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LE DERNIER BILLET DE FAVEUR

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Academic year: 2022

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LE DERNIER BILLET DE FAVEUR

N O U V E L L E

M . Rodolphe Gautier était un personnage considérable sur le boulevard au temps où il y avait, à Paris, un boulevard fréquenté par des habitués. Il était « courriériste » au journal La Scène et, l'œil malicieux et la .figure poupine sous son feutre noir aux larges bords, avec son inséparable cravate lavallière à pois, et son aimable embonpoint, i l jouait les augures au Napolitain et au Café Weber où tout le monde le connaissait.

— Huit jours, vous dis-je, et encore... un mois tout au plus...

on ira à la centième allègrement...

A u lendemain d'une répétition générale, comédiens et journa- listes recueillaient précieusement ses pronostics. Il était le Parisien le mieux informé des choses de théâtre : il était l'incarnation même du théâtre. Son prénom et son patronyme, eux-mêmes, évoquaient des héros connus.'Il ne vivait que pour le théâtre et y consacrait son temps.

— U n journaliste ne doit pas se marier, aimait-il à répéter, et un critique dramatique moins que tout autre. Toutes nos soirées sont vouées à l'art, nous nous devons à lui à tout instant.

E t M . Rodolphe Gautier était demeuré célibataire. On ne lui connaissait d'autres liaisons que Rosine, Agnès, Marotte, Carmosine, Hermione ou Chimène avec lesquelles il passait ses soirées et qui, seules, occupaient ses pensées de sexagénaire. Il connaissait par cœur le répertoire de la Comédie Française et celui de l'Odéon, avait assisté à toutes les créations, à toutes les reprises et pouvait, vingt ans après, faire de judicieuses comparaisons entre le jeu de Mme Bartet et celui de Mme Segond-Weber, entre les tics du doyen Sylvain et ceux d'Edouard de Max. Son érudition essen-

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L E D E R N I E R B I L L E T D E F A V E U R 407 tiellement théâtrale égalait sa mémoire qui était prodigieuse et il était sans doute le seul un soir, au Français, où l'on jouait Le Jeu de VAmour et du Hasard à pouvoir expliquer à ses voisins comment, en 1848, Judith avait été amenée à jouer Sylvia après Mlle Mars.

Depuis cinquante ans, chaque soir, celui du Vendredi Saint excepté, i l allait au théâtre. Pendant huit mois de l'année on le voyait aux répétitions générales et aux premières. Les soirées libres, comme i l disait, il allait aussi bien sur les boulevards que dans les faubourgs et les quartiers excentriques, à l'aventure, mais non sans discernement. C'est ainsi qu'il revoyait pour la dixième fois un vaudeville qui avait changé d'interprètes ou un mélodrame qui avait modifié sa mise en scène. E t toutes ces soirées dans un fauteuil d'orchestre se traduisaient par des articles, des échos, des fiches et des flots d'éloquence dont débordait son cœur romantique.

Très jeune i l avait rêvé de théâtre et i l aimait à raconter com- ment en 1910, i l avait réussi à assister à la générale de Chantecler à la Porte Saint-Martin, sans y être invité et en dépit de consignes très sévères. Ayant déposé dans un café voisin du théâtre son pardessus et son chapeau, i l pénétra en habit, comme tout le monde ce soir-là (mais un habit qu'il avait loué), dans le hall et, fendant la foule des « ayant droit », l'œil sévère il. bouscula presque le contrô- leur en lui lançant d'un ton autoritaire : « E t surtout, mon ami, que personne n'entre sans billet ! » E t tout le monde, le contrôleur en tête, s'effaça pour le laisser passer.

Grandi dans le sérail, M . Rodolphe Gautier était maintenant accueilli partout avec le sourire et, quelle que fût l'heure ou le jour, une place lui était aussitôt donnée dans les premiers rangs d'orchestre, privilège de la surdité assez répandue dans le monde de la critique. E t les secrétaires généraux bourraient ses poches de billets de faveur... Rodolphe Gautier, nous l'avons dit, n'était pas critique mais courriériste. Il était d'usage, dans la période brillante de l'entre-deux guerres, que le sceptre de la critique, dans les grands journaux, fût tenu par un auteur dramatique. Ces mes- sieurs avaient compris l'intérêt de ce jumelage. M . Rodolphe Gautier, à l'ombre du tout puissant Max Clairville, petit-fils d'auteur, auteur prolixe lui-même et critique de la Scène, faisait donc fonction de courriériste de cette importante feuille théâtrale et littéraire. Sa mission était d'assister à toutes les générales et

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d'en rendre compte le soir même en quinze lignes qui lui étaient réservées à la « Dernière Heure ».

