• Aucun résultat trouvé

Pascal. Qu'est-ce que la vérité?

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Pascal. Qu'est-ce que la vérité?"

Copied!
32
0
0

Texte intégral

(1)
(2)
(3)

Pascal. Qu'est-ce que la vérité ?

(4)

DÉBATS PHILOSOPHIQUES Collection dirigée par Yves Charles Zarka

Directeur de recherche au CNRS

Les ouvrages publiés dans cette collection comportent des contributions inédites qui ont pour objet, d'une part, de faire le point sur un débat philosophique majeur et, d'autre part, d'ouvrir des perspectives nouvelles.

En somme, il s'agit de mettre à la disposition d'un large public d'étudiants, d'enseignants et, plus généralement, de tous ceux qui s'intéressent à la philosophie des travaux de recherche novateurs élaborés particulièrement, mais non exclusivement, dans le cadre du Centre d'histoire de la philosophie moderne du CNRS.

Y.C. Z.

(5)

1

C O O R D O N N É PAR

Martine Pécharman

Pascal.

Qu'est-ce que la vérité ?

Presses Universitaires de France

(6)

LISTE DES AUTEURS

HÉLÈNE BOUCHILLOUX Université de N a t i c y - I I J E A N - P I E R R E CLÉRO

Université de R o u e n CHRISTIAN LAZZERI Université de Besançon PIERRE M A G N A R D Université de P a r i s - I V M A R T I N E PÉCHARMAN

CNRS B E R N A R D SÈVE Lycée L o u i s - l e - G r a n d

ISBN : 2 13 0 5 0 2 0 3 2 D é p ô t légal : 1 é d i t i o n - 2 0 0 0 , s e p t e m b r e

© Presses U n i v e r s i t a i r e s de F r a n c e , 2 0 0 0 108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 Paris

(7)
(8)
(9)

Préface.

La vérité, de la logique à l'anthropologie

MARTINE P É C H A R M A N

Achevée d'imprimer quelques semaines avant la mort de Pascal (survenue le 19 août 1662), La Logique ou l'Art de penser d'Antoine Arnauld et Pierre Nicole avoue l'impor- tance de sa dette à l'égard de l'opuscule (vraisemblablement composé en 1655 ') que cet « excellent esprit... avait intitulé De l'esprit géométrique »2 : si la Logique dite de Port-Royal constitue à bon droit une « nouvelle Logique », décidée à permettre enfin le « discernement de la vérité » au niveau des principes des raisonnements, plutôt que de s'appli- quer de manière seulement formelle à éviter les mauvaises manières de raisonner ou sophismes, c'est pour une part essentielle grâce à quelques « réflexions » empruntées à Pascal, pour qui la possibilité de discerner le vrai du faux

1. Pour cette datation, préférable à celle le plus souvent adoptée de 1658-1659, voir les arguments avancés par Jean Mesnard dans Blaise Pascal, Œuvres complètes, t. III, Desclée de Brouwer, 1991, p. 368-376.

2. Pour cette citation — comme pour toutes celles qui suivent — d'Arnauld

et Nicole, voir, en préliminaire de La Logique ou l'Art de penser, le Discours

sur le dessein de cette Logique (rédigé par Nicole). Dans l'édition critique de

La Logique par Pierre Clair et François Girbal (Paris, Vrin, 1981, seconde

édition revue), ce discours est reproduit aux p. 15-26.

(10)

est enfermée dans la connaissance des règles permettant de prouver la vérité.

En quoi le « petit écrit » de Pascal contribue-t-il selon Arnauld et Nicole à remédier aux « faux jugements dont on tire de mauvaises conséquences », et mérite-t-il par là d'être considéré comme une autre source de leur art de penser, à côté et en complément des livres du « célèbre philosophe » Descartes ? Si l'on doit à Descartes la possibilité d'assigner comme cause des erreurs de jugement la propension à affir- mer « témérairement » ce que l'esprit ne connaît pourtant que « confusément et obscurément », il revient en propre à Pascal d'avoir subordonné la connaissance certaine de la vérité en conclusion d'une démonstration à l'usage princi- piel des définitions de noms : en procédant constamment dans l'esprit à la substitution, aux termes définis, de leurs explications, la preuve d'une vérité se trouve pour ainsi dire dotée d'un moyen de contrôle purement interne à la pensée, si bien que par sa théorie de la définition nominale, Pascal redoublerait et confirmerait en quelque sorte la doctrine cartésienne de l'idée claire et distincte. De fait, dans De l'esprit géométrique, c'est pour souligner qu'il est nécessaire de commencer par « défini [r] clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles » que Pascal déclare, au moyen d'une formule rappelant la seconde partie du Discours de la méthode, que « si l'on n'assure le fondement on ne peut assurer l'édi- fice » : la définition d'un nom ne se faisant jamais qu'au moyen de termes déjà connus, ce procédé permet de retrou- ver la série des termes mentaux servant à distinguer de toute autre l'idée que l'on veut signifier en imposant un certain

1 De l'esprit géométrique, deuxième partie (De l'art de persuader), in Œuvres complètes, t. III, p. 416. Pour l'explication de ce qu'il faut entendre par

« définition » et la restriction de celle-ci à la seule définition de nom, voir dans la première partie, Réflexions sur la géométrie en général, les p. 393-394.

(11)

nom dans le discours. Tout nom utilisé dans la démonstra- tion d'une vérité devant ainsi rester relatif, dans l'esprit, à une série de termes plus clairs qui composent son explica- tion et désignent sans ambiguïté l'objet du discours, il n'est pas étonnant que les auteurs de la Logique de Port-Royal voient dans le précepte pascalien de substituer mentalement à un nom sa définition entière, une règle en connivence avec la théorie cartésienne de l'idée claire et distincte. Distinguer les idées pour ne pas confondre les conséquences d'idées différentes, voilà en effet selon De l'esprit géométrique ce qui suffit à s'assurer de la vérité d'un raisonnement, sans requérir les procédés syllogistiques de réduction des sophismes. Seul un interlocuteur aussi opiniâtre que le révérend père Noël, qui s'est mépris sur la définition du nom « espace vide » donnée par Pascal en 1647 dans ses Expériences nouvelles touchant le vide, en la tenant pour une assertion de l'existence réelle du vide, a pu se montrer incapable de reconnaitre dans l'explication d'un nom par une suite de termes déjà conçus le premier des « degrés qui nous mènent à la connaissance des vérités » : réfuter un si piètre contradicteur, aveugle à ce qui constitue le « fondement de toutes [les] maximes » de la méthode pascalienne, revenait alors déjà, par la simple appli- cation de la définition du nom « espace vide », à dénoncer l'embrouillement de ses idées, son impuissance à discerner les conséquences de notions différentes 1 Arnauld et Nicole, pour qui les différentes sciences ne doivent jamais être regar- dées que comme l'exercice des « forces » de l'esprit et la mise en œuvre de ce qui forme un jugement exact, ne peinent pas pour leur part à mesurer l'intérêt logique de la définition nominale : la quatrième partie de L'Art de penser va y insis-

1. Pour cette r é f u t a t i o n du pere N o ë l . voir la lettre à Monsieur Le Pailleur (écrite en février 1648), éditée par Jean M e s n a r d dans le t. II des Œuvres completes, p. 5 5 9 - 5 7 6 (les citations sont prises des p. 563 et 561).

