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Impôt selon la dépense ou boîte noire fiscale?

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Academic year: 2022

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LES RICHES

NORD-SUD

La Suisse, refuge pour les richesses des pays pauvres

Deux centquatre-vingt-quatre milliards de dollars: c’est ce que coûte, annuellement, l’évasion fiscale des particuliers et l’optimi- sation fiscale des multinationales aux pays en développement, selon une estimation de la Déclaration de Berne et d’Alliance Sud, datant de 2012. Tous les pays en sont vic- times, à des degrés variables. Cette somme représente le double du montant de l’aide publique au développement, des l’OCDE à ceux du Sud. «Les grosses évasions se font à travers les trusts, très présents dans les pays anglo-saxons», avertit le professeur d’éco- nomie internationale à l’IHEID Cédric Tille.

La Suisse, leader mondial en matière de ges- tion de fortune internationale et, selon l’ONG Réseau international pour la justice fiscale, troisième du classement en termes d’opacité financière, joue un rôle non négli- geable dans ce dispositif.

Selon le Boston Consulting Group, les banques suisses comptaient 2110 milliards de dollars provenant de l’étranger en 2013.

LaNZZ, en 2012, estimait que plus de la moitié de ces avoirs échappaient à l’impôt dans leurs pays d’origine. Annuellement, le manque à gagner en termes de rentrées fis- cales, et ce uniquement pour les capitaux des pays du Sud dissimulés en Suisse, est évalué à au moins 7,4 milliards de dollars par la Déclaration de Berne et Alliance Sud.

«L’origine des capitauxdéposés dans les banques helvétiques a évolué ces dernières années, à la suite de la signature de plu- sieurs conventions», indique Mark Her- kenrath, directeur d’Alliance Sud. Etant donné le peu d’accords signés avec des pays africains ou latino-américains, la Suisse demeure une forteresse stable pour leurs ressortissants. «En soustrayant leurs capitaux au fisc, les ressortissants aisés des pays du Sud minent le développement de leur pays!», déplore Mark Herkenrath.

Selon le professeur Tille, les personnes qui cachent leur argent à l’étranger cher- chent à fuir le fisc mais aussi, parfois, des

«Etats prédateurs et corrompus par peur de décisions arbitraires». «Seuls les nantis profitent de cette situation, dénonce M. Herkenrath. Le reste de la population, les plus pauvres, est doublement perdant:

les Etats se retrouvent avec moins de moyens pour les services publics et se voient obligés de lever des ressources ailleurs, à travers des impôts indirects comme la TVA, qui pèsent fortement sur les plus démunis.»

La Confédération a récemment signé deux conventions de l’OCDE en matière d’échan- ge d’informations et d’entraide administra- tive. Les deux Chambres doivent encore les ratifier. «Ces accords sont une première éta- pe, se réjouit le directeur d’Alliance Sud, mais seul l’échange automatique d’infor- mations permettrait de lutter contre l’éva- sion fiscale.» Cédric Tille ajoute qu’une bon- ne solution serait l’échange automatique d’informations sur les trusts: «La Suisse joue le jeu à son niveau, mais les Américains et les Britanniques, tout en demandant la fin du secret bancaire suisse, s’accrochent à leurs instruments aidant à l’évasion fiscale à une bien plus grande échelle. C’est la raison du plus fort!» JULIEN REPOND

SUPPRESSION DES FORFAITS FISCAUX

Le canton de Zurich n’a rien perdu

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BACH

Niggi Scherr est l’une des che- villes ouvrières de la cam- pagne pour l’abrogation des forfaits fiscaux. Il faut dire qu’il a contribué à lancer dans un premier temps l’initiative cantonale à Zurich qui a vu la ville du bord de la Limmat abroger en 2009 cet outil fis- cal. Logiquement, il est très présent sur la campagne fédé- rale. Interview.

L’imposition d’après la dépense a été supprimée en 2009 à Zurich.

Comment expliquer ce vote

favorable dans un canton aussi tourné vers la finance?

Niggi Scherr: Politiquement, la gauche pèse à Zurich quelque 30 à 33%. Pour convaincre le peuple, nous avons donc dû élargir cette base électorale et ratisser au-delà de ces per- sonnes. Ce sont les communes à bas revenu – et qui votent sou- vent pour l’UDC – qui ont sou- tenu notre projet. Ensuite, nous avons également réussi à obte- nir des bons scores dans les ar- rondissements huppés de la

«Goldküste», avec des scores de 44%–46%. Ces votants plutôt aisés ne comprennent tout

simplement pas que leur voisin soit traité de manière privilé- giée par rapport à leur propre situation. A l’arrivée, nous avons arraché le morceau avec 53% de «oui».

Cette abolition des forfaits fiscaux a-t-elle été une catastrophe pour les finances publiques zurichoises?

Pas du tout. Au contraire. En 2012, un bilan a été tiré. Et il est positif pour un montant de 2 millions pour les personnes au forfait qui sont restées (par rap- port à des rentrées représen- tant quelque 25 à 26 millions de

francs avant l’abolition du système). Ceux qui ne sont pas partis paient davantage en moyenne. Et lorsque des per- sonnes partent, elles sont rem- placées par des contribuables qui ont des moyens, ne serait- ce que pour payer le loyer ou racheter leurs villas.

Reste que ces régions avaient une pratique moindre de ce système qui est une spécialité des cantons comme Vaud et Genève.

Cela ne changera rien pour eux non plus. Ces forfaitaires sont aussi là pour d’autres raisons, ils sont âgés, ils ont besoin d’un

réseau de soins de qualité, de services publics, d’une certaine qualité de vie. Vous verrez, ils ne partiront pas en cas de «oui».

Nos adversaires instrumentali- sent de manière particulière- ment malhonnête les chiffres en laissant penser que 100% de ces recettes disparaîtraient ins- tantanément. C’est surtout la preuve qu’ils paniquent car ils voient que notre initiative a des chances de passer.

Comment expliquer cette nervosité?

Ce sont surtout certains mi- lieux immobiliers spécialisés

dans ces logements de luxe qui sont inquiets et qui don- nent de la voix. Notre initiative mettra fin aux excès spécula- tifs et c’est une bonne chose.

Des communes des régions al- pines se permettent d’interve- nir dans le débat de manière scandaleuse, notamment en finançant le comité qui milite pour le maintien de ces for- faits. Et puis, plus largement, certains commencent à se rendre compte que si cette initiative passe, de manière plus large, la gauche pourra redevenir proactive sur le dos- sier fiscal. I

Impôt selon la dépense ou boîte noire fiscale?

VOTATIONS FÉDÉRALE ET CANTONALE • Les forfaits fiscaux posent plus largement la question de la richesse. «Le Courrier» explore cet univers de privilégiés.

«Le Courrier» a décidé d’élargir le débat: les nantis ne constituent-ils pas aussi une charge pour la société? INTERFOTO

PHILIPPE BACH

Nos très chers riches. Le 30 novembre prochain, les Suisses voteront sur l’initiative lancée par La Gauche vi- sant à abolir le système dit du «forfait fiscal» ou de l’imposition selon la dé- pense, en bon jargon économique.

Au-delà de l’évident souci de justice fiscale, la campagne met en évidence le rapport un brin schizophrène que les Helvètes entretiennent avec les riches: oui, le forfait fiscal est injuste, antisocial et discriminatoire, mais il permet d’attirer quelques milliar- daires qui, sans cela, ne viendraient pas, peut-on entendre de manière ré- currente; ils ne paient pas grand- chose, mais ils dépensent beaucoup, contentons-nous de cela. Dans ce numéro, nous avons donc décidé d’élargir le débat: qu’est-ce la riches- se, et les nantis ne constituent-ils pas aussi une charge pour la société?

Pour commencer: de quoi parle- t-on? Lancé par La Gauche, soutenu aujourd’hui par l’ensemble des partis progressistes et des syndicats, ce tex- te propose de mettre fin, dès l’an pro- chain, à un système tout de même très particulier. Le forfait fiscal per- met d’attirer des millionnaires en leur offrant une fiscalité au rabais.

Ces personnes ne sont pas imposées sur leur revenu ou leur fortune, com- me tout un chacun, mais selon leurs dépenses supposées.

Flou artistique

Les tenants du système relèvent que ce type de rabais obéit à cer- taines règles et n’est pas distribué à la tête du client. Comme le secret fiscal règne, on est bien obligé de les croire sur parole.

