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La transformation des maras salvadoriennes. Construire le pouvoir depuis ses marges

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Academic year: 2022

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Cultures & Conflits 

110-111 | été/automne 2018

Ethnographier les gangs. Maras, pandillas et outsiders en Amérique latine

La transformation des maras salvadoriennes.

Construire le pouvoir depuis ses marges

The Transformation of Salvadorian Maras: Consolidating Power at the Margins Juan José Martínez d’Aubuisson

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/conflits/20357 DOI : 10.4000/conflits.20357

ISSN : 1777-5345 Éditeur :

CECLS - Centre d'études sur les conflits - Liberté et sécurité, L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 10 octobre 2018 Pagination : 141-156

ISBN : 978-2-343-16812-8 ISSN : 1157-996X Référence électronique

Juan José Martínez d’Aubuisson, « La transformation des maras salvadoriennes. Construire le pouvoir depuis ses marges », Cultures & Conflits [En ligne], 110-111 | été/automne 2018, mis en ligne le 10 octobre 2020, consulté le 07 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/conflits/20357 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.20357

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La transformation des maras salvadoriennes.

Construire le pouvoir depuis ses marges

Juan José MARTÍNEZ D’AUBUISSON

Juan José Martínez d’Aubuisson est anthropologue socioculturel (Université d’El Salvador). Auteur de plusieurs ouvrages : Ver, oír y callar. Un año con la Mara Salvatrucha 13(Logroño, 2015), Crónicas negras, desde una región que no cuenta (Aguilar, 2013). Co-auteur de Violencia en tiempos de paz. Conflictividad y cri- minalización en El Salvador(Secretaria de Cultura de la Presidencia, 2015), El Niño de Hollywood. Cómo Estados Unidos y El Salvador moldearon a un sicario de la Mara Salvatrucha 13(Debate, 2018), Las mujeres que nadie amó(Cinde, 2011), à propos des femmes des quartiers populaires salvadoriens.

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eux maras 1s’imposent dans la région mésoaméricaine, en particulier dans ce qu’on appelle le triangle nord de l’Amérique centrale, toutes deux d’origine californienne : la Mara Salvatrucha 13 (MS13) et El Barrio 18 (B18). Au Salvador, ces gangs ont connu une forte évolution. Proches dans un premier temps du concept plus classique de Trasher 2, qui définit les gangs comme des bandes de jeunes marginaux en quête d’identité, caractérisées par des formes d’organisation très fragiles et un investissement de courte durée, les marassont aujourd’hui d’une grande complexité et jouent un rôle poli- tique dans la région. Capables d’influencer des élections présidentielles et d’articuler des discours sociaux et politiques qui, d’une certaine manière, sont en résonance avec les aspirations légitimes des secteurs les plus exclus, ces groupes se projettent sur le devant de la scène politique.

Au Salvador, ce processus de transformation est en cours depuis près de trente ans. Néanmoins, nous allons ici privilégier la dernière étape marquée par l’entrée des maras dans le champ politique. À la différence d’autres

1 . Comme on le verra tout au long de l’article, les marassont un type particulier de pandilla, autre dénomination en espagnol pour désigner les gangs.

2 . Trasher F., The Gang: A Study of 1 313 Gangs in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 1927.

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périodes, l’exercice de la violence , sous sa forme la plus quantifiable, celle de l’homicide, devient alors un élément d’échange et de négociation avec le gou- vernement.

Quelles sont les ressources mobilisées par les maraspour s’imposer dans le champ politique ? Le présent article se propose de répondre à cette question en examinant, à titre d’hypothèse, deux éléments fondamentaux : l’adminis- tration quotidienne de la violence et le contrôle de la population vivant dans des lieux dominés par une des trois marassalvadoriennes3, deux données qui mettent en jeu un capital politique très important : le vote.

L’enquête de terrain a principalement porté sur un barrio– quartier – de San Salvador contrôlé par une cellule de la Mara Salvatrucha 13, située dans la commune de Mejicanos. Elle s’est également déroulée en milieu carcéral (cen- tres pénitentiaires de Ciudad Barrios et San Francisco Gotera) et s’est intéres- sée à diverses instances qui se sont constituées dans le cadre de la négociation entre les maraset l’État. Pendant un an, en 2010, à Mejicanos, j’ai vécu avec une cellule de la Mara Salvatrucha 13. Il s’agissait alors de travailler sur la rela- tion entre les actes de violence et la formation des identités au sein de ce groupe. À cet effet, j’ai recueilli des données sur un cycle complet d’agressions réciproques entre le groupe avec lequel je vivais et une cellule de Barrio 18. Au pénitencier de Ciudad Barrios, j’ai réalisé des entretiens avec des membres reconnus, anciens membres et leadersde la Mara Salvatrucha 13. Ce travail a été mené en 2011, un an avant la trêve. Depuis 2012, j’enquête à la fois sur les gangs et les différents acteurs sociaux impliqués dans le processus de trêve, tout en enregistrant des histoires de vie de membres et ex membres de diverses cellules.

Antécédents Pandillas del SUR

La Mara Salvatrucha 13 (MS13), tout comme son groupe rival Barrio 18 ou Eighteen Street Gang, naissent dans le sud de la Californie, à Los Angeles.

Les deux structures se sont formées dans les ghettos latinos les plus pauvres de la ville où les bandes d’origine latino-américaines constituaient un espace de prestige, de reconnaissance et de pouvoir pour un grand nombre d’adoles- cents migrants ou fils de migrants.

