Commandé par l’OFSP, puis discrètement pu- blié en mai dernier, ce rapport fut prestement classé avant que le Tages-Anzeiger le mette en lumière. A la suite de quoi il eut droit à une petite journée d’intérêt médiatique. Puis plus rien. Et pourtant, il concerne le trouble le plus caractéristique de l’individu et de la société modernes : l’addiction.
Et ce rapport est dans la veine de la ré- flexion sur les addictions en Suisse : en pointe, sans a priori ni tabou. Bien peu de pays ont le courage de mandater ainsi des experts – des praticiens de terrain pour la plupart – en leur donnant carte blanche pour dire la science, mais aussi pour évoquer les pistes qui leur semblent les plus prometteuses. Quitte à se situer à contre-courant de l’opinion publique et à donner du prurit à la bienpensance politique.
Intitulé «Défi-addiction», ce rapport a été ré- digé, fait remarquable, par des membres des trois commissions fédérales s’occupant de dé- pendances : la Commission fédérale pour les problèmes liés aux drogues, la Commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool et la Commission fédérale pour la prévention du ta- bagisme. Et que disent-elles, ces trois com- missions ainsi réunies ? Que la plupart des an- ciennes distinctions sont obsolètes. Qu’il n’existe pas de «bonnes» ou de «mauvaises» dépen- dances, que les drogues considérées comme anodines, tel l’alcool, font davantage de dégâts que l’héroïne par exemple.
Quant à considérer les seules marges de la population, cela ne suffit plus : «les conséquen- ces de la consommation problématique de substances récréatives et psychoactives tou- chent une bien plus grande part de la popula- tion que la dépendance diagnostiquée». Il s’agit donc, explique le rapport, d’élargir le point de vue : d’aller «au-delà». De sortir du concept clas- sique de dépendance, trop restrictif. D’abolir les barrières entre légal et illégal – les subs- tances légales ayant des conséquences sur la santé souvent bien plus graves que les illéga les.
De dépasser aussi le cadre des substances psychoactives : le risque de dépendance, et l’atteinte de la santé, existent aussi avec des comportements pathologiques. Des addictions sans substance sont de plus en plus fréquen- tes : quelles soient aux achats, au sexe, aux jeux, à internet. Entre autres.
De la même manière, on ne peut en rester à la notion de responsabilité individuelle. Car là se trouve une des perversions de la société actuelle, qui regarde cette responsabilité, ou celle du milieu familial, comme l’enjeu princi- pal des addictions. «On s’attarde peu sur l’in-
fluence du marketing et du commerce de substances psychoacti ves légales, écrit le rap- port. On met plus en avant les aspects positifs de la création de valeur que ses répercussions sanitaires, sociales et économiques». Or, pour- suit-il, pour toutes les addictions (avec ou sans substance), «il y a au moins un fournisseur qui profite de la transaction». Et donc qui l’orga- nise et en fait une intense promotion.
Mais c’est dans ses «perspectives» que ce rapport se montre le plus séditieusement hon- nête. Le débat, rappelle-t-il, s’organise avant tout selon «une optique sanitaire, ce qui lui permet de se fonder sur des preuves». Mais les preu- ves scientifiques ne servent pas à grand-chose.
Au contraire : elles «mettent sur la défensive les producteurs et les prestataires de services.»
Ceux-ci (en clair : les industriels du tabac et de l’alcool) «ont l’impression que leurs marchés d’écoulement sont sans cesse plus menacés par les réglementations de l’Etat». Ils s’oppo- sent à une «éducation du peuple» dont, pré- tendent-ils, «les instruments légaux poursui- vraient les citoyens jusqu’au cœur de leur sphère privée». Beaucoup d’hypocrisie, donc.
Nous voilà au cœur du problème.
Malgré son indéniable courage, ce rapport reste en-deçà de la réalité. Il oublie par exemple d’élargir le périmètre des addictions à la nour- riture. Alors que les études les plus récentes montrent que face à elle aussi croît notre rap- port de dépendance. Et qu’ici plus encore qu’ailleurs, le marché – et le marketing – jouent un rôle croissant.