(12)

t e r l'exigence de c o m m e n c e r par u n e désignation claire, au m o y e n de plusieurs mots d o n t le sens est déjà entendu, de l'idée signifiée par u n t e r m e utilisé c o m m e élément d ' u n e démonstration, le souci d'éviter dans la suite du dis- cours le passage subreptice à u n e autre idée que celle-là, tout cela n e peut qu'être en continuité et en accord avec le principe « Tout ce qui est contenu dans l'idée claire et distincte d'une chose, se peut affirmer avec vérité de cette chose », d o n t d é p e n d p o u r Descartes toute l'évidence de la connaissance humaine. Le précepte pascalien de faire concevoir claire- m e n t l'idée représentée par u n mot, afin de discerner du d é b u t j u s q u ' à la fin d ' u n e démonstration quel est l'objet constant du discours, paraît dans La Logique ou l'Art de penser nécessairement en h a r m o n i e avec la « règle de l'évidence » placée par Descartes au principe de toutes les propositions vraies, car en l'absence d ' u n e désignation aussi distincte que possible d ' u n e idée, les assertions relatives aux propriétés de la chose c o n ç u e par cette idée risqueraient à t o u t m o m e n t d'être frappées de fausseté, p o u r p e u que l'on soit passé

« insensiblement » à u n e autre idée, à l'idée d ' u n e autre chose.

Mais est-ce rendre p l e i n e m e n t justice à la c o n t r i b u t i o n de Pascal à ce que le préambule de l'opuscule De l'esprit géomé- trique appelle « l'étude de la vérité » que de lui i m p u t e r pareille c o m m u n a u t é t h é o r i q u e avec Descartes ? N o n seule-

1. Voir pour ce qui suit les p. 308-312 et 315-320 dans l'édition Clair- Girbal de La Logique. L'expression « règle de l'évidence » est utilisée p. 324.

Pour la source de cette règle, voir la Troisième Méditation : «je puis poser pour règle générale qu'est vrai tout ce que je perçois fort clairement et distinctement » (Méditations métaphysiques, traduction par Michelle Beyssade, Le Livre de Poche, 1990, p. 85).

2. Pour l'utilisation par Arnauld et Nicole de cette expression, voir La Logique ou l'Art de penser, p. 324 de l'édition Clair-Girbal.

3. Ibid., p. 309.

4. De l'esprit géométrique, p. 390 de l'édition Mesnard.

(13)

ment la désignation claire, au moyen de la définition d'un nom, de l'idée signifiée par ce nom, ne saurait revenir pour Pascal à la manifestation de la nature ou essence même de la chose ainsi différenciée de toute autre, mais en outre il est impossible selon lui de fonder l'usage des règles de démons- tration et de discrimination de la vérité dans la capacité qu'auraient les hommes de connaître « ce qui se passe dans leur esprit » et par là de n'approuver comme vraies que les pensées qu'ils apercevraient clairement et distinctement. Étant entendu que la méthode décrite dans De l'esprit géométrique ne saurait servir à prouver les vérités surnaturelles (auxquelles l'âme humaine ne peut acquiescer que si Dieu le veut et « par la manière qu'il lui plait » 2 il reste que même les vérités qui sont « de notre portée » 3 ne sont pas pour autant toutes au pouvoir de notre raison, et que nous n'avons nulle certitude quant à la voie par laquelle la plupart d'entre elles sont « reçues dans l'âme » car la connaissance de « tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l'homme » 5 nous fait défaut. Il ne s'agit pas pour Pascal de reprendre à son compte la méditation car- tésienne « de vero et falso », « du vrai et du faux », en soutenant à son tour que tout jugement dépend du concours entre deux causes conjointes, l'entendement (faculté de percevoir les idées) et la volonté (faculté d'affirmer ou de nier), et qu'il n'est possible de se garder de l'erreur qu'à la condition que la liberté d'assentir ou de ne pas assentir n'excède pas ce dont l'enten- dement a une intellection claire et distincte type=" BWD" Son propos n'est

1. La Logique ou l'Art de penser, p. 319 de l'édition Clair-Girbal]

2 De l'esprit géométrique, deuxième partie. De l'art de persuader, p. 413 de l'édition Mesnard.

3. Ibid.. p. 414.

4. Ibid.. p. 413 et 414.

5. Ibid., p. 416.

6. Pour l' explication par Descartes de la cause de l'erreur, voir Quatrième Méditation, in extenso (p 143-172 dans la traduction de Michelle Beyssade).

(14)

pas d ' o p p o s e r à d e s r a i s o n s i n s u f f i s a n t e s ( p a r d é f a u t d ' é v i - d e n c e ) d e la d é t e r m i n a t i o n d e la v o l o n t é , d e s « r a i s o n s c e r - t a i n e s e t i n d u b i t a b l e s » 1 e t il t i e n t l ' i n s u b o r d i n a t i o n d e la v o l o n t é à l ' é g a r d d e l ' e n t e n d e m e n t p o u r a u t r e m e n t p l u s r a d i - cale q u e la l i c e n c e q u ' e l l e p r e n d d ' o u t r e p a s s e r les l i m i t e s d e la c o n n a i s s a n c e claire. P o u r D e l'esprit géométrique e n effet, la d u a l i t é e n t r e ces d e u x p u i s s a n c e s d e l ' â m e ( a p p e l é e s aussi

« l ' e s p r i t » e t « le c œ u r ») d o i t s ' i n t e r p r é t e r c o m m e la s é p a - r a t i o n , v o i r e l ' a n t a g o n i s m e , e n t r e d e u x v o i e s s t r i c t e m e n t h é t é r o g è n e s d u « c o n s e n t e m e n t », p l u t ô t q u ' a u s e n s d e « d e u x c a u s e s c o n j o i n t e s » d e l ' e r r e u r c o m m e le v o u d r a i t D e s c a r t e s q u i fait d é p e n d r e la f a u s s e t é d u j u g e m e n t d e la d i s p r o p o r t i o n e n t r e l ' i n t e l l e c t i o n à l a q u e l l e l ' e n t e n d e m e n t se t r o u v e b o r n é e t l ' a b s o l u e l i b e r t é d e d é c i s i o n d o n t d i s p o s e la v o l o n t é . D i r e à la f a ç o n d e P a s c a l q u e les v é r i t é s n a t u r e l l e s e n t r e n t « e n f o u l e » d a n s l ' â m e « p a r les c a p r i c e s t é m é r a i r e s d e la v o l o n t é , sans le c o n s e i l d u r a i s o n n e m e n t » c ' e s t d é s i g n e r t o u t a u t r e c h o s e q u e l ' e x c è s o u l ' a b u s d e la l i b e r t é d e d é c i s i o n , q u a n d la v o l o n t é n e se c o n t i e n t pas d a n s les l i m i t e s d e c e q u i est p e r ç u c l a i r e m e n t e t d i s t i n c t e m e n t : c ' e s t a t t r i b u e r à l ' e n t e n - d e m e n t e t à la v o l o n t é d e u x f o r m e s d i s t i n c t e s d u c o n s e n t e - m e n t , d e u x m o d e s s é p a r é s d e la p r o d u c t i o n d a n s l ' â m e d e la c r o y a n c e à u n e v é r i t é . A u l i e u d e p a r t i c i p e r t o u t e s d e u x (au r i s q u e d ' u n d é s é q u i l i b r e e n t r e l e u r s é t e n d u e s r e s p e c t i v e s ) à u n e s e u l e e t m ê m e o p é r a t i o n d e c o n s e n t e m e n t , les d e u x p u i s s a n c e s d e l ' â m e e n g e n d r e n t la p e r s u a s i o n c h a c u n e à sa m a n i è r e p r o p r e , i r r é d u c t i b l e à c e l l e d e l ' a u t r e . C e q u e r é v è l e la d e u x i è m e p a r t i e ( D e l'art de persuader) d e l ' o p u s c u l e D e l'esprit géométrique, c ' e s t q u e la v o l o n t é , i n d é p e n d a m m e n t d e