L’histoire de Barrio 18 commence dans les années 1940, lorsqu’un groupe de jeunes quitte une bande d’origine mexicaine Clanton Street 14. Ce groupe

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3 . En fait, la troisième est née d’une scission au sein de Barrio 18 qui donne lieu à Barrio 18 Revolucionarios et Barrio 18 Sureños. Cf.« Escisiones al interior de la pandilla Barrio 18 en El Salvador. Una mirada antropológica », Policía y Seguridad Pública, junio, 2015.

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décide alors de s’installer rue 18, près de Rampart. Progressivement d’autres jeunes les rejoignent, pour la plupart originaires d’Amérique centrale4. Ces nouvelles recrues sont souvent des réfugiés qui fuient des guerres civiles, des crises politiques et, plus généralement, les conditions de vie de la région5. Dans les années 1980, Barrio 18 est l’un des gangs les plus importants de Los Angeles et, plus généralement, de tout le sud de la Californie.

La Mara Salvatrucha 13 a été créée plusieurs décennies plus tard. D’après Tom Ward 6, quelques cellules du gang apparaissent, dès la fin des années 1970, sous une forme très primaire. Cependant, au cours de ces premières années, ce groupe ne cadrait pas avec le concept classique des gangs (pandillas) latinos du sud californien. Il se faisait appeler Mara Salvatrucha Stoner, ses membres étaient pour l’essentiel des fans de heavy metal et s’organisaient peu ou prou autour d’une identité migrante et en formation. Quelles que soient les différences en termes d’origine et de symboles d’identification ethnique, le fait est qu’à la fin des années 1980, les deux structures étaient très bien position- nées au sein du système des gangs latinos de la région.

Ce système dit sureño(du sud), ou sistema SUR, implique des centaines de pandillasdu sud de la Californie, qui s’affrontent les unes les autres autour de la revendication de leur quartier et de leur identité de pandilla. Ce système vise la confrontation quasiment rituelle des uns et des autres7. Cependant, le système est en mutation. Les membres des gangs (pandilleros) sont impliqués dans une série de conflits locaux au moment de leur arrivée dans le système pénitentiaire. Une fois en prison, leur identité associée à un gang passe au second plan au bénéfice d’une identité prioritaire : sureños. Tous les membres de ce système sont tenus de s’entraider et d’établir des relations de coopéra- tion qui leur permettent de se défendre contre les membres de gangs latinos du nord de la Californie, de gangs d’afro-américains et d’autres bandes et pan- dillas. La composante ethnique est l’axe autour duquel évolue ce système.

Le Grand jeu. Agressions et ripostes

Les hostilités entre la Mara Salvatrucha 13 et Barrio 18 ont commencé vers 1989. Ces deux gangs avaient pris de l’ampleur et gagné du prestige au sein du système sud. Pour la plupart des informateurs (ici, exclusivement des anciens8

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4 . Klahr M. L., Hoy te Toca la Muerte. El infierno de las maras visto desde adentro, Mexico, Planeta, 2006.

5 . Savenije W., Maras y Barras. Pandillas y violencia juvenil en los barrios marginales de Centroamérica, El Salvador, FLACSO El Salvador, 2009.

6 . Ward T. W., Gangster whitout borders: An ethnography of a Salvadoran street gang, Oxford University Press, 2012.

7 . Amaya L. E. et J. J. Martínez, Sureños en El Salvador. Un acercamiento antropológico a las pandillas de deportados, 2014. http://www.ufg.edu.sv/icti/doc/RyRN39- Amaya_martinez.pdf Consulté le 6 novembre 2018.

8 . En espagnol veteranos, désigne ici des ex membres (désormais inactifs), et des personnes d’ex- périence.

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9 . La guerre civile salvadorienne a été l’un des derniers conflits armés menés dans le cadre de la guerre froide. Commencée officiellement en 1980, elle prend fin en 1992 avec la signature d’un accord de paix sous l’égide de l’ONU. Les acteurs du conflit furent le gouvernement du Salvador, à travers ses corps de sécurité, armée et police, et un ensemble de groupes de gué- rilla de tendance marxiste-maoïste qui ont formé le Front Farabundo Martí pour la Libération Nationale (FMLN). Ce groupe guérillero est devenu en 1992 un groupe politique, élu au gouvernement entre 2009 et 2017.

10. C’est le cas d’Ozzy de la cellule Coronados, assassiné dans le pénitencier de Mariona en 1996.

Après son assassinat, il est devenu une figure respectée et a inspiré une dévotion aux membres les plus jeunes de cette cellule et de dizaines d’autres cellules qu’il a aidé à créer dans tout le pays.

pandillerosdes années 1980), les difficultés sont venues de la proximité des ter- ritoires, d’une part pour des raisons objectives de concurrence touchant au trafic de drogues, au contrôle territorial, à la cooptation de nouveaux mem- bres, etc. D’autre part, et sur un plan plus symbolique, pour des enjeux de prestige et de positionnement des groupes.

Alors que cet antagonisme bat son plein, le conflit politico-militaire salva- dorien prend fin en 19929, et s’engage un vaste processus de déportations. Les États-Unis renvoient des centaines de pandillerosvers leurs pays d’origine.

Dans le cas du Salvador, un grand nombre d’entre eux étaient membres de la Mara Salvatrucha 13 ou de Barrio 18. C’est ainsi que ce conflit, d’origine eth- nique en Californie, s’est reconfiguré au Salvador, puisque tous étaient Salvadoriens.

Les relations violentes entre marasn’étaient pas à cette époque motivées par un désaccord profond vis-à-vis de quelque chose de concret. Les maras ne se disputaient pas le contrôle d’un territoire, pas plus qu’elles n’avaient de divergences politiques. Malheureusement, une confusion s’est installée et les vengeance en chaîne (sur le mode « tu as tué mon frère, je vais te tuer ou je vais tuer ton frère ») sont souvent présentées comme des conflits profonds entre structures. En réalité, à cette période, les marasont misé sur le maintien d’un système d’agressions réciproques qui leur permettait de projeter et d’élaborer des idées complexes autour des questions de statut, de pouvoir, de reconnais- sance, et de construire ainsi une figure de prestige à la fois au sein du groupe et à l’extérieur, c’est-à-dire dans le barrio, le quartier.

