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Thérèse de Lisieux : nouvelle Jeanne d'Arc ou "Sainte des poilus" ?

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Thérèse de Lisieux : nouvelle Jeanne d'Arc ou "Sainte des poilus" ?

FENEUIL, Anthony

Abstract

La prise en compte, au travers de lettres de poilus envoyées au Carmel de Lisieux entre 1914 et 1918, de l'expérience de la guerre des tranchées, fait apparaître toute l'originalité de la conception thérésienne du combat spirituel. Elle permet aussi de mieux saisir les enjeux de la comparaison entre Thérèse de Lisieux et Jeanne d'Arc au cours de la "carrière postume" de la carmélite.

FENEUIL, Anthony. Thérèse de Lisieux : nouvelle Jeanne d'Arc ou "Sainte des poilus" ? In:

Courcelles, D. de & Waterlot, G. La mystique face aux guerres mondiales. Paris : PUF, 2010. p. 69-86

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:18482

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Thérèse de Lisieux : nouvelle Jeanne d’Arc ou « Sainte des poilus » ?

Anthony Feneuil

Elle est si bonne avec nous dans la boue de là-bas.

James Bernaut, 17 novembre 1916 (Archives du Carmel de Lisieux)

I

l faut avoir de sérieuses raisons pour se permettre d’évoquer, dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre les guerres du

XXe siècle et la mystique, une carmélite morte en 1897, à vingt- quatre ans, sans avoir connu aucune guerre. Le commentateur de Thérèse en trouve dans l’histoire de sa réception, qui le contraint à poser la question du rapport entre l’expérience dont elle fait le récit et la guerre. Car, c’est un fait qui n’est plus à démontrer1, la Première Guerre mondiale a constitué une période décisive dans le processus de popularisation de la sœur, aboutissant en 1925 à sa canonisation2. En effet, Thérèse est, avec la Vierge et Jeanne

1. Voir notamment Annette Becker,La Guerre et la foi : De la mort à la mémoire, Paris, Armand Colin, 1994 ; « Les Dévotions des soldats catholiques pendant la Grande Guerre », dansChrétiens dans la Première Guerre mondiale(N.-J. Chaline éd.), Paris, Cerf, 1993, p. 15-34. Voir aussi Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire,Histoire religieuse de la France. II. 1880-1930, Toulouse, Privat, 1986, p. 325-330.

2. La chose est toutefois difficile à quantifier. L’un des indicateurs est le nombre de lettres reçues journellement par le Carmel de Lisieux, mais les chiffres sont rares :

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d’Arc, l’une des principales figures de la dévotion catholique dans les tranchées1. Or si l’importance du culte de Marie au XIXe siècle, comme l’histoire singulière de Jeanne d’Arc et son statut d’héroïne nationale, donnent de quoi comprendre leur place dans la guerre, celle de Thérèse est plus délicate à interpréter. Sa mort doulou- reuse et précoce2 ne saurait suffire à expliquer l’enthousiasme de soldats qui se considèrent, selon ce qu’écrit l’un d’entre eux dans une lettre adressée en 1916 au Carmel de Lisieux, comme « des dévoués, des privilégiés, des favorisés de la petite fleur du Carmel de Lisieux que nous nous plaisons à nommer dans notre langage de guerrier “la Sainte des poilus”»3. Rien d’étonnant, donc, à ce que nous reposions cette question, déjà présente aux témoins de la Grande Guerre4, du rapport entre l’expérience thérésienne et la guerre.

Engagé dans cette recherche, je crus trouver une clef dans l’ana- lyse d’un des événements de l’histoire posthume de la sainte : la pro- clamation par Pie XII, en 1944, de Thérèse patronne secondaire de

1911 : 120 à 150 lettres par jour 24 janvier 1912 : 256 lettres par jour 12 octobre 1912 : 275 lettres par jour 1914 : 350 à 400 lettres par jour 11 avril 1915 : 500 lettres par jour 1923 : autour de 800 lettres par jour

Mentionnons deux autres faits : l’autorisation exceptionnelle, donnée par Benoît XV en 1915, de graver des médailles à l’effigie de Thérèse, alors même qu’elle n’est pas canonisée ; la dispense de la discussion sur la renommée de sainteté accordée au procès apostolique par ce même Benoît XV en 1916.

1. Annette Becker,La Guerre et la foi…,op. cit., Paris, Armand Colin, 1994, p. 72 :

« Après la Vierge, Jeanne d’Arc et Thérèse ont été les deux intercesseurs les plus priés pendant la guerre. »

2. Certes, on peut insister sur la complémentarité entre la puissance de la Vierge, le patriotisme de Jeanne d’Arc et la compassion de Thérèse (Annette Becker, « Les Dévo- tions des soldats catholiques…, art. cit., p. 28) mais cela ne résout pas vraiment le problème, puisque la compassion, même « infinie », n’appartient pas à la seule Thérèse.

3. François Castan, 7 juin 1916, Archives du Carmel de Lisieux.

4. François Veuillot, dans l’article « Du Carmel aux tranchées », paru dansLa Croix du 27 septembre 1916, pose la question : « d’où vient la piété de nos soldats pour la vierge de Lisieux ? »

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la France, à l’égale de Jeanne d’Arc1. Deux aspects de cet événement avaient attiré mon attention. Sa date, d’une part, qui semblait lier une nouvelle fois le destin posthume de Thérèse à la guerre. Le lien que la proclamation établissait entre Thérèse et Jeanne d’Arc, d’autre part : le rapport de la figure de Jeanne d’Arc à la guerre étant à peu près clair, il me semblait qu’en comprenant la proximité entre Thé- rèse et Jeanne, on déterminerait également le lien entre Thérèse et la guerre.