— Rendre compte, lui avait expliqué le grand Clairville, ne veut pas dire critiquer. Ce qu'on vous demande c'est d'informer vos lecteurs que la pièce que vous avez vue est bien en trois actes, que les acteurs annoncés y tiennent leurs rôles et que tout s'est fort bien passé dans le meilleur des mondes. Quoi ?... Si c'est un four noir ? Cela me regarde et je saurai le dire dans mon feuilleton du dimanche... Si c'est un succès? Gardez-vous bien d'en parler. Soyez objectif, mon cher et n'en sortez pas. C'est à moi seul qu'il incombe de louer ou de blâmer... ».

Aucune consigne ne pouvait être plus agréable à M . Rodolphe Gautier, homme au cœur tendre, ami des artistes, peu courageux de sa nature et, de surcroît, bien incapable de juger en quelques minutes une pièce nouvelle et de deviner en quelques lignes les intentions de l'auteur. Le Soulier de Satin l'eût trouvé sans voix et sans encre et i l était heureux, ces soirs-là, de n'être que courrié- riste et de laisser à M . Max Clairville le soin de scruter l'âme de M . Paul Claudel.

E t ainsi, chaque matin, dans la Scène, l'article du courriériste pareil à celui de la veille et laissant prévoir celui du lendemain mettait, sous cette forme, l'eau à la bouche des milliers de lecteurs attendris. Le ton était invariable : « Belle chambrée, cette nuit, à la Porte Saint-Martin pour la générale de Mon Père avait raison de M . Sacha Guitry. Les vieux Parisiens ont applaudi à la réconci- liation sur la scène du père et du fils Lucien et Sacha dans les deux principaux rôles. Ces trois actes joués avec brio sont de l'excellente comédie boulevardière. On a fait un succès à Mme Yvonne Prin- temps délicieusement- espiègle, à la charmante Jeanne Rolly au jeu si nuancé, à M . Joffre dont l'autorité s'est à nouveau affirmée.

Enfin le petit Paul Duc a eu sa part d'applaudissements. » Signé : Rodolphe Gautier.

A ce morceau quotidien, i l ajoutait, de temps à autre, des interviews d'artistes à quoi il excellait. L a forme en était, là aussi, inchangeable :

« — Toc... Toc...

« — Entrez.

« Je suis chez Mlle Maud Loty qui veut bien me recevoir dans sa loge des Variétés entre le deuxième et le troisième acte du Fruit

Vert, l'amusante comédie de M M . Régis Gignoux et Jacques Théry.

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« Avec bonne grâce, la pétulante fantaisiste répond à mes questions :

« — Vos projets ?

« — Me reposer un mois avant de commencer les répétitions du nouveau spectacle des Capucines.

« — Une revue de Rip, je crois...

« — Oui, dont je serai la vedette et la Commère. »

L a conversation s'étant prolongée, un instant, sur ©es hauteurs, M . Rodolphe Gautier terminait par ces mots : « L'ouvreuse inter- rompt notre entretien. « E n scène pour le trois, Mademoiselle. » Je prends congé. Bonne chance, Maud Loty ! »

Bien entendu, le dimanche suivant, dans son feuilleton du rez-de-chaussée, M . Max Clairville remettait les choses en place, réduisait les triomphes à leurs justes proportions, louant les uns, blâmant les autres, décourageant à jamais les jeunes audacieux qui avaient réussi à se faire jouer, démolissant à plaisir des pièces qui quittaient aussitôt l'affiche pour laisser la place à la reprise de quelque vieux succès classique et éprouvé.

M . Rodolphe Gautier était, chaque dimanche, également fier.

Il avait tout prévu et ses silences, voire ses omissions, lui parais- saient alors prophétiques. Il faut dire qu'il se rattrapait par l'abon- dance de sa parole , de la parcimonie de ses écrits et dans les cafés littéraires qu'il fréquentait on eût dit Jésus parmi les docteurs de Jérusalem, des docteurs qui avaient des frimousses de comédiennes en instance de contrats, d'auteurs en quête de théâtre et d'inter- prètes en mal d'auteurs.