Durant cette période de l’histoire des maras, le rôle organisationnel le plus important revenait à la clica(ou cancha) une cellule relativement autonome dotée d’un nom, d’un système hiérarchique – et même d’une histoire et d’un développement propres, de mythes, de héros et de martyrs10. Structure néan- moins subordonnée à celle de la maraà laquelle elle était rattachée.

Au début des années 1990, les gangs comptaient de nombreux chefs déportés – qui avaient formé leurs propres groupes. Les clicas– ou cellules – c’était cela : des bandes de jeunes qui revendiquaient une série de symboles et

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de valeurs associées à leur gang mais très fortement enracinées dans leur terri- toire et leur histoire.

Dans le quartier Montréal, vers 1998, c’est Sky, un pandillerodéporté de Californie, qui dirigeait le groupe, fixait les règles, les punitions, et assurait deux types de relations très importantes : les relations avec les autres clicasde la Mara Salvatrucha 13 (liens avec d’autres déportés qui avaient formé leurs propres clicas), mais aussi et surtout, les relations avec les cellules adjacentes du Barrio 18. L’enjeu était de maintenir le système d’agressions réciproques, élément central puisque c’était le fait de participer à ces affrontements avec Barrio 18 qui conférait le prestige. Les pandillerosles plus violents lors de ces incursions en « territoire ennemi », ceux qui excellaient dans la démonstration de brutalité et de courage, étaient susceptibles de succéder à Sky. Le même scénario se reproduisait dans la plupart des cellules : leurs membres avaient intérêt à faire un usage exacerbé et public de la violence.

Cette surenchère impliquait une rotation rapide des postes de pouvoir. Le cas de Sky, de Montréal, l’illustre bien. Au moment de sa mort, survenue au début des années 2000, il y avait trois candidats à sa succession, Blacky, Destino et Frutsi11.

La cellule, outre le fait qu’elle soit le groupe par excellence (une mara, en termes simples, étant une fédération de cellules guidée par un groupe de repré- sentants) et une référence identitaire pour les jeunes pandilleros, est aussi un espace de lutte de pouvoir entre des candidats à des postes considérés comme prestigieux et qui offrent des bénéfices.

Un pari sur la superstructure

L’État qui avait d’abord ignoré l’existence de ces groupes, minimisé leur pouvoir et leur contrôle sur certains quartiers, décide, en 2001, de reconnaître que les gangs constituent un grave problème de sécurité, et d’élaborer des stra- tégies répressives à leur encontre.

Les politiques de l’État salvadorien dites « Main dure » (Mano Dura, 2001) et « Hyper main dure » (Súper mano dura, 2004-2009)12ont constitué un premier rapprochement entre l’État et les maras, un rapprochement vio- lent, mais qui a permis une modification des discours des deux côtés.

11. Pour une présentation détaillée voir : Martinez J. J., « Crime, respect et jeux de pouvoir dans les Marassalvadoriennes. Le rôle de la violence dans la circulation et la régulation des hiérar- chies du gang », Problèmes d Amérique latine, n°87, 2012, pp. 124-140.

12. Dans les faits, il s’est agi de paquets de mesures gouvernementales au caractère répressif. Au cours de la deuxième phase, Súper Mano Dura, le nouveau gouvernement d’Antonio Saca de l’extrême droite salvadorienne, a proposé des programmes de réhabilitation et de réinsertion pour accompagner les mesures prises. Néanmoins, ces mesures n’ont existé que sur le papier.

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Ce moment coïncide avec l’apparition des premières élites au sein des deux structures, Mara Salvatrucha 13 et Barrio 18. Certains pandilleros, pour la plupart déportés de Californie, commencent à travailler à l’unification des cellules de tout le pays. Nombreux étaient les leadersen prison13. C’est pour- quoi, lorsque, au début des années 2000, le gouvernement fait le choix d’une politique d’emprisonnement massif, ces élites voient l’opportunité d’atteindre leurs buts en termes d’organisation. Ce dont rendent compte ces propos d’un ancien pandillerode la Mara Salvatrucha 13 :

« C’est quelque chose que nous, en prison, on a bien vu. Des mecs qui arrivaient de partout. En masse. Ça nous a bien aidés parce qu’il y en avait de tout le pays, et nous, on leur expliquait les choses, ce qu’on était en train de faire. Celui qui voulait nous rejoindre, ressor- tait encadré, celui qui ne voulait pas, ne ressortait pas14».

Une femme, ancien membre, une des rares à avoir eu du pouvoir au sein de la Mara Salvatrucha 13, et un de mes principaux contacts lors de mon tra- vail auprès des pandillas, dit à ce sujet :

« Dans les années 2000, ces fous avaient d’autres intérêts. Oui, bien sûr, la guerre avec les chavalas15était importante, mais ces cinglés voulaient dominer le gang en général pour en tirer, en tant que lea- ders, des tas de bénéfices. Ils ont commencé à penser comme une entreprise16».

L’arrivée massive des pandillerosdans des centres pénitentiaires est à l’ori- gine des futures ranflasou groupes de pouvoir à l’intérieur des maras17. Les pandillerosles plus expérimentés ont créé des groupes représentés en divers

On peut ainsi affirmer que la stratégie étatique au Salvador, entre les années 2000 et 2009, s’est fondée sur la répression et l’emprisonnement des jeunes membres des gangs. Au cours de ces années, des milliers de pandillerosont été emprisonnés dans un système carcéral saturé et vio- lent où l’État n’exerçait que peu de contrôle.