Je me plongeai donc dans la lecture des textes entourant la procla- mation et censés lui donner son sens : textes officiels romains et d’autorités ecclésiastiques locales2. Je ne trouvai pas ce que j’atten- dais. J’espérais y voir au moins une tentative d’appropriation théolo- gique de la proximité entre le culte de Thérèse et les expériences guerrières de 1914-1918 mais aussi, peut-être, de celles contempo- raines de la proclamation. Or, il n’est question dans ces textes ni de la Grande Guerre, ni des batailles en cours. La guerre n’y est envisagée que comme l’arrière-plan – certaines fois comme la cause, d’autres fois comme la conséquence3–de ce qui préoccupe véritablement les

1. La France a donc trois patronnes. Une principale, sainte Marie de Nazareth, et deux secondaires, sainte Jeanne d’Arc et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.

2. En plus du Bref apostolique, je mentionnerai en particulier : la supplique adressée à Pie XII en juillet 1943 par l’assemblée des cardinaux et archevêques de France ; des lettres de Florent du Bois de Villerabel, archevêque à l’origine de l’initiative de la supplique, à Mère Agnès, à des cardinaux romains et à Philippe Pétain, datées de 1943 et 1944 ; des textes d’autorités ecclésiastiques locales visant à expliciter, pour les fidèles, le sens de la proclamation, l’un « en vue de la lettre pastorale » intituléSainte Thérèse de l’Enfant- Jésus, Patronne de la France, d’un certain abbé Lefebvre, l’autre de l’abbé Marty, du Grand Séminaire de Nantes, Le Patronat de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus; une brochure de P. Virion ; les prières à Sainte Thérèse de Jésus publiées pour l’occasion.

L’ensemble provient des Archives du Carmel de Lisieux.

3. Comparer la supplique adressée au nom des cardinaux et archevêques de France au pape Pie XII (« Ils ont confiance que les maux dont ils souffrent sont autant les effets de la Miséricorde que de la Justice divine et que, par conséquent, ils sont destinés à rendre à la France, après l’affreuse tourmente, son beau visage de fille aînée de la Sainte Église ») avec le Bref apostolique du 3 mai 1944 : « Puisque aujourd’hui, la France elle-même, en raison des ruines immenses, tant spirituelles que matérielles, que la dure et terrible guerre présente lui a causées, peut être considérée comme un très vaste champ à cultiver par le labeur missionnaire ».

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artisans de la proclamation :la déchristianisation de la France. C’est finalement en tant que patronne des missions –ce qu’elle est depuis 1927 – que Thérèse devient patronne de la France, pour présider à l’évangélisation de cette nouvelle terre de missions qu’est la France et lui permettre de redevenir ce qu’elle est de toute éternité : la fille aînée de l’Église. En sorte que cette perspective, celle de l’évangélisation de la France, détermine entièrement la manière dont est conçu alors le rapport de Thérèse à Jeanne. Nouvelle déception, car une telle pers- pective ne permet pas mieux de faire le lien entre Thérèse et l’expé- rience guerrière. Au contraire. Car si les autorités ecclésiastiques font bien de la carmélite une « nouvelle Jeanne d’Arc »1, ce n’est pas en tant qu’elle aurait à jouer, ou aurait joué – pendant la Grande Guerre –un rôle dans une guerre temporelle. L’insistance est plutôt sur son absence de participation à toute guerre temporelle et l’identifi- cation de Thérèse de Lisieux à Jeanne d’Arc telle que l’opèrent les ecclésiastiques français en 1943-1944, loin de rapprocher Thérèse de la guerre, en éloigne Jeanne. Pour la plupart de ces ecclésiastiques, probablement, et pour l’archevêque à l’initiative du patronat de Thé- rèse en tout cas, la guerre franco-allemande est considérée comme terminée depuis l’armistice de 1940. Il ne saurait donc être question dedonner un sens temporel à la spiritualité de Thérèseen conférant à son culte un rôle dans cette guerre. Tout au contraire, l’objectif est sans doute de spiritualiser la guerre johannique, afin peut-être de la préserver de toute interprétation en termes d’une guerre de libération nationale. La campagne de Jeanne d’Arc n’est plus alors envisagée que comme une guerre sainte visant à rendre la France à l’Église2, guerre sainte rejouée métaphoriquement par Thérèse lorsqu’elle prie pour la conversion des pécheurs français. Aussi Pie XII, en faisant de Thérèse l’égale de Jeanne d’Arc, envoie-t-il un message exactement contraire à celui qu’on a pu lirea posterioridans la proclamation, et qui tendrait

1. Selon Pierre Virion, « Sainte Thérèse de Lisieux, héroïne nationale », revue non identifiée (Archives du Carmel de Lisieux).

2. Voir l’abbé Marty : « Dans un sens plus profond, Jeanne avait d’abord pour mission d’être la messagère de la politique divine. »

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à inscrire la bataille de France sous le patronage de Thérèse. Il signifie :

« n’attendez rien des Alliés, la vraie libération est spirituelle »1.