L a vie publique, si l'on ose dire, de M . Rodolphe Gautier se déroulait entre le faubourg Montmartre et la Madeleine, sur ces boulevards où i l était roi comme M . Alexandre Duval ou le peintre Sarluis. A u Napolitain, i l serrait la main de Courteline, et donnait du cher ami à Henri Béraud ; au Chatham i l prenait un verre avec Yves Mirande, devant l'Olympia il croisait Georges Féydeau, seul et mélancolique, qui lui rendait distraitement son salut. Le chemin quotidien du grand courriériste, à l'heure apéritive, était, jusqu'à la rue Royale, parfumé d'anis et d'encens. Quel heureux homme ce Rodolphe Gautier 1 II ignorait la politique et ses rumeurs n'arrivaient pas jusqu'à lui. Coriolan, lui-même, n'avait éveillé aucun écho dans son cœur innocent. Le soir du six février, alors que Paris grondait, i l assistait à la reprise de Fanny de Marcel Pagnol au Théâtre de Paris. A la sortie, comme i l rentrait chez lui, i l

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rencontra, place Clichy, un journaliste de ses amis, les vêtements en lambeaux et l'œil tuméfié, qui lui dit : « On a eu chaud !... » E t le brave Rodolphe tout à sa Fanny lui répondit : « E t nous donc 1 Orane Demazis a failli manquer son entrée au second acte, et Charpin a eu une extinction de voix au troisième. Quelle soirée ! »

Sa vie privée, dans sa vieille rue Sevestre, à Montmartre, n'était pas moins honorée. Là, i l faisait figure d'intellectuel dans ce petit monde de boutiquiers et d'artisans du plus ancien quartier de Paris.

« Tiens... voilà M . Rodolphe... Comment va M . Rodolphe ? Est-il vrai qu'ils ont mis un lion dans la nouvelle figuration du Châtelet ?... J'aimerais pourtant la voir avant de mourir, cette Cécile Sorel !... On dit que Dorville est formidable dans la pièce de ce Benjamin... »

A tous i l promettait des billets de faveur et tenait parole.

« C'est plus intéressant que des « Quinson », disait-il, vous n'aurez que la taxe à payer. » E n échange, on lui offrait ici un cigare, là un verre et partout on lui témoignait la plus parfaite considé- • ration. De tous ses voisins et amis M . Mercure, le pharmacien de la rue d'Orsel, était sans doute le plus lettré et c'est avec lui qu'il avait de sérieuses conversations où il était question de Racine et de Molière. M . Mercure aimait particulièrement le répertoire du Français et ne se lassait pas de revoir, comme il disait, tous ses chefs- d'œuvre. On prétend qu'il était de bon ton jadis, de ne pas payer son tailleur. M . Mercure, lui, n'avait jamais payé une place de théâtre de sa vie. Aussi bien, quand M . Rodolphe Gautier poussait la porte de la pharmacie, le bonhomme l'accueillait avec lyrisme :

Est-ce toi cher voisin ô! jour trois fois heureux Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux.

E t le voisin repartait avec sa petite provision de pâtes pecto- rales. Des mères lui amenaient leurs filles « qui avaient des dispo- sitions pour le Conservatoire », des galopins bâtissaient, grâce à lui, des châteaux en Espagne :

— Quand tu auras dix-huit ans, je te présenterai à M . Henri Varna... Toi, passe d'abord ton certificat d'études et je te donnerai un mot pour Copeau... Cette petite peut danser, j'en parlerai à Lifar...

Sur son chemin, le brave Rodolphe Gautier distribuait le bonheur...

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L E D E R N I E R B I L L E T D E F A V E U R 411 Son existence se déroulait suivant les règles de la comédie dans un monde de décors et d'illusions où des fantoches prenaient vie, où les bons mots tenaient lieu de sagesse et où le « tout s'arrange » d'Alfred Capus trouvait son sens. Entre Célimène et Fortunio il allait dans la vie, insouciant de toute nouvelle qui n'était pas d'ordre théâtral. C'est à lui qu'on prête ce mot. A quelqu'un qui s'étonnait de ne pas l'avoir vu le matin à l'enterrement d'un artiste connu, i l avait demandé : « C'était bien ? »

Ce début d'année 1939 avait été fertile en événements théâtraux.

On avait repris Cyrano de Bergerac au Français avec André Brunot dans le rôle de Cyrano et Marie Ventura dans celui de Roxane, on jouait Duo de Paul Géraldy et Ondine de Jean Giraudoux.*

Jours d'insouciance ! M . Rodolphe Gautier poursuivait son rêve et si on lui avait annoncé la mobilisation générale pour le lendemain il aurait répondu :

— Impossible, mon cher, c'est la date des Couturières retenue au Théâtre Sarah-Bernhardt...

