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La métaphysique, ou comment la définir

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. ANDRÉ ZAVRIEW .

La métaphysique,

ou comment la définir

N

Frédéric Nef, Qu'estee que la métaphysique ? Gallimard, « Folio essais », 1 072p.. 13,50 euros.

e cherchons pas dans le livre de Frédéric Nef Qu'est-ce que la métaphysique ? une réponse claire à la question explicitement posée par son titre. Au terme de l'ouvrage le lecteur est toujours en droit de se demander comment définir la métaphysique. En revanche, il sait quelle est la thèse de son auteur : démontrer que, en dépit des assauts répétés de Kant, Nietzsche et Heidegger, la métaphysique est bien vivante et que le XXe siècle a assisté à une extraordinaire florai- son de métaphysiciens en Angleterre, en Amérique et en Allemagne. Le véritable mérite de Frédéric Nef est d'ailleurs d'exposer de façon détaillée les « métaphy- siques » de l'école anglo-américaine (Russell, McTaggart, Whitehead, Lewis, Armstrong, etc.) sans oublier évidem- ment l'Autrichien de Cambridge, Ludwig Wittgenstein.

On lira avec profit ces analyses qui n'esquivent aucun des problèmes rencontrés par les philosophes de l'école et mentionnent les réponses qu'éventuellement leurs collègues ont cherché à apporter à ces problèmes. Mais avant de nous présenter le « retour de la métaphysique » et de s'épanouir dans le climat tonique des penseurs des universités anglo-américaines, Frédéric Nef développe en 400 pages une étonnante polémique qui vise avant tout Heidegger et dont l'objectif est de dissocier la métaphy- sique de la théologie - de la dissocier dès l'origine, d'établir une ligne de partage entre ontologie, c'est-à- dire science de l'être, et théologie, ou connaissance de Vêtant suprême, Dieu. Cette polémique est sa manière de définir la métaphysique : celle-ci serait une ontolo- gie, exclusivement.

L'enjeu est capital. Si de tout temps la métaphysique s'est définie ainsi, l'école contemporaine des Russell et autres

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logiciens qui s'attachent à une analyse des faits, objets, états de choses, etc., en opérant sur le langage, ne fait que reprendre, dans une optique actualisée, la tâche des fondateurs de la métaphysique. Que dit en effet Wittgenstein ? « Le monde est ce qui a lieu. » « Le monde se décompose en faits. » Ce sont les premières phrases du Tractatus fogico-phifosopbicus de 1917. On observera seulement que Wittgenstein rejette délibérément toute référence à la métaphysique et que, dans son propre sys- tème, les formules, les aphorismes qui constituent le

Tractatus sont des non-sens qu'il invite son lecteur à dépas-

ser car, selon lui, le langage est le tableau du inonde ; nos propositions ne font que refléter la réalité. Tout usage réflexif, philosophique, du langage est donc illégitime.

Revenons à Frédéric Nef et à sa vision polémique de l'histoire de la philosophie. Quelle place fera-t-il au puis- sant courant de pensée qui part de Platon et de la théorie des Idées, reprend un nouvel élan avec le néo- platonisme et Plotin, s'épanouit à nouveau au XVII

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siècle avec Descartes, Leibniz et Spinoza et après la pause (relative) du kantisme, repart de plus belle au XIX

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siècle avec les grands systèmes de Hegel, Fichte et Schelling ? Ce courant qu'on appelle idéaliste et qui ras- semble quelques-uns des plus grands penseurs de l'humanité est en général considéré comme métaphy- sique par excellence. Or ici, que l'on se réfère aux Idées, à l'Un, à Dieu substance unique et cause de soi, à l'Esprit, au Moi, à la Conscience, l'ontologie s'approfon- dit ou se dédouble, un arrière-plan de l'être apparaît que l'on peut appeler théologique. La réponse de Nef est d'écarter ce qu'il désigne comme « une excroissance maladive de la philosophie », la maladie des systèmes, des grandes synthèses, et d'en appeler à une autre tradi- tion, celle qui remonte à Aristote, la tradition analytique, reprise par les scolastiques au Moyen Âge, systématisée par Leibniz et Locke, avant de « recevoir une impulsion décisive de la naissance de la logique moderne ».

