points de vue
1480 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 11 juillet 2012
Que serions-nous sans l’existence du temps ? Au fond, le récit biblique de la Ge- nèse de nos légendaires premiers parents pourrait nous faire concevoir une réponse à cette question. Adam et Eve semblaient être plongés dans l’Eden en une atmos- phère, en un monde privés de temps, de devenir. Mieux donc la mort, la chute, au- raient-ils pu s’avouer, qu’une vie privée d’un devenir.
Si au contraire on se réfère à la mytholo- gie grecque, le temps, tel Janus, possède un double visage. D’ailleurs, ces deux vi- sages du temps sont, dans cette mytholo-
gie, divinisés. L’un, Chronos, est un dieu impitoyable : il engendre du temps, des instants, des heures, des jours, qui peu- vent être conçus comme ses enfants. Tou- tefois, il les engendre pour les dévorer en- suite. Donc, il crée du temps pour ensuite le détruire, l’annuler.
Néanmoins, il possède une contre-figure bien différente : il s’agit de Kaïros. Celui-ci profite du temps qui passe pour créer pour chacun des opportunités. Des op- portunités qui finissent par distinguer un individu d’un autre, une situation d’une autre. Seulement, il faut vouloir et savoir les cueillir, ces opportunités, avant que Chronos finisse par tout niveler, tout ano- nymiser, tout détruire.
Etrange perspective : le temps d’un côté crée notre personne, et d’un autre côté la détruit.
En nous transférant tant bien que mal dans un domaine biologique, nous pour- rions comparer Chronos à la notion de gé- nétique. Si tout devait se passer pour nous selon une destinée génétique rigide, nous serions condamnés d’avance à ne subir que des péripéties déjà escomptées, en espérant juste avoir un soupirail de chance à travers le jeu des statistiques, d’un pur hasard. Mais de nouveau, à côté d’une destinée génétique prend forme, se dresse avec force l’univers de l’épigéné- tique, susceptible, lui, de redistribuer les cartes.
Le génétique pourrait correspondre à la nécessité, tandis que l’épigénétique intro-
duit à sa manière la notion de choix, de causalité circulaire, ne serait-ce que sur la base d’une «liberté cellulaire» pas impos- sible à concevoir. Un choix se moquant des décisions réfléchies venant de la rai- son, autant que des expériences histori- ques ou culturelles. Ce serait cette «liberté cellulaire» qui déciderait, selon le cas, de déclencher une maladie, une perturbation de l’homéostasie, mais aussi de recouvrer la santé, de proposer un tout nouvel équi- libre vital.
Ainsi, le temps, toujours lui, propose également aussi bien un futur jaillissant du présent qu’un futur directement connecté au passé. C’est peut-être cette alternative entre deux futurs possibles qui nous donnerait par- fois l’envie de renaître, de recom- mencer depuis la case départ, de changer même notre identité foncière.
Mais il y a un autre contraste de taille, celui entre mémoire et oubli. Qui en som me décide de ce que nous ne devrions abso- lument pas oublier, qu’il s’agisse d’ima- ges, d’expériences, d’erreurs commises et surtout d’émotions, et par contre de tout ce que nous avons vu s’affadir, se déchique- ter sous l’emprise du temps ? Il y aurait encore une fois l’enjeu de cette prétendue
«liberté cellulaire», à bien des égards in- saisissable, absurde, cependant concevable et, au moins inconsciemment, toujours à l’affût.
En d’autres termes, ne devenir rien que soi-même, ou devenir bien plus que des projets parfois timides, parfois utopiques, semblent nous le suggérer pour la cons- truction de notre personne unique ?
Et le présent, dans tout cela ? Voilà : le présent, ce serait ce que nous ne savourons pas assez, l’instant qui passe, plein qu’il peut être de surprises, de découvertes, de vigueur, bien qu’aussi d’angoisses «sismi- ques».
Mais il y a un aspect du présent qui, hé- las, semble s’imposer de plus en plus de nos jours. Non pas ce présent qui donc serait à goûter sans cesse, entraînant chan- gements, imprévus, bouleversements. Mais un terrible présent figé, à utiliser sur place pour nous protéger contre un retour du passé aussi bien que contre tout futur vé- ritable. Prenons comme exemple l’accélé- ration technologique actuelle : nous arri-
vons à nous convaincre qu’elle peut équi- valoir au bonheur, puisque capable de transformer le temps en pure information et de nous maintenir en contact constant avec quelqu’un tout en tenant l’interlocu- teur à une distance protectrice. De tout cela nos ancêtres étaient privés. Pas ques- tion donc de trop nous retourner vers nos lointains prédécesseurs. Cependant, il ne faut pas non plus qu’un futur auquel nous ne pourrions pas accéder faute de temps laisse entrevoir une technologie dont nous pourrions, en l’imaginant, être jaloux.
Non pas un présent englobant par magie le passé rendu, devenu caduc et un futur inutilisable, mais un présent qui se super- pose seulement à l’immédiat, qui s’im- pose comme une entité en location, en sursis, à exploiter au maximum en tant que telle.
Pr Georges Abraham Avenue Krieg 13 1208 Genève
Le culte de l’immédiat
… le présent, ce serait ce que nous ne savourons pas assez, l’instant qui passe …
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