1 Ibid., p. 163.

2. Pour cette expression tirée de la Quatrième Méditation, voir ibid., p. 153.

3 De l'esprit géométrique, deuxième partie, De l'art de persuader, p. 414 de l'édition Mesnard.

(15)

toute relation (fût-elle de disproportion) à l ' e n t e n d e m e n t , est par elle-même à l'origine du plus grand n o m b r e de nos croyances. Point n'est besoin alors de maintenir ne serait-ce q u ' u n lien ténu entre l'opération d'assentiment de la volonté et quelque conception de l ' e n t e n d e m e n t (laquelle ne consti- tuerait q u ' u n e raison trop obscure et trop faible de la déter- mination volontaire) ; la dualité des « deux principales puis- sances » de l'âme est ici telle qu'elle ne s ' a c c o m m o d e pas de la m o i n d r e antécédence du concevoir sur le vouloir, celui-ci n'étant jamais porté à agir que par l'attente d ' u n e pleine satisfaction de soi. L'emprise sur l'âme du « désir d'être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir » n'a pas seulement p o u r effet l'adhésion nécessaire de la volonté à ce qui lui plaît le plus, et par là la p r o d u c t i o n d ' u n m o d e de c o n s e n t e m e n t tout à fait hétérogène à celui engen- dré à partir des « principes... de l'esprit » (qui sont « des vérités naturelles et connues à t o u t le m o n d e ») 1 : ce qui n'est q u ' u n e voie de l'assentiment face à une autre, tend i n d û m e n t à s'imposer de manière tyrannique à la place de cette autre, les h o m m e s étant enclins, jusque dans les matières relevant du raisonnement, à obéir à un autre principe que ceux de l'entendement, et à évincer le travail de la « preuve » par le pur plaisir ou « agrément » que la volonté prend à son exercice même.

O n ne saurait donc, selon Pascal, se d o n n e r p o u r objet le discernement du vrai et du faux, et l'exposition de « la m é t h o d e de prouver la vérité » 5 sans être obligé de souligner, outre la limitation de ce propos aux seules vérités p r o p o r -

1 Ibid, p. 413.

2. Ibid., p. 415.

3 Ibid.

4. Pour l'opposition entre la preuve et l'agrément. voir ibid., p. 413, 414 et 416.

5. Ibid., première partie, p. 390.

(16)

t i o n n é e s à l ' e s p r i t h u m a i n — à l ' e x c l u s i o n d e s v é r i t é s d i v i n e s q u i s o n t « i n f i n i m e n t a u - d e s s u s d e la n a t u r e » - , la r e s t r i c t i o n d e s o n a m b i t i o n a u x r è g l e s d e l ' a r t d e « c o n v a i n c r e » — à d é f a u t d e celles, i n a c c e s s i b l e s , d e l ' a r t d'« a g r é e r » o u d e

« p l a i r e » 2 q u i s u p p o s e r a i e n t p o u r p o u v o i r ê t r e c o n n u e s d e n o u s q u e les « p r i n c i p e s d u p l a i s i r » f u s s e n t « f e r m e s e t s t a - bles » c e q u ' i l s n e s o n t pas. L o i n d e t é m o i g n e r q u e l ' â m e h u m a i n e n ' a g i t « q u e p a r r a i s o n », et q u e l o r s q u ' e l l e n e j u g e pas d e s c h o s e s s e l o n d e s r a i s o n s claires e t d i s t i n c t e s , elle e n j u g e c e p e n d a n t s e l o n d e s r a i s o n s a u m o i n s a p p a r e n t e s , l ' o p u s - c u l e D e l'esprit géométrique m o n t r e q u e les d é m o n s t r a t i o n s d o n t les c o n c l u s i o n s s o n t d o t é e s d ' u n e « f o r c e i n v i c i b l e » s e l o n le m o d e d e c o n s e n t e m e n t p r o p r e à l ' e s p r i t n e s o n t p a s p o u r a u t a n t s û r e s d ' e m p o r t e r u n i v e r s e l l e m e n t la c o n v i c t i o n , i m p u i s s a n t e s q u ' e l l e s s o n t à satisfaire é g a l e m e n t t o u t e s les â m e s et à r é s i s t e r à u n e é v e n t u e l l e i n t r u s i o n d e la v o l o n t é d a n s c e q u i est d e la j u r i d i c t i o n d e l ' e n t e n d e m e n t . C o m b a t - t u e s c h e z c e r t a i n s p a r les « plaisirs q u i n o u s t o u c h e n t le p l u s » 5 les v é r i t é s q u i s o n t d e d r o i t a u f o n d e m e n t d e p r e u v e s t o u t à fait « s o l i d e s e t i m m u a b l e s » 6 r i s q u e n t b i e n d a n s ces c i r c o n s t a n c e s - l à d e n ' o p p o s e r q u ' u n e v a i n e r é s i s t a n c e à la v o l o n t é m u e p a r le d é s i r d e r e n o u v e l e r sans fin les m o t i f s d e s o n c o n t e n t e m e n t . L a p r é p o n d é r a n c e d e « c e q u i est v é r i t a - b l e m e n t s o l i d e e t q u i r e m p l i t et satisfait p l e i n e m e n t l ' e s p r i t » ( c o m m e le disait P a s c a l d a n s sa Lettre au Très R é v é r e n d Père Noël7) s u r les o b j e t s labiles o f f r a n t à la v o l o n t é d ' i n d é f i n i e s

1. Ibid., deuxième partie, p. 413.

2. Pour le dédoublement puis la restriction de l'art de persuader, voir ibid., p. 416-418,

3. Ibid., p. 417.

4 Ibid., p. 418.

5. Ibid., p. 416.

6. Ibid., p. 419.

7. Cette Lettre du 29 octobre 1647 est éditée par Jean Mesnard dans le t. II des Œuvres complètes, p. 518-527. Pour la formule citée, voir p. 519.

(17)

La vérité, destination morale de l'homme dans les Pensées

MARTINE P É C H A R M A N

Qu'« une idée de la vérité » soit déposée dans l'homme, et que ce dernier se trouve pourtant dans l'incapacité de pos- séder de manière absolument assurée quelque vérité que ce soit, voilà « certainement », comme le dit un passage biffé de la Pensée 131, ce qui « passe... toute la philosophie humaine »1.

On n'a qu'une certitude (mais on a au moins celle-là), c'est que la recherche de la vérité par la raison naturelle est vouée à l'échec. En effet, en chacun des deux « parti[s] » (le dog- matisme et le pyrrhonisme) auxquels se réduisent « nécessai- rement » les discours philosophiques sur les « principes natu- rels » de nos connaissances, on parvient à une pure aporie, due d'un côté à l'impossibilité d'une appréhension de la

1. Les citations des Pensées sont tirées de l'édition des Œuvres complètes de Pascal par Louis Lafuma (Le Seuil, coll. « L'Intégrale », 1963). La numé- rotation utilisée est donc celle de cet éditeur (notée Laf. ; lorsque les citations d'un fragment sont données en italiques, c'est qu'il s'agit de passages qui ont été rayés dans les originaux).

Sauf indication contraire, pour les textes autres que les Pensées, nous utilisons l'édition des Œuvres complètes de Pascal par Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, t. I (1964)-t. IV (1992). Cette édition est notée par le sigle OC, suivi de l'indication du tome.