On voit donc qu'il faut nuancer déjà l'affirmation de Frédéric Nef : il n'est pas vrai que toute métaphysique

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soit exclusivement ontologique - s'en tienne à l'être sans le dépasser vers un au-delà de l'être - mais il se pourrait en effet que tel grand courant métaphysique ait rejeté la tentation théologique et du même coup qu'Heidegger ait eu tort de condamner absolument la métaphysique comme étant, dans tous les cas possibles, une « onto-théologie : Encore faut-il que la métaphysique d'Aristote,, puisque c'est à celle-ci que Nef se réfère en premier lieu, corres- ponde à la définition d'une stricte ontologie.

En apparence, tel serait le cas. La caractéristique de cette métaphysique est d'étudier « l'être en tant qu'être et tout ce qui lui appartient par soi » au lieu que les sciences particuières « découpent » chacune une certaine partie de l'être (la biologie étudie l'être en tant que vivant, la phy- sique l'être en mouvement, etc.). Mais si l'être est être, Aristote observe qu'il se dit en une pluralité de sens :

« telles choses sont dites des êtres parce qu'elles sont des substances, telles autres parce qu'elles sont les propriétés des substances... ». Être signifie ou désigne suivant le cas la substance, la qualité, la quantité, la relation, etc.

Ces sens de l'être sont les catégories. Sommes-nous en face d'une pluralité incohérente ? Non, car les significa- tions multiples de l'être se disent par rapport à un prin- cipe unique, l'essence. Et c'est ici que les choses se compliquent, car si Aristote admet la pluralité des essences dans notre monde sublunaire, il pose l'existence d'une essence unique, ou divine, que n'affecte aucune catégorie, cause du mouvement circulaire des étoiles dans l'univers céleste, substance immatérielle et immobile, le Premier Moteur. La théologie - entendue au sens large - ne semble pas loin.

Admettons provisoirement que l'on puisse faire le partage, chez Aristote, entre deux métaphysiques, une générale, celle de l'être commun, donc l'ontologie, et une seconde, spéciale, qui serait science d'un étant particulier mais suprême - bref que l'élément théologique ait une place à part. Dans ces conditions, Frédéric Nef aurait en effet le point de départ dont il a besoin, d'autant plus qu'Aristote articule sa métaphysique sur une logique pro-

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mise, on le verra, à un grand avenir dans l'école anglo- américaine.

Comment l'ontologie aristotélicienne va-t-elle transiter jus- qu'au XXe siècle, pour y retrouver une nouvelle vigueur ? Nef nous propose, on l'a dit, un parcours par la scolas- tique médiévale. Il écarte expressément Descartes et Kant, le premier parce que l'objet explicite des Méditations métaphysiques est la démonstration de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, le second parce que le célèbre renversement copernicien qui s'accomplit dans la Critique de la raison pure, s'il fonde la science, laisse le sujet humain en face d'une réalité phénoménale, celle que la structure de son esprit lui permet de saisir, mais nous enlève tout espoir de parvenir à l'être en soi.

Pourtant l'étape scolastique n'en est pas moins paradoxale.

Au Moyen Âge la métaphysique n'est-elle pas devenue la science de Dieu et de tout ce qui se rattache directement au divin ? Oui, mais la scolastique est plurielle, la scolas- tique est nourrie de renseignement d'Aristote tel qu'il a été transmis et commenté par les penseurs arabes, notam- ment Avicenne et Averroès. Nef montre bien comment, à la fin du XIIIe siècle, avec Duns Scot, la métaphysique se sépare de la théologie. Par la raison, le philosophe peut savoir que Dieu est « une nature intelligible, éternelle et d'énergie infinie, qui engendre perpétuellement le monde où nous vivons », comme l'ont su Aristote et Avicenne, mais pour atteindre le Dieu chrétien, agent volontaire et libre et toute-puissance absolue, il faut recourir à la foi, il faut recourir à la théologie.

