'affirme par la diminution de la durée de la gestation ; même dans le cas de croisement entre un type «auvage et un type domestiqué, la portée est plus courte, elle se rapproche de celle du type domestiqué.

V.

S'il est vrai que l'extension du pouvoir digestif, acquise par le régime artificiel de la domestication, se transmet héréditairement dans certains cas et donne les races préférées par les éleveurs, encore faut-il reconnaître que la conséquence la plus apparente de cette modification organique n'est pas précisément un progrès, tant s'en faut : car l'aptitude à emmagasiner de la graisse dans le tissu connectif, considérée par les éleveurs comme une amélioration de la race, touche de prés à certaines formes de dégradation organique; l'animal engraissé à l'étable confine au parasite, et l'on peut affirmer que l'extension du pouvoir digestif n'est pas néces- sairement une cause de progrès réel. Dans les sociétés humaines, l'abondance des aliments facilement obtenus serait, au dire de Spencer, plus nuisible qu'utile. Il en serait autrement sans doute si, la réserve alimentaire étant assurée, des causes occasionnelles intervenaient d'une façon persistante pour forcer l'individu à utiliser cette réserve, à dépenser l'énergie dont il dispose et qu'un régime artificiel lui permet de retrouver sans cesse, dans sa source même, proportionnellement à ses besoins; c'est dans de telles circonstances seulement que le cycle des opérations nutritives me paraît devoir s'agrandir et le pouvoir individuel s'augmenter.

L'être surabondamment nourri augmente de poids, mais ne doit pas nécessairement progresser; l'évolution d'un organisme est liée à un ensemble de conditions beaucoup trop complexes pour que le facteur alimentation puisse agir isolément comme cause déter- minante : le progrès intellectuel dérive des réactions du système nerveux vis-à-vis des excitations du milieu; ceci est d'observation trop banale pour que je me permette d'insister. .Mais, pour que le système nerveux puisse réagir, ne faut-il pas qu'il dispose d'une somme d'énergie puisée, en dernière anal3'se, dans l'alimentation?

D'ailleurs, les mêmes excitations produisent des effets variables selon les individus et, pour un même individu, selon l'état de nutri- tion de ses organes : la fatigue intellectuelle est prompte chez les hommes insuffisamment nourris ; l'inaptitude aux travaux de

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l'esprit, telle qu'on la remarque dans les races inférieures actuelle- ment vivantes, n'est-elie pas liée à une infériorité dans les facultés d'assimilation si développées chez l'homme civilisé? Combien il serait intéressant à ce point de vue de comparer le bilan de la nutri- tion d'un naturel de l'Arrouwimi avec celui que Vierordt a dressé pour l'homme moyen dans nos contrées !

Savoir se nourrir, c'est une condition pour savoir penser et ce n'est pas, au point de vue de la physiologie, une conclusion témé- raire que de reconnaître cette dépendance intime des phénomènes intellectuels vis-à-vis de la nourriture; l'action du feu a permis à l'homme d'acquérir un régime artificiel et de se procurer ainsi une disponibilité d'énergie qui a été une condition essentielle des progrès de l'individu.

A vrai dire, l'idée d'attribuer au feu une action prépondérante dans l'histoire de l'humanité n'est pas neuve ; on peut même la faire remonter aux poètes antiques et la rattacher à la pyrolâtrie si universellement répandue. Mais Eschyle a considéré le feu comme un moyen de développer les arts, et on ne peut raisonnablement considérer Prométhée comme un symbole de la « conservation de l'énergie •.

Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier et après eux un grand nombre d'au- teurs modernes ont admis que l'humanité n'a pu évoluer qu'en se faisant Carnivore ; Bordier, dans son livre sur la Vie des sociétés ('), insiste avec raison sur ce fait que l'homme n'a pu étendre son milieu social en dehors des limites tropicales que le jour où il a pu produire et conserver le feu ; il fait remarquer que la coction donne aux aliments des qualités nouvelles, et cite, sur ce sujet, les expériences de Dudgeon.

Dallemagne, dans une communication faite à notre Société le 22 février 1886, a mis soigneusement en lumière l'influence exercée parles besoins nutritifs sur le développement des sociétés humaines primiti ,'es {"), et il a cité à ce propos un passage de la Sociologie de Letourneau, disant que, d'après la nature des aliments et leur mode de préparation, on pourrait sérier les races humaines.

Bien que tant d'auteurs aient touché cette question, il ne me paraît pas qu'elle ait été suffisamment approfondie : on ne saisit pas clairement le rapport que l'on suppose avoir existé entre le changement du régime alimentaire et l'évolution intellectuelle de

O Page 41. Paris, 1887.

(•) Bull, de la Soc. d'antkrop. de Bruxelles, t. IV, p. 33ï.

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l'homme. Et c'est pourquoi je pense pouvoir utilement vous pro- poser de mettre à l'ordre du jour de vos discussions les points suivants, qui résument les vues personnelles de M. Dupont :

i» Est-il démontré que l'homme ait été primitivement frugivore?