A Genève, par exemple, le systè- me du forfait fiscal permet d’engran- ger quelque 91 millions de francs pour 702 forfaitaires. Soit un impôt moyen de 130 000 francs. Il serait intéressant de connaître l’assiette fis- cale de cette caste et savoir combien ils auraient payé en étant imposés au régime ordinaire. Le cas d’Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea, est révélateur de cette opacité. Le récent départ d’Epalinges (VD) de ce déten- teur d’une fortune évaluée à plus de 40 milliards de francs n’a pas impacté les finances communales. Avec un rendement de 1% – on est loin des 15% exigés par certains grands groupes –, on arrive à un revenu an- nuel de 450 millions. Or, M. Kamprad ne payait que 165 000 francs d’impôt

(fédéral, cantonal et communal cu- mulé). Soit un taux d’imposition de 0,03% sur ce revenu.

Cinq cantons ont déjà mis fin à ce système: Argovie, les deux Bâle, Schaffhouse et Zurich. Ce dernier, où le système a été supprimé en 2009, n’a pas souffert de ce changement de régime (lire ci-dessous). Il est vrai que le canton du bord de Limmat n’utilisait guère cet outil qui est une spécialité romande, inventée par le canton de Vaud en 1862 déjà (pour les riches lords anglais amoureux de la Riviera vaudoise, on parle aussi parfois de «Lex Chaplin»). Il a es- saimé ensuite au bord du Léman et dans certaines régions alpines (ah, les joies de Gstaad, de St-Moritz ou de Crans-Montana).

Des abus

De fait, la manière de calculer ces forfaits ne brille pas par sa transpa- rence. En théorie, le fisc prend en compte soit le loyer, soit la valeur lo- cative du bien immobilier acheté. En lui appliquant un multiple de cinq pour l’impôt fédéral direct ou canto- nal dans des cantons comme Genève.

Mais des abus ont été constatés.

Le cas le plus emblématique étant

celui de Viktor Vekselberg. Cet oli- garque russo-ukrainien affiche – se- lonForbes– une fortune de 11 mil- liards de dollars. Il gère clairement ses affaires depuis Zoug et est actif dans plusieurs entreprises suisses comme Oerlikon; il ne devrait donc, en théorie, pas avoir droit à un forfait.

Deuxième cautèle: il faut pouvoir afficher un haut standing et justifier d’une assiette fiscale de 400 000 francs. Sentant le vent du boulet, ces conditions ont été durcies au niveau fédéral. Il est prévu de faire passer ce plancher à 600 000 francs. La législa- tion suisse a déjà été modifiée. Il ne s’agit pas d’un contre-projet en tant que tel. Dormante, pour l’heure, la loi n’entrera en vigueur qu’en cas de re- fus de l’initiative.

Volet cantonal

A Genève, en revanche, un contre-projet a été voulu par le Conseil d’Etat, qui est formellement opposé à une initiative cantonale PS du même acabit, en forme de concré- tisation de la modification du droit fédéral. Outre le plancher de l’assiet- te fiscale, il revoit à la hausse le taux multiplicateur des frais de logement de cinq actuellement à sept. I

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PROPOS RECUEILLIS PAR LAURA DROMPT

Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lau- sanne, apporte son éclairage sur les enjeux de la votation du 30 no- vembre. Pour ce spécialiste de l’his- toire économique suisse, les débats se bornent trop souvent à des calculs d’épicier. Entretien.

Vaud a été le premier canton à instituer des forfaits fiscaux. Pourquoi?

Sébastien Guex: Pour comprendre cela, il faut prendre le contexte en compte: en 1860, le canton de Vaud est décroché du point de vue du dé- veloppement économique, en com- paraison avec d’autres régions de la Suisse. On y trouve très peu d’indus- triels, notamment parce que ceux-ci se heurtent à une bourgeoisie agraire.

Les politiciens défendent donc prioritairement une économie basée sur la rente foncière. Leur but est de promouvoir une puissante industrie du tourisme de luxe, avec de grands hôtels et des complexes proposant de l’hydrothérapie, et de transformer le canton en lieu de villégiature pour la haute société de l’Europe.

C’est dans ce contexte qu’est ins- tauré, en 1862, le régime fiscal d’«im- position à la dépense» qui exonère très largement les riches étrangers résidant dans le canton. La gestion de fortune, l’un des piliers de l’essor de la Banque cantonale vaudoise et des banquiers privés de la région, s’est développée dans ce sillage.

Neuchâtel a suivi en instaurant les forfaits fiscaux en 1867, puis Genève vers 1900. Les Grisons et le Tessin sont venus ensuite.

Quelle était la nature des débats, à cette époque?

Le débat de 1906, au Grand Conseil vaudois, en constitue un bon exemple. Il y est discuté du renouvel- lement pour dix ans de la loi de 1862.

[Fouillant dans ses archives, il affiche un fac-similé de la Gazette de Lau- sannedu 24 novembre 1906, dans la- quelle le débat a été retranscrit.] Il est frappant de voir que le débat se foca- lise sur les mêmes arguments qu’au- jourd’hui. A la différence que le conflit n’oppose pas, alors, la gauche à la droite, mais deux courants au sein même des partis bourgeois.

Ferdinand Virieux, conseiller d’Etat radical et président de la Banque cantonale vaudoise, soute- nait: «Nous avons trouvé un véritable filon dans l’industrie des étrangers.»

Et d’insister: «Notre pays n’est pas le

seul qui soit beau et nos concurrents sont nombreux.» Albert Perrin, un banquier libéral, appelait à ne pas

«tuer la poule aux œufs d’or».

Et en face?

Vous avez dans cet article le compte- rendu du discours d’Albert Bonnard, député libéral et futur rédacteur en chef du Journal de Genève, contre cette exonération fiscale. Il la qualifie de «contraire à la justice et aux intérêts du pays». Les étrangers qui résident dans notre pays y jouissent de tous les services publics, utilisent nos infrastructures, voient la police protéger leurs propriétés, explique-t- il. «Pourquoi ne participeraient-ils pas comme nous à nos dépenses?»

«Si vous êtes médecin et que vous soignez des malades, payez! Si vous êtes oisif, si, comme on dit avec res- pect, vous dépensez votre revenu, vous ne devez rien au fisc.» Et il conclut: «Je vous le demande, cela est-il conforme à l’esprit démocra- tique de nos lois?»

La problématique va donc au-delà des seules questions financières...

En réalité, les forfaits fiscaux soulè- vent deux débats: celui sur les pro- blèmes financiers, en particulier sur

la question de la fraude fiscale, et l’autre sur la justice sociale.

Lorsqu’il s’agit du renvoi des mi- grants ou des demandeurs d’asile, du versement des subsides auxquels les pauvres ou les faibles ont droit ou en- core de les imposer, la loi est appli- quée avec une rigueur implacable. Ici, le respect de la sphère privée ou du se- cret fiscal devient tout à coup très rela- tif. Mais quand il s’agit de la fiscalité des riches et des puissants, on laisse aller. Où est la justice là-dedans?

Les partisans des forfaits fiscaux lais- sent craindre des pertes de 700 millions de francs. Ça n’est pas négligeable...

A Zurich, qui a supprimé ce régime fiscal en 2009, la moitié des forfai- taires sont restés. Il en est allé de même à Schaffhouse. On remarque donc que tous les riches étrangers ne déménagent pas, car les conditions fiscales globales en Suisse leur de- meurent très favorables. Ils doivent juste se mettre à frauder le fisc dans la même mesure que les riches Suisses!

En ce cas, pourquoi certains s’accrochent-ils à ces forfaits?

Certains cercles ultra-minoritaires mais très influents, notamment les

gérants de fortune, les bureaux d’avocats et les gérances immobi- lières ainsi que leurs représentants politiques, sont prêts à n’importe quoi pour un plat de lentilles.

Mais le vrai problème est ailleurs. Pourquoi les milieux diri- geants suisses veulent-ils maintenir ces exemptions? Pas pour les quelques millions qu’ils rapportent.

Mais parce que les forfaits consti- tuent la preuve vivante, sous les yeux des Suisses, qu’ils ne sont pas égaux devant l’impôt. A côté d’eux vivent des milliardaires dont ils savent pertinemment qu’ils ne paient pas le centième de ce qu’ils devraient.

L’Etat lui-même encourage donc une gigantesque soustraction fiscale et c’est ça qui intéresse la classe diri- geante. Cela pousse tous ceux qui ont une possibilité, petite mais réel- le, de frauder le fisc – les indépen- dants, les professions libérales, les artisans, etc. à se sentir légitimes de frauder le fisc et à considérer l’inci- visme fiscal comme une pratique normale. Et cela les conduit à tolérer la fraude fiscale pratiquée à très lar- ge échelle par les couches capita- listes, c’est-à-dire les grands patrons et les gros actionnaires. I

«L’Etat encourage une énorme fraude»

Les riches donnent le la en matière de consommation

ÉCOLOGIE • La consommation des nantis sert de référentiel pour celle de la société toute entière. La réduction de l’empreinte carbone passe par une politique plus égalitaire, estime Hervé Kempf. Interview.