(18)

vérité inexpugnable à la raison, de l'autre côté à l'impossi- bilité d'un doute absolu ou « parfait ». Il est ainsi exclu de

« subsister » dans un parti plutôt que dans l'autre, alors que cependant le ralliement à l'un ou à l'autre est inévitable quand on cherche la vérité à l'aide de la seule raison. Autant dire que la faillite de la « philosophie humaine » (tout entière rame- née à l'antilogie opposant l'indubitabilité des principes qui nous sont naturellement donnés et l'incertitude du mode originaire de leur donation) tient à son impuissance à s'auto- dépasser : trop « humaine » pour connaître que « l'homme passe infiniment l'homme », elle échoue en quelque sorte constitutivement à tenir le discours adéquat à ce « sujet de contradictions » qu'est l'homme, sujet réellement double, dont la « condition » même est d'être constamment divisé en deux natures inconciliables. Un tel sujet est impensable selon la catégorie aristotélicienne de l ' laquelle a par excel- lence pour propriété de rester numériquement une et iden- tique tout en recevant successivement des qualifications contraires. L'homme qui est au-delà du concevable pour la

« philosophie humaine » ne peut pas faire l'objet d'un discours comparable à celui attribuant à un seul et même sujet deux propriétés contraires (d'abord l'une, puis l'autre), ou affir- mant à un moment de ce sujet une propriété qui s'en trouve niée à un autre moment. Il ne s'agit pas de dire que l'homme a eu l'idée de la vérité et qu'il ne possède plus que « le mensonge », ou que l'homme a été et qu'il n'est plus le

« dépositaire du vrai » : dans la Pensée 131, ce n'est pas d'un

sujet resté un et identique alors que ses qualités ont changé

que l'on parle. Faire taire les discours ordinaires des philo-

sophes, commander à l'homme d'« écoute[r] Dieu » qui est

son « maître », c'est mettre un terme à la vieille familiarité

avec le sujet qui est surtout sujet en tant qu'il est susceptible

des contraires sans péril pour son unité et son identité. Lors-

que l'on affirme la dualité et la différence du sujet dont il est

(19)

toujours vrai de dire et qu'il a l'idée de la vérité et qu'il est incapable d'une connaissance certaine, « toute la philosophie humaine » se trouve dépassée. L'état dans lequel l'homme est élevé à une perfection qui le rend « comme semblable à Dieu » et l'état dans lequel il est déchu de ce « degré de perfection » et assimilé aux bêtes ne sont pas réductibles à deux contraires venant affecter l'un après l'autre un même sujet : de ces « deux- propositions » sur l'homme, la première se trouve certes « en quelques lieux » de l'Écriture, alors que la seconde est « en d'autres », mais cette distribution des passages bibliques n'a rien d'une succession d'énoncés décrivant le changement par lequel une seule et même chose perd une qualité pour en acquérir une autre. L'homme n'est pas simplement autre de

« l'état de la création » à « l'état de la corruption », c'est de façon constante et tout à la fois qu'il est un sujet de perfection et un autre sujet privé de la puissance de connaître avec assurance.

Si la recherche de la vérité par la raison naturelle ne produit qu'un «embrouillement» d'après la Pensée 131, c'est que, comme le montre par ailleurs l' Entretien avec M. de Sacy 1 les différents discours des philosophes sur l'homme ne réussissent pas à se composer en un corps de doctrine absolument général, formé par l'union des propositions qui, prises « séparément », ne donnent qu'une connaissance incomplète de la nature humaine. Leur défaut de complétude interdit à ces discours également « conformes à la raison » de se maintenir l'un sans l'autre (aucun d'eux ne parvient à ôter l'autre afin de s'établir tout seul) ; mais chacun prétendant parler du même sujet que l'autre, leur alliance est tout autant exclue. Dans les « divers rai- sonnements » prenant en considération l'homme - raison- nements d'Épictète et de Montaigne que Pascal a si bien décrits à M. de Sacy —, la philosophie humaine est impuissante à arriver à une entière adéquation avec son objet : elle y est

1. Pour les citations qui suivent de l' Entretien, voir OC. III. p. 151-153.

(20)

i m p u i s s a n t e , n o n s e u l e m e n t p a r c e q u e ces r a i s o n n e m e n t s n e c o n s t i t u e n t i s o l é m e n t q u e d e s « l u m i è r e s i m p a r f a i t e s », m a i s e n c o r e p a r c e q u e l e u r a s s e m b l a g e , l o i n d e faire d e c h a c u n le c o m p l é m e n t d e l ' a u t r e e t d e f o r m e r ainsi, d e d e u x a n t h r o p o - l o g i e s , u n e s e u l e , a d d i t i v e m e n t p a r f a i t e , n e p a r v i e n t j a m a i s à c e t t e t o t a l i s a t i o n , é t a n t i m p o s s i b l e q u ' u n s e u l e t m ê m e s u j e t r e ç o i v e e n m ê m e t e m p s d e u x p r é d i c a t s c o n t r a i r e s (la c e r t i t u d e e t l ' i n c e r t i t u d e d e s p r e m i e r s p r i n c i p e s d e la c o n n a i s s a n c e ) . C e s

« s c i e n c e s h u m a i n e s d e la p h i l o s o p h i e » — p o u r r e p r e n d r e u n e e x p r e s s i o n u t i l i s é e d a n s les Mémoires d e F o n t a i n e 1 — se t r o u v e n t d é c r i t e s p a r P a s c a l c o m m e a u t a n t d e m a n i è r e s p o u r la r a i s o n d e c h e r c h e r la m o r a l e c o r r e s p o n d a n t à la n a t u r e d e l ' h o m m e , a u t a n t d ' a n t h r o p o l o g i e s m o r a l e s f o n d é e s s u r la r a t i o n a l i t é d i s - c u r s i v e , si b i e n q u e la faillite d e la r e c h e r c h e d e la v é r i t é p a r la l u m i è r e n a t u r e l l e n e fait q u ' u n a v e c l ' i m p o s s i b i l i t é p o u r les d i s - c o u r s p h i l o s o p h i q u e s d e c o n d u i r e à u n e « m o r a l e p a r f a i t e », l e u r c o n f o r m i t é à la r a i s o n les e m p ê c h a n t d e se r e d o u b l e r d ' u n e c o n f o r m i t é a u x « c o n t r a r i é t é s » d e l ' h o m m e . Il n e s ' a g i t pas là s e u l e m e n t d e « l ' i m p u i s s a n c e n a t u r e l l e e t i m m u a b l e » o ù se t r o u v e n t les h o m m e s d e « t r a i t e r q u e l q u e s c i e n c e q u e c e s o i t d a n s u n o r d r e a b s o l u m e n t a c c o m p l i », a u t r e m e n t dit, il n e s ' a g i t p a s d e l ' i m p o s s i b i l i t é t h é m a t i s é e p a r l ' o p u s c u l e D e l'esprit géo- métrique, i m p o s s i b i l i t é d ' u n o r d r e i n f i n i d e s d é f i n i t i o n s e t d e s p r e u v e s : u n tel d é f a u t s ' i n v e r s e r a i t a i s é m e n t e n u n e p e r f e c - t i o n , la p e r f e c t i o n t o u t h u m a i n e d u d i s c o u r s s o u t e n u p a r la l u m i è r e n a t u r e l l e , e t s'il e n allait d e l ' a n t h r o p o l o g i e c o m m e d e la g é o m é t r i e , r i e n n e s ' o p p o s e r a i t à c e q u e « l ' i d é e q u e j ' a i n a t u - r e l l e m e n t » d e l ' h o m m e e t « q u e j e n e p u i s e x p r i m e r » d o n n â t

1. Voir, pour l'usage de cette expression dans un passage des Mémoires de Fontaine, Pascal, Entretien avec M. de Sacy sur Épictète et Montaigne, original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, 1994, p. 84.

2. De l'esprit géométrique, Réflexions sur la géométrie en général, in OC, III,

p. 395.

(21)

lieu à une anthropologie morale dotée de toute la perfection à laquelle les hommes peuvent arriver, à la façon dont les « mots primitifs » d'« espace », de « temps », de « mouvement », suffi- sent à fonder la géométrie comme une science accomplie, para- digme de la « véritable méthode de conduire le raisonne- m e n t » Mais les «sciences humaines de la philosophie», quand elles discourent de l'homme et des principes de la morale, ne sont pas capables — à la différence des sciences dénombrées dans la Préface sur le Traité du vide — d'être « aug- mentées pour devenir parfaites », de « multiplier » les effets de leurs raisonnements (les uns servant de « degrés » aux autres) de façon à produire une augmentation indéfinie de la connais- sance Une telle continuité est introuvable, s'agissant des doc- trines morales que les philosophes ont élaborées en suivant les différentes voies proposées par la raison : également ordonnées à l'inséparabilité de Dieu et du « vrai », qui est aussi l'insépara- bilité de Dieu et du « bien » (« vrai bien », « véritable bien » ) les morales constituées par la philosophie humaine assignent à leurs discours des principes strictement opposés, les uns appuyés sur la certitude que Dieu existe et que la souveraine vérité et le souverain bien sont en lui, les autres « pris », comme le dit l' Entretien à propos de Montaigne, dans la « supposition » 1. Ibid., p. 396 et p. 391. Voir mon article « Pascal et la définition de l'homme », XVII siècle, 1994, n° 185, p. 657-667.