13. Beaucoup de pandillerosqui ont été déportés depuis la Californie ont été impliqués dans des délits et emprisonnés. Une fois en prison, ces pandillerosont dû faire face à tout un ensemble de groupes actifs en prison, puis à d’autres maras, ce qui les a amenés à former des groupes de pouvoir au sein de chaque structure connus comme ranflas. Mot issu de l’argot propre aux pandillasqui veut dire voiture.

14. Entretien avec un ancien pandillero, San Salvador, 2012.

15. Désignation méprisante qui renvoie aux membres de barrio 18 (les fillettes, les gamines). La féminisation du mot les exclut symboliquement de l’univers masculin. On leur assigne un espace dépourvu de prestige.

16. Entretien avec une ancienne pandillera, San Salvador, 2017.

17. Ces ranflasse sont donc formées avec des pandillerosdéportés des États-Unis entre 1999 et 2002. Ces personnes se retrouvent en prison et sont d’accord sur la nécessité de créer des groupes de pouvoir. La prison leur donne la possibilité de réunir en un seul lieu des pandille- rosde différentes régions du Salvador. Ce qui permet de recueillir des informations sur presque toutes les régions du pays et d’y développer des activités. Les ranflasorientent les destins de leurs pandillas. Elles déterminent qui seront les leadersdans la rue et assurent la faible communication avec les pandillerosd’autres pays, surtout aux États-Unis.

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18. Pandillasdésigne ici des groupes qui fondent leur identité autour d’un système d’agressions réciproques avec d’autres groupes. Les bandes sont des groupes criminels organisés autour d’une activité illicite qui doit produire des capitaux : vol de voitures, trafic de drogues, enlè- vements, autres. Ces groupes ont souvent recours à la violence mais celle-ci est liée à des acti- vités économiques et seulement dans une moindre mesure à des questions de statut et de pres- tige. Nous faisons ici principalement référence à des bandes spécialisées dans les enlèvements, qui avaient un certain contrôle à l’intérieur des prisons, et étaient en conflit avec les pandillas.

19. Ce fonctionnaire est un militaire de la vieille garde, qui a eu à sa charge un important bataillon de l’armée pendant la guerre civile. Lors du premier gouvernement de gauche, celui de l’ex guérilla FMLN, présidé par l’ancien journaliste Mauricio Funes, ce fut l’homme de confiance de la gauche et il a occupé des postes importants comme celui de Ministre de la Défense et, plus tard, Ministre de la Sécurité et de la Justice.

endroits du Salvador et entamé le processus d’une organisation nationale.

La formation de ces groupes de pouvoir n’a pas seulement permis que les marasdéveloppent des réseaux et des stratégies nationales avec les pandilleros de toutes les régions du pays. Elle a également permis d’engager des dialogues et des négociations avec des fonctionnaires de l’État, en particulier avec des fonctionnaires des prisons.

Les premiers dialogues portaient sur des questions administratives. Les pandilleroset les bandes en prison18ont eu des conflits dans la plupart des centres où ils ont coexisté. Dans ce cadre, la communication avec les autorités est devenue importante. Les élites des gangs ont passé des accords avec les dif- férents directeurs des centres pénitentiaires et, de ce fait, ont été en contact avec des logiques et des protocoles de l’État. Elles ont compris que la violence pouvait devenir un capital important.

Il faut ici noter l’importance de la guerre civile. Beaucoup de déportés, et en règle générale beaucoup de membres des gangs, ont grandi pendant le conflit et y ont parfois participé. Ce processus a marqué de manière profonde les mentalités, les logiques personnelles et collectives autour de la violence.

La phase politique des gangs salvadoriens Avant la trêve

En mars 2012, les trois factions importantes des gangs (MS 13 et les deux groupes issus de Barrio 18) ont passé un accord avec le gouvernement. Promu et formellement conçu dans des bureaux officiels, cet accord se préparait depuis plusieurs années au Salvador. Dans un premier temps, par décision du Ministre de la Justice et de la Sécurité, Munguía Payes19, du président de la République et du directeur de la police, ce rapprochement fut gardé secret.

S’il est vrai que le conflit entre les gangs et l’État avait commencé avec les programmes Mano Dura(2001) et Súper Mano Dura(2004), ce qui a déclen-

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ché le besoin de négocier est un fait survenu le 20 juin 2010 dans une com- mune de Mejicanos.

Ce jour-là, des membres « Revolucionarios20» de Barrio 18, membres de la faction pandillerala plus rebelle et violente des dernières années, partici- paient à la veillée funèbre d’un de leurs camarades (surnommé Crayola). Une cellule de la MS 13 de la communauté Montréal l’avait assassiné la veille, devant sa famille, dans une ruelle de Colonia Jardín, un territoire contrôlé par Barrio 18, au sein de l’aire métropolitaine de San Salvador21.

Pendant la veillée funèbre, la décision fut prise de se venger le jour-même.

Les membres du gang savaient que les assassins de Crayola devaient venir de Montréal car plusieurs témoins les avaient identifiés. Par ailleurs, les cellules de ces deux quartiers, Jardín et Montréal, avaient un système d’agressions réci- proques depuis le début des années 1990. Pour les pandilleros

« Revolucionarios » qui s’estimaient insultés, il était très difficile de rejoindre ce territoire « ennemi », l’accès à cette colline étant particulièrement ardu.