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BACH Hervé Kempf travaille depuis de nombreuses années sur la question de l’écologie politique.

D’abord au journal Le Mondeet, depuis 2013, sur le site Reporterre1dont il est l’une des che- villes ouvrières. Pour Hervé Kempf, la sortie de l’impasse climatique passe par la diminution des inégalités sociales. Le niveau de vie des plus riches servant d’étalon ultime pour donner le la de la consommation de la société dans son entier.

Dans votre ouvrage Comment les riches détruisent la planète, vous vous appuyez sur les travaux de Thorstein Veblen (1857-1929) qui thématise l’idée que ce sont les riches qui fixent les standards en matières de consommation et qu’il est l’inventeur du concept de «consommation ostentatoire».

Hervé Kempf: En gros, par imitation des riches par les pauvres, le type de consommation d’une classe sociale influence celle de la classe située juste en dessous. Et ainsi de suite. C’est donc la

consommation des gens les plus fortunés qui sert d’étalon au comportement de toute la so- ciété. Les riches se déplacent en jets privés; les pauvres prendront des vols low cost, par exemple. Au total, si on veut résoudre le problème du climat, on doit être conscient du poids de ce modèle culturel.

S’agit d’une règle absolue?

Cela vaut pour toute sorte d’objets: avons-nous besoin d’autant d’écrans plats ou de téléphones de plus en plus sophistiqués? On se sent déclassé si on ne peut pas afficher ces signes extérieurs de modernité. Ce type de consommation répond davantage à des questions de statut social qu’à une réelle nécessité.

En même temps, les gens sont souvent plus rationnels qu’il n’y paraît. Par exemple en matière de mobilité:

la voiture n’est plus le marqueur social qu’elle a été.

C’est vrai. Mais c’est parce que les marqueurs ostentatoires se modifient. Les gens gèrent

différemment leur mobilité. Voire se passent de voiture. Mais ils prendront un vol low cost pour aller passer le week-end à Barcelone parce que c’est ainsi qu’il faut vivre en vertu de cet effet d’imitation.

Le principe de consommation ostentatoire relève-t-il de la sphère économique ou de la psychologie des masses?

Il s’agit d’un mécanisme social. Et il est perni- cieux. Au fur et à mesure que certaines consom- mations réservées auparavant aux nantis se dé- mocratisent, le système génère des nouveaux marqueurs de distinction, pour parler comme Pierre Bourdieu. Si on reprend l’exemple du transport aérien, qui était quelque chose d’ex- ceptionnel et qui s’est «démocratisé», les hauts revenus se démarquent maintenant par la classe affaires, avec salons VIP et guichets d’embarque- ment réservés. Jusqu’à en arriver à des absur- dités comme de prévoir des vols dans l’espace pour millionnaires, sans but scientifique, sim-

plement à des fins touristiques et pour marquer son statut d’ultra-privilégié.

Quels sont les standards politiques et sociaux qui permettraient de mettre fin à cette fuite en avant?

L’enjeu fondamental est la réduction des inéga- lités. Si on veut répondre à la crise écologique, la piste essentielle est la diminution globale de la consommation matérielle et énergétique. Pour y parvenir, il faut changer profondément la struc- ture de répartition des richesses. D’une part, pour réduire le modèle de surconsommation ex- hibé par les hyper-riches, ensuite pour faciliter l’effort commun de changement de mode de vie, qui suppose la solidarité, donc un moindre écart de richesses. Enfin, cela permettra de réaffecter une partie de la richesse collective vers un nou- veau mode de production, plus écologique. I

1www.reporterre.net

Pour aller plus loin: Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Ed. Point-Seuil, 2007.

FONDATIONS

Le mécénat, cet outil

d’optimisation fiscale

Chaque jour en Suisse,une fondation se crée. Elles viennent offrir un soutien finan- cier dans toutes sortes de domaines, que ce soit dans le social, la santé, l’art, ou d’autres bonnes causes. Un mécénat pas forcément désintéressé, puisque les fon- dations bénéficient de conditions fiscales extrêmement avantageuses.

Fin 2013, 17 431 fondations étaient ins- crites au registre fédéral du commerce, dont près de 13 000 étaient qualifiées d’utilité publique, selon un rapport du Centre d’études de philanthropie de l’uni- versité de Bâle. Zurich (2218), Vaud (1398), Berne (1358) et Genève (1095) sont les quatre cantons qui en comptent le plus.

Selon l’Association des fondations dona- trices suisses, ce secteur pèserait plus de 70 milliards de francs, pour des contribu- tions effectives de 1,5 à 2 milliards de francs.

Mais les fondations ne sont pas seule- ment un moyen de financer des ponts, des salles de concerts ou des recherches scientifiques. Elles sont aussi un bon pla- cement pour les grandes fortunes, puisque les fondations d’intérêt général et sans but lucratif sont exonérées d’impôts directs.

En 2009, le député Werner Luginbühl (BE/pbd) s’inquiétait: «Des estimations prudentes font apparaître qu’environ 3000 des 12 000 fondations d’utilité publique que compte la Suisse sont inactives, c’est- à-dire qu’elles ne distribuent pas la moindre somme en faveur des buts qu’elles se sont donnés et qu’elles ne pré- sentent donc aucune contre-valeur pour la société.» Le Conseil fédéral a répondu en 2013 à la motion de Werner Luginbühl, déclarant qu’il était «inutile à l’heure actuelle de réformer le droit des fonda- tions».

Même Avenir Suisse,dans un rapport datant du mois de septembre 2014, recommandait aussi un minimum de transparence et une surveillance amé- liorée. Une demande qui permettrait de ne pas trop attirer les regards sur ce secteur, souvent utilisé par des grandes fortunes plus intéressées par la défiscalisation que par le mécénat. LDT

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«La Suisse ne peut pas continuer de jouer le passager clandestin»

Sans inégalités de revenus, difficile d’encourager la création de richesses, affirment les libéraux. Ont-ils tort?

Till van Treeck: Ils ne sont pas les seuls:

[l’économiste John Maynard] Keynes1lui aussi l’affirmait. La question est de savoir dans quelles limites. Et il est clair qu’à par- tir d’un seuil, les inégalités sociales devien- nent contreproductives.

Dans les années 1960-1970, les pays dé- veloppés connaissaient des taux de crois- sance tout à fait remarquables. Or, savez- vous quel était le taux d’imposition marginal sur le revenu, par exemple aux Etats-Unis?

92% (contre 35% aujourd’hui)! On peut très bien avoir des inégalités limitées, des taux d’imposition très élevés et une économie dynamique. Mieux: cela préserve de l’insta- bilité économique mais aussi politique.

Mais dans le contexte de concurrence fiscale internationale, que diriez-vous aux Suisses pour les convaincre de ne plus faire de cadeaux aux riches?

Le sujet est délicat, plus politique qu’éco- nomique. La solution serait bien entendu que les gouvernements collaborent pour empêcher le dumping fiscal, voire qu’ils organisent la fiscalité au niveau internatio- nal... Ce que je conseillerais au gouverne- ment allemand, c’est de faire davantage pression sur la Suisse comme l’ont fait les Etats-Unis.

La politique fiscale agressive de la Suisse serait-elle condamnée?

Oui. La Suisse a tout intérêt à demeurer un membre respecté de la communauté in- ternationale. Elle est sur le même bateau et ne peut pas jouer au passager clandestin.

Si tous les pays jouaient cette partition, ce serait la fin des Etats.

PROPOS RECUEILLIS PAR BPZ

1Auteur de la Théorie générale de l’emploi, dominante durant les Trente Glorieuses, Keynes prône une intervention de l’Etat pour corriger les imperfections du marché.

ACCUMULATION ACCÉLÉRÉE

Le 1% contre les 99%?Le slogan d’Occupy Wall Street est certes réducteur, les strates sociales étant plus complexes et variées que ces deux seuls groupes. Il n’en demeure pas moins «un fait spectaculaire», selon Till van Treeck: 1% des Etatsuniens reçoivent aujour- d’hui un cinquième du revenu national brut.

Et les 9% suivants ne sont pas non plus à plaindre: le décile le plus favorisé accapare autant que les 90% restants de la popula- tion. Le ratio était encore d’un tiers-deux tiers en 1980. Consé- quence de cette réorientation des revenus: le capital privé accumulé (fortune) représentait en 1970 entre deux et trois fois et demie le revenu annuel d’un pays déve- loppé. Elle pèse, quarante ans plus tard, entre quatre (Alle- magne) et sept fois (Japon) le PIB, selon les données rassem-

blées par Thomas Piketty dans Le Capital au XXIesiècle. Des chiffres à mettre en rapport avec l’endet- tement public, qui, bien que crois- sant, demeure environ cinq fois moins important! «La part déte- nue par les 1% les plus riches dans le capital national américain s’approche dangereusement des sommets observés dans l’Europe de l’Ancien Régime et de la Belle Epoque. Pour un pays qui s’est largement construit comme l’an- tithèse des sociétés patrimo- niales européennes, le choc est rude», remarque M. Piketty1.