Résumons-nous. Thérèse, pour les autorités ecclésiastiques fran- çaises à la fin de l’occupation, est un moyen de promouvoir une lec- ture métaphorique de Jeanne d’Arc et de substituer au problème de la guerre des Alliés contre l’Axe celui de la déchristianisation de la France, d’une part, et à la guerre temporelle extérieure le combat spirituel intérieur, d’autre part, même si ce dernier doit certes rejaillir sur l’extérieur puisque c’est par lui que la France doit redevenir chré- tienne. Cela a deux conséquences :

1) L’absence de prise en considération de la guerre telle qu’elle se déroule en 1944, et telle qu’elle s’est déroulée entre 1914 et 1918. Là n’est pas le problème des autorités ecclésiastiques.

2) L’élévation, au rang de métaphore du combat spirituel, du combat intérieur pour la conversion, la sienne entraînant celle des autres, d’un certain type de guerre, la guerre de Jeanne d’Arc, et plus précisément d’une certaine représentation de la guerre de Jeanne d’Arc comme guerre de libération, menée par des chevaliers héroïques jusqu’à la victoire complète2. Dans ce cadre, les textes de Thérèse mis

1. Voir l’abbé Lefebvre : « l’étranger qui nous envahit, l’étranger du royaume du Christ, c’est Satan, c’est l’esprit de révolte, la haine ». Ajoutons : le chef légitime de l’État français est un chef chrétien. On se souviendra que Philippe Pétain, indirectement dans une lettre du chef du cabinet civil, B. Picot, datée du 9 octobre 1943 et adressée à Florent du Bois de Villerabel, et directement dans une lettre signée par lui et datée du 9 juillet 1944, soutient l’initiative du patronage. Rien n’empêchera pourtant qu’à partir de l’été 1944 le camp des libérateurs récupère la proclamation en lui donnant un nouveau sens.

On remarquera l’habileté de Pie XII qui, dans son Bref de mai 1944, ne mentionnait la guerre qu’au titre de cause de la détresse spirituelle dont Thérèse était censée libérer la France et qui, après août 1944, lie explicitement sa décision de proclamer Thérèse patronne secondaire à la possibilité, pour la France, de retrouver « le choix de son destin » ! Voir le récit de Mgr Saint-Courbe,Désignation de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus comme patronne secondaire de la France. Une page d’histoire religieuse, 1954, inédit, Archives du Carmel de Lisieux. Voir aussi la lettre publiée de Pie XII à Mère Agnès du 10 septembre 1945.

2. Cette guerre johannique servira d’ailleurs, par la suite, à l’interprétation de la bataille de France, pour que celle-ci puisse en retour servir aussi de métaphore du combat spirituel.

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en avant sont ceux qui prennent Jeanne d’Arc pour objet, et insistent effectivement sur la dimension spirituelle de sa guerre1.

Entre 1943 et 1944, des clercs non combattants utilisent donc Thérèse et ses textes parlant explicitement d’une guerre, celle de Jeanne d’Arc, pour minimiser l’importance de toute guerre temporelle et insister sur le caractère métaphorique de l’entreprise de la Pucelle.

L’essentiel passe de l’extérieur, de la guerre effective entre les hommes, à l’expérience intérieure de la lutte pour s’arracher au monde, se tour- ner vers Dieu et prier pour la conversion des âmes. Le processus est donc inverse de celui qui, trente ans plus tôt, a lieu dans les tranchées.

Thérèse, alors, n’est pas priée dans l’angoisse de la déchristianisation de la France, mais dans celle des obus et des gaz, celle de la guerre extérieure. Des poilus cherchent dans Thérèse une manière de vivre leur foi susceptible de correspondre à l’expérience qu’ils traversent.

Alors que l’Église proclamant Thérèse patronne de la France lit ses textes concernant la guerre comme autant de métaphores du combat spirituel, les poilus lisent les récits de la vie spirituelle de Thérèse–les seuls auxquels ils ont accès–comme autant de moyens de vivre leur foi pendant la guerre. De ces deux lectures, quelle est la plus conforme aux textes de Thérèse ? Sans aucun doute, la carmélite n’est pas direc- tement concernée par la guerre, mais bien par le combat spirituel. Son problème est la conversion : la sienne et celle des autres, pas le champ de bataille. Mais toute la question est de savoir comment il faut com- prendre la conception spécifiquement thérésienne du combat spiri- tuel. Les autorités ecclésiastiques, en faisant de Thérèse, en 1944, une Jeanne d’Arc par métaphore, répondent que la guerre telle que Jeanne l’aurait menée, héroïque et victorieuse, constitue le meilleur modèle pour comprendre le combat spirituel thérésien, et peuvent déclarer Thérèse une « Jeanne d’Arc mystique »2. Nous verrons qu’il n’est pas

1. Une phrase, mise par Thérèse dans la bouche de Jeanne d’Arc, est répétée dans la plupart des textes : « J’aime la France, ma patrie / Je veux lui conserver la Foi », dans RP 1, 19ro(toutes les références thérésiennes renvoient à l’édition desŒuvres complètes de Thérèse de Lisieux, Paris, Cerf-Desclée de Brouwer, 2004).

2. Expression attribuée par Pierre Virion à Mgr Villeneuve en 1939, « mystique »

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évident qu’une telle interprétation respecte plus exactement les textes thérésiens.