E t c'est pourtant bien de cela qu'il s'agissait. L'annonce de déclaration de la guerre éclata sur Paris comme la foudre sur le Wahalla au dernier acte du Crépuscule des Dieux. Reprenant un mot de Mounet-Sully en 1914, Rodolphe Gautier s'écria, bien haut, ce jour-là, au Napolitain : « Nous n'allons pas nous commettre avec ces gens-là ! » C'est ce même Mounet-Sully qui à l'heure de l'avance allemande déclarait : « Si les Allemands entrent à Paris, il faut qu'ils y trouvent le doyen de la Comédie Française. » Il resta quand le Gouvernement s'en fut à Bordeaux, mais l'envahisseur, lui, fut repoussé.

A vrai dire, en 1939, tant que les théâtres furent entrouverts, M . Rodolphe Gautier ne crut point au danger. « Une drôle de guerre, disait-il lui aussi, qui porte atteinte aux droits des spectateurs et menace l'art dramatique. » Paris sans théâtres, il ferait beau voir ça ! Dès le 15 juillet 1940, la grande panique passée, les colonnes Moriss se couvraient à nouveau d'affiches.

E t tour à tour, on annonça les réouvertures : l'Œuvre, Hébertot, les boulevards, les Quartiers... C'est alors qu'on créa Le Soulier de Satin à la Comédie Française et bien d'autres pièces encore.

L a presse, trop heureuse de parler « d'autre chose » que de la guerre, consacrait au théâtre de longues pages et je sais des journalistes qui se découvrirent soudain des dons d'Aristarques et s'adonnèrent avec délices à ce petit jeu qu'ils croyaient sans danger.

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M . Rodolphe Gautier retrouva dès lors toute sa puissance, puissance décuplée puisque M . Max Clairville, dès les premiers jours de l'occupation s'en était allé soigner ses vignes en Gironde, laissant son sceptre à son fidèle adjoint. Celui-ci fut héroïque et aux heures les plus sombres, quand l'alerte interrompait un spectacle et qu'il se retrouvait, avec les spectateurs et les artistes, dans les sous-sols du théâtre, i l réconfortait tous les cœurs : « Non, clamait-il, la force ne vaincra pas l'esprit. » E t un quart d'heure après, l'alerte passée, la troupe enchaînait le deuxième acte de la Dame aux Camélias qu'il voyait pour la dixième fois sans cesser d'y découvrir des grâces nouvelles. E t les années noires passèrent...

On a dit que le boulevard était mort en 1914 mais qu'il avait survécu pendant les vingt ans de l'entre-deux guerres. Avec le disparition des derniers témoins de la Belle Epoque, l'esprit boule- vardier tout d'insouciance et de frivolité allait, en effet, lui aussi, faire place aux nouvelles modes qui, à la libération, devaient changer ies habitudes des vieux Parisiens. D'Yvette Guilbert à Damia et à Mme Juliette Gréco, trois générations se sont succédé sur la scène, à la cadence du gibus, du chapeau-melon et des têtes nues sur le boulevard. Sans cesser de connaître la faveur du public, le théâtre allait vivre, lui aussi, des heures nouvelles. L a Scène, comme tant d'autres feuilles, qui, nous l'avons dit, avait continué de paraître sous l'occupation disparut, comme disait un illustre parlementaire « dans la fosse des déshonneurs nationaux » et le pauvre Rodolphe Gautier se trouva, d'un jour à l'autre, privé de ses fonctions et de sa raison d'être. Une jeunesse pressée et peu soucieuse des histoires de Judith et de Mlle Mars, occupait solidement les rubriques des journaux, sacrant de nouvelles idoles, découvrant des chanteurs barbichus et des vedettes en blue jeans. Trop vieux, il était trop vieux maintenant, le pauvre Rodolphe Gautier, et ses « Toc, toc... entrez » auraient fait sourire de pitié les jeunes journalistes d'aujourd'hui.

— Possible, disait-il, mais les lecteurs est-ce qu'on leur demande leur avis ? Refaisons un journal à la manière des anciens et vous verrez.