Comment en est-on arrivé là?

Plusieurs facteurs sont mis en avant par M. van Treeck comme la dérégulation du marché du travail qui a amoindri le pouvoir de négociation des salariés (sauf les top-managers) et la baisse de la fiscalité. «L’explosion sans précédent des très hauts reve-

nus du travail reflète un phé- nomène de sécession des cadres dirigeants des grandes entre- prises», écrit Thomas Piketty, qui relève aussi un taux de rende- ment du capital déconnecté de la croissance réelle. Plus que la redistribution, «la forte fiscalité sur les hauts revenus qui existait jusqu’aux années 1970 visait à décourager le versement de trop hauts revenus», rappelle de son côté Till van Treeck.

Facteur moins connu,les chan- gements technologiques et l’é- mergence de réseaux favoriseraient, selon Philippe Askenazy, une concentration des gains. «Celui qui a la meilleure idée au bon moment va remporter tout le marché – c’est le cas de Facebook ou de Google –, donnant lieu à des rentes considérables.» BPZ

1Libération du 22 avril 2014.

COMMENT LES RICHES MEN A

BENITO PEREZ

L’initiative pour l’abolition des forfaits fiscaux serait-elle le signe d’une croissante «hosti- lité antiriches»? Que le grand argentier genevois, Serge Dal Busco, se rassure: l’accumula- tion de richesses individuelles n’a que rarement été aussi res- sentie comme légitime au sein de la population. Même au pays de l’égalité, la cupidité prend le dessus: 76% des Français voyaient en 2012 la course à l’enrichissement com- me une «bonne chose1». Un in- dividualisme forcené qui dis- pose de sa caution morale:

l’inégalité serait le meilleur mo- teur de la création de richesses.

Celle-ci, par la main magique du marché et de l’Etat, entrant ensuite dans un cercle ver- tueux: la fortune profiterait à tous par «ruissellement»:

impôts, consommation et in- vestissement. En langage sa- vant, on parle de trickle down economics, doctrine néolibéra- le qui a inspiré les contre-ré- formes des années 1980.

Or trois décennies de baisses d’impôts et de libérali- sations ont suffi à démentir l’adage reaganien: l’argent des riches n’a pas fait le bonheur des pauvres. Pourquoi? Le Courriera posé la question à quelques économistes qui ont su conserver leur sens critique.

Inégalités, source d’instabilité

«Enrichissez-vous!» De Guizot à Deng Xiaoping, l’invite tra- duit un même optimisme: la course à la richesse nous mè- nerait vers la société de l’opu- lence. A en croire Till van Treeck, professeur d’économie sociale à l’université de Duis- burg-Essen et expert auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT), l’accumula- tion effrénée semble au

contraire nous avoir conduits au bord du gouffre. Pour l’éco- nomiste allemand, le creuse- ment des inégalités sociales, ces trente dernières années, serait la cause première du krach de 2008 et de la crise qui a suivi.

En étudiant les courbes des revenus et celles de la consom- mation depuis les années 1980, Philippe Askenazy don- ne crédit à cette hypothèse. Le directeur de recherches au CNRS constate en effet un dé- crochage progressif: malgré des revenus à la baisse, les classes les plus modestes ont continué de dépenser, alors même que les plus riches avaient tendance à épargner une part croissante de leurs gains. «A partir d’un certain ni- veau de richesse, les liquidités sont naturellement thésau- risées. Ce n’est pas parce qu’on est dix fois plus riche qu’on va dépenser dix fois plus», résume M. van Treeck.

Entre ces deux extrêmes:

des instruments financiers tels lessubprimesont transformé l’épargne des uns en prêts pour les autres. Avec de juteux béné- fices correspondant au fort risque de défaut.

L’endettement des mé- nages a été renforcé par ce que Till van Treeck nomme, avec une pointe d’ironie, le «trickle down consumption»: plus les riches sont en mesure de dé- penser pour obtenir un bien ou un service, «plus la classe moyenne est sous pression et s’endette, car ce sont les riches qui fixent les standards so- ciaux» (lire aussi en page 3).

Aux Etats-Unis, entre 1980 et l’éclatement de la bulle, les créances des ménages sont passées de 60% du revenu dis- ponible à 140%. Le krach était devenu inévitable.

En revanche, dans les pays

où «le crédit privé ne s’est pas substitué au revenu», c’est l’Etat social qui a tenté de réagir. Mais à son tour, il n’a pu le faire qu’en empruntant. Contrairement au mythe, l’enrichissement des plus riches a donc sapé l’assise fiscale des Etats, puisque ce sont «ceux qui savent le mieux échapper à l’impôt qui captent la plus grosse part des revenus», explique M. Askenazy. Plus que le montant des créances, pour- suit-il, ce sont les «doutes des investisseurs quant à la durabi- lité des finances publiques dans ce contexte inégalitaire» qui a fini par provoquer la crise des dettes souveraines en Europe.

Au final, la viabilité de la croissance et la stabilité d’un système économique seraient proportionnelles au niveau d’égalité sociale, résume M. van Treeck, s’appuyant sur des travaux menés par deux économistes du... Fonds moné- taire international2!

Le ruissellement vers...

le haut

Mais si les effets négatifs de l’inégalité sont de plus en plus admis, la polémique soulevée par les travaux des économistes critiques comme Thomas Pi- ketty ou Till van Treeck vient

des conclusions systémiques qu’ils en tirent. Sans partager la vision apocalyptique d’un Karl Marx, M. Piketty s’appuie no- tamment sur l’exploration du passé pour décrire un système capitaliste intrinsèquement créateur d’inégalités. «C’est une mécanique infernale: la concentration des richesses ali- mente le pouvoir de ce groupe social et donc sa capacité à aug- menter encore sa part et ainsi de suite, posant la question de la stabilité globale du système», décrit son collègue Philippe As- kenazy. Autrement dit, au lieu du ruissellement prédit par la théorie, on assiste plutôt à un pompage naturel en direction du haut de la pyramide.

Capital sans débouchés La formule d’Helmut Schmidt est restée célèbre: «Les profits d’aujourd’hui sont les investis- sements de demain et les em- plois d’après-demain.» Avec quarante ans de recul, la sen- tence du futur chancelier so- cial-démocrate allemand ré- sonne étrangement à son compatriote Till van Treeck:

«De nombreux économistes continuent de penser qu’il faut réduire les coûts de production pour inciter à l’investissement.

C’est un diagnostic erroné:

nous sommes devant une crise de débouchés.» La faiblesse ac- tuelle de l’investissement en Allemagne, alors même que ses entreprises – comme les suisses – regorgent de liquidités, suffi- rait à démontrer la vacuité du raisonnement.

Pour provoquer l’investis- sement, il faut soit une décision politique, soit une perspective de rentabilisation. Or, ni l’un ni l’autre ne se profilent, juge l’é- conomiste de l’université de Duisburg-Essen. A contre-cou- rant des libéraux, qui encen- sent le modèle allemand et le présentent comme une loco- motive pour l’Europe, il estime au contraire que les réformes Schröder (baisses fiscales et dérégulation du marché du tra- vail) sont l’une des causes de la crise actuelle. Ayant asséché sa capacité interne à consommer, l’Allemagne a dû exporter mas- sivement à bas coûts, menant ses concurrents européens vers la crise.

«Tous les pays ne peuvent pas exporter davantage qu’ils importent», résume simple- ment Sergio Rossi, qui dirige la chaire de macroéconomie et d’économie monétaire à l’uni- versité de Fribourg. «L’Europe

ne souffre pas d’un manque de compétitivité face au reste du monde – elle est exportatrice nette – mais connait de trop grandes inégalités internes. En conséquence, la réponse devrait être plus de convergence, pas davantage de concurrence», analyse à son tour M. Askenazy, qui craint que l’Europe n’entre dans une spirale déflationniste.

Spéculer au lieu d’investir Pour le Français, la concentra- tion du capital en réalité favo- rise deux types de placements:

soit patrimoniaux (à la re- cherche du risque zéro), soit extrêmement risqués (sur les marchés financiers à des taux usuriers). Pas l’investissement productif de long terme. «La plupart des entreprises, sauf peut-être les sociétés fami- liales, décident d’abord la ré- munération du capital, avant de s’intéresser à celle du travail, confirme M. Rossi. Cela contribue à faire gonfler des bulles spéculatives dont l’écla- tement porte atteinte à la sta- bilité financière et à la cohé- sion sociale.»