Mon hypothèse est que la prise en compte de l’expérience de la guerre des tranchées, guerre d’anéantissement, permet d’être attentif à toute l’originalité de la conception thérésienne du combat spirituel et rend ainsi possible une meilleure compréhension de l’écriture johan- nique de Thérèse. De sorte qu’il faille faire un détour par la « Sainte des poilus » pour comprendre en quel sens Thérèse puisse être dite une « nouvelle Jeanne d’Arc ».

THÉRÈSE AUX TRANCHÉES

Qui est donc Thérèse de Lisieux pour un soldat de la Grande Guerre ? Afin de répondre, j’ai utilisé principalement des lettres reçues par le Carmel de Lisieux entre 1914 et 1918. 2 241 dos- siers datant de cette période, classés par nom et pouvant contenir plusieurs lettres1, sont conservés aux Archives du Carmel. Sachant que plusieurs centaines de lettres étaient reçues tous les jours, la sélection était sévère. En quoi consistait-elle ? Les critères ne sont pas rigoureusement définis. Toutefois, trois catégories se dessinent à gros traits. La première, relativement peu importante, est celle des lettres de notables : personnalités de la région, officiers, ecclésias- tiques, toutes leurs lettres sont conservées. Ce ne sont pas pour nous les plus instructives, autant parce qu’elles concernent souvent des personnes restées à l’arrière que parce que leurs auteurs sont plutôt des gens qui connaissent Thérèse d’avant la guerre, ce qui leur en donne une perception qui n’est pas directement celle qui nous inté-

s’opposant visiblement à « guerrière ». Le combat de Jeanne d’Arc serait bien le modèle pour penser le combat spirituel thérésien.

1. Ajoutons à cela une centaine de lettres non classées, constituant un dossier intitulé

« dévotion », conservées sans doute pour avoir frappé les sœurs par leur beauté ou leur caractère édifiant.

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resse ici. La seconde catégorie, la plus importante quantitativement, est celle des lettres publiées ou susceptibles d’être publiées, essentiel- lement dans les volumes Pluie de roses qui paraissent depuis 1910, et dont le cinquième volume est consacré aux années de guerre, comprenant un chapitre constitué de lettres de militaires, chapitre également édité à part sous le titre Interventions de Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus pendant la guerre. La perspective principale de ces volumes étant la canonisation de Thérèse, dont il s’agit de propager la réputation de sainteté, une écrasante majorité des lettres considé- rées comme publiables sont des témoignages d’interventions de Thé- rèse depuis sa mort : témoignages de miracles, surtout, mais aussi, dans une moindre mesure, de conversions. Évoquons enfin une caté- gorie de moindre importance quantitative, mais très instructive pour nous, celle qui comprend les correspondances suivies avec ceux que l’on pourrait appeler les « relais » du Carmel dans l’armée. Il s’agit de soldats particulièrement engagés dans l’entreprise de diffusion de la connaissance de la sœur : ils diffusent les différents objets de dévo- tion envoyés par le Carmel. Ils peuvent être des dévots acquis de longue date à la cause de Thérèse comme des convertis désireux de propager leur nouvelle foi.

Ne soyons donc pas dupes de la partialité des sources, et ne concluons pas trop vite, du grand nombre de récits de miracles conservés, à l’idée selon laquelle Thérèse, pour les poilus, se réduirait à un support de superstitions alimentées par les envois massifs1, depuis le Carmel, d’images et de médaillons utilisés comme talismans.

Si la fonction thaumaturgique de Thérèse est sans aucun doute très importante, certains dévots mettent explicitement à distance les miracles de Thérèse, et l’on ne doit pas penser que la doctrine de la carmélite soit restée totalement inconnue des soldats. Au contraire,

1. Il n’est pas rare de trouver dans la correspondance des remerciements pour des objets envoyés en grand nombre, sans même avoir été demandés. Voir par exemple Gaillot, Gabriel, 16 octobre 1915 (Archives du Carmel de Lisieux) : « J’ai été profondé- ment touché de la délicate attention que vous avez eu de m’adresser bien plus que je ne vous avais demandé ».

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les envois du Carmel ne se limitent pas aux images et médailles en tout genre. Ils comprennent aussi des éditions de textes thérésiens.

L’Histoire d’une âme, bien sûr, composée des trois manuscrits auto- biographiques édités par Mère Agnès, sœur biologique de Thérèse et Prieure à vie du Carmel de Lisieux, avec quelques lettres et poésies, mais aussi d’autres recueils, versions abrégées ou récits de la vie de la sœur1. Signalons qu’en 1913, le Carmel commande la publication d’une brochure2comprenant le récit non seulement de la vie de Thé- rèse, mais aussi de son destin posthume, déjà considéré comme une preuve de sa sainteté, ainsi que quelques textes de la carmélite, et à partir de 1916 un témoignage de protection pendant la guerre. Le format de la brochure, 12 cm×8 cm, la rend tout à fait adaptée aux conditions du front. Avec elle le Carmel fait un véritable coup de communication : autour de 500 000 exemplaires circulent en 1917, qui sont surtout envoyés aux soldats3. Ils leur permettent d’appro- cher, même de façon lointaine et superficielle, la vie et la doctrine de Thérèse :

Je ne pensais recevoir que quelques images et voilà que je suis en posses- sion de tout un colis. […] Vous avouerai-je qu’autrefois je n’étais pas très porté vers la dévotion à Sr Thérèse parce que je la croyais trop « une dévotion à la mode ». Mais l’ayant étudié je suis revenu sur mes anciennes pensées. […] Il y a loin de cette piété naïve et sentimentale que je me figurais. […] Je leur faisais remarquer [à mes hommes] la force de la pureté en leur montrant la puissance à laquelle était venue en ce temps 1. En 1916, les soldats peuvent commander au Carmel, outreL’Histoire d’une âme, deux vies abrégées :Appel aux petites âmesetSrThérèse de l’Enfant-Jésus. Sa vieAprès sa mort; mais aussi lesPenséeset lesPoésiesde Thérèse. Le tout imprimé à Bar-le-Duc par l’imprimerie Saint-Paul.