Ce sont des mots très forts qu’emploie à ce propos un article publié dans le New Scientist de la semaine dernière :1 «Il existe maintenant des preuves sérieuses que la nourriture qui con- tient beaucoup de sucre, de graisse et de sel – comme la plupart de la junk food – peut tou- cher votre chimie cérébrale de la même maniè- res que les drogues les plus hautement addic- tives, telles que la cocaïne et l’héroïne». Il s’agit donc davantage que de se laisser entraîner par le «plaisir» de manger, ou d’une simple tendan ce à manger plus (comme le prétend l’industrie) lorsque ces substances sont en grande con- centration : il s’agit bel et bien d’une addiction, aux mêmes caractéristiques biochimiques que celles observées avec les drogues.
Pourquoi le mutisme du rapport suisse à ce propos ? Pour ne pas se mettre mal avec l’en- semble de l’industrie alimentaire – et la Com- mission fédérale de l’alimentation, com posée en grande partie d’industriels ? Il existe mainte- nant assez de données, rapporte encore l’ar- ticle du New Scientist, pour que les gouverne-
ments mettent en place une régulation de l’in- dustrie du fast-food et obligent à mettre des mises en garde sur ses produits. La réponse de l’industrie de l’alimentation et des boissons à ce genre de remarque consiste à revenir à la bonne vieille responsabilité individuelle : ne sont dépendant que «certaines catégories de consommateurs qui n’arrivent pas à montrer la discipline requise».
Rien de plus complexe, certes, que l’addiction.
Nul ne lui échappe par de simples mécanis mes rationnels. Chacun d’entre nous doit composer avec son inconscient : derrière toute addiction sont à l’œuvre d’obscures tendances au plaisir et à l’autodestruction – Eros et Thanatos. Sans compter que certaines formes d’addiction sem- blent relever, paradoxalement, d’une quête de sens, d’une tentative de rachat d’un destin étriqué ou d’une vie dépourvue d’horizon. A la manière d’un pis-aller philosophique, d’un ersatz spirituel.
Reste l’interrogation cardinale : qu’y a-t-il à l’ori gine de la bulle d’addictions qui s’organise au cœur de notre société ? Et surtout : jusqu’où le mélan ge de désir et de frustration qui sert de moteur à l’hyperconsommation moderne est- il impliqué ? Car on le sait : dans ses nouvelles for mes, le capitalisme ne se contente plus de répondre à la demande, mais cherche à sans cesse la stimuler. Sa grande affaire, désormais, consiste à accroître les besoins et à aiguillon- ner par mille moyens le désir de les satisfaire.
Le domaine des objets étant saturé, la mar- chandisation investit le monde du plaisir et de l’expérience psychi que. Aux consommateurs stressés par leur travail et hébétés par l’idéal publicitaire, on vend des kits de mieux-être, des médicaments de jouissance, de la nourri- ture souriante et toute une marchandise enve- loppée dans du rêve.
Il se pourrait bien que ce soit comme sous- produit du grand rêve consommateur que l’ad- diction investit les moindres recoins du désir humain.
Bertrand Kiefer
Erratum
Dans mon bloc-notes «Bien des choses chez les caisses» (du 8 septembre 2010), j’ai écrit que les caisses-maladie ont une «participation (idéo- logiquement intéressée) au capital de sites de comparaison de primes, tels comparis.ch». Il s’avère que c’était une erreur : aucun assureur, et donc aucune caisse-maladie, ne détient de part du capital de comparis.ch. Dont acte.
Il n’en reste pas moins – même si la diffé- rence est significative – que comparis.ch est financé par les caisses-maladie (voir la revue de presse p. 1790 de ce numéro).
Bloc-notes
1792 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 septembre 2010 1 Trivedi B. Junkie food. New Scientist 2010;38-41.
Bulle d’addictions
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