2° Dans l'affirmative, quelles ont été les conséquences qu'a dû avoir pour lui la substitution d'un régime d'aliments cuits à ce régime frugivore ?

D I S C U S S I O N .

M. DUPONT. M. Heger vient de terminer son savant exposé en proposant l'examen de deux questions. Nous pourrions com- mencer, dans notre prochaine séance, par la première : Le régime primitif de l'homme était-il réellement frugivore?

M. HEGER. Certainement. C'est bien la question de point de départ.

M. DUPONT. Je suis à la disposition de la Société. Si elle le désire, je lui communiquerai le mois prochain les faits que j'ai recueillis démontrant qu'il en est bien ainsi.

M . DALLEMAGNE. J'ai demandé la parole, non pour examiner les différents points de la conférence de M. Heger, mais pour insisteit sur la nécessité de reporter à la prochaine séance la discussion- qu'appellent des vues aussi originales et aussi supérieurement exposées. M. Heger, en parlant de l'homme primitif dans les termes que vous venez d'entendre, nous autorise à donner au débat une ampleur que je perçois sans être en mesure de la définir nettement en ce moment. Il me semble qu'il y aurait lieu de!

reprendre, à l'occasion de cette conférence, la question de la ps3''chologie des races inférieures, et tout spécialement de la psycho- logie du besoin nutritif qui a dû jouer un rôle si considérable à l'aurore de l'humanité. L'utilisation du feu, son influence comme facteur de civilisation ont peut-être trouvé, dans ces notions, leur raison d'être originelle. Ce sont ces idées qu'a éveillées en mon esprit le travail de M. Heger. Mais je désire simplement aujourd'hui attirer sur elles l'attention de mes collègues.

M. HEGER. Je crois avec M. Dallemagne que l'homme a tou- jours été gourmand, et qu'en cherchant à améliorer son régime, il a été guidé par le même instinct qui nous guide encore aujourd'hui ; une tendance artistique a même pu dériver de cet instinct grossier, et ainsi ce point de vue se rapproche de l'opinion émise par les

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auteurs anciens ou modernes qui attribuent au feu l'origine des arts.

L'utilisation du feu pour forger les outils, pour fournir la lumière qui prolonge les jours, pour augmenter le bien-être autour du foyer, pour créer l'art culinaire, c'est précisément ce qui a de prime abord attiré l'attention des observateurs.

Tout autre est le point de vue auquel se place M. Dupont et que j'ai cherché à faire ressortir: « la genèse d'une force artificielle ».

J'avoue qu'à la première lecture, ces termes m'ont impressionné d'une manière défavorable : toute force n'est-elle pas nécessairement une force « naturelle » ? Évidemment oui. Cependant, si l'homme a trouvé le moyen d'augmenter la force qui est en lui, et s'il est arrivé à ce résultat en s'initiant à l'art de faire du feu, n'y a-t-il pas eu genèse d'une force qui nous apparaît comme le produit de l'art?

L'acquisition de cette énergie est une condition préalable des progrès réalisés ; mais il ne suffit pas de l'acquérir, il faut pouvoir en disposer : les Esquimaux, qui consomment des quantités si con- sidérables de corps gras, trouvent dans cette alimentation le moyen de lutter contre la rigueur du climat ; ils acquièrent de l'énergie, ils dépensent de la chaleur; leur immobilisme peut s'expliquer peut être par l'absence d'énergie disponible, en raison même des nécessités de cette lutte. Dans les pays tropicaux, un processus inverse, en amenant la réduction des actes digestifs, pourra placer aussi l'organisme en déficit au point de vue de l'énergie disponible.

Cette manière de voir nous permet d'établir un rapport entre le bénéfice tiré des aliments et la valeur intellectuelle. Les anciens n'ont pu imaginer ce rapport parce que la notion de l'équivalence des forces n'était pas soupçonnée par eux; cette notion est toute moderne, et c'est en nous appuyant sur elle que nous arrivons à considérer l'invention et l'utilisation du feu à un point de vue tout autre que celui qui se borne à lui attribuer l'origine des arts.

D'ailleurs, je ne crois pas qu'il faille restreindre la discussion dont je viens d'indiquer le point de départ, et j'aurai le plus grand j- 'aisir à entendre les observations de M. Dallemagne.

M. DALLEMAGNE. M. le professeur Heger désirerait limiter le débat à l'examen du feu comme élément de civilisation et de transformation de l'homme primitif. Il pose le problème dans les termes suivants : Le feu, en économisant le combustible organique, en réduisant dans la machine humaine la perte d'énergie que réclame l'assimilation des matériaux engagés, a joué un rôle

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essentiel dans l'évolution humaine. Il a créé à l'homme une supé- riorité nouvelle. Cette supériorité lui a permis d'utiliser, pour son ascension vers une civilisation supérieure, des énergies jusque-là improductives. Il a libéré son estomac au profit de son cerveau.