2. SrThérèse de l’Enfant-Jésus. Sa vieDepuis sa mort, Bar-le-duc, Imprimerie Saint- PaulCarmel de Lisieux, 1913, 48 pages en juillet 1913, 64 en novembre (c’est cette seconde édition qui sert de base à toutes les autres). 210 000 exemplaires tirés en 1914, 150 000 en 1915 et encore 100 000 en 1916 (Sources : Archives du Carmel de Lisieux).

3. Par exemple, Kerkhofs, Henri, 14 mars 1917, Archives du Carmel de Lisieux :

« Vous ne sauriez croire comme la petite sœur est connue des soldats. Quand on a de ces petites brochures ils se les disputent. »

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de cataclysme mondial cette frêle petite créature qui fut Sœur Thérèse.

Elle attire à elle ceux qui se sont crus forts1.

L’Histoire d’une âme, que les soldats trouvent dans les hôpitaux, les centres de convalescence ou auprès de certains aumôniers plus au fait de l’actualité religieuse, vient parfois compléter leur formation en thérésianisme. Les actions de propagande du Carmel ne doivent donc pas être réduites à la diffusion de fétiches thérésiens, et ne sont sans doute pas pour rien dans ce changement noté par un de ses impor- tants « relais », certes stationné à Bordeaux, mais chargé de la forma- tion des combattants :

Du reste, la dévotion des soldats envers leur avocate toute-puissante auprès du trône de Dieu, se manifeste de jour en jour, non seulement plus fervente, mais aussi plus intelligente et plus précise.

Elle ne s’enveloppe plus, comme dans les débuts de la guerre, d’une sorte de mysticisme ésotérique dont il fallait combattre sans cesse les ten- dances superstitieuses. Si l’épreuve prolongée des tranchées a purifié les âmes, elle a aussi éclairci les intelligences sur les choses religieuses […]2.

LA PETITE VOIE DANS LES«BOYAUX»

Que retiennent ces « intelligences » de la vie et de la doctrine thérésienne ? Par-dessus tout, sa fameuse « voie d’enfance », en tant que méthode de combat spirituel impliquant une humilité et un abandon absolus. Mais, dira-t-on, c’est précisément sur cela qu’insistent les vies abrégées3: qu’apporte donc de singulier la lec- ture des soldats ? Non pas, certes, une réinterprétation d’ensemble des textes qu’ils ne possèdent pas, ni une conception véritablement

1. Moussus, 8 mars 1917, Archives du Carmel de Lisieux.

2. Guillaumet, Henri, 14 avril 1916, Archives du Carmel de Lisieux.

3. D’où le titre d’Appel aux petites âmes, Bar-le-Duc, Imprimerie Saint PaulCarmel de Lisieux, 1904. Voir aussiSrThérèse de l’Enfant-Jésus. Sa vieDepuis sa mort,op. cit., p. 23.

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neuve de cette « petite voie », mais la mise en lumière du lien entre la condition de poilu et la conception thérésienne du combat spiri- tuel.

La situation de guerre, faisant reconnaître sa faiblesse matérielle au soldat, le conduit à la conscience de sa faiblesse spirituelle, c’est-à- dire à l’humilité :

Mes deux sœurs qui sont religieuses m’avaient autrefois parlé de la dévo- tion à la petite Sainte et je vous avoue bien simplement que j’étais alors sceptique : l’orgueil se glisse au milieu des meilleures familles et depuis, les événements nous ont appris à avoir une foi plus humble1.

La vie de tranchées offre effectivement de quoi sentir sa faiblesse.

Difficultés des conditions de vie, d’abord, qui mettent le corps à rude épreuve2. Angoisse perpétuelle de la mort, ensuite, qui explique sans doute largement l’importance des récits de miracles dans la correspon- dance du Carmel. Car ces récits ne concernent que rarement des évé- nements que nous appellerions exceptionnels. Beaucoup de lettres ne mentionnent pour tout miracle que le fait, pour un soldat, de n’avoir pas été touché par une pluie d’obus, quand d’autres sont tombés à ses côtés. La mort est la règle, et toute survie est déjà miraculeuse. Enfin, impossibilité même de « faire une bonne mort », selon l’expression consacrée3. Les conditions de la guerre conduisent à laisser agoniser des blessés sur le champ de bataille, sans pouvoir leur apporter d’extrême-onction :

1. Pierre Aubert, 18 juillet 1915, Archives du Carmel de Lisieux. Voir aussi Paul Pasdeloup, 23 octobre 1915, Archives du Carmel de Lisieux : « Je sais mon impuissance, ma petitesse et pour moi la guerre aura été une grande leçon. »

2. Voir Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les Combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986, p. 37-47.