En même temps l'ontologie, grâce à la subtilité des phi- losophes scolastiques, s'enrichit de notions nouvelles qui affinent la connaissance de l'être. Duns Scot introduit ainsi le concept de singularité (l'haeccéité). Chez Aristote, l'individu pose problème, les catégories n'étant que des formes universelles. On dira alors que l'individu est un faisceau de qualités. Duns Scot, lui, affirme qu'il y a une différence individuante, qui n'est pas une forme (la forme est commune aux individus de la même espèce) mais s'ajoute du dedans à la forme, elle est

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« l'actualité dernière », l'acte ultime qui détermine la forme de l'espèce à la singularité de l'individu. Tout aussi féconde est la notion de possible que l'on doit au même Duns Scot. Chez Aristote, un état de choses est contingent s'il n'est pas nécessaire. Duns Scot nuance et enrichit. Le possible, c'est l'introduction de la liberté humaine, c'est l'événement de bifurcation où se séparent deux lignes du monde : je rencontre sur mon chemin un blessé ; je puis secourir ou ne pas secourir ce blessé.

C'est une occasion de liberté, c'est l'option du salut ou de la perdition. Nous sommes sur la voie qui conduit à Leibniz et à l'infinité des mondes possibles. Pensée du singulier, pensée de l'événement, pensée du possible.

Nous entrons avec Duns Scot dans l'étude des modalités de l'être qui tiendra une grande place dans la métaphy- sique contemporaine.

Il est temps de parler de cette métaphysique. Le dévelop- pement copieux que Nef lui consacre peut faire reculer un lecteur qui ne se propose pas de Pétudier de façon approfondie. C'est un véritable manuel de métaphysique contemporaine. On se contentera d'un rapide survol.

Avec Wittgenstein et Russell, nous retrouvons bien l'approche ontologique du problème, l'approche aristotéli- cienne. Quand Wittgenstein affirme que le monde se décompose en faits, et précise que le monde est la totalité des faits, non des choses, il s'écarte sans doute d'Aristote en ceci qu'il ne distingue plus le sujet et l'attribut et ne cherche pas à élucider la structure métaphysique de la substance individuelle - car le fait met en relation des choses ou des relations entre les choses (Socrate court, la locomotive souffle de la vapeur) -, mais son entreprise, et plus encore celle de Russell, qui vise à saisir toutes les formes des différents faits, est une reprise de l'ontologie classique, laquelle étudie les différentes formes possibles des catégories de base. On découvre toutefois que les choses sont infiniment plus compliquées si l'on entre dans le détail de ces nouvelles métaphysiques. Russell lui- même, pour qui le monde est composé de faits existants en nombre infini (c'est l'atomisme logique) n'aboutit qu'à

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un « réalisme manqué ». Par exemple comment dire que ce bureau, mon bureau, que je vois aujourd'hui, est le même bureau que je voyais la semaine dernière ? Russell refuse d'attribuer au bureau une existence substantielle qui perdurerait à travers le temps, le bureau est une série de « particuliers • reliés entre eux à travers le changement et que nous identifions comme ce bureau. Le bureau est

« une fiction logique », une « classe de particuliers » et non un particulier. Ce fictionnalisme semble bien pencher du côté de l'idéalisme. Et que dire de McTaggart, dont l'onto- logie du monde existant concret se proclame dans un superbe « tout ce qui est est » pour conclure que la struc- ture ultime de la réalité est spirituelle ? Pour McTaggart en effet, l'univers est une substance composée de substances, d'une pluralité de substances spirituelles et personnelles, une pluralité de moi qui « occupent une position unique dans l'univers :

II y a dans cette école anglo-américaine, armée de la remarquable logique formée par les mathématiques dont l'ont dotée Frege et Peano, pléthore de systèmes ingé- nieux à composantes variables Qes faits chez Russell, la substance chez McTaggart, l'événement chez Whitehead, les états de choses chez Armstrong, les propriétés des mondes possibles chez Lewis, etc.) On est reconnaissant à Nef de nous en révéler les richesses. Reste pourtant cette question : à quoi bon déployer sur des centaines de pages l'histoire d'une métaphysique purement ontologique, d'une métaphysique épurée de tout arrière-plan théolo- gique, si l'analyse des travaux anglo-américains nous découvre là aussi une référence à un au-delà de l'être, que ce soit l'absolu non-relationnel de Bradley, les moi- substances de McTaggart, ou l'abrupt « Dieu est la manière dont tout a lieu • de Wittgenstein, qui serait sa réponse à la question : « Comment les propriétés tiennent-elles toutes ensemble ? Quel est le ciment qui agglomère les états de choses pour former des mondes ? »? D se pourrait que l'affirmation de Heidegger, si obstinément contestée, que toute métaphysique est onto-théologique, se trouve finalement vérifiée dans le livre même de Frédéric Nef. •

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