Aussi choisirent-ils de s’en prendre aux familles. Sachant que des proches de MS 13 empruntaient les réseaux du transport public, ils arrêtèrent un bus qui se dirigeait vers Montréal. Le chauffeur fut menacé et le bus détourné pour gagner le territoire de Barrio 18. Les pandillerosy mirent le feu et empêchè- rent les passagers d’en sortir. Dix-sept personnes périrent et plusieurs autres furent gravement blessées.

Cet évènement devient un emblème de la barbarie des maras. À partir de ce jour, le discours officiel change de cap. L’action des marasfut présentée comme un facteur de déstabilisation de l’État. L’usage du mot « terrorisme22» au sein de ce discours officiel prit un sens nouveau, un sens de guerre publique contre un groupe à chaque fois plus clandestin. La relation de l’État salvado- rien avec les marasse transforma. Le soir même, suite à l’incendie du bus, le président Mauricio Funes lut un discours diffusé par la chaîne nationale. Il y expliqua que ce fait révélait un sentiment de désespoir des marassuite aux mesures répressives que son gouvernement avait adoptées à leur encontre.

20. Comme cela a été signalé, Barrio 18 a connu une scission. Une fraction importante est entrée en désaccord avec la direction alors assurée par un ex guérillero. Cela donna lieu à la forma- tion d’un nouveau groupe appelé « Barrio 18 Revolucionarios » ou simplement « la Erre ».

Cette question est développée dans l’article de Amaya L. E. et J. J. Martínez, op. cit., pp. 149- 17.

21. Voir Moddie E., J. J. Martínez, « En las llamas de la paz. La quema de un microbús y los signi- ficados de la violencia », in Meléndez O. et A. Bergmann (dir)., Violencia en tiempos de Paz.

Conflictividad y criminalización en El Salvador, Dirección Nacional de Investigaciones en Cultura y Arte, de la Secretaría de Cultura de la Presidencia, 2015, pp. 147-186.

22. Le terme « terroriste » utilisé par l’État salvadorien a une connotation de guerre. Le terme a été utilisé pour désigner les groupes que formaient le FMLN pendant toute la période du conflit politico-militaire.

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Alors même que cette action relevait d’un système d’agressions réci- proques entre des cellules de deux marasrivales, elle s’est vue investie d’un contenu politique. Dès lors, les marasont commencé à être abordées par le gouvernement comme des groupes qui, d’une certaine manière, faisaient par- tie du champ politique et des sphères de la compétence politique nationale. Le gouvernement augmenta alors les opérations policières dans les quartiers contrôlés par les maras. Le résultat le plus sensible pour ces structures s’est cependant produit dans les prisons.

La prison de Ciudad Barrios, la plus grande, destinée exclusivement à la Mara Salvatrucha 13, a été le théâtre des démonstrations de pouvoir de l’État.

La première mesure a été de confier aux forces armées le contrôle des visites jusque-là exercé par les autorités pénitentiaires. Outre l’agressivité avec laquelle les militaires traitaient les familles, une série de mesures répressives ont été prises qui doivent être comprises comme une manifestation de pouvoir de l’État sur le gang. Le Flaco, membre de la cellule dite de Francis, chargé, au nom de la Mara Salvatrucha 13, des relations publiques avec les journalistes, les chercheurs et les autorités pénitentiaires, a commenté cette situation lors d’un entretien :

« Ce que l’État est en train de faire, c’est mettre le feu aux poudres.

Écoute, nos gamins ne peuvent pas venir nous voir. Nos femmes et nos mères subissent un contrôle sans aucun respect de la part des soldats. Ça ne fait que chauffer les homeboys, ça fait chauffer le quartier23».

Cette entrée sur la scène politique nationale a eu des connotations impor- tantes dans les quartiers et à l’intérieur des cellules. Les marasont toujours élaboré leur identité autour d’un sens de l’exclusion, d’une conscience aigüe d’être aux marges de la ville. Une identité nomade et en formation. Mais, au cours de cette élaboration, la confrontation avec un groupe similaire a joué un rôle central. À propos de cette confrontation cyclique, le discours tenu aux plus jeunes pouvait s’exprimer en ces termes : « le premier objectif du gang est d’en finir avec le gang rival 24 ». Cependant, après l’incendie du bus, les mesures répressives de l’État ont frappé pareillement toutes les structures, en particulier dans le milieu carcéral, l’institution totale de l’État salvadorien par excellence25.

23. Entretien avec Hugo Quinteros, membre de la Mara Salvatrucha 13, 2011, Ciudad Barrios.

24. Cette phrase synthétise les discours des leadersadressés aux plus jeunes.

25. Concept tiré du livre d’E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades men- taux, Paris, Éditions de Minuit, 1968.

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26. Entretien avec un membre actif la Mara Salvatrucha, San Salvador, 2011.

27. Bonfil Batalla G, El México Profundo. Una civilización negada, México, Grijalba, 1987.

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Pour la première fois, les structures des gangs ont fait face à un conflit.

Comme cela a été signalé, les gangs, du moins centraméricains d’origine cali- fornienne, se sont justement caractérisés par l’absence de désaccords pro- fonds. Il s’agissait plutôt d’un jeu, certes brutal, mais d’un jeu au bout du compte, où le fait d’avoir des ennemis susceptibles d’attaquer était une ques- tion centrale. Cette façon de vivre le gangstérisme (pandillerismo) a été trans- mise aisément aux pandilleros. Les pandillass’agressent non plus dans l’idée de détruire l’autre, mais plutôt de lui accorder de manière inconsciente la pos- sibilité du prestige. Puisque le groupe agressé peut riposter et mettre ainsi en mouvement le jeu complexe des statuts.

La répression de l’État, après l’incendie du bus, a donné lieu à une dyna- mique bien moins complexe : un conflit direct avec l’État. Cette fois-ci, il y avait des différends profonds avec un État perçu comme ennemi et agresseur.