Quel journaliste n'a rêvé, dans les années qui suivirent la libération, de refaire un journal ? On en fit même quelques-uns, de beaux journaux, mais on ne trouva pas de lecteurs. Découragé, vaincu, pestant contre la bêtise humaine, M . Rodolphe Gautier, devenu un inconnu sur un boulevard transformé et un importun

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L E D E R N I E R B I L L E T D E F A V E U R 413 dans les théâtres rénovés, se retira sur les hauteurs de Montmartre dans une profonde affliction. Le chasseur de « gracieuses divettes » entreprit alors la rédaction de ses mémoires, jour par jour, s'en donnant à cœur joie au milieu de ce monde de marionnettes dans lequel i l avait vécu et qui le suivait jusque dans sa retraite. Les feux de la rampe brillaient toujours pour lui dans son modeste appartement de vieux garçon où i l revoyait les plus belles heures de sa vie et de son initiation à la vie théâtrale quand, au sortir d'une représentation du Misanthrope au Théâtre Français, i l allait se poster, à la sortie des artistes, avec les badauds, pour acclamer une dernière, fois Célimène. Après une longue attente sous les cou- rants d'air de la galerie, l'idole apparaissait dans un flot de dentelles et de falbalas. Elle distribuait à droite et à gauche des baisers de ses mains gantées, montait dans sa voiture qui lentement fendait la foule de ses admirateurs et ramenait Cécile Sorel, ivre de gloire, vers sa demeure du quai Voltaire. Il revoyait ces salles élégantes où les critiques eux-mêmes étaient en smoking (et certains soirs en habit), ces corbeilles de l'Opéra et du Théâtre des Champs-Elysées où les femmes les plus en vue rivalisaient d'excentricités dans un ruissellement de diamants en l'honneur des Ballets Russes et des Ballets Suédois. Il entendait les imprécations de la cabale aux audaces d'Henry Bataille et les pâmoisons des amis d'Henry Bernstein criant au génie au baisser du rideau. E t voici les flonflons de Ciboulette qui soudain annoncent la voix de rossignol d'Edmée Favart. E t puis, c'est Max Dearly qui est enroué, Louis Jouvet qui zozote : les images se succèdent dans sa tête à mesure qu'il écrit.

Paris d'aujourd'hui l'a oublié, i l ignorerait ce Paris-là, ne voulant se souvenir que de ses dieux à lui qui, dans les pages suivantes, vont prendre les visages d'Harry Baur, de Raimu et de Victor Boucher...

Rome n'est plus dans Rome...

E t le café Weber sans Tristan Bernard est mort.

Son bon quartier aussi avait bien changé. Il ne connaissait plus guère personne et le cher M . Mercure, devenu vieux, avait cédé sa pharmacie et ne sortait plus. Les deux amis pourtant se rencontrèrent, un matin de soleil, place des Abbesses :

— Ce bon monsieur Gautier I

— Ce cher monsieur Mercure !

E t chacun, en même temps, racontait son histoire. Le journaliste trouva le potard bien pessimiste.

— Allons, secouez-vous... vous ne sortez plus le soir... vous avez

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tort... Votre asthme ? Couvrez-vous... Il y a encore de belles choses sur cette terre.

— Je vous envie, je vous envie, disait l'autre en geignant.

Rodolphe Gautier se piqua au jeu et, comme il lisait chaque jour les journaux pour se tenir au courant, il aborda leur sujet favori de jadis, le théâtre.

M . Mercure écoutait, émerveillé, son érudit voisin lui parler , de la Comédie Française sous Maurice Escande et de la rentrée de Robert Hirsch dans Britannicus.

N ' y tenant plus, i l s'écria au grand effroi des ménagères : Je vous croirai, Burrhus, lorsque, dans les alarmes Il faudra soutenir la gloire de nos armes!

Il était tout transformé maintenant, le cher M . Mercure.

C'est alors que, comme autrefois, i l demanda :

— Je voudrais bien le voir, enfin, ce Robert Hirsch. Croyez- vous que ce soit possible un jeudi en matinée ?

M . Rodolphe Gautier n'hésita pas, la réponse jaillit de son vieux cœur, spontanée comme aux plus beaux jours :

—- Jeudi en matinée, entendu, vous aurez un fauteuil dans les premiers rangs, je crois... comme d'habitude.

Les deux hommes rentrèrent chez eux parfaitement heureux ce jour-là.

Le lendemain, M . Gautier qui avait mûrement réfléchi et mesuré l'étendue de son imprudence, prit une grave résolution. On n'a qu'une parole, même au théâtre. Il descendit par le métro au Palais-Royal, se rendit à la Comédie-Française. A u bureau de location, i l choisit, comme un simple spectateur, un fauteuil d'orchestre qu'il paya au tarif, soit 17 F. Ce fut, pour les deux vieux amis, le dernier

« billet de faveur » de leur vie.

SIMON A R B E L L O T .

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