2 Préface sur le Traité du vide, in OC, II, p. 779 et p. 781.

3 Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 142, p. 151 et p. 152. Il est à noter que, dans l'original inédit découvert par Pascale Mengotti à la biblio- thèque de l'Institut de France, le terme « inséparable » utilisé par Pascal dans la première partie de son discours sur Montaigne (« Dieu et le vrai sont inséparables ») réapparaît au moment de la comparaison finale de Montaigne et Épictète (si Dieu « est incertain », « alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est inséparable »). Comme le remarquent Pascale Mengotti et Jean Mes- nard dans une note p. 140 de leur nouvelle édition de l ' la leçon que donnent les copies pour ce deuxième passage (si « Dieu est incertain »,

« alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est incapable ») est beaucoup moins

satisfaisante.

(22)

de l'incertitude de l'existence de Dieu, qui entraîne celle des

« principes du vrai », comme du « vrai bien » 1 Aucun des dis- cours ainsi produits ne peut surmonter l'autre et se porter au- dessus de lui pour voir de « plus haut » ou voir « plus », aucun ne donne sur l'homme une vue ayant « plus d'étendue » et cette égalité des opposés ne peut qu'engendrer la défaite de la science humaine de l'homme, la « destruction générale » de l'anthropologie morale quand celle-ci est recherchée par la voie d'une déduction rationnelle. Ce n'est pas de la philosophie qu'il faut attendre la constitution d'une morale achevée, et ce n'est pas à la lumière naturelle qu'il faut confier la recherche de la vérité.

Il y a donc selon Pascal, marquée dans l avec M. de Sacy comme dans la Pensée 131, ce que l'on pourrait appeler une iso-asthénie ou égale faiblesse des « doctrines humaines » sur l'homme. Seules ou réunies, elles sont privées de toute soli- dité. Pascal critique ainsi en pyrrhonien l'opposition des croyances et attitudes auxquelles se ramènent les morales éla- borées par la philosophie humaine : aucune de ces croyances ou attitudes ne peut être fermement maintenue, aucune n'offre des principes stables et indiscutables, au contraire, selon la Pen- sée 131, la dispute dure « depuis que le monde dure ». Mais il ne faut pas en tirer une indifférence à la recherche de la vérité et à la constitution de la morale : décrire les apories auxquelles la raison est inévitablement conduite par le « paradoxe » de la nature humaine, c'est, pour Pascal, inciter à ne pas « demeurer dans la philosophie » (comme il est dit à la fin de l '

1. Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 135-136. p. 142-143. p. 151.

2. Ces différents termes sont utilisés pai Pascal dans la Préface sur le Traité du vide, in OC, II, p. 781.

3. Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 153.

4. Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 154.

5. Pensée 131.

6 Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 154.

(23)

L a Pensée 131 m a n i f e s t e q u e la c o n n a i s s a n c e d e « l ' h o m m e [qui]

passe l ' h o m m e » n e s a u r a i t ê t r e d o n n é e q u e p a r u n e m é t a - p h i l o s o p h i e , u n d i s c o u r s q u i « passe... t o u t e la p h i l o s o p h i e h u m a i n e » : u n a u t r e d i s c o u r s c a p a b l e , p a r u n i n f i n i d é p a s s e - m e n t d u d i s c o u r s d e la r a i s o n , a n a l o g u e à l ' i n f i n i d é p a s s e m e n t d e l ' h o m m e p a r l ' h o m m e , d e c o n s t i t u e r l ' a n t h r o p o l o g i e a d é - q u a t e à c e « s u j e t d e c o n t r a d i c t i o n s » q u ' e s t l ' h o m m e . C e t t e m é t a - p h i l o s o p h i e est d é s i g n é e , d a n s l' Entretien avec M . de Sacy, c o m m e c o m p r i s e « d a n s la t h é o l o g i e » 1 e t la Pensée 131 s u b o r - d o n n e d e m ê m e les « d e u x p r o p o s i t i o n s . . . é g a l e m e n t f e r m e s e t c e r t a i n e s » s u r l ' h o m m e c o n n u à la fois c o m m e s u j e t d e p e r f e c - t i o n e t c o m m e s u j e t d é c h u d e la p e r f e c t i o n , à d e s « f o n d e m e n t s s o l i d e m e n t établis s u r l ' a u t o r i t é i n v i o l a b l e d e la r e l i g i o n » : la r e c h e r c h e d e la v é r i t é est r e n v o y é e à la s o u m i s s i o n d e la r a i s o n à la f o i d i v i n e . L ' a n t h r o p o l o g i e a c h e v é e , o u m o r a l e p a r f a i t e , s ' a p p r e n d d ' u n e d o c t r i n e r e ç u e d e D i e u l u i - m ê m e , elle se c o n s t i t u e e n c o n f o r m i t é avec les livres sacrés, d o n t la l e c t u r e , p l u t ô t q u e c e l l e d e s p h i l o s o p h e s , p e u t s e u l e n o u s m e t t r e s u r la v o i e d e c e q u e la Préface s u r le Traité du vide a p p e l l e r a i t la

« c o n n a i s s a n c e e n t i è r e » d e l ' h o m m e — u n e c o n n a i s s a n c e t e l l e q u ' i l n e s o i t p a s p o s s i b l e « d ' y r i e n a j o u t e r » S ' é v e r t u a n t à c h e r c h e r la v é r i t é sans q u é m a n d e r l ' a i d e d e la r e l i g i o n , la r a i s o n n a t u r e l l e n e p e u t q u e f a i r e l ' é p r e u v e d e la v a n i t é d e ses « s u p e r - b e s a g i t a t i o n s » e t d e la n é c e s s i t é a u c o n t r a i r e d ' a t t e n d r e d e la r e l i g i o n ( r e l i g i o n « t o u t e d i v i n e », d o n t il est p e r m i s d ' a s s u r e r s e l o n le c i n q u i è m e d e s Écrits des curés de Paris q u e « c ' e s t e n D i e u s e u l q u ' e l l e s ' a p p u i e » la p o s s i b i l i t é d e « [voir]... la v é r i t é e n t i è r e »

1. Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 154.

2 Préface sur le Traité du vide, in OC, II, p. 778.

3. Nous citons ce passage des Écrits des curés de Paris d'après l'édition Lafuma des Œuvres complètes (p. 481, col. b). L'expression « notre religion qui est toute divine » apparaît aussi dans la Pensée 964.