Le changement du discours concernant les jeunes pandillerosa provoqué un sentiment de confusion dans les cellules. Au sein du quartier Montréal, il a fallu adapter le système hiérarchique. Le combat contre les cellules adjacentes de Barrio 18 n’a pas cessé, mais il était bien plus important de frapper les struc- tures de sécurité du système pénitentiaire. Désormais le prestige s’obtenait autrement, comme l’explique Little Down, un des leadersde la cellule, en 2011 :

« Les gamins ont du mal à comprendre, que les chavalasseront tou- jours des chavalas mais que, maintenant, le gouvernement c’est [aussi] la chavala26».

Pour de nombreux observateurs des gangs, ce changement d’un système d’agressions et de ripostes vers un conflit avec l’État, n’en est pas un.

L’argument est que pour qu’il y ait conflit, il faut d’abord une position poli- tique solide, des intérêts politiques qui se voyant menacés peuvent conduire à la violence, ou bien des intérêts économiques. Or les gangs n’ont pas de projet politique ni de position unifiée. Néanmoins, si on est attentif aux métadis- cours, que ce soit ceux des porte-paroles officiels des structures ou ceux des aspirants et des pandillerossubalternes, ils révèlent une lutte pour la défense d’une forme de vie autonome. Une autonomie, de fait, éloignée de la question ethnique décrite par l’anthropologie classique mexicaine27. Une autonomie qui s’explique à partir des aspirations pour gérer un espace complexe : el bar- rio, le quartier.

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28. Amaya L.E. et J. J. Martínez, « Los sistemas de poder, violencia e identidad al interior de la Mara Salvatrucha 13: una aproximación desde el sistema penitenciario », in Anuario de inves- tigaciones 2011, Instituto de Ciencia, tecnología e innovación, Universidad Francisco Gavidia, San Salvador, UFG editores, 2013, pp. 103-204.

http://www.ufg.edu.sv/icti/doc/ANUARIO_2011.pdf

29. https://www.transparencia.gob.sv/institutions/pnc/documents/estadisticas

La transformation des marassalvadoriennes- J. J. MARTÍNEZ D’AUBUISSON151

Mesurer des forces

Comme cela a été dit, l’État incorpore les pratiques de brutalité ciblées dans les centres pénitenciers à partir de l’incendie du bus en juin 2010, qui visent tout particulièrement les pandilleros. L’objectif est alors de briser les liens entre les élites des marasdans la prison et les leadersdes cellules agissant dans la rue. Rompre les chaînes de commandement des structures et, d’une certaine manière, démontrer devant les gangs toute la force de l’État.

La riposte de la pandillaa consisté en une série d’assassinats et d’attaques qui ont pris pour cibles les gardiens de prison et les militaires chargés des contrôles. C’est ainsi que le 6 septembre 2011, deux gardiens du Centre péni- tentiaire de San Francisco Gotera, alors destiné à la Mara Salvatrucha 13, ont été assassinés. Puis, ce fut le tour du directeur du Centre pénitentiaire de Quezaltepeque (13 septembre), du sous-directeur technique du Centre péni- tentiaire de Ciudad Barrio (19 octobre) et d’un gardien du Centre péniten- tiaire de haute sécurité de Zacatecoluca (3 décembre)28.

L’année 2011 fut, définitivement, une année de mises en scène de la vio- lence. L’État manifestait son contrôle dans les centres pénitentiaires et les gangs leur brutalité en assassinant des agents du système pénitentiaire et en poursuivant leurs familles. Il s’agissait de faire des démonstrations de force dans un but concret : du côté de l’État, contrôler et diminuer l’emprise des gangs en intervenant dans les centres pénitentiaires ; du côté des gangs, mon- trer qu’ils avaient la force suffisante pour maintenir et défendre un style de vie autonome dans leurs territoires.

Au demeurant, les marasn’ont pas seulement attaqué des représentants de l’État. Elles ont aussi eu recours à la violence, et concrètement, aux homicides, pour provoquer un climat de chaos dans le pays, de façon à démontrer leur pouvoir. Selon les statistiques de la Police Nationale civile (PNC) et les statis- tiques de la Direction générale de statistique et recensement (DIGESTYC) du Ministère de l’Economie (MINEC), l’année 2011 fut l’une des plus violentes, avec 4 371 personnes assassinées, contre 3 987 en 201029.

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« Trêve » et rapprochements. La grande transformation identitaire des gangs D’un point de vue historique, la trêve ne date pas de mars 2012. Bien des années auparavant, il y avait eu des tentatives de rapprochement entre les marasau Salvador, en grande partie motivées par l’idée que l’État devenait « le nouvel ennemi ». C’est ainsi que les autorités ont voulu encourager un certain type de dynamique socioculturelle liée à la « construction de l’ennemi » en commun.

Comme nous l’avons déjà expliqué, les attaques de l’État ont eu comme effet la prise de conscience au sein des marasd’être agressées par une même entité et, en conséquence, la conviction d’avoir un ennemi commun qui les obligeait, du moins en partie, à dialoguer entre elles. Néanmoins ces processus socio-culturels sont complexes, s’agissant de structures qui se sont agressées de manière si radicale. Selon des informateurs, le processus de rapprochement et de communication entre marasa commencé début 2011, soit avant même l’incendie du bus alors que l’État commençait déjà à faire pression sur les cen- tres pénitentiaires.