3. « Dans ces conditions et sauf exception, il ne peut plus être question de“faire une bonne mort” ni même, peut-être, de penser l’agonie comme une ultime épreuve aux terribles sanctions éternelles. La violence de la guerre moderne instaure une disproportion psychologiquement intenable entre les enjeux théoriques de l’agonie chrétienne et sa réalité concrète » (Guillaume Cuchet, Le Crépuscule du purgatoire, Paris, Armand Colin, 2005).

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Pour moi, cette vie pénible m’aura fait profondément réfléchir. Je n’avais pas frôlé la mort et le vide immense du monde était loin de moi. Oh ! Que sommes nousde la chair à canonet de quoi l’avenir est-il fait1? C’est là, dans l’extrême humilité imposée par la guerre, dans la réduction de la chair humaine à la chair à canon, que peut s’opérer la jonction entre la spiritualité thérésienne et la situation spécifique des poilus :

Nous sommes, pauvres chrétiens peu dignes, engagés dans les mailles de fer d’une guerre d’anéantissement, les bénéficiaires privilégiés des méri- tes de ses vertus glorifiées2.

Le terme d’anéantissement, par ailleurs commun pour désigner cette guerre, fait ici la jonction entre la condition des poilus et la spiritualité thérésienne. Comparons avec une phrase tirée du manus- crit B :

Oui, pour que l’Amour soit pleinement satisfait, il faut qu’Il s’abaisse, qu’il s’abaisse jusqu’au néant et qu’il transforme enfeuce néant…3 Non pas, donc, que la guerre d’anéantissement purifie le chré- tien peu digne : la chair à canon n’est pas pure. Si le néant satisfait l’amour, si le chrétien peu digne en marche vers l’anéantissement peut bénéficier de l’intercession de Thérèse, c’est que l’Amour infini de Dieu ne peut se déployer qu’en s’abaissant à l’infini. À la béance ouverte par la guerre d’anéantissement correspond l’amour infini de Dieu. Les soldats n’ont donc pas à s’élever par leurs propres forces, à tenter vainement de lutter contre le néant mais à s’abandonner en lui à l’amour de Dieu4. D’où cette conception du catholicisme, fort éloignée de celle dont on trouvera trace en 1943

1. Paul Pasdeloup, 13 février 1915, Archives du Carmel de Lisieux.

2. Henri Guillaumet, 3 novembre 1917, Archives du Carmel de Lisieux.

3. Ms B, 3vo.

4. Thérèse place d’ailleurs sa confiance dans le fait d’être, aux yeux du Bon Dieu et malgré les dires de ses sœurs, « un pauvre petit néant, rien de plus » (Ms C, 2ro).

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chez les artisans de la proclamation de Thérèse patronne de la France :

Comme nous sommes loin des catholiquescombatifsetsuperbesd’avant Sœur Thérèse… Elle est venue nous enseigner à aimer le bon Dieu et pour cela à se faire tout petit, (humilité) et à faire ce qui fait le plus de plaisir au bon Dieu, ce qu’il nous a surtout demandé de faire : « Nous aimer les uns les autres » (bonté)1.

La chose est dite : nous ne sommes plus des catholiques combatifs.

De la part d’un capitaine d’infanterie, l’affirmation pourrait paraître étrange. Ce serait oublier ce que l’on peut lire dans un des journaux de tranchées,Le Filon, en 1918 :

Se battre, dans la guerre moderne, c’est se terrer dix jours de suite dans un trou plein d’eau sans bouger, c’est ouvrir l’œil, tendre l’oreille, serrer une grenade dans sa main, c’est manger froid, s’enfoncer dans la boue jusqu’aux genoux, porter le ravitaillement dans la nuit noire, tourner autour d’un même point pendant des heures sans le trouver, c’est rece- voir des obus on ne sait d’où, c’est en un motsouffrir2.

Si l’héroïsme ne disparaît pas3, du moins change-t-il radicale- ment de sens4. Il n’est pas question, pour le poilu, de s’élever par de grandes actions5. C’est l’attente, l’acceptation de la souffrance, de ce

1. Noël Feret, 25 septembre 1916, Archives du Carmel de Lisieux. La ponctuation est celle de la lettre originale.

2. Cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les Combattants des tranchées, op. cit., p. 46.

3. Il disparaît, comme le remarque Jean-François Six (Thérèse de Lisieux par elle- même. L’épreuve et la grâce, Paris, Grasset - Desclée de Brouwer, 1997, p. 317) du vocabulaire de Thérèse, puisqu’il ne se trouve qu’une fois dans les manuscrits autobio- graphiques.

4. François Veuillot, dans son article déjà cité « Du Carmel aux tranchées », est attentif à ce changement de sens de l’héroïsme, dans les tranchées comme dans la spiritualité de Thérèse, mais il réintroduit dialectiquement l’idée de grandeur, ce que ne font ni les poilus dans leurs lettres ni Thérèse dans ses manuscrits.

5. Les textes de Thérèse insérés dans la brochureSrThérèse de l’Enfant Jésus. Sa vie Depuis sa mort, insistent particulièrement sur l’inutilité des grandes actions et la nécessité de l’abandon.

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qu’on aurait considéré auparavant comme la pire des défaites, qui fait la victoire, mais une victoire dont le sens est également transformé, car qu’est-ce qu’une victoire pour une armée qui perd 900 hommes par jour1? Comment, alors que la guerre dans laquelle ils sont plongés porte un coup fatal aux valeurs chevaleresques2, les poilus pourraient-ils penser leur vie spirituelle à partir de ces mêmes valeurs ? Thérèse leur offre un moyen de concevoir autrement le combat spirituel, en substituant l’humilité à la superbe : de même qu’aucun poilu, par aucune action exceptionnelle, n’influera sur la bataille, et qu’il ne lui reste qu’à souffrir une vie qui ne le mène qu’à son propre anéantissement, de même aucun chrétien ne sera capable de vaincre héroïquement dans le combat contre la perte de la foi.