4. Pensée 208.

(24)

L e s Pensées n e se c o n t e n t e n t p a s c e p e n d a n t d e r é p é t e r q u ' i l est n é c e s s a i r e , p o u r la c o n n a i s s a n c e p a r f a i t e d e l ' h o m m e c o m m e s u j e t d u v r a i e t s u j e t d e l ' e r r e u r , d e « [ s ' ] e m p o r t e r . . . d a n s la t h é o l o g i e , a u l i e u d e d e m e u r e r d a n s la p h i l o s o p h i e » ( c o m m e s ' e n e x c u s e P a s c a l a u p r è s d e M . d e Sacy). E l l e s f o n t s u r t o u t a p p a r a î t r e q u e le d é p l a c e m e n t v e r s u n d i s c o u r s t e n u p a r u n e a u t r e i n s t a n c e q u e la r a i s o n e t a i l l e u r s q u e d a n s la p h i l o s o p h i e , i m p o s e u n e p r i s e d e d i s t a n c e à l ' é g a r d d ' u n e d o c t r i n e ( r e p r é s e n t é e d e m a n i è r e e x e m p l a i r e p a r l ' a u g u s t i - n i s m e ) se d o n n a n t p o u r o b j e t la d é m o n s t r a t i o n m ê m e d e l ' i n s é p a r a b i l i t é d e D i e u e t d e la v é r i t é — c e t t e i n s é p a r a b i l i t é d o n t la s u p p o s i t i o n est c o m m e le f o n d s c o m m u n d e s o p p o - s i t i o n s d é t r u i s a n t d e l ' i n t é r i e u r la p h i l o s o p h i e h u m a i n e d e l ' h o m m e . C o n n a î t r e q u e D i e u est V é r i t é , q u ' i l est l ' e s s e n c e d e la v é r i t é m ê m e , a r r i v e r à v o i r l ' i d e n t i t é e n t r e D i e u e t la v é r i t é ( D e u s . . . verus, verax, v e r i t a s , c ' e s t là u n e i n j o n c t i o n m a i n t e s fois r é p é t é e p a r s a i n t A u g u s t i n 1 Il n e fait p a s d e d o u t e q u e M . d e Sacy, q u i se p l a î t à é v o q u e r sans le c i t e r le p a s s a g e d e l ' a u x R o m a i n s (I, 2 0 ) d a n s l e q u e l s a i n t P a u l a f f i r m e q u e les c h o s e s i n v i s i b l e s se r e c o n n a i s s e n t d a n s les

c r é a t u r e s v i s i b l e s s e p l a î t t o u t a u t a n t — l u i q u i m é d i t e s a n s c e s s e « l e s p a r o l e s d e s a i n t A u g u s t i n » — à l a l e c t u r e d u D e v e r a r e l i g i o n e . C a r c e t r a i t é c o n s a c r e p l u s i e u r s c h a p i t r e s ( X X I X , 5 2 - X X X I , 5 8 ) à d é c r i r e j u s q u ' o ù l a r a i s o n p e u t a l l e r e n s ' é l e - v a n t d e s v i s i b i l i a a u x i n v i s i b i l i a , d e s t e m p o r a l i a a u x a e t e r n a . L a c o n t e m p l a t i o n d u m o n d e e t d e t o u t e s l e s c h o s e s d a n s l e m o n d e q u i g a r d e n t l e u r n a t u r e n e r e l è v e p a s e n e f f e t p o u r

1. Pour la formule citée de saint Augustin, voir De Trinitate, VIII, II, 3.

2. L'évocation de ce thème paulinien par M. de Sacy ne se trouve que dans le manuscrit des Mémoires de Fontaine découvert par Pascale Mengotti (voir la partie narrative précédant l'entretien proprement dit, ed. cit., p. 86 :

« Dieu a fait le monde... pour peindre les choses invisibles dans les visibles »).

3 Entretien avec M. de Sacy, in OC, III, p. 144.

(25)

Augustin d'une vaine curiosité, mais constitue un « degré » pour passer aux choses immortelles, aux choses qui demeu- rent toujours ( manentia. On atteint ainsi bien vite la conviction que la nature vitale est nécessairement plus excel- lente (praestantior) que le corps auquel elle donne la vie, et que ce dépassement de la substance non vivante par la subs- tance vivante, cette préférence que la loi de la nature donne à l'animé par rapport à l'inanimé, n'est que le commence- ment d'une ascension continue, où chaque degré surpasse le degré précédent. Passer du vivre au sentir n'est pas encore suffisant dans cette progression : ce qui dans l'âme humaine est le plus excellent, praestantissimum, ce n'est pas la puissance de sentir mais celle de juger, de porter des jugements sur les sensations de même que sur les choses sensibles. La puissance qui juge vaut nécessairement mieux que ce qui tombe sous son jugement, aussi la vita ratiocinans l'emporte-t-elle tout autant sur la vita sentiens que sur la simple corporéité. Mais cette supériorité ne constitue pas à son tour un degré suffi- sant : l'excellence de la raison ne saurait constituer un dernier degré d'excellence que si cette puissance jugeait des choses par elle-même (secundum se ipsam), selon sa propre norme.

Or il est indéniable que la vita ratiocinans est elle-même

inconstante, changeante, mutabilis, la raison n'étant pas tou-

jours également savante, mais jugeant tantôt mieux, tantôt

moins bien. Que notre esprit, auquel il est accordé de voir

la parfaite égalité et la véritable unité introuvables dans les

corps et dont la contemplation est refusée aux yeux de la

chair, soit néanmoins susceptible de cette mutabilitas erroris,

suffit alors à montrer qu'il existe une loi au-dessus de lui,

une loi appelée la vérité : la seule puissance de notre âme

capable de juger selon une égalité qui demeure toujours une

et immuable étant elle-même affectée de changement, il faut

en conclure que la loi d'égalité et d'unité sur laquelle elle

règle son jugement lui est supérieure. L'âme rationnelle ne

(26)

saurait reconnaître qu'elle ne juge pas des choses par elle- même, sans devoir reconnaître en même temps que sa nature, qui vaut mieux que ce dont elle juge, se trouve elle-même transcendée par la loi immuable d'après laquelle elle juge et qui échappe absolument à tout jugement La raison jugeant selon la vérité de toutes les choses inférieures à elle, seule la vérité elle-même est le juge de la raison. La vérité est la règle ou loi selon laquelle l'esprit juge de toutes choses, mais de laquelle personne ne peut juger. Car, s'agissant de ce qui est vu par le seul esprit, nul ne peut dire pourquoi cela est ainsi, ni affirmer que cela doit être ainsi (ce qui supposerait la possibilité d'être autrement) : cette nature purement intelli- gible est connue sans qu'il soit permis d'en juger, un juge- ment supposant toujours selon saint Augustin que la chose qui est son objet puisse être d'une autre manière qu'elle n'est (on juge que cette chose doit être telle). Aussi faut-il assurer au terme de cette progression que la vérité, loi souveraine du jugement et loi hors jugement, est le tribunal Christi (selon une formule paulinienne de la Deuxième Épître aux Corin- thiens, V, 1 0 ) : la nature immuable au-dessus de la raison est Dieu.

Une telle démonstration n'est pas le propos des Pensées.

La hiérarchie des sens et de la raison y est en effet ruinée de plusieurs manières : par la domination que l'imagination exerce aussi bien sur les sens, qu'elle « fait sentir » ou qu'elle

1. S'agissant même des lois temporelles, dont les hommes sont les juges dans la mesure où ils les instituent, une fois établies, il n'est plus permis de porter un jugement sur elles, mais seulement conformément à elles. En outre, si l'auteur de ces lois temporelles est bon et sage, il consulte la loi éternelle elle-même (dont il n'est donné à aucune âme de juger), afin de discerner selon ses règles immuables ce qu'il faut ordonner et ce qu'il faut interdire pro tempore (XXXI, 58).

2. Voir aussi De vera religione, XXXIX, 72-73, où Augustin cite le passage de l'Évangile selon saint Jean (I, 9) disant que le Christ est « la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde ».