Le coût du capital Et lorsque le débouché existe mais que l’entreprise est sous- La Foire des millionnaires, à Moscou, en 2008. «A partir d’un certain niveau de richesse, les liquidités sont naturellement thésaurisées.

Ce n’est pas parce qu’on est dix fois plus riche qu’on va dépenser dix fois plus», note l’économiste Till van Treeck. KEYSTONE

ANALYSE • Les riches sont dépensiers, paient des impôts, investissent dans les entreprises.

Et pourtant, leur multiplication est un poison pour le bien

commun. Réflexions économiques sur les inégalités.

LES RICHES

(4)

ACENT L’ÉCONOMIE

capitalisée, elle se heurte à une barrière de plus en plus infran- chissable: le «coût du capital».

Beaucoup moins popularisé que le coût du travail, il grève pourtant de la même façon les comptes des entreprises. «At- tention, il faut distinguer le ca- pital immobilisé pour produire (amortissement) et le prix fi- nancier de ce capital, de même qu’il faut distinguer la rétribu- tion légitime que peut exiger un prêteur, en termes de compen- sation du risque et d’organisa- tion du prêt, et ce que l’on peut qualifier de ‘surcoût’, qui est de l’ordre de la rente», avertit Lau- rent Cordonnier.

Auteur d’un rapport pour le syndicat français CGT, le doyen de la faculté des sciences économiques et so- ciales de l’université de Lille 1 estime que ce «surcoût» sans rationalité économique repré- sente entre 30% et 50% du coût des emprunts. Sergio Rossi a un autre étalon: «Le taux d’intérêt moyen versé aux propriétaires du capital, de manière générale, ne devrait pas dépasser le taux de crois- sance économique à long terme.»

Les deux experts se retrou- vent pour dire que la financiari- sation de l’économie, qui aurait dû, en théorie, faciliter la circu- lation du capital vers les entre- prises et faire baisser les coûts par la concurrence, a conduit au phénomène inverse. Lau- rent Cordonnier parle même d’un doublement, voire d’un triplement, du «surcoût» de- puis trente ans!

Selon Sergio Rossi, les en- treprises sont victimes de fi- nanciers toujours plus puis- sants qui «exploitent cet avantage dans une optique de très court terme». «Les investis- seurs institutionnels possèdent aujourd’hui 60% des actions dans le monde, ils ont pris le pouvoir sur les entreprises, sommées de réaliser des rende- ments extravagants», s’alarme M. Cordonnier. Celles-ci se montrent d’autant plus dociles que les financiers ont «mis en place des schémas de rémuné- ration des hauts dirigeants (stock options, bonus) alignés sur les intérêts des action- naires». Du coup, on n’enten- dra jamais un dirigeant de grande entreprise se plaindre du coût du capital, alors qu’il se répand contre les charges «in- supportables» liées au travail.

Si le premier «a effective- ment un impact moins direct sur la compétitivité», admet l’économiste de l’université Lil- le, «l’augmentation constante des dividendes versés en France a clairement entraîné la chute des investissements en re- cherche et développement» et

«déprimé l’investissement pro- ductif». «Depuis les années 1980, la part des dividendes

nets est passée de 3% de la va- leur ajoutée des entreprises à 9% aujourd’hui.»

Déficit démocratique Pour Laurent Cordonnier, le problème est aussi politique.

Le rendement maximal du ca- pital peut-il être le seul critère de l’investissement? «L’exigen- ce d’un taux de rendement de 15% n’est pas une façon efficace de juger de sa pertinence, car cela revient à éliminer tout ce qui rapporte entre 0% et 15%», explicite le Français. D’autant, poursuit Sergio Rossi, que ces folles exigences entraînent des coûts humains et sociaux qui seront ensuite supportés par la collectivité.

A l’épouvantail de la ploutocratie agité par M. Piketty, Philippe Askenazy ajoute le spectre d’une «dérive populiste» favorisée par le «dé- classement social de la grande majorité» des citoyens. «En tant que Français, c’est aujourd’hui mon angoisse absolue», conclut-il.I

1Etre riche en France, IFOP, sept. 2012.

2http://blog-

imfdirect.imf.org/2011/04/08/inequa- lity-and-growth

Verbatim

«La croissance moderneet la diffusion des connaissances ont permis d’éviter l’apocalypse marxiste, mais n’ont pas modi- fié les structures profondes du capital et des inégalités – ou tout du moins pas autant qu’on a pu l’imaginer dans les décen- nies optimistes de l’après- Seconde Guerre mondiale. Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la pro-

duction et du revenu, ce qui était le cas jusqu’au XIXesiècle et risque fort de redevenir la norme au XXIesiècle, le capita- lisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicale- ment en cause les valeurs méri- tocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocra- tiques.»

Thomas Piketty, Le Capital au XXIesiècle, 2013, Paris.

CHRISTOPHE KOESSLER Les quatre-vingt-cinq per- sonnes les plus riches du mon- de possèdent autant que les 3,6 milliards les plus pauvres. On se rappelle ces chiffres mis en exergue au début de l’année par l’ONG Oxfam, sur la base de données fournies par le Credit suisse et le magazine américain Forbes. Jamais la concentration des richesses n’avait atteint de tels sommets. Et elle augmente encore. Aux Etats-Unis, par exemple, les 1% les plus riches ont engrangé 95% des béné- fices de la croissance postcrise financière depuis 2009, tandis que les 90% les moins riches se sont appauvris.

En Suisse aussi, les trois cents plus grandes fortunes augmentent leur capital chaque année depuis 2009. En 2013, à l’heure de l’austérité budgétaire pour les pauvres et les classes moyennes, les hy- per-riches ont accumulé 12%

de plus que l’année précéden- te, pour atteindre la somme rondelette de 627 milliards de francs, indique le magazine Bi- lan. Lequel, de surcroît, omet- trait de mentionner certaines personnalités ne souhaitant pas bénéficier d’une telle publi- cité. En comparaison, le PIB de la Suisse, qui mesure la valeur des biens et services produits

dans le pays, se révèle à peine supérieur, à 650 milliards de francs, et n’a augmenté que de 1,7% la même année.

Numéro un: M. Ikea Et ces riches ont des noms et des adresses! Qui sont donc les dix plus grandes fortunes de Suisse selon le magazine Bilan?

Le champion incontesté était jusqu’en 2012 le fondateur du discounter de l’ameublement Ikea, le Suédois Ingwar Kam- prad. Mais, après son départ pour la Suède, ce sont ses trois fils qui montent ensemble sur la première marche du podium grâce à un héritage de 41 mil- liards à 42 milliards de francs:

Peter, Jonas et Mathias. Rien qu’en 2013, ils ont accumulé plus de 3 milliards.

Arrivent ensuite les familles suisses Hoffmann et Oeri, qui détiennent la firme pharmaceu- tique helvétique Roche: 22 mil- liards à 23 milliards, dont envi- ron 6 milliards engrangés l’année passée seulement.

Leurs deux produits phares: le Tamiflu, acheté en masse à la fin des années 2000 par les collecti- vités publiques effrayées par une éventuelle pandémie de grippe aviaire, et le plus célèbre des tranquillisants: le Valium.

En troisième position, le Suisso-Brésilien Jorge Lemann

a fait fortune dans la banque, avant d’investir dans plusieurs autres secteurs, dont la bière et plus récemment le fast food (Burger King) et le ketchup Heinz. Il pèse aujourd’hui 20 milliards à 21 milliards de francs (+3 mia en 2013).

Derrière, la famille germa- no-hollandaise Brenninkmei- jers, héritière de la chaîne de vêtements à succès C&A, possède entre 14 milliards et 15 milliards de francs (+2 mia).

Elle est talonnée par la famille Safra, héritière d’Edmond Sa- fra, fondateur de plusieurs éta- blissements bancaires dès les années 1950: 13 milliards à 14 milliards de francs.

30 milliards pour lutter contre la malnutrition

Vient ensuite Karim Agha Khan, le fameux prince et imam de l’ismaélisme, un courant mi- noritaire de l’islam chiite: 12 milliards à 13 milliards. Au même niveau se situe l’homme d’affaires russe Victor Vekels- berg, forfaitaire fiscal notoire, qui s’est enrichi dans la mine et la métallurgie, avant de se voir confier par le président Medve- dev la supervision de la création d’une sorte de Silicon Valley rus- se dans les environs de Moscou.

En huitième position, avec 11 milliards à 12 milliards, la

célèbre famille italo-suisse Ber- tarelli, qui a accumulé ce capital depuis trois générations à la tête de la firme pharmaceu- tique Serono, vendue par Er- nesto Bertarelli à Merck en 2006. Ses investissements lui ont permis d’engranger 1 mil- liard l’an passé.