Ainsi, certaines activités symboliques ont été effectuées de manière relati- vement consensuelle. Le 3 mars 2010 se tiennent deux défilés : l’un rassem- blant des proches de MS 13, l’autre des sympathisants de Barrio 18, une cen- taine de personnes dans chaque cas. Tous deux sont organisés par les familles des détenus afin d’exiger une amélioration des conditions de vie en prison, le respect de la Loi pénitentiaire et le retrait des militaires des centres péniten- tiaires. À cet effet, les deux cortèges se sont dirigés vers l’Assemblée législa- tive.

La police mobilisa des centaines d’agents afin de bloquer les accès à cer- taines rues, tout en permettant de passer par d’autres, de sorte que les deux cortèges se rencontrent. Les autorités s’attendaient à ce que les maras, fidèles à leur logique, s’affrontent. Les rassemblements avaient été planifiés par les élites respectives au sein des centres pénitentiaires, en sachant que la police allait essayer de provoquer un affrontement. Les deux cortèges sont arrivés l’un en face de l’autre, les participants se sont regardés pendant quelques minutes puis ils ont continué leur chemin.

Le défilé n’a pas eu d’effets importants dans le sens où les autorités péni- tentiaires n’ont nullement modifié leur politique. Néanmoins, symbolique- ment, ce défilé marquait le début d’une transformation identitaire des groupes. Les gangs ont alors commencé à se définir comme des groupes anti- État, et bien que les agressions et ripostes se soient poursuivies, l’idée d’un changement s’est installée.

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30. Martínez O., Martínez C., Arauz S. et E. Lemus, « El gobierno negoció con pandillas reduc- ción de homicidios », noticias en periódico El Faro.net, 2012. https://elfaro.net/

es/201203/noticias/7985/ Consulté le 9 novembre 2018.

31. Ward T. W., op. cit.

La transformation des marassalvadoriennes- J. J. MARTÍNEZ D’AUBUISSON153

La version généralement acceptée signale que la trêve commence officiel- lement le 8 mars 2012, suite à la décision du gouvernement de procéder au transfert des leaders de gangs détenus dans le Centre pénitentiaire de Zacatecoluca, la seule prison de haute sécurité du pays. Au total, trente per- sonnes ont été transférées vers des prisons d’un niveau inférieur de sécurité30. C’est cela qui marque, en effet, le début de la dite trêve.

Ceci étant, il convient de souligner ici l’introduction dans la dynamique des bandes, suite à tout ce processus, d’un élément central : sa verticalisation.

Dès leurs débuts, bien que les marasaient attiré de nombreux jeunes, elles n’ont jamais constitué des structures parfaitement articulées ou monoli- thiques. Au sein de chaque cellule (clicasou canchas), il y avait la conscience d’une histoire partagée, les membres pouvaient revendiquer quasiment un même système de valeurs et se mobiliser autour d’un fort antagonisme face à la bande rivale. Ces cellules reprenaient et reproduisaient un même système de symboles, avaient recours à un même argot et à des codes de conduite et vesti- mentaires qui leur permettaient de s’identifier à d’autres membres. Mais elles ne semblaient pas disposer d’une structure verticale, d’une direction chargée d’unir, d’orienter et de réglementer les actions du gang comme un tout et, en conséquence, capable de définir un programme collectif. Le plus souvent, ils étaient proches de la description de Ward, qui indique que la plupart des gangs son plutôt « hautement désorganisées »31.

De ce fait, quand il s’est agi pour l’État, en mars 2012, de dialoguer avec les porte-paroles d’organisations aussi hétérogènes, l’une des questions les plus sensibles a été celle du contrôle des maras. L’État, avec l’aide de média- teurs, a eu besoin de constituer un groupe de représentants crédibles du côté des maras, une sorte de comité d’interlocuteurs qui rende viables et fonction- nels les efforts pour parvenir à des accords. Cela permettait d’éviter d’avoir à négocier avec l’ensemble des gangs. Ce qui a facilité le « dialogue politique », entre des porte-paroles « historiques » des maras, des médiateurs, des repré- sentants gouvernementaux et des fonctionnaires internationaux. Cela a par ail- leurs rendu plus aisé le « dialogue opératif », qui s’est succédé à l’échelle muni- cipale et communale entre les leadersdes bandes locales, les représentants des mairies, etc.

C’est dans ce contexte qu’une sorte de seconde phase de la trêve a été lan- cée au niveau local, en mobilisant les mairies dites « sanctuaires », puis rebap- tisées « libres de violence ». Onze communes ont ainsi été choisies qui devaient encourager des programmes et des projets visant à concrétiser la trêve

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32. Katz C. et L. E. Amaya, La tregua entre pandillas como una forma de intervención sobre la violencia, Soluciones, 2015. Disponible sur http://www.repo.funde.org/1042/ Consulté le 9 novembre 2018.

33. Entretien avec un membre actif de la Mara Salvatrucha 13, San Salvador, 2012.

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à l’échelle locale. Sans succès. Selon les maires, le problème a d’abord été financier, ils n’ont pas réussi à générer des fonds propres, ni à obtenir des fonds du gouvernement pour mener à bien des projets de prévention de la vio- lence. De ce fait, ils ont dû faire face à l’insatisfaction de la part de membres des maras. En dépit de cela, le Secrétaire général de l’organisation des États américains (OEA), José Miguel Insulza, a renouvelé, en juillet 2013, son sou- tien à la trêve.

Au demeurant, ce processus de trêve a offert un certain nombre d’oppor- tunités à la société, concrètement une baisse des délits violents, en particulier des homicides. Ce que confirment Katz et Amaya, dans une étude rigoureuse des statistiques officielles de ce type de criminalité32.

Les homicides ont ainsi effectivement baissé suite à la trêve. Cela aurait pu conduire le gouvernement à renforcer sa présence territoriale via des pro- grammes sociaux dans des zones inaccessibles, mais cette opportunité n’a pas été saisie.