(27)

« suspend » à son gré, que sur la raison qu'elle « fait croire, douter, nier » comme il lui plaît ; mais aussi par le jeu d'entre- tromperie entre les « deux principes de vérité, la raison et les sens » : loin de pouvoir régler un pouvoir inférieur par un pouvoir supérieur, on a affaire ici à un radical « manque d'intelligence entre [des] facultés hétérogènes », qui ont un pouvoir égal de s'induire l'une l'autre en e r r e u r De plus, à supposer même que, nonobstant ces disharmonies, l'on puisse consentir à une démonstration telle que celle proposée par saint Augustin, en quoi ce consentement serait-il pertinent du point de vue de cela seul qui selon les Pensées « importe » pour l'homme : la destinée de son âme après la mort ? On peut citer à cet égard un passage fameux de la Pensée 449 : « Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une pre- mière vérité en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut. » Dans son ouvrage Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Henri Gouhier note que cette mention de la subsistance des vérités géométriques dans une première vérité empêche d'interpréter la dépendance des vérités éternelles à l'égard de Dieu au sens cartésien de la création des vérités éternelles (laquelle lui paraît à son tour refusée par la phrase qui suit immédiatement : « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments » )

1. Pensée 44.

2 Pensée 45.

3 Pensée 164 : « Il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle. » Pensée 427 : « L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, ... qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. »

4. Henri Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978, VI, 3, p. 159. Selon Henri Gouhier, Pascal est indifférent dans ce

« curieux texte » à la distance entre la preuve augustinienne de l'existence de Dieu et la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles. Pour

(28)

C e q u e P a s c a l c o m m e n c e p a r d é c l a r e r « sans i n t é r ê t », s e l o n H e n r i G o u h i e r , c ' e s t la p r e u v e d u D e libero arbitrio, c ' e s t - à - d i r e la p r e u v e q u i c h e z s a i n t A u g u s t i n v i e n t a c h e v e r la d é m o n s t r a t i o n p a r l a q u e l l e o n r e m o n t e v e r s D i e u d e p u i s les c h o s e s visibles, e n s ' é l e v a n t d ' a b o r d p a r d e g r é s j u s q u ' à l ' â m e r a t i o c i n a n t e . D e fait, d a n s c e t r a i t é , le l o n g d é v e l o p p e m e n t (II, III, 7—II, XVII, 46) c o n s a c r é à r é s o u d r e la q u e s t i o n « quo- modo manifestum est d e u m esse », « c o m m e n t est-il é v i d e n t q u e D i e u e x i s t e ? », t i r e a r g u m e n t d e la « ratio et veritas n u m e r i », d e la p r o p o r t i o n e t v é r i t é n u m é r i q u e — p r o p o r t i o n q u i s ' é t e n d à t o u s les n o m b r e s s e l o n u n e loi a b s o l u m e n t c e r t a i n e e t i m m u a b l e , v é r i t é q u i est i n c o r r u p t i b l e —, p o u r é t a b l i r s u r c e t e x e m p l e ( q u ' u n g r a n d n o m b r e d e v é r i t é s i n a c c e s s i b l e s a u x y e u x d u c o r p s s o n t c o m m u n e s à t o u s c e u x q u i r a i s o n n e n t . Les r è g l e s d e la sagesse o u d e s v e r t u s s o n t aussi v r a i e s e t i m m u a b l e s q u e les r è g l e s des n o m b r e s ; c o m m e ces d e r n i è r e s , elles s o n t d o n n é e s à la c o n t e m p l a t i o n c o m - m u n e d e t o u s c e u x q u i s o n t c a p a b l e s d e les v o i r p a r la r a i s o n o u l ' e s p r i t . R e s t e d o n c à s a v o i r q u e l est le m o d e d ' e x i s t e n c e o u d e s u b s i s t a n c e ( d e ces r è g l e s : elles s o n t t o u t e s d a n s la v é r i t é q u i est la p l u s s e c r è t e e t la p l u s c e r t a i n e , in veritate secretissima certissimaque. L ' e s p r i t q u i d é t o u r n e s o n r e g a r d d e s c h o s e s a u - d e s s o u s d e lui p o u r le d i r i g e r a u c o n t r a i r e v e r s le h a u t , d é c o u v r e q u e les v é r i t é s n u m é r i q u e s le t r a n s c e n d e n t e t d e m e u r e n t i m m u a b l e s d a n s la v é r i t é e l l e -

m ê m e ( in ipsa manere veritate). A u s s i est-il

une lecture divergente de la première phrase tirée du fragment 449, voir

Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, coll. « Epimé-

thée », 1986, p. 316-320 : selon Jean-Luc Marion, Pascal cite ici littéralement

les Lettres de Descartes à Mersenne du 15 avril 1630 (« Que les vérités mathé-

matiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en

dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures ») et du

6 mai 1630 («l'existence de Dieu est la première et la plus éternelle de

toutes les vérités qui peuvent être, et la seule d'où procèdent toutes les

autres »).

(29)

impossible de nier que la vérité immuable c o n t e n a n t toutes les choses i m m u a b l e m e n t vraies existe et se d o n n e c o m m e u n e lumière c o m m u n e à ceux qui voient les vérités intan- gibles. Pareille vérité n e p e u t être que plus excellente que nos esprits, et supérieure à eux. Voilà d é m o n t r é e l'existence de quelque chose de plus élevé (sublimius) que notre esprit et notre raison ; ce « quelque chose » est la vérité elle-même, veritas ipsa, et u n e fois son existence d é m o n t r é e , il devient impossible de nier l'existence de D i e u : D i e u existe, et il existe véritablement et souverainement (est deus et vere sum- meque est). C'est e n D i e u que les vérités des nombres d e m e u - rent i m m u a b l e m e n t

Selon cette preuve achevée du De libero arbitrio, dans laquelle culmine p o u r ainsi dire la démonstration augusti-

nienne de l'inséparabilité entre la vérité et D i e u il faut appeler « Dieu » ce qui est meilleur ( que ce qu'il y a de meilleur ( dans ma propre nature, un tel compa- ratif l'emportant nécessairement sur le superlatif auquel je suis borné. L'argument augustinien, fondé sur la gradation des perfections (vivre, sentir, raisonner) décrite plus haut, est donné sous la forme d'un dialogue et l'on peut se contenter ici, pour suggérer « en gros » l'ordre de cette preuve, de rappeler quelques-unes des répliques échangées entre les

1. Pour tout ce développement, qui s'étend de II, VIII, 20 à II, XV, 39, voir Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, vol. LXXIV Sancti Aureli Augustini Opera, Sect. VI Pars III, De libero arbitrio libri tres, recensuit Guilel- mus M. Green, Vindobonae, 1956, p. 56-75. Dans l'œuvre de Pascal, la question des proportions des nombres relève de « l'usage du triangle arith- métique » : voir Traité du triangle arithmétique, OC, p. 52b-54b et p. 55b, ainsi que, dans le Traité des ordres numériques, les propositions IX-XI, OC, p. 64b- 65b.

2. Le De vera religione (390) a été composé par saint Augustin entre la première partie (387-388) et la seconde partie (391) du De libero arbitrio.

Voir Peter Brown, La vie de saint Augustin, traduit de l'anglais par Jeanne- Henri Marrou, Le Seuil, Paris, 1971, deuxième partie (386-395).

(30)

deux interlocuteurs A (pour Augustinus) et E (pour Evo- dius) 1 :

— A : Si l'on peut trouver quelque chose (aliquid) dont il soit indubitable non seulement que cela est, mais qu'en outre cela est plus excellent que notre raison, hésitera-t-on, quel que soit cet être, à l'appeler « Dieu » ?

— E : Que l'on puisse découvrir quelque chose de meilleur que ce qu'il y a de meilleur dans ma nature, n'autorise pas à l'appeler « Dieu », car ce nom doit revenir non à un être auquel ma raison est inférieure, mais à un être auquel il n'en est aucun de supérieur, quo est nullus superior.

— A : Si l'on ne trouve rien au-dessus de la raison, sinon ce qui est éternel et immuable, pareille réticence est impos- sible : on ne peut hésiter à l'appeler Dieu. Le changement en effet affecte non seulement les corps, mais aussi la vie dont ils sont animés, et la raison elle-même, qui tantôt s'efforce de parvenir au vrai, tantôt ne s'y efforce plus, parfois l'atteint et parfois ne l'atteint pas, s'avère muable ; par conséquent, si la raison perçoit par elle-même, sans aucune aide du corps, quelque chose d'éternel et d'immuable, il faut qu'elle avoue, tout ensemble, et qu'elle est inférieure à cet être et que cet être est Dieu.