Hansjörg Wyss fait mieux.

Le Bâlois d’origine, fondateur de l’entreprise de prothèses or- thopédiques et instruments chirurgicaux Synthes, a gagné 2 milliards en 2013, venant grossir un capital de 11 milliards à 13 milliards. Enfin, last but not least, le Finlandais d’origine russe Gennadi Timtchenko est le cofondateur de la société de trading pétrolier Gunvor, opé- rant à Genève. Il possède entre 9 milliards et 10 milliards de francs.

Les dix familles les plus riches résidant en Suisse dé- tiennent donc à elles seules 165 milliards de francs (en retenant l’estimation la plus basse). A titre de comparaison, les Na- tions Unies estiment qu’il fau- drait moins de 30 milliards de francs d’investissements par année (dans l’agriculture et les infrastructures principale- ment) pour mettre fin à la mal- nutrition dans le monde qui concerne près de 900 millions de personnes. I

Gigi Oeri, ex-mécène du FC Bâle. les familles Hoffmann et Oeri, propriétaires de Roche, pèsent entre 22 milliards et 23 milliards de francs, dont environ 6 milliards engrangés l’année passée seulement. KEYSTONE

CONCENTRATION, DÉGRADATION

En Suisse, la fortune des personnes physiquess’éle- vait en 2011 (derniers chiffres disponibles) à près de 1475 milliards de francs. Entre 1991 et 2004, progressant beaucoup plus vite que le PIB, cette fortune avait déjà doublé pour atteindre 1080 milliards de francs, passant de 1,5 fois à 2,4 fois la valeur du PIB. Ces derniers chiffres sont mis en lumière1par André Mach, maître d’enseigne- ment et de recherche à l’Institut d’études politiques et internationales de l’université de Lausanne. Celui-ci rap- pelle que les statistiques sur les salaires et sur la fortune sont longtemps restées délibérément sous-développées en Suisse. Depuis 1991, l’Administration fédérale des contributions (AFC) documente l’évolution de la fortune des personnes physiques.

Les chiffres cités restent néanmoins en-deça de la réalité.

L’AFC recense en effet les immeubles selon leur valeur fis- cale cantonale, négligeant la différence avec la valeur vénale. De plus, comme l’écrit le politologue, «le système des forfaits fiscaux tend à minimiser le calcul de la for- tune en Suisse». Enfin, il ne faut pas négliger «que les grosses fortunes sont bien conseillées pour minimiser leurs charges fiscales». Dans son dernier palmarès, le magazine Bilan cite en effet des chiffres bien plus élevés.

Quant à la concentration de la richesse, elle a nettement progressé entre 1991 et 2004, la progression globale de la fortune étant «essentiellement due à la forte augmen- tation de celle-ci parmi les couches les plus aisées». Le magazine Bilan estime pour sa part qu’en 2013, les plus riches de Suisse ont accumulé 12% de richesse supplé- mentaire par rapport à l’année précédente.

Pour rendre compte de la répartitiondes revenus entre capital et travail, la part des rémunérations des salariés dans la richesse nationale doit également être examinée, souligne André Mach dans son étude: rap- portée au PNB – jugé plus révélateur que le PIB car tenant compte des revenus tirés d’activités à l’étranger et revenant en Suisse –, cette part est passée de 60% en 1995 à 56% en 2006, après une brusque remontée de 2000 à 2002, lorsque la crise boursière faisait diminuer le revenu des capitaux. DOMINIQUE HARTMANN

1Evolution de la répartition de la fortune et des rémunérations des salariés, Denknetz, Jahrbuch 2008.

Les dix plus riches cumulent 165 milliards de francs

SUISSE • A l’heure où l’Etat coupe les vivres aux pauvres, la hausse

massive des richesses des grandes fortunes ne crée pas de scandale.

(5)

Regarde les riches

PARIS, HUITIÈME • Où des étudiants novices apprennent la sociologie en arpentant les ghettos huppés.

Au culot, passer une heure chez Hermès, un cahier sur les ge- noux. Observer, noter, sans avoir annoncé sa venue. Vous y arrive- riez? Pas moi. C’est pourtant ce que font deux étudiantes de Paris 8 (Seine Saint-Denis) dans l’opulent VIIIearrondissement de Paris (boutiques de luxe ave- nue Montaigne, Champs- Elysées, parc Monceau). La scène est racontée par leur professeur de sociologie dans Voyage de classes. Pour une fois, ce sont les riches – un quartier riche, plutôt – qui sont l’objet de l’attention des sociologues («Des grandes

‘enquêtes sociales’ du XIXesiècle jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas plus enquêté que les pauvres», affirme l’introduction.)

La force du livre de Nicolas Jounin est qu’il «filme» à hau- teur des épaules de ses étu- diants – pour trois quarts des étudiantes – qui détonnent dans ce bastion bourgeois. Ce faisant, l’ouvrage révèle et démonte les décalages qui assoient la domi-

nation sociale. Un épisode le montre: trois de ces jeunes femmes demandent à boire un café (à 8 euros) au Plaza Athénée. Le personnel a mau- vaise grâce mais finit par les pla- cer. Se rendant compte qu’elles ignorent totalement les codes de tenue adéquats, les étudiantes se sentent de trop, sur la sellette.

Sans compter qu’on leur pro- digue une «hospitalité dé- gradée», un service délibéré- ment moins bon que celui fourni aux autres clients. Quand on investit «les lieux consacrés», gare aux «dispositifs autoch- tones d’intimidation».

Le propos de l’auteur est didac- tique, de même que l’aperçu qu’il donne des outils de la so- ciologie (observation, comp- tages, exploitation de statis- tiques, questionnaires, entretien). Le voyage suscitera sans doute des vocations. Mais sa force est aussi sa faiblesse: li- mité par ses observations indivi-

duelles, il révèle au bout du compte peu de la vie des riches en tant que classe, renvoyant à cet effet aux travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon- Charlot.

Ses portraits dessinés lors des entretiens individuels (une fem- me politique bien née, un aristo- crate, un commerçant de luxe, notamment) n’en demeurent pas moins révélateurs, de même que sa fine description des res- sorts qui produisent la distance sociale (la «violence symbo- lique» au sens de Bourdieu). Il expose aussi l’inconséquence de privilégiés qui affichent leur foi en une méritocratie tout en pra- tiquant «une solidarité interne (...) à leur groupe social qui n’a pas d’équivalent dans les autres classes».BENOÎT PERRIER Nicolas Jounin, Voyage de classes:

des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, La Découverte, 2014.

DERNIER OUVRAGE DES SOCIOLOGUES PINÇON

Les inégalités sociales expliquées aux enfants (et à leurs parents)

Le couple de sociologuesfrançais Mo- nique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon n’en est pas à son coup d’essai. Ces deux anciens directeurs de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ont écrit plus de la moitié de leurs livres en- semble, avec pour principal objet d’analyse la haute bourgeoisie et les mécanismes de confiscation des richesses par les élites.

Pour la première fois, ils s’associent afin de mettre à disposition des plus jeunes (dès 10 ans) «un manuel de pensée cri- tique», selon les mots de l’éditeur La Ville qui brûle. En vingt courts chapitres, dont chacun a la forme d’une question-réponse, ils présentent de manière ludique et cocas- se différents aspects d’une critique de la domination sociale en focalisant leur at- tention sur les riches: comment peut-on être plus riche que riche? Les enfants des riches seront-ils riches eux-aussi? Que font les riches quand ils ne travaillent pas?

Associant une analyse marxiste de la so- ciété et une grille de lecture inspirée de Pier- re Bourdieu – à qui ils empruntent la notion de capital social, économique et symbo- lique –, les auteurs n’échappent pas à la sim- plification et au parti pris. Mais ce petit livre

illustré par Etienne Lécroart, dont les cari- catures du pauvre et du riche sont drola- tiques, a le mérite de ne pas verser dans la diabolisation grâce à l’introduction de nuances et de distinctions utiles pour un jeune public. On y apprend qu’un riche n’est pas seulement quelqu’un qui a beau- coup d’argent, que l’héritage contredit la lo- gique méritocratique, que certaines formes d’enrichissement sont plus honnêtes que d’autres. Ainsi le footballeur Karim Benze- ma est, selon les deux chercheurs, un riche qui ne sera jamais un bourgeois car il ne doit sa fortune qu’à lui-même, contrairement aux membres de la famille Rothschild qui se transmettent de père en fils des moyens de production, des relations, une éducation.

Agrémenté d’anecdotes, d’éclairages lexi- caux, de citations et de chiffres, Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres?constitue une bonne entrée dans l’univers de la vio- lence humaine et de ses logiques de repro- duction.MAXIME MAILLARD

Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres?, Ed. La Ville brûle, 2014, 64 pp.