D’où l’appel à l’amour, c’est-à-dire à l’abandon : ne reste qu’à tendre l’autre joue. Tendre l’autre joue jusqu’à l’anéantissement de la vie de la foi elle-même, jusqu’à l’abandon par Dieu de sa créa- ture :

« Quand même, dit-elle aussi, Dieu me tuerait j’espérerais encore en lui ». Ces paroles sont de vrais glaives flamboyants : et le démon devant de telles armes « déserte » certainement3.

En Thérèse, qui thématise explicitement, dans l’image de la petite balle notamment4, la perte consentie du rapport à Dieu, autrement dit l’anéantissement absolu de la créature, jusqu’à la perte de la jouissance de sa foi, les poilus lisent une conception du combat spiri- tuel dont l’image adéquate n’est pas Orléans, trop loin d’eux, mais Verdun.

1. C’est le cas de l’armée française. Guillaume Cuchet, Le Crépuscule du pur- gatoire,op. cit., p. 209.

2. Sur la neutralisation paradoxale de toute passion belliqueuse par la Première Guerre mondiale, voir Denis de Rougement,L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, éd. de 1972, p. 323-326.

3. Maurice Gilbert, 31 mars 1916. La citation est celle de CJ, 7.7.3, reprise dans plusieurs des vies abrégées. Thérèse se réfère à Job, 13, 15.

4. Ms A, 64ro-64vo, 67vo.

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«TOUS LES HÉROS PÈSENT MOINS QUUN MARTYRE»

Peut-on trouver de cela une justification dans les textes de Thérèse eux-mêmes ? Sans doute la meilleure manière de le déterminer est-elle d’examiner ceux qui ont précisément servi au rapprochement entre Thérèse et Jeanne d’Arc en 1944, ceux que la carmélite consacre à la Pucelle.

Une chose est certaine : la figure de Jeanne d’Arc est bien utilisée par Thérèse pour penser le combat spirituel, ce qui implique un double déplacement. D’abord touchant la finalité de la guerre de Jeanne. L’équivalence est établie entre Goliath, les Anglais et Satan1: la guerre de Jeanne d’Arc est une guerre sainte dont la fina- lité est de rendre la France à l’Église. Touchant, deuxièmement, son lieu d’effectuation. Pour utiliser une autre métaphore scripturaire, sur l’importance de laquelle Claude Langlois a justement insisté2, l’issue de la guerre ne se joue pas sur le champ de bataille, où combat Josué contre les Amalécites, mais sur la montagne où prie Moïse3. Thérèse souligne dans ses deux pièces sur Jeanne d’Arc le lien entre la victoire du Dauphin et les prières de Saint Louis et de Charlemagne « sur la sainte montagne »4: c’est bien là une reprise de l’image du combat contre les Amalécites. La victoire ne se joue pas sur le champ de bataille, mais sur la montagne, c’est-à-dire dans la prière, dans le combat pour continuer à prier Dieu. Toute la question est alors de savoir à quoi ressemble ce combat-ci, et c’est dans cette perspective qu’il faut lire la vie de Jeanne d’Arc telle que Thérèse l’écrit.

1. RP 3, 9ro-9vo. L’idée est déjà présente dans la RP 1 (La Mission de Jeanne d’Arc), puisque c’est saint Michel qui annonce à la Vierge sa mission (RP 1, 7ro).

2. Claude Langlois,Le Désir de sacerdoce chez Thérèse de Lisieux, Paris, Salvator, 2002, p. 141-163.

3. Exode, 17, 8.

4. RP 1, 14ro; 3, 4vo.

(17)

Retenons-en trois aspects :

1. L’insistance est mise à la fois sur les origines modestes de Jeanne1et sur sa faiblesse d’enfant, du point de vue naturel au moins2. 2. Ni l’héroïsme à la guerre, ni la victoire militaire de Jeanne d’Arc ne sont représentés. Faut-il chercher l’explication de cela dans l’impossibilité de jouer des scènes de bataille dans un Carmel ? En tout cas, l’absence de ce qui constitue le moment le plus glorieux de la vie de Jeanne, le sacre de Charles VII, n’est pas justifiable de cette manière. À la place d’une telle scène, Thérèse introduit celle du refus royal de laisser Jeanne repartir chez elle3. Aussi ne peut-on voir qu’une Jeanne d’Arc défaite et s’abandonnant finalement à Dieu. Comme si les victoires de Jeanne embarrassaient Thérèse : elle préfère la montrer perdante mais acceptant volontairement sa défaite.

3. La plus grande partie de la seconde pièce est occupée par le récit de la captivité de Jeanne attendant la mort dans son cachot.

Une défaite, donc, certes transfigurée par le récit d’une belle mort, mais qui ne vient qu’à la toute fin d’une série de doutes qui suivent Jeanne jusque sur le bûcher où elle continue d’interroger les voix qui l’accompagnent4.

