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Francis Poulenc et le cinéma : fascination et méfiance

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Submitted on 12 Feb 2020

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Francis Poulenc et le cinéma : fascination et méfiance

Jérôme Rossi

To cite this version:

Jérôme Rossi. Francis Poulenc et le cinéma : fascination et méfiance. Hervé Lacombe; Lucie Kayas. Du langage au style, singularités de Francis Poulenc, Societe Francaise de Musicologie, pp.345-363, 2016, 978-2853572552. �hal-02474497�

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Francis Poulenc et le cinéma : fascination et méfiance

Les relations entre Poulenc et le cinéma revêtent l’allure d’un rendez-vous manqué : seulement un court-métrage et trois longs-métrages quand ses amis Honegger et Milhaud en totalisent chacun près d’une trentaine. Poulenc avoue lui-même avoir écrit de la musique de film « pour faire plaisir à des amis écrivains (La Duchesse de Langeais pour Giraudoux, Le

Voyageur sans bagages pour Anouilh) » ou « pour prouver, avec Le Voyage en Amérique,

mon admiration à Yvonne Printemps et Pierre Fresnay.1 »

Voici les partitions composées par Poulenc pour l’écran :

- La Belle au bois dormant (1935), court-métrage de Alexandre Alexieff pour les Vins Nicolas ;

- La Duchesse de Langeais (1941), long-métrage de Jacques de Baroncelli, avec Edwige Feuillère ;

- Le Voyageur sans bagages (1944), long-métrage de Jean Anouilh , avec Pierre Fresnay ;

- Le Voyage en Amérique (1951), long-métrage d’Henry Lavorel, avec Yvonne Printemps et Pierre Fresnay.

Il faut encore ajouter la participation de Poulenc à deux partitions collectives pour

Miarka, la fille à l’ourse (Jean Choux, 1937) et Ce siècle a cinquante ans (Denise Tual,

1950)2. Il n’existe qu’un seul texte de Poulenc consacré à la question du cinéma, rédigé à

l’occasion du festival de Cannes de 19553

dans lequel le compositeur livre ses impressions. Après avoir analysé ce texte et dégagé une forme de « musique de film idéale » selon Poulenc, nous verrons dans quelle mesure son court-métrage et ses trois longs-métrages ont pu influencer son attitude par rapport au cinéma.

La musique de film idéale selon Poulenc

Dans son compte-rendu du festival de Cannes de 1955, Poulenc commence d’abord par mettre en avant son amateurisme en terme d’écriture pour le grand écran : « C’est très impartialement que je puis parler de cette question (…). Je suis dépourvu de tout parti pris et de déformation professionnelle. »4 Il poursuit en affichant ses goûts :

Si plusieurs partitions m’ont paru en désaccord avec le sujet et d’une faiblesse impardonnable, deux musiques me semblent tout à fait remarquables : d’abord celle de M. Fumio Hayasaka pour le film japonais Les Amants crucifiés qui est d’un tact et d’un pouvoir dramatique extraordinaires. Ce 1 Francis Poulenc, « Musique de film », Les Cahiers du cinéma, juillet 1955, n° 49, p. 27-28.

2

Nous ne comptons pas ici les partitions de Poulenc utilisées dans des films, mais non composées à leur intention, tel La Corde (Rope, Alfred Hitchcock, 1948) où le pianiste (Farley Granger) joue le thème du premier des Mouvements Perpétuels à trois reprises (00:27:00, 00:46:00 et 01:19:00). Ce thème sert à merveille le propos du réalisateur : la mélodie, au départ naïvement régulière et diatonique, se pare rapidement de teintes grinçantes à l’aide d’accents et de dissonances. Il résume à merveille toute l’intrigue du film : deux jeunes hommes brillants commettent un meurtre gratuit puis donnent une réception au cours de laquelle ils vont être peu à peu démasqués. Nulle autre musique n’aurait pu, à ce point, illustrer l’idée d’une mécanique parfaite – le crime parfait – qui s’enraye progressivement.

3

Francis Poulenc, art. cit., p. 27-28. 4 Francis Poulenc, art. cit., p. 27.