Certes, Messieurs, l'idée est séduisante et surtout très vraie. Mais y a-t-il là autre chose qu'une explication après coup? Faut-il comprendre l'homme primitif comme conscient, lors de l'utilisation du feu, des belles conceptions à l'aide desquelles la science moderne justifie ses tâtonnements culinaires? Nous croyons, au contraire, que l'origine de la cuisson alimentaire tient à quelque chose de moins psychique et de plus sensitif. Les hommes ont cuit leurs aliments peut-être par hasard, ou poussés par des nécessités insoup- çonnées aujourd'hui. Mais s'ils ont continué à les cuire, c'est parce qu'ils les préféraient cuits plutôt que crus. Je ne dis pas que quelque chose de plus subtil n'est pas venu s'ajouter dans la suite à cette sensation brute et grossière. Peut-être l'impression d'une digestion plus facile, le sentiment de bien-être qui accompagne un travail digestif plus rapide a-t-il finalement éveillé la conscience de rhomme primitif. Et peut-être faut-il chercher là l'origine de cette prescience de supériorité dont il a été question. Mais môme ainsi élargie, la discussion est encore du ressort de la psychologie du besoin de nutrition. Et je crois, Messieurs, non seulement, comme chacun de vous, à l'intensité de ce besoin, mais je ne serais pas éloigné d'adopter à son sujet une ou plusieurs localisations.

Bien des faits de la vie courante, bien des données de la pathologie me paraissent militer en faveur de ces localisations. Et je me figure depuis longtemps que, dans l'inappétence des longues maladies infectieuses, l'homme est sous le coup d'une espèce d'intoxication.

Telles sont les considérations sommaires sur lesquelles je me permets d'insister en vous priant de ne pas limiter un débat intéressant et fécond.

M. PRINS. Les communications que nous avons entendues ont également une grande importance au point de vue des sciences morales et sociales. Elles portent une nouvelle et décisive atteinte à la théorie du droit de nature dont nos pères ont vécu, et que son disciple le plus ferme, Rousseau, résume, au début de VEmile, en ces mots : « Tout est parfait entre les mains de l'Auteur des

» choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme. »

MM. Dupont et Heger démontrent que le progrès n'est pas le retour à l'état de nature, mais l'effort de l'homme pour sortir de

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l'état de nature. M. Heger ramène cet effort, cette force artificielle dont parle M. Dupont, à l'utilisation du feu. Je demanderai, à ce propos, s'il ne faut pas y ajouter la fabrication des armes. Ici, comme pour l'utilisation du feu, l'homme déploie une activité qui ne lui procure pas un avantage immédiat, mais qui accroît sa force d'acquisition dans l'avenir, et il me parait que la fabrication des armes a dû précéder l'utilisation du feu.

Qu'il s'agisse d'ailleurs de l'une ou de l'autre de ces deux actions, on y trouve toujours la preuve d'une activité consciente et volon- taire, de l'intelHgence et de la réflexion. Et ici se pose cette éternelle question que je vous soumets sans la trancher: n'y trou- vons-nous pas la preuve de facultés innées ?

M . HEGER. Je dois déclarer que mon but n'a pas été celui que vient de nous indiquer M. Prins. Nous ne nous proposons pas de chercher comment l'homme a inventé le feu, mais de chercher les raisons pour lesquelles ses ancêtres, l'ayant inventé, ont progressé.

Lorsque M. Prins voit dans le fait même de cette invention une preuve de la supériorité native de l'homme, je retourne son argu- ment. Au lieu de dire : c'est parce que l'homme était un être supé- rieur qu'il a inventé le feu, je demande : n'est-ce pas parce que l'ancêtre de l'homme a inventé et utilisé le feu qu'il a acquis sa supériorité ?

La double question ainsi posée rappelle l'ancien problème de la poule et de l'œuf, qui a tant prêté aux spéculations des philosophes.

L'évolution a résolu ce problème en nous indiquant nos origines, en nous montrant que tous les êtres dérivent les uns des autres.

Il n'y a vraiment plus moyen d'admettre la conception de Jean- Jacques : l'homme préhistorique existe ; il m'apparaît comme un argument sans réplique pour prouver que l'idéal n'est pas der- rière nous, mais en avant ; tant que l'on faisait remonter nos ori- gines à une époque peu éloignée, tant qu'on nous présentait l'homme comme un être supérieur d'emblée, ayant passé par une période de perfection à l'état de nature, il fallait bien conclure comme Jean-Jacques ; mais l'homme préhistorique nous a fourni les preuves de sa lente évolution : comment ne pas être frappé de sa misère et de son infériorité natives?

Ce que nous avons précisément à rechercher, ce sont les facteurs de cette évolution progressive, encore inexpliquée.

Bruxelles. — F. Hayei, imp.

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