Tout est donc fait, dans ces écrits consacrés à Jeanne d’Arc, pour insister sur sa faiblesse. Thérèse tire elle-même la morale, dans son Cantique pour obtenir la béatification de la vénérable Jeanne d’Arc:

Un conquérant pour la France coupable Non ce n’est pas l’objet de son désir

1. RP 2, 2ro: « LATREMOUILLE[ironique] : […] Quel beau spectacle vraiment qu’une bergère devenue grand Maréchal de France. »

2. RP 1, 7ro-7vo: « SAINTMICHEL: […] Ce même Dieu daigne sauver la France / Mais ce n’est pas par un grand conquérant / Il rejette l’orgueil et prend de préférence / Un faible bras d’enfant !…[…] JEANNE,toute tremblante :[…] Je ne suis qu’une enfant faible et timide. »

3. RP 3, 10vo-13ro.

4. RP 3, 19vo: « Est-il bien vrai que j’aurai le bonheur de voir Dieu et de partager les délices des Saints ? »

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De la sauver Jeanne seule est capable Tous les héros pèsent moins qu’un martyr1

Quelle différence établir entre martyr et héros, sinon que le mar- tyr a des couronnes qu’il ne gagne pas, n’a aucun mérite propre ? N’est-ce pas le sens de l’association, dans la lettre à Céline décrivant ses noces avec le Seigneur2, de « Jeanne la Bergère, revêtue de son costume guerrier »3et des Saints Innocents, « se jouant de leurscou- ronnesqu’ils n’ont pasgagnées »4.

S’il faut être attentif au déplacement depuis le champ de bataille jusqu’au haut de la montagne, il faut tout autant l’être à l’attitude de Moïse, s’abaissant sur une pierre pour mieux abandonner ses bras à Aaron et Hur5. Autrement dit, une fois acquise l’idée selon laquelle la guerre de Jeanne d’Arc est métaphore du combat spirituel, il faut encore déterminer ce qu’est cette guerre. Or, Thérèse n’en retient ni l’héroïsme ni les victoires, mais la grande faiblesse matérielle et spiri- tuelle, qui l’empêche de partir sans peur à la guerre comme de ne pas douter à l’approche de la mort, ainsi que les défaites, depuis le départ forcé de Domrémy jusqu’au bûcher de Rouen. Comme s’il fallait à tout prix éloigner Jeanne d’Arc de ces grandes saintes dans lesquelles Thérèse ne reconnaît pas sa voie6.

Dès lors, la question se pose de l’interprétation à donner de la demande finale faite par Thérèse à Jeanne : « Une seconde fois, sauve la France »7. Pense-t-elle à un retour en gloire du christianisme, alors

1. PN 4, 2.

2. À l’occasion de la prochaine prise d’habit de cette sœur de Thérèse, qui lui est la plus proche en âge et en affection.

3. Remarquons que le statut de guerrière semble moins essentiel au personnage de Jeanne que celui de bergère.

4. LT 182.

5. Et Thérèse est aussi attentive à cet aspect du récit qu’au déplacement depuis la vallée jusqu’à la montagne : LT 201 : « Ô mon Frère, que vous seriez à plaindre si Jésus lui-même ne soutenait les bras de votre Moïse !…»

6. CJ, 16.7.6 : « Les grands saints ont travaillé pour la gloire du bon Dieu, mais moi qui ne suis qu’une toute petite âme, je travaille pour son unique plaisir. »

7. RP 1, 20ro.

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que toute la compréhension thérésienne de Jeanne d’Arc semble conduire à repousser l’idée d’un combat spirituel mené héroïquement jusqu’à une victoire éclatante ? Comment le comprendre alors ? Thérèse n’en dit pas plus, et ce n’est pas à nous de combler le vide.

Soulignons simplement que la sainte donne sans doute plus d’indica- tions pour penser la vie de la foi dans un monde vidé de Dieu à l’extrême que le rétablissement glorieux de la chrétienté1.

CONCLUSION

Évidemment, jamais il ne s’est agi ici de proposer une interpréta- tion globale de la Grande Guerre ou de la condition des poilus à partir de la spiritualité thérésienne. Rien ne nous y autoriserait. Au contraire, il n’a été question que de saisir à quoi la Grande Guerre, et les lettres de quelques soldats, pouvaient nous rendre sensibles dans la spiritualité de Thérèse. Or ces lettres auront bien fait surgir une tension, dans ces textes, entre une conception singulière du combat spirituel et la reprise d’images convenues, empruntées aux romans chevaleresques de son enfance et à l’imagerie johannique2. C’est en faisant le détour par ces lettres que nous aurons pu nous rendre attentifs aux tentatives thérésiennes de détournement des valeurs che- valeresques et d’infléchissement du mythe de Jeanne d’Arc. Une étude plus complète reste à faire, mais c’est peut-être de l’expérience de la Grande Guerre qu’est née sa possibilité.

1. Voir Jean-François Six,Lumière de la nuit, Paris, Seuil, 1995.

2. Voir notamment la dédicace du Cantique pour obtenir la canonisation de la vénérable Jeanne d’Arcà Céline, le « Valeureux chevalier C. Martin ». Rappelons que lorsque Thérèse dit avoir lu des « récits chevaleresques » dans son enfance (Ms A, 31vo- 32ro), elle évoque aussitôt après la possibilité d’en saisir un sens supérieur. Or, cette différence entre deux compréhensions des récits chevaleresques, et en particulier de la gloire qu’ils vantent, est précisément ce qui permet à Thérèse d’affirmer sa volonté d’imiter « la Vénérable JEANNE D’ARC».

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