— E : Dieu est celui dont il est évident que rien ne lui est supérieur : voilà l'aveu à faire.

— A : Il suffira donc de montrer qu'il existe quelque chose de tel que, ou bien il faut avouer que c'est Dieu, ou bien, si quelque chose est encore au-dessus, il faut reconnaître que c'est cela même qui est Dieu. Ainsi, qu'il y ait ou non quelque chose au-dessus, il sera évident que Dieu existe.

Dans la supposition de l'existence, comme dans celle de la non-existence, d'un être supérieur à la réalité éternelle et immuable dont la raison humaine découvre nécessairement

1. De libero arbitrio, II, VI, 14, op. cit., p. 51-52.

(31)

la t r a n s c e n d a n c e ( c o m m e r è g l e c o n s t a n t e d e s o n j u g e m e n t ) il est d o n c d é m o n t r é , p a r c e q u e l ' o n p o u r r a i t a p p e l e r la

« v o i e d e la v é r i t é », q u e D i e u e x i s t e D a n s u n e n o t e d e s o n o u v r a g e L e D i e u d ' A n s e l m e et les apparences de la raison3, J u l e s V u i l l e m i n r é s u m e l ' a r g u m e n t e n s o u l i g n a n t q u e le r a i s o n n e - m e n t a u g u s t i n i e n est d e la f o r m e s u i v a n t e : « Si la v é r i t é é t e r n e l l e est D i e u , a l o r s D i e u e x i s t e , si la v é r i t é é t e r n e l l e n ' e s t p a s D i e u ( D i e u l u i é t a n t a l o r s s u p é r i e u r ) , a l o r s D i e u e x i s t e e n c o r e . D a n s t o u s les cas, D i e u e x i s t e ». A u t r e m e n t d i t : si la v é r i t é é t e r n e l l e est c e q u ' i l y a d e p l u s é m i n e n t , elle est i d e n t i q u e à D i e u , d o n c D i e u e x i s t e ; s'il e x i s t e q u e l - q u e c h o s e d e p l u s é m i n e n t q u e la v é r i t é é t e r n e l l e , D i e u est i d e n t i q u e à c e t aliquid, d o n c D i e u existe. Q u e l q u e s o i t le cas, D i e u existe, la d é m o n s t r a t i o n p r o c é d a n t p a r c e q u e V u i l - l e m i n a p p e l l e « u n e f f e t d ' e x h a u s t i o n », a u m o y e n d ' u n d i l e m m e (ou bien... ou bien...) : o u b i e n D i e u e x i s t e i d e n t i q u e à la v é r i t é é t e r n e l l e , o u b i e n D i e u est « q u e l q u e c h o s e » q u i est e n c o r e s u p é r i e u r à la v é r i t é é t e r n e l l e . Il suffit d o n c q u e la r a i s o n d é c o u v r e u n e loi n é c e s s a i r e , i m m u a b l e e t é t e r n e l l e d e ses j u g e m e n t s ( c e t t e loi, c ' e s t la v é r i t é ) , p o u r a v o i r la c e r t i t u d e d e l ' e x i s t e n c e d e D i e u .

« J e n e p u i s c o n c e v o i r l ' h o m m e sans p e n s é e . C e serait u n e p i e r r e o u u n e b r u t e », d é c l a r e Pascal d a n s la Pensée 1 1 1 . O r , à lire la Pensée 1 3 5 , c e t t e i d é e d e l ' h o m m e , j e n e p e u x la f o r m e r sans la l i e r a u s e n t i m e n t q u e « je p u i s n ' a v o i r p o i n t

1. Pour un argument analogue à celui du De vera religione sur le statut hors jugement et transcendant au jugement de la règle du « juger », voir De libero arbitrio, II, XII, 34, op. cit., p. 70-71.

2. Voir aussi De libero arbitrio, II, XV, 39, op. cit., p. 75. Dans le De Civitate Dei, X, 2, saint Augustin renvoie sur ce point à Plotin : « dicit ergo ille magnus platonicus, animam rationalem ... non habere supra se naturam nisi Dei, qui fabricatus est mundum, a quo et ipsa facta est ».

3. Jules Vuillemin, Le Dieu d'Anselme et les apparences de la raison, Aubier- Montaigne, coll. « Analyses et raisons », Paris, 1971 (voir la n. 1 de la p. 31).

(32)

été ». Ayant l'idée que « le moi consiste dans ma pensée », il est inévitable que j'en dérive la connaissance de ma contin- gence, je ne peux qu'être amené à affirmer que « je ne suis pas un être nécessaire » : le « moi qui pense » n'est que pensée, et non pas un principe d'animation, et l'impossibilité de fonder dans l'essence du moi une auto-donation de la vie entraîne, au-delà du sentiment de ma dépendance à l'égard du principe immédiatement externe de ma naissance, au-delà de la certitude que je dois avoir été animé dans un a u t r e sinon je n'aurais jamais été, comme une évidence finale : «je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire ». L'incon- cevabilité du moi sans la pensée peut seulement autoriser, dans la Pensée 135, une conclusion a contrario, qui ne constitue nullement une preuve de l'existence de Dieu par la norme du vrai à laquelle ma pensée serait assujettie. De ce qu'Augus- tin tiendrait pour un ordre linéaire des perfections (une per- fection inférieure, la vie, étant supposée par une perfection supérieure, la pensée), Pascal déduit seulement : « donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini ». La pierre, la brute, l'homme, voilà une série d'êtres que le De libero arbitrio (II, III, 7) commente tout autrement que ne le permet, dans la Pensée 111, la nécessité de concevoir l'homme par exclusion du non-pensant (que celui-ci soit « une pierre ou une brute »). D'après saint Augustin, la première des évidences pour moi est celle de mon être, or je n'aurais pas cette évidence si je ne vivais pas, donc il est également évident que je vis. Mais comme je saisis par l'intelligence la vérité de ces deux assertions, une troi-

1. La possibilité de ma non-existence tient ainsi d'après la Pensée 135 à la combinaison et à la simultanéité de deux possibilités, la possibilité du « ne plus être » pour mon parent, et la possibilité du « ne pas être encore » pour moi : « moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé » (nous soulignons).

Références

Documents relatifs

Bousculé, apostrophé, harcelé, l'auditeur ne sait plus si le bulletin météorologique qui annonce la neige a trait à la journée d'hier ou à celle de demain ; et il se retrouve en

Pour repérer la thèse défendue, il convient tout d'abord de trouver le thème du texte.. On peut ensuite chercher le jugement ou le sentiment du locuteur à propos de

50) Stigao sam na plažu. Arriver PP + MSG être+PRES+PSG1 sur AJD INDEF FSG+ ACC plage NSG ACC. Me voilà sur une plage. Il est important de comprendre que lorsque le complément de

Il faut donc apprendre aux jeunes apprenants à lire sans effort pour qu’il acquière l’habitude de lire, car la lecture est la clef d’un bon apprentissage,

Sephora , qui avait le droit de rentrer et sortir à son aise avait projeté de faire diversion pendant que Salomé sortirait si Safi se trouvait dans les parages pour

Les trous noirs sont caractérisés par leur densité, plus que par leur masse: n'importe quel objet peut devenir un trou noir, si il est susamment comprimé, sans changer de masse..

 Août 2006, pages 12 et 13 Une crise d'intégration des jeunes de milieux populaires Retour sur la grande révolte des banlieues françaises Neuf mois après les troubles qui,

Mais cela ne nous donne pas une idée précise de la manière dont vivent les gens dans les différents pays…... Où vivent-ils très proches les uns des