Comme il existe des maladies négligées, il y a des thèmes oubliés de la médecine. Parce que les fonds manquent pour les traiter. Ou parce qu’ils sont si proches de nous que nous peinons à les distinguer. Prenez ce qui surgit, vibre, et fait trembler les certitudes quand nous intera- gissons avec les patients. Prenez, donc, cette inépuisable boîte à surprise qu’est la rencontre de deux personnes dont l’une vient avec une souffrance et l’autre cherche à l’en libérer. Sur ce sujet, le comité de l’Association des méde- cins omnipraticiens vaudois (AMOV) organisait, la semaine passée, un colloque interdiscipli- naire. Ce n’était pas un coup d’essai, pour ce petit groupe d’agitateurs d’idées : ils nous avaient déjà proposé d’investiguer le rapport du mé- decin avec le rire, puis avec la colère. Cette fois-ci, le thème était : le médecin et l’intimité.
Sujet sans limites et troublant. La société fa- brique de plus en plus d’informations, de plus en plus de transparence, de plus en plus de normes standardisées et, paradoxalement, de plus en plus d’intimité. Mais de quelle intimité s’agit-il ?
Un rappel, tout d’abord. L’intimité qui intéresse la médecine est une singularité. Non pas un paramètre à investiguer, mais l’origine insaisis- sable, parfois cohérente mais toujours irration- nelle, de ce qui est propre à chacun.
Lorsque l’intimité entre en médecine, par la confidence, par le dévoilement des sentiments et du corps du patient, les médecins le sentent bien, il ne s’agit pas de complicité, ni d’amour ni, encore moins, d’une procédure visant une quelconque efficacité. Il s’agit de la construction, à deux, parce que c’est là le rôle du soignant, du récit du malade et par là de son identité. Le patient parle, le médecin écoute. Ensemble ils créent un discours. Rien à voir avec une tech- nique de soins, le culte de la performance sa- nitaire, la transparence des données adminis- tratives.
Mais venons-en au colloque, Il débutait par une conférence de Serge Tisseron. Nous sommes entrés dans une ère post-intimité, expliquait-il.
Internet a capté l’intime et ne cesse de le transformer. Les relations se multiplient et les humains échangent autre chose que des biens économiques ou de l’ADN : ils s’exposent par mille nouvelles manières aux autres pour se comprendre eux-mêmes.
Certes, mais comment l’intime du sujet est- il entré dans internet ? Rien ne semblait néces- saire dans la naissance d’un tel mariage. Et ses modalités sont loin d’être claires : est-ce la technologie internet qui a produit les mutations de l’intimité ou l’intimité qui a utilisé ces tech-
nologies pour déployer ses potentialités ? La réponse est impossible. Nous ne décidons pas d’entrer dans la logique internet. Nous le faisons par une sorte d’attraction, voire de vertige.
Quoi qu’il en soit, l’ancien monde, ses nor- mes, où la protection de soi jouait un rôle majeur, est tombé parce que la technique a su faire sortir du nouveau de l’humain. Voici l’époque de l’«extimité» (selon le néologisme de Tisse- ron), de l’intimité retournée. Faire voir son inti- mité, la livrer, l’exhiber, selon des codes nou- veaux qui s’installent ces jours, via Internet : c’est la grande activité de nos contemporains.
On pouvait se douter que l’humain finirait par pencher de ce côté, remarquez. La séduction est au cœur du vivant, depuis la bactérie déjà.
Mais la protection immunitaire du soi égale- ment. Si bien qu’à la loterie du nouveau, il aurait pu sortir autre chose. ça n’a pas été le cas. Le désir de se montrer est antérieur à celui de se cacher, affirmait déjà Winnicott. Internet ne ces se de vérifier cette thèse.
Nous passons, disait Jean-Claude Kaufmann (autre star invitée à ce colloque), d’une société où le cadre de la vie était défini, où existait une morale collective, un chemin tracé à l’avance, à une société nouvelle où l’individu est sommé d’être au centre de sa propre existence et de créer son monde.
Sur Internet, chacun, de manière schizophré- nique, doit se montrer selon les standards de l’économie, se présenter comme un produit, faire le marketing de lui-même. Alors que c’est sur un mode très différent, celui de l’intimité, qu’en même temps chacun espère rencontrer un partenaire ou vivre une relation. Fini, alors, le marketing, la captation de l’autre, sa réduc- tion à soi-même : il faut accepter de lâcher le sûr pour aller vers l’inconnu. La relation intime ne peut exister que sur le mode de la fragilité consentie, du déséquilibre, de la déstabilisation de soi.
Pour partager son intimité, le médecin est-il l’équivalent d’internet ? Les morceaux d’intime que les patients lui confient sont-ils les mêmes que ceux qu’ils livrent à un réseau social ? Pas tout à fait. Sur internet, il est facile de mentir, de se construire une autre histoire, idéalisée, qui peut aller jusqu’à la création d’un avatar de soi-même, habillé d’un corps rêvé, dépourvu de ses handicaps. Alors que chez le médecin s’instaure un rapport à l’intime qui est plus vrai, plus proche de la réalité. Lorsqu’il y a maladie, le patient tend à vouloir livrer l’intime qu’il esti me authentique. Le rapport soignant, en tout cas, est conçu pour favoriser l’expression de la vul- nérabilité. D’où d’ailleurs l’absolue nécessité
qu’il soit protégé par le secret. Il représente l’opposé des relations qui se nouent dans l’uni- vers économique, où la première nécessité est de cacher ses faiblesses pour ne révéler que ses avantages, réels ou imaginai res.
Certes, la réalité n’est pas si simple. Le méde- cin, à son tour, fait l’objet d’un jeu de captation- séduction de la part de ses patients, rappelait Willy Pasini. Lui-même, en premier ou en réac- tion (la distinction est-elle d’ailleurs possible ?) séduit, parle, transforme sa propre réalité (pour se donner de l’assurance, pour plaire davantage).
Et dans cette relation se joue du dévoilement d’intime. L’un des enjeux de la relation médecin- patient consiste à codifier cet échan ge. Pour en désamorcer la force émotionnelle, voire éro- tique, et en même temps garantir au patient un espace qui respecte sa liberté.
L’historien Jean-Claude Bologne expliquait que, de tout temps, la sexualité a été la grande af- faire des relations humaines, la relation soi- gnante faisant d’autant moins exception qu’elle expose le corps du malade. Cette relation a toujours fonctionné comme un lieu de défini- tion de la pudeur et de la honte, un endroit où se définit leur vocabulaire et se décident leurs représentations.
Reste cette question : quelle forme d’intimité survivra à l’évolution actuelle de la médecine, à la puissance administrative, à la standardisa- tion des procédures, à la virtualisation du sa- voir ? On n’en parla pas, lors de ce colloque.
Peut-être aucune. Ce serait la victoire com- plète d’une médecine opérationnelle. Mais la nouvelle médecine pourrait aussi engendrer une autre forme d’intimité. L’humain ne cesse de réagir à sa réduction chiffrée ou virtuelle. Et ses ressources, y compris irrationnelles, ap- paraissent presque infinies.
L’intimité n’est pas réductible à un fonctionne- ment : voilà sa principale caractéristique. Il n’y a plus que l’intimité qui puisse faire événement, dans une époque où tout ce qui importe relève du calcul, du chiffrable, donc du prévisible.
L’intimité mise aux normes, rendue interchan- geable, ou niée ? Mé fions-nous. Cela voudrait dire que nous aurions disparu dans un monde virtuel. Ou simplement cessé d’exister. Un dan- ger permanent.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
1176 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 mai 2011
Le médecin et l’intimité
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