«La richesse produit une sidération»

SOCIOLOGIE • Loin d’être des bienfaiteurs de l’humanité, les riches mènent une politique de «prédation», dénonce le couple Pinçon, chercheurs français. Cette classe sociale sait aussi militer pour défendre ses acquis.

PROPOS RECUEILLIS PAR DOMINIQUE HARTMANN Depuis près de trente ans, les sociologues Monique Pinçon- Charlot et Michel Pinçon s’intéressent aux riches. Peu pratiquée, cette «veille oligar- chique» a nécessité un travail de bénédictin et donné lieu à plusieurs ouvrages parfaite- ment vulgarisés aux titres élo- quents:Dans les beaux quar- tiers (1989), Les Ghettos du gotha - Comment la bourgeoisie défend ses espaces(2007),La Violence des riches - Chronique d’une immense casse sociale (2013). Qui sont donc ces riches – définis comme ceux qui vi- vent de leur capital, et non de leur travail –, comment se ma- nifestent-ils dans la société, et, surtout, comment la transfor- ment-ils? Entretien croisé avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, directeurs de recherche au CNRS jusqu’en 2007 et fidèles bourdieusiens.

Ou si le lecteur veut bien me suivre.

Pourquoi cet intérêt pour les riches?

Monique Pinçon-Charlot:

Dans le cadre du CNRS, nous avons beaucoup travaillé sur les ségrégations urbaines et les catégories de population mo- destes. Jusqu’à piquer une grosse colère, en 1986: nombre d’études thématisent le rapport dominant-dominé, mais les premiers passent entre les gouttes! La noblesse et la grande bourgeoisie sont très peu étu- diées, un énorme travail mé- thodologique et statistique était donc à faire. A noter que notre objet d’enquête a bougé, de 1986 à aujourd’hui: alors in- dustrielle, riche et discrète, la bourgeoisie est aujourd’hui une oligarchie cynique. Si le terme «riches» recouvre des réalités hétérogènes, les riches sont bien une classe, qui veut venir à bout des «privilèges»

des classes moyennes. Si nos recherches sont centrées sur la France, le riche est profondé- ment cosmopolite, internatio- nal et mondialisant, et nos re-

cherches sur l’évasion fiscale (objet de leur prochain ouvrage, ndlr) nous amènent à nous intéresser aussi à la Suisse, au Luxembourg, à la Belgique.

En quoi consiste la «violence des riches» que vous dénoncez?

MPC: Habituellement, la no- tion de violence est accolée à toutes les autres catégories de la population. Or, les riches exercent au moins trois types de violences très réelles. La vio- lence économique, bien sûr, celle des licenciements, des dé- localisations, des conditions de travail toujours plus difficiles.

Eux qui ne produisent rien ré- duisent les travailleurs à une ligne comptable, dont le salaire devient une variable d’ajuste- ment, un coût alors qu’il est un dû. Des spéculations nouvelles qui apparaissent sur le ventre des femmes, les plantes médi-

cinales, les terrains agricoles.

Une violence idéologique, en- suite, dans la mesure où ils ren- versent la lutte des classes à leur profit. Une violence lin- guistique enfin avec l’irruption de termes comme la «flexisécu- rité» de Jean-Marc Ayrault, ex- premier ministre de François Hollande: supposée améliorer la compétitivité de la France, elle a surtout servi à précariser le travail. Mais c’est la violence symbolique qui nous préoccu- pe le plus. Théorisée par Pierre Bourdieu, elle est ce pouvoir qui parvient à imposer des si- gnifications, et les légitimer en dissimulant les rapports de for- ce qui la fondent. Et elle amène à accepter l’inacceptable.

Comment?

MPC: La richesse en impose, elle produit une sidération qui assigne des places dans la vie.

Si la richesse est économique, elle est aussi culturelle (accès à la formation, à l’art), sociale (les relations que l’on peut mo- biliser) et symbolique. Nous souhaitons que nos recherches aident à rompre cette déshu- manisation. En Suisse, la parole nous a d’ailleurs parue nette- ment plus franche à ce sujet, peut-être à cause de la cam- pagne de votations?

Si une population protège ses riches, c’est aussi qu’elle en espère des miettes.

MPC: Sauf que le mouvement est inverse. Plus on est riche, plus on le devient, tous les clas- sements montrent que la concentration des richesses s’accélère. Et les dégâts causés, économiquement mais aussi symboliquement, l’emportent largement sur les quelques soutiens à telle fondation ou

programme de développe- ment. A plus large échelle, la re- distribution n’a pas lieu puisque dans le système capi- taliste, la création de richesses va de pair avec la destruction de la planète.

Vous montrez que les riches sont aussi des militants.

Michel Pinçon: S’il existe en- core une classe sociale, au sens marxiste du terme, c’est bien la bourgeoisie, décidée à dé- fendre ses acquis, en particu- lier pour préserver ses (beaux) espaces. Sa puissance n’est pas que monétaire et la force de chacun est démultipliée par celle des autres. Ils n’ont pas de carte de parti, mais fréquen- tent les mêmes comités ou clubs, où ils se cooptent. Ils ne fréquentent pas les réunions de démocratie participative, mais des cocktails et des dî-

ners. Sur quinze invités à un re- pas, quinze occupent une posi- tion forte dans leur domaine:

armée, diplomatie, patrimoi- ne, culture. Et si un agriculteur est présent, c’est qu’il est pro- priétaire terrien.

On dénonce volontiers les passe-droits mais il faut s’inté- resser à la façon dont certaines décisions sont prises, en tout légalité, alors que d’autres ur- gences semblaient plus évi- dentes. La mobilisation pour obtenir l’enfouissement de la route nationale 13 à Neuilly en est un exemple. Un certain nombre de communes bour- geoises préfère aussi payer une amende plutôt que de laisser construire sur leur territoire les 20% de logements sociaux (dont la définition est d’ailleurs large), prévus par la loi françai- se. Les communes les plus pauvres concentrent donc les problèmes sociaux et les coûts qu’ils engendrent.

Mais les relations comptent dans tous les milieux MP: L’effet obtenu n’est pas comparable. La proximité d’un plombier et d’un maçon aura un impact ponctuel et limité.

Le gotha concentre tous les pouvoirs. Ce qui explique d’ailleurs l’importance du re- crutement, auquel servent les annuaires d’anciens élèves des écoles prestigieuses ou le Bot- tin mondain. Celui-ci permet de sélectionner les invités aux rallyes de jeunes, où s’exerce de façon très cynique un ostracis- me de classe, destiné à assurer la reproduction de positions dominantes. La fille du gardien du domaine n’y participera ja- mais: cette classe se perpétue endogamiquement.

MPC: L’entre soi sert aussi à cultiver le sentiment de bonne foi. Car les nantis savent bien qu’ils sont aussi des préda- teurs, et leurs richesses arbi- traires. Ils connaissent aussi leur fragilité. Il aura suffi qu’un majordome bien intentionné place un micro dans le salon de sa patronne pour déclencher l’affaire Bettencourt. I Michel Pinçon et Monique Charlot-Pinçon, mardi, sur le stand du comité unitaire genevois pour l’abolition des forfaits fiscaux. JPDS

LES RICHES

(6)

NANTIS PAS CONTENTS!

Ce samedi, une manifestation de Genevois attachés aux privilèges des plus fortunés est organisée. Elégance et bons cigares sont au programme!

Le riche cortège partira de la place du Molard sur le coup des 14 h, en direc- tion de l’Hôtel des finances. JRD

VILAINS CHORIZOS Le cercle Podemos de Genève orga- nise un Chori-tour avec dégustation de saucissons ibériques, royaux et olympiques. En espagnol, le mot cho- rizo, en plus d’être une saucisse, signi- fie également «voleur». Depuis le début de la crise, il est souvent scandé par la rue espagnole. Pour le crier avec Podemos, rendez-vous ce samedi à 13 h, promenade de la Treille. JRD

IMPÔT À DÉMONTER SOI-MÊME

Ingvar Kamprad nous a donc kités. Ras- surez-vous, le fondateur d’Ikea n’est pas mort, il est juste rentré en Suède, malgré le risque d’une légère hausse d’impôt. 24Heures nous apprend en effet que l’économe réfugié d’Epalinges payait à la Suisse quelque 150000 francs d’impôts annuels pour une fortune estimée entre 20 milliards et 45 milliards de francs. A croire que le mode d’emploi des taxateurs vaudois est rédigé par Ikea. BPZ

BILLY THE FISC

Pour mieux mesurer la mansuétude du fisc, rien de plus simple qu’un petit calcul mental. Tablant sur un misé- rable rendement de son capital à 1%

net, le bon Ingvar pourrait s’appuyer sur des rentrées annuelles de 200 à 450 millions de francs. En le rappor- tant aux 150 000 francs versés aux caisses de l’Etat, on vous laisse calcu- ler son taux d’imposition, puis le com- parer au vôtre. Demandez ensuite les mêmes conditions à votre administra- tion fiscale et vous pourrez remplacer vos Billy par du Roche Bobois! BPZ

JOURNALISME SPORTIF L’Agefi, à qui personne n’avait rien demandé, est allé s’enquérir de ce que Wawrinka pensait du slogan «Pourquoi Stan paierait-il plus que Jo-Wilfrid»

Tsonga, autre tennisman, forfaitaire fiscal de son état. L’articulet nous apprend que le sportif vaudois n’a pas été consulté par les militants et qu’il préfèrerait que «son nom ne soit pas utilisé à des fins politiques». Grâce à L’Agefi (puis au Courrier), c’est désor- mais le cas, deux fois de plus! BPZ

LE PIPI ENRICHIT

Après avoir repris l’institut pharma- ceutique créé par Cesare Serono en 1897, Pietro Bertarelli, le grand-père d’Ernesto, commercialisera un nou- veau médicament qui lancera la for-

tune de la famille. Un chimiste de l’en- treprise découvre que l’urine des femmes ménopausées contient une substance, la gonadotrophine, qui peut être utilisée pour fabriquer un remède destiné à combattre la stéri- lité. Afin de disposer d’une grande quantité de cette «matière première», Serono prélèvera des millions de litres de pipi dans les couvents ita- liens durant plusieurs années, grâce à... un financement de la Banque du Vatican! L’histoire ne dit pas combien le chimiste de génie a été rémunéré ni si les nonnes ont été dédommagées.

Le médicament a en revanche eu en effet secondaire: Ernesto est né avec une cuillère en or dans la bouche. CKR

ET LA NAVE VA

Dans le supplément spécial greenwa- shing de l’Illustré, une très belle inter- view de Kirsty Bertarelli. «Vous naviguez en yacht, ce n’est pas très écolo?», lance le magazine. «C’est vrai. En même temps, si nous n’avions pas de bateau, nous ne serions peut- être pas aussi touchés par ce qui se passe dans les océans.» A 144 mil- lions le rafiot, l’écologie n’a effective- ment pas de prix. PBH

LA NUIT PORTE CONSEIL

«Je dors très mal en ce moment», pleurniche une forfaitaire dans Le Matin Dimanche. Qui, pour trauma- tisée qu’elle soit, menace de partir.

Rappelons-lui donc ce proverbe de pauvre: «Qui dort dîne.» PBH

LE PRIX DU CAFÉ Les petits rigolos du comité unitaire pour l’abolition des forfaits fiscaux ont utilisé une règle de trois. Si on généra- lisait le taux préférentiel d’Ingvar Kam- prad, le fondateur d’Ikea, un revenu de 100 000 francs ne paierait que 3,2 francs d’impôt annuel. «Le prix d’un café.» On voit qu’ils ne fréquen- tent pas beaucoup les bistrots gene- vois et ne connaissent pas les tarifs pour riches pratiqués par ceux-ci. PBH

MERCI POUR LE SOUTIEN UBS a – encore! – été chopée la main dans le pot de confiture en trafiquant les marchés de change. L’amende annoncée est de 774 millions de francs. Et encore, les Etats-Unis n’ont pas encore présenté la douloureuse.

On remercie la banque helvétique de rappeler en pleine votation sur les riches qu’une partie de tout ce pactole des nantis provient de rapines. PBH

LUXE, CALME ET VOLUPTÉ Le sommeil bientôt réservé aux riches, titre Le Matin. Le sommeil est devenu un marché comme les autres. «Les riches auront la nourriture, les pauvres auront de l’appétit», lançait Coluche.

Aujourd’hui, les riches dormiront, les pauvres auront sommeil? PBH

Comment bien choisir

son logement hors de prix?

GUIDE PRATIQUE • «Le Courrier» vous présente une sélection des annonces les plus extravagantes trouvées à Genève.

De 12 500 à 50 000 francs par mois, Genève regorge de pépites pour qui sait chercher. JPDS

ERIC LECOULTRE

S’installer à Genève lorsqu’on dispose d’une fortune considérable s’apparen- te souvent à un véritable parcours du combattant. En effet, si le canton de- meure plongé dans une profonde crise du logement abordable, l’offre plétho- rique dans le domaine du luxe peut également déstabiliser les plus aisés au fil de recherches parfois fasti- dieuses. De fait, les annonces sur le net se multiplient et, bien souvent, ne trouvent preneur qu’après plusieurs mois. N’écoutant que son devoir, Le Courriervous présente un tour d’hori- zon des bonnes affaires dont bénéfi- cient ceux qui dépensent sans comp- ter pour se loger.

La propriété par étage (PPE) est le premier écueil à éviter. Depuis quelques mois et les travaux scrupu- leux de la députation bourgeoise pour retirer ce juteux marché des griffes des spéculateurs, cette catégorie d’appar- tements est désormais réservée aux classes moyennes. Vecteurs de mixité et de vertu, ces nombreux logements aux prix abordables1 devraient pro- chainement offrir la sécurité de l’habi- tat aux familles dans le besoin. Les riches n’y sont donc plus les bienvenus.

Des descriptions aguichantes Si toutefois la propriété vous inté- resse, sachez que le site homegate.ch (portail de l’immobilier) ne recense pas moins de 465 offres de villas à vendre, sur la rive gauche, à proximité de Colo- gny. L’embarras du choix, donc, pour

une acquisition qui reste une valeur sûre et assure un voisinage de qualité.

Le prix médian de ces annonces dépas- se les 2 300 000 francs.

Le centre de Genève regorge de pé- pites à ne pas laisser passer. Encore faut-il connaître les pièges que recèlent parfois des descriptions aguichantes.

Ainsi, à Champel, un appartement of- frant sept chambres à coucher est pro- posé au prix de 12 500 francs par mois.

L’annonce ne mentionne cependant pas la surface du bien. Obtenez toutes ces précisions avant la transaction ou votre famille nombreuse risque fort d’emménager dans un clapier à lapins.

A l’inverse, si vous n’avez pas d’en- fant et que vous êtes un amateur de grands espaces, certains logements pourront vous séduire, comme ce quatre pièces de 200m2en vieille-ville (8600 francs) qui contient également un

«splendide hall d’entrée avec une verriè- re». L’annonce précise par ailleurs que ce duplex est «luxueusement agencé», ce qui est une preuve de qualité.

Outre les surfaces avantageuses, il convient surtout d’être attentif aux dé- tails qui peuvent faire la différence. No- tez cet appartement de 350m2, sur la route de Malagnou, qui offre «de beaux volumes» et qui a été entièrement ré- nové «avec des matériaux de luxe», comme une salle de bains en marbre (11 000 francs). Un autre logement de 231m2(10 000 francs) propose certains avantages tels qu’une «piscine sur le toit surplombant le lac». Cette même annonce souligne que «toutes les

pièces de l’appartement bénéficient d’une terrasse et d’une vue sur le lac» et qu’il dispose de deux accès: «une en- trée principale et une entrée pour le personnel». Que demander de plus?

Un appartement de 665 m2 Ne passez pas à côté de biens d’ex- ception. A proximité du quai Wilson, un treize pièces de 401m2abrite égale- ment une salle de cinéma, un fitness et un hammam. Le loyer n’est toutefois pas indiqué. Vers les Nations, un ap- partement de 665m2occupe tout le dernier étage d’un immeuble, avec sept salles d’eau, plusieurs salles de ré- ception, un ascenseur privé et deux terrasses de 400m2. Le loyer atteint 25 950 francs, plus les charges à 1460 francs: une promotion!

Enfin, ne soyez pas insensibles aux merveilles de la périphérie genevoise et faites-vous plaisir. Qui ne rêve pas de vivre dans une «maison de maître» de 654m2, contenant tout le confort néces- saire, comme une piscine extérieure, une salle de sport et une cave à vin? Le tout, dans un «splendide jardin arboré»

de 15 000 m2. Le prix de ce menu joyau dans la commune de Chêne-Bouge- ries? 50 000 francs par mois. Ne nous re- merciez pas: ces conseils, c’est cadeau! I

1D’après un récent rapport du consultant Wüest &

Partner, cité par la Tribune de Genève, le prix moyen d’un appartement récent de 110 m2en PPE est de 2,5 millions de francs en Ville de Genève.

Pour acquérir un logement de 1 million de francs, le revenu d’un ménage doit au minimum atteindre 175 000 francs annuels.

OFFRE SPÉCIALE «GOLD» POUR NOS AMIS LES RICHES

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