Il convient de préciser que la trêve ne remporta pas l’adhésion de toutes les maras et de toutes les cellules. Ainsi, la clica « Seven Eleven Locos Salvatrucha » de la MS 13 s’est opposée au processus et ses membres ont dure- ment été rudoyés en prison, comme l’indique l’un de ses membres :

« On n’en a rien à foutre de la “trêve”. On l’accepte parce qu’il le faut, mais dans la mesure du possible on va continuer à faire les choses comme on les a toujours faites (…). Ça veut dire quoi de pas- ser des accords avec des “chavalas” (membres de Barrio 18) ? On s’y fait pas33».

L’étape de la « post-trêve »

La post-trêve est en cours. Elle a commencé début 2013. Une décision de la Cour Suprême de Justice contraint alors le Président de la République, Mauricio Funes, à nommer un civil au poste de Ministre de la Justice et de la Sécurité publique, en remplacement du général de division David Munguía Payés. Celui-ci a reconnu être l’auteur de la stratégie de la trêve, élaborée dans son bureau avec l’accord du président Funes. En mai 2013, le président nomme à ce poste Ricardo Perdomo, ancien directeur des services de rensei- gnements de l’État (Organismo de Inteligencia del Estado, OIE).

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34. Extrait de la décision de la Cour Suprême de Justice du Salvador.

35. Savenije W., op. cit.

36. Ibid.

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Cette action marque le début d’une période d’affaiblissement des équipes constituées pour assurer les accords de la trêve, ce qui contribue à saper les conditions globales qui avaient rendu possible cette stratégie inédite. Ainsi, le nouveau ministre a destitué le Directeur Général des Centres pénitentiaires de l’époque, Nelson Rauda, car il avait autorisé la sortie de deux pandillerosbien connus à un événement religieux le 29 mai 2015. À la suite de quoi, Perdomo a interdit l’entrée des médiateurs dans les centres pénitentiaires, ce qui a été un coup dur pour le processus : la communication entre les porte-paroles des maraset leurs contreparties dans la rue en est affectée, elle devient plus lente et peu opérative.

L’interruption abrupte de la trêve a renforcé la confrontation avec l’État.

En 2015, soixante-quatre policiers ont été tués dans des attaques perpétrées par des gangs. La réaction de l’État a été de déclarer illégale la « négociation » avec les maras(par le biais d’une décision de la Cour Suprême de Justice) qui furent alors désignées comme des groupes « terroristes ». D’après cette déci- sion, le « terrorisme » : use « de moyens et de méthodes destinés à produire une terreur collective », porte atteinte à des « biens juridiques personnels ou matériels », et provoque des « dommages potentiels au système démocratique, à la sécurité de l’État ou à la paix internationale ». En conséquence : « Compte tenu des fondements de l’État constitutionnel de droit, on ne saurait avoir recours à des mécanismes para-juridiques, qui impliquent des négociations avec le crime en général, et encore moins avec le crime organisé, dans l’idée de réduire les chiffres de la délinquance et en échange de bénéfices qui ne sont pas conformes au cadre normatif pénitentiaire régulant la finalité de la peine –art.

27 Cn.–; ou ayant comme contrepartie la suspension de l’application de la législation pénale34».

Par définition, l’identité des marasprend appui sur un système d’agres- sions réciproques avec des groupes antagoniques qui ont des caractéristiques similaires. Si l’on suit le raisonnement de Savenije 35, du moins en ce qui concerne le Salvador, le jour où un gang éliminera réellement un autre, il sera plongé dans une crise identitaire36. Néanmoins, avec le succès d’attaques qui ont marqué la post-trêve, l’État, principalement par le biais des instances d’ap- plication de la loi, est devenu une cible « légitime » pour les maras. Le mécon- tentement s’est progressivement répandu au sein de ces groupes, sorte de

« bombe à retardement », comme nous l’a dit l’un des leaders de la MS 13. La verticalité conjoncturelle provoquée par la trêve s’est brisée, dérégulant l’usage de la violence par les gangs.

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Ainsi, l’effet « boomerang », anticipé par Katz et Amaya, est devenu une réalité, et, en 2015, le taux d’homicides a été le plus élevé de l’histoire du Salvador37.

***

On peut dire, en conclusion, que les dynamiques qui ont opposé les maras pendant de nombreuses années se sont modifiées. Les formes qu’elles pren- nent désormais incorporent toujours l’usage de la violence pour gagner du respect, de la reconnaissance et du pouvoir, mais elles se sont aussi déplacées vers le champ politique salvadorien. La violence apparemment incontrôlée des affrontements entre groupes a cédé la place, partiellement au moins, à un usage plus contrôlé et mesuré en vertu d’un objectif politique.

Au cours de cette étape, les marasse sont rapprochées d’autres acteurs politiques, tels que les partis politiques, les maires et autres leaderslocaux. Ce qui transforme les dynamiques internes, dans le sens où ce n’est plus celui qui est le plus violent qui est susceptible de devenir le leaderd’un groupe mais celui qui a la plus grande capacité à négocier avec tous ces acteurs. Cette modi- fication concerne aussi les autres acteurs dans le sens où ils incorporent et vali- dent des dynamiques violentes. Cela donne aux gangs une légitimité aux yeux de la population salvadorienne. Ainsi, on peut dire qu’au cours du dernier quinquennat, nous avons assisté à une politisation du gang, conduisant dans le même temps à « gangstériser » la politique salvadorienne.

37. Il atteint 105 pour 100 000 habitants en 2015, contre 71 en 2011 et 47 en 2002 selon les chiffres des Nations Unies. Voir https://datos.bancomundial.org/indicador/VC.IHR.PSRC.P5?

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