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qu’il y a de parfait dans cette musique, c’est qu’elle allie le style oriental et l’instrumentation occidentale. On peut penser que cette expérience étant poussée dans le domaine symphonique, le Japon trouvera un jour, son Falla ou son Albeniz. Plus extraordinaire encore est l’improvisation, dirigée par M.Maurice Blackburn, pour le film canadien Blinkity Blank de McLaren. Au point de vue musical, c’est pour moi la révélation du festival. Cette musique dessinée, en grande partie directement sur la pellicule, prouve qu’il faut chercher une technique nouvelle dans ce domaine mécanique qu’est le cinéma.5

Blinkity Blank obtint la palme d’or du court-métrage au festival de Cannes. Il marque

la consécration de la collaboration du réalisateur Malcom McLaren et du compositeur Maurice Blackburn, tous deux d’origine canadienne. Dans Le Compositeur Canadien, Blackburn décrivait ainsi sa technique de composition qu’il qualifie de « mi-improvisée » :

... McLaren et moi avions discuté une façon d'enregistrer de la musique sans l'aide d'une partition, à partir d'une esquisse bien rudimentaire de partition, où les musiciens pouvaient choisir les notes qu'ils voulaient, - soit les hautes, soit les moyennes, soit les basses, - mais sur un rythme fixe. Nous avons enregistré bien des petits bouts, - un choral, des pièces rapides, - et de tout cela, McLaren choisit ce qui l'intéressait le plus et fit un film. 6

La prédominance des bois parmi les instruments a du, à l’évidence, flatter les oreilles de Poulenc, mais on notera le sincère enthousiasme du compositeur pour la musique électro acoustique :

Il est hors de doute que les ressources de la musique électroniques et la musique concrète peuvent apporter un renouveau appréciable. C’est là la véritable innovation et non pas le modernisme primaire tel que nous l’avons entendu dans la musique d’un documentaire suédois sur l’Age de bronze, où, puérilement, le compositeur a cru qu’un xylophone obstiné donnerait l’impression de la préhistoire.7

C’est cette même quête de nouvelles sonorités qui ravit Poulenc dans Les Amants

crucifiés, musique minimaliste qui, contrairement à ce qu’affirme le compositeur, n’utilise pas

des instruments occidentaux, mais un instrumentarium exclusivement japonais. Si la musique

de Fumio Hayasaka et Tamezô Mochizuki reste donc dans l’univers du film, elle indique

cependant clairement l’inclinaison de Poulenc pour une musique discrète, économe, qui ne cherche pas à émouvoir : c’est dans son association avec l’image qu’elle revêt ses accents touchants.

Ce qui rebute Poulenc dans la musique de film, ce sont les figures archétypales sans cesse réutilisées par les compositeurs. Il milite donc pour une recherche permanente de nouveaux moyens musicaux, sinon

… nous sommes menacés de partitions aussi ridicules que lorsque, au temps du cinéma muet, l’orchestre jouait des polkas et des bostons tandis que Mme Poincaré visitait les aveugles de la guerre de 1914.8

Peut-être est-ce sans doute sur ce point de l’innovation que Poulenc a pu nourrir quelque déception, n’ayant peut-être pu trouver des projets à sa mesure. Il conclut d’ailleurs son article sur la musique de film par ce regret :

5 Francis Poulenc, art. cit., p. 27 6 Mars 1960.

7

Francis Poulenc, « Musique de film », art. cit., p. 28 8 Francis Poulenc, « Musique de film », art. cit., p. 28.

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Il est vrai que l’occasion pour qu’un compositeur puisse faire, dans un film, œuvre de créateur, n’est pas souvent donnée. Heureux Auric qui, dans Le Sang d’un poète, L’éternel retour et La

Belle et la bête, a pu s’exprimer musicalement aussi purement que dans un opéra ou un ballet !

Poulenc omet de dire qu’à côté de ces trois films, Auric a composé les musiques de très nombreux films commerciaux dans lesquels son génie créateur n’a pas toujours pu s’exprimer avec la liberté que lui garantissait Jean Cocteau.

Nous explorerons successivement les quatre films dont Poulenc a composé la musique selon un plan chronologique, en remarquant qu’ils illustrent chacun des sentiments différents : l’enfance et la fête dans La Belle au bois dormant, les mondanités et la passion amoureuse dans La Duchesse de Langeais, la gravité et la fébrilité dans Le Voyageur sans bagage, la légèreté et la douceur, enfin, dans Le Voyage en Amérique. Cette diversité d’émotions montre combien Poulenc était à son aise dans des situations narratives variées.

La Belle au bois dormant : enfance et esprit festif

La rencontre de Poulenc avec le monde du cinéma se produit à l’occasion d’un court-métrage publicitaire pour les vins Nicolas, réalisé par Alexandre Alexeieff en 1935, La Belle

au bois dormant. Né à Kazan en 1901, le jeune réalisateur quitte la Russie en 1917, et rejoint

Paris en 1920. Il commence par travailler en tant que décorateur pour Louis Jouvet, Georges Pitoëff, les ballets russes et les ballets suédois. Avec l’aide de Claire Parker, il va mettre au point l’écran d’épingles, qui permet de modeler puis de photographier des images faites des ombres de milliers d’épingles. Toutefois, La Belle au bois dormant ne fait pas appel à cette technique mais ressort de la marionnette animée image par image. S’il s’agir d’un film de commande, cela ne cède en rien à sa qualité, Alexeieff mettant un point d’honneur à livrer les films les plus parfaits possibles. Pour cela, il fait appel à de grands musiciens : Poulenc, mais aussi Roland Manuel (Etoiles nouvelles pour Davros, 1937), Enrique Soto (Fumées pour Van der Elst, 1952, et Cent pour cent pour Nescafé, 1952), ou Joseph Kosma (Cocinor pour la société Cocinor-Morgenstern, 1957).

La musique de Poulenc utilise un petit ensemble orchestral avec clavecin9. L’effectif est très proche d’une œuvre de concert écrite et créée10 la même année : la Suite Française

d’après Claude Gervaise, pour clavecin, 2 hautbois, deux bassons, deux trompettes, trois

trombones et percussions. Ces deux œuvres sont à rapprocher également sur le plan du contexte narratif : Claude Gervaise est une compositrice de la Renaissance, et La Belle au

bois dormant se passe dans un décor médiéval. L’utilisation d’un clavecin peut sembler

anachronique mais il n’est nullement destiné à pasticher un langage baroque. Poulenc l’utilise plutôt pour ses qualités percussives qu’il mêle à celles du xylophone et des woodblocks,

comme par exemple lors de la séquence de la chasse11. Poulenc s’est montré à la hauteur de la

nouveauté : on pourra constater l’exacte synchronie entre l’image et la musique.

La musique sait cependant parfois se détacher de l’image et devenir un commentaire

approfondi des émotions des personnages12. L’absence de paroles et de bruitages ne nous aura

9 L’utilisation d’un clavecin dans l’œuvre de Poulenc a pour précédent le Concert champêtre, un concerto pour clavecin et orchestre, composé entre avril 1927 et août 1928 et créé le 3 mai 1929 par Maria Landowska, sa dédicataire.

10

Création le 11 décembre 1935 avec Poulenc au clavecin et l’orchestre de chambre de la Société philharmonique de Paris dirigé par Charles Munch. La Suite française ne sera publiée qu’en 1948.

11 Voir Alexandre Alexeieff, Le cinéma épinglé, Fairplay, 2005, B0009HB3NC. La séquence de la chasse se situe à 00:00:43.

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pas échappé : ici, c’est la musique qui prend en charge l’intégralité de la bande sonore. Le réalisateur – lui aussi d’origine russe – Ladislas Starevitch appelait cette esthétique le « cinéma du son stylisé », et en donnait la définition suivante en 1929: « Derrière le cinéma muet, sonore et parlant, se cache un autre qui, peut-être, grâce à ses qualités, aura la victoire définitive, c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, le cinéma du son stylisé13

. »

Les deux dernières minutes du film constituent un hommage à la dive bouteille : le champagne pétille, les marionnettes dansent, les lumières illuminent la salle de bal… et les amoureux enlacés se câlinent sous une grappe de raisin. L’esprit espiègle et festif de Poulenc s’y exprime avec la brillance du bal costumé, œuvre composée trois ans auparavant. Dans ce dessin animé, on est finalement assez proche d’un ballet, et Poulenc dût sans doute se féliciter de cette première collaboration. Cette première incursion dans le domaine du cinéma laissait présager de brillantes réussites futures.

La Duchesse de Langeais : mondanités et passion

En 1941, La Duchesse de Langeais apparaît comme un véritable évènement pour les mondes littéraires et musicaux de l’époque :

D’autre part, Poulenc a écrit la musique d’un film de Jean Giraudoux inspiré par Balzac : La duchesse de Langeais. Cette collaboration offre cette particularité qui retiendra l’attention du monde musical aussi bien que des milieux littéraires, à savoir que c’est la première partition que Poulenc écrit pour le cinéma et que ce sera le premier film de Giraudoux.14

La Duchesse de Langeais n’est pas la première partition de Poulenc écrite pour le

cinéma, mais elle constitue bien sa première partition pour un long-métrage, qui plus est avec l’une des actrices les plus en vues de l’époque, Edwige Feuillère. Celle-ci y incarne la duchesse, une reine des salons parisiens, qui finit par renoncer aux hommes et à s’en remettre à Dieu. Cette dichotomie entre la superficialité des relations mondaine et la spiritualité d’une retraite au couvent n’est, bien entendu, pas étrangère au tempérament de Poulenc, « moine et

voyou » selon l’expression de Claude Rostand15, qui s’est lui-même tourné, après une période

de compositions volontairement provocatrices, vers la musique religieuse (Litanies à la

Vierge noire, 1936 ; Messe en sol majeur, 1937 : Quatre motets de pénitence, 1939 ; Salve Regina, 1940).

La musique du film compte vingt-quatre numéros16 pouvant être regroupés en trois catégories17 :

- les musiques de circonstance : valses, mazurkas, morceaux de salon ou bals populaires ;

- les thèmes liés à l’évolution de la relation entre la duchesse et le général de Montriveau : ils sont écrits dans un langage post-romantique ;

13

Ladislas Starewitch, Le film sonore, 28 décembre 1929. Voir « Le "cinéma du son stylisé" : le travail visuel et musical de Ladislas Starewitch et Daniel Lesur dans Fleur de fougère », B. Rey Mimoso-Ruiz et G.Dastugue (éd.), Le dessin animé ou les métamorphoses du réel, Toulouse, Inter-Lignes, 2012, p. 61-76.

14 L’information musicale, 26 septembre 1941.

15 Claude Rostand dans Paris-Presse, cité par Renaud Machart, Poulenc, Paris, Seuil, 1995, p. 166. 16

Partition manuscrite consultable chez à la BNF ; il s’agit d’une version destinée au dépôt à la Sacem.

17 Poulenc ramenait celles-ci à deux : « Nous y trouvons deux éléments : un style particulier à une époque, un commentaire sonore moderne qui permet plus de liberté. » Voir « Entretien avec Pierre Allain : ‘3 créateurs au service de Balzac’ », Ciné-Mondial, n° 17, 19 décembre 1941, p. 1. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me

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- la musique religieuse.

Le film intègre en son sein une chanson, le Fleuve du Tage, une romance de Benoît Pollet sur un texte de Joseph Hélitas de Meun. Poulenc aurait aisément pu écrire une telle chansonnette, mais le réalisateur souhaitait sans doute privilégier la rigueur de l’adaptation en

reprenant cette chanson citée par Balzac dans son roman18. La chanson est totalement intégrée

à l’action : elle est d’abord jouée par la duchesse au piano, puis par un joueur d’orgue de barbarie avant d’être entonnée par les passants. Cette rengaine, dont le côté « romance » irrite Montriveau, va précipiter le cours des évènements et obliger la duchesse à ouvrir son cœur. L’importance qu’elle revêt alors est illustrée par son nouveau statut : orchestrée par Poulenc, elle intervient désormais en musique de fosse (00:42:52), accompagnant le trouble de la duchesse19. Le compositeur lui ajoute à la fin une phrase plus dramatique pour clore la séquence.

La partition de la duchesse de Langeais compte un grand nombre de pièces de circonstances : quatre valses dans la tradition straussienne, une mazurka, de la musique pour quatuor à cordes dans un style mozartien et de la musique de bal populaire. Dans le cadre de ces musiques de circonstance, on remarquera que Poulenc appuie certains points de montage en synchronisme. Lors de la première musique pour quatuor à cordes, après le travelling sur l’assemblée, le plan rapproché (00:19:14) qui réunit la duchesse et le général est souligné par une modulation en mineur, correspondant à l’énoncé d’un nouveau thème. Ce second thème, dont le pathétisme contraste avec le caractère allègre du premier, vient appuyer la douleur du général, mis à l’épreuve par le jeu de la duchesse : « Quand serez-vous ma femme ? » demande t-il d’un ton désespéré.

Fig. 1 : La Duchesse de Langeais, Jacques de Baroncelli, 00 19:14

Dans un langage post romantique, la thématique principale du film, présentée dès le générique de début, est dévolue à l’idylle entre la duchesse et le général. Ce générique possède une structure ABA’ avec coda. Dans la partie A, une triste mélodie de hautbois s’appuie sur une ponctuation marquée par des pizzicati dont la régularité fait penser à une horloge – cette impression sera confirmée par ses deux réitérations dans le cours du film – il y sera précisément question d’un décompte. Cette pulsation est maintenue dans la partie B,

18 Notons que cette romance était suffisamment en vogue à l’époque pour que Berlioz en réalise un arrangement pour guitare en 1819.

19 Poulenc : « Dans la première partie, nous aurons des valses dansées, entre autres Le Fleuve du Tage, célèbre à l’époque, et que j’ai à peine transposée. » « Entretien avec Pierre Allain : ‘3 créateurs au service de Balzac’ »,

Ciné-Mondial, n° 17, 19 décembre 1941, p. 1. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante, Nicolas

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même si elle est moins marquée ; énoncée aux violons aigus, la mélodie de cette partie B éclaircit le discours et donne l’impression d’un bonheur fugace, vite assombri par le retour de A. Le court motif de coda, à la trompette, ne résout pas la tension. On pourrait décrire ce thème de générique comme celui de l’amour tragique.

La musique de ce générique revient à 01:08:50, quand la duchesse attend le général sous la pluie. Elle décrit ainsi à merveille son attente interminable. Le léger éclaircissement de la partie B correspond au passage d’un badaud qui s’approche d’elle ; elle l’éconduit en lui demandant à l’heure. « Bientôt huit heures » s’entend-elle répondre. La partie A du thème accompagne discrètement le dialogue. Soudain, sur les mots « Il va venir ! Il vient ! » (01:09:49), le dispositif de la partie B avec les cordes dans l’aigus revient, pourvu d’un nouveau – et magnifique – thème (Ex. 1) :

Ex. 1 : La Duchesse de Langeais, Thème d’amour, 01:09:49

La musique épouse ainsi très exactement les émotions de la comtesse : l’attente (A), l’espoir (B), l’attente (A), l’espoir à nouveau (B’) puis la résignation (coda). Ce thème se pare de teintes de plus en plus dramatiques (01:12:10) jusqu’au carillon de huit heures. On ne le retrouvera que dans la séquence finale (01:30:30), quand la duchesse repose, morte, dans les bras de Montriveau.

Le voyageur sans bagage : gravité et fébrilité

Comment Poulenc s’est-il retrouvé à écrire la musique du film Le Voyageur sans

bagage de Jean Anouilh alors même que c’est Darius Milhaud qui avait écrit la musique de

cette pièce lors de sa création théâtrale aux Mathurins le 16 février 193720 ? Une explication

semble s’imposer : lorsque la pièce est redonnée en 1944, Milhaud, descendant d’une des plus vieilles familles juives de Provence, se trouve alors en Amérique – il ne reviendra en France qu’en 1947. Aucun document ne l’atteste, mais la judéité de Milhaud semble potentiellement suffisamment compromettante en 1944 pour expliquer la réécriture de la musique de scène par Poulenc qui, dans le même élan, compose la musique du film.

La musique du Voyageur sans bagage est sans doute la plus cinématographique des trois partitions de longs-métrages composées par Poulenc. Le film s’ouvre sur un majestueux choral de cuivre (Ex. 2) qui laisse place à un thème plus sombre aux bois, aux violons et aux cors, traité en passacaille avec une basse obstinée en croches jouée aux cordes graves en

pizzicati (Ex. 3).

Ex. 2 : Le Voyageur sans bagage, Francis Poulenc, choral d’ouverture, générique

20

Comme à son habitude, Milhaud en tira une suite, Le voyageur sans bagages, pour piano, violon et clarinette, Op. 157, 1936.

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Ex. 3 : Le Voyageur sans bagage, Francis Poulenc, passacaille, générique

Le générique se clôt par la reprise du choral dans une instrumentation plus légère aux bois. Le thème du générique ne sera pas repris par la suite ; toutefois ses éléments principaux – le choral de cuivres, la basse obstinée – seront repris par la suite.

Les musiques des séquences 2 et 3 sont quasiment identiques : dans le cadre d’une « mise en situation », Jacques (Pierre Fresnay), devenu amnésique après la guerre, revoit des gens (Marcel Bertier [Pierre Renoir]) ou des lieux (hall de sa maison d’enfance) qu’il est censé avoir déjà vus. La partition de Poulenc est lancinante, réutilisant le principe des

pizzicati aux cordes graves (avec harpe) sous de riches harmonies aux violons. Cette musique

n’est, pour l’heure, pas réellement thématique, et l’on parlerait plutôt d’un dispositif instrumental et harmonique. Il faudra attendre la séquence sept pour qu’un thème lui donne tout son sens. Il révélera alors sa véritable signification : la solitude du personnage, face à ce passé qui resurgit et qu’il va décider de refuser.

Il me semble que la quatrième séquence montre quel grand musicien de film sommeillait en Poulenc, pour la simple raison qu’il possédait un talent dramatique de premier ordre. Le compositeur accompagne les premiers pas un peu raides du majordome qui deviennent vite de grandes enjambées quand il se trouve à distance respectable de ses maîtres ; il s’en va alors à toute allure prévenir les domestiques que leur ancien maître est revenu. Dans une veine burlesque, sur un rythme de marche, la musique se montre d’une efficacité insurpassable pour nous transmettre la fébrilité du majordome. Un court motif se fait entendre à plusieurs reprises21 :

Ex. 4 : Le Voyageur sans bagage, Francis Poulenc, séquence 4, 00:07:26

Ce motif sera désormais affecté au processus de reconnaissance du personnage de Jacques, tant par les gens qui l’ont autrefois connu que par lui-même. Il revient naturellement à la séquence suivante où Marcel Bertier, l’ami d’enfance qu’il a rendu paraplégique, le fixe du regard depuis la rue.

La septième séquence22 fait résonner le thème qui était préfiguré par les dispositifs instrumentaux et harmoniques de la séquence 2. Jacques se rapproche un peu plus de son passé en découvrant son ancienne chambre. Le thème peut être divisé en deux parties : une sombre et triste mélopée au hautbois (Ex. 5, mes. 1-4), imperturbablement accompagnée par des pizzicati de cordes graves – déjà présents dans la séquence 2 : cette basse obstinée renvoie également à la forme passacaille utilisée dans la seconde partie du générique. La deuxième

21 On notera la troublante ressemblance de ce motif avec celui de Darth Vador dans Star Wars, The Empire

Strikes Back (Georges Lucas, 1980) composé par John Williams.

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partie du thème (Ex. 5, mes. 5-8), toujours sur basse obstinée, est chantée par les violons en de riches harmonies de neuvième et de treizièmes, rappelant les harmonies de la séquence 2.

Ex. 5 : Le Voyageur sans bagage, Francis Poulenc, séquence 7, 00:22:45

La musique de la huitième séquence23 ne semble pas reliée aux thèmes du film, bien

que les derniers accords majestueux qui accompagnent l’image du clocher de la ville rappellent l’écriture en choral du générique de début. Ces sept accords constituent une transition efficace entre les mondanités – sa mère montrait à Jacques quelles personnes il fallait éviter ou celles à qui il fallait témoigner de la reconnaissance – et la solennité de l’église. Comme c’était le cas dans La Duchesse de Langeais, Poulenc propose alors une douce pièce d’orgue (séquence 9), propice aux confidences entre Jacques et son ancienne amie, Valentine, dans l’église. Cette dernière l’entraîne alors dans la rue du Chat Haret, où ils entendaient jadis des petites filles s’exercer à jouer des morceaux au piano.

Les séquences 10 et 11 développent toutes deux le thème de la solitude de Jacques (ex. 5) avec un synchronisme tout à fait remarquable. La musique est fébrile lorsque Jacques cherche une vieille cicatrice – symbole de son identité – puis donne à entendre la première partie du thème joué très lentement lorsqu’il sort de l’atelier pour retrouver Marcel Bertier et s’excuser auprès de lui. Une savoureuse dissonance se fait entendre (01:02:02) juste avant qu’il ne frappe avant sa porte. Après l’entretien, la mélopée revient, mais en diminution rythmique ; elle s’enchaîne avec le motif de la reconnaissance (ex. 4, à partir de 01:05:46) répété en boucle de plus en plus rapidement et dans un registre de plus en plus aigu : le personnage sait maintenant avec certitude qu’il est bien Jacques Renaud et il est plus seul que jamais. A 01:06:18, Poulenc a ménagé un cinquième degré de sol majeur afin d’introduire,

d’abord à nu, puis soutenue par des pizzicati aux cordes graves, un morceau de Schumann24

, tandis que l’on voit à l’image une petite fille de dos s’exerçant au piano.

Fig. 2 : Le voyageur sans bagage, Jean Anouilh, 01 :06 :35

23

00:41:42-00:42:37

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La musique de Poulenc s’enchaîne directement à la sonatine avec une septième majeure du sixième degré. Le thème de la solitude revient alors dans son intégralité, avant de plonger dans le registre grave, tandis que Jacques va réveiller sa mère pour essayer de lui parler. Ce thème revient une dernière fois à la séquence 13, quand Jacques se réveille au milieu de tous les animaux empaillés qu’il a tués lorsqu’il était enfant : c’est de nouveau son passé de « petite brute » qui lui revient à la figure.

Si la tonalité des deux premiers tiers du film était assurément sombre, ce n’est pas le

cas des dernières séquences25, accompagnées par une musique enlevée dans laquelle le

langage néo-classique de Poulenc fait merveille. On notera notamment le retour à deux reprises (séquences 17 et 20) du thème suivant à la trompette (Ex. 6), qui sonne comme un revanche du destin :

Ex. 6 : Le Voyageur sans bagage, Francis Poulenc, séquence 7, 01:30:41

Le voyage en Amérique : tendresse et légèreté

Du Voyage en Amérique, seule la musique de L’embarquement pour Cythère nous est connue. Sous-titrée « valse-musette pour deux pianos », l’œuvre est dédiée au réalisateur du film, Henri Lavorelle avec cette mention : « A Henri Lavorelle cette évocation des bords de la Marne chers à mon enfance. Très amicalement (octobre 1951). » Mais, comme on l’a vu (voir en introduction) c’est moins pour le réalisateur que pour les deux comédiens que Poulenc a écrit la musique de ce film, vibrant hommage à Yvonne Printemps :

Si techniquement, je cherche une de ses qualités essentielles, je pense tout naturellement à son sens du legato, si rare chez les chanteuses. Ce legato qu’on ne peut maintenir qu’avec un style impeccable, donne à tout ce qu’interprète Yvonne Printemps une valeur humaine inestimable. Elle transfigure tout ce qu’elle touche. (…) Ainsi, les quelques chansons que j’ai composées pour elle, une pour Margot de Bourdet, une pour Léocadia d’Anouilh, et une fausse chanson de marin pour le film Le Voyage en Amérique, prennent à la lueur de sa voix une apparence de réussite que je cherche en vain lorsque, par la suite, je les regarde imprimées.26

Fait relativement rare dans la musique de films parlants, l’ensemble de la partition est écrit pour deux pianos et un accordéon ; elle sera enregistrée par Francis Poulenc lui-même et Jacques Février aux pianos. Le compositeur semble satisfait de son travail, comme il l’écrit dans un télégramme à Henri Sauguet : « Je travaille beaucoup. J’enregistre avec Jacques [Février] vendredi mon film. Je n’en suis pas mécontent dans le genre bastringue, cinéma

muet de Max Linder. »27

La « fausse chanson de marin » évoquée par Poulenc dans son hommage à Yvonne Printemps structure puissamment le film tout en en délivrant le message principal : les grands voyagent permettent de mesurer le bonheur que l’on a chez soi (voir texte en Annexe). La

25 La sixième séquence (00:17:58-00:18:56), dans laquelle Poulenc pastiche Vivaldi, fait également exception. 26 Francis Poulenc dans une émission de radio consacrée à Yvonne Printemps, « Visages d’Yvonne Printemps », première diffusion le 10 avril 1955, reproduite dans Rendez-vous avec Yvonne Printemps, Intégrale des

enregistrements (1919-1953), Marianne Mélodie, 4 disques, 2012.

27 Télégramme daté de ‘lundi’ 1951 de Francis Poulenc à Henri Sauguet. Reproduit dans Carl B. Schmidt, The

Music of Francis Poulenc, A Catalogue, Oxford, Owford University Press, 2002, p. 413. Dans un second

télégramme au même Henri Sauguet, daté du 15 août 1951, Poulenc écrit : « Tenu à Paris par mon film (Dieu merci terminé fin juillet) – j’ai pu le voir presque jusqu’à la fin. », Carl B. Schmidt, op. cit., p. 414.

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version instrumentale de la chanson, à deux pianos, est présente dès le générique de début. Il faut attendre 00:16:56 pour la retrouver, cette fois en mode diégétique, et dans une version chantée. Clotilde, qui s’accompagne au piano, commence par fredonner la chanson ; après avoir été interrompue par une maladresse de son mari, elle la reprend dans une version intégralement chantée. Notons que, lors de la première fois, la chanson est accompagnée d’un prélude qui disparaît au profit d’un simple arpège lors de la reprise.

Son mari, Gaston, est accoudé sur l’instrument et ne la quitte pas des yeux.

Fig. : 3 : Henri Lavorel, Le Voyage en Amérique, 00:20:29

L’enjeu, à ce moment, est de taille, et la chanson s’insère naturellement dans le contexte du film comme un moyen de séduction et de persuasion. Clotilde doit convaincre son mari de la nécessité d’aller en Amérique : là-bas les attend leur fille qui vient d’accoucher. Clotilde elle-même a très envie de changer d’air, comme le montre le début du film où on la voit changer les emplacements de ses meubles. La chanson terminée, Clotilde semble avoir atteint son but :

- Clotilde, tu sais t’y prendre avec moi ! - Alors, c’est gagné ?

- Oui.

- Sans conditions ?

- Sans condition.28

Le principe de la chanson se révèle constituer ici le ressort de l’action, tout comme il l’était dans Le Fleuve du Tage, mais avec des résultats opposés : la douce romance de la duchesse éloignait les deux amoureux, tandis que la robuste chanson de marin unit le couple dans un même projet. La chanson, toujours en mode diégétique, est ensuite sifflotée par le jeune François qui s’affaire dans le jardin ; elle assure là une fonction de continuité entre l’intérieur et l’extérieur de la maison du couple Fournier.

Le thème de la chanson réapparaît encore à deux reprises dans des variantes instrumentales différentes. Une première fois à 00:36:08, alors que Gaston et Clotilde vont visiter leur verger récemment acquis. Sur le chemin, leur voiture tombe en panne, et Gaston, que le projet du voyage en Amérique enthousiasme peu, en profite pour glisser malicieusement : « C’est pas le bout du monde… mais tu imagines ce que peut être un voyage de cinq mille kilomètres ! »

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Quelques temps se sont écoulés, et Clotilde s’aperçoit que Gaston ne fait rien pour entreprendre le voyage. Devant sa tristesse, il se décide à aller trouver son député pour accélérer la délivrance des papiers. Son trajet en train – dernière étape avant le voyage vers l’Amérique – est illustré musicalement par le thème de la chanson joué deux fois plus vite et

accompagné par un jeu en stride à la main gauche29.

De retour d’Amérique, ouvrant les volets de sa maison, Clotilde chante a cappella les premières phrases de la chanson30. Elle anticipe ainsi la dernière occurrence de la chanson

dans sa version chantée31 : assis l’un contre l’autre, au bord d’une rivière, Gaston et Clotilde

repensent à leur voyage. Entendue cette fois en mode extra diégétique – sorte de « parole du narrateur » – la chanson vient clore le film à la manière d’une fable.

On peut ainsi résumer les différentes étapes de la chanson :

00:00:18 00:16:56 00:18:02 00 :21 :25 00:36:08 00:50:54 01:08:07 01:26:58 Générique début Clotilde fredonne la chanson Clotilde chante la chanson François Panne de voiture Trajet en train Clotilde chante le début a capella Générique fin

Version Instr. Chantée Chantée Sifflotée Instr. Instr. Chantée Chantée

Statut Extra Diégétique Diégétique Extra Extra Diégétique Diégétique

Fig. 4 : Modes d’apparition de la « chanson de marin »

La variété des modes d’apparition de la chanson – chantée/sifflotée/instrumentale, diégétique/extra-diégétique – montre que Poulenc a parfaitement saisi la force de la chanson au cinéma32.

Deux chansons sont encore présentes « Nuit radieuse » et « Le soleil dans l’eau ». Poulenc a cherché à donner à la première – Clotilde fait répéter la jeune Marguerite – toutes les apparences de la banalité scolaire la plus affligeante. On peut dire qu’il a pleinement réussi, et on ne peut s’empêcher de penser à l’amusement du compositeur en livrant ce couplet. D’une toute autre facture est la troisième chanson, « Le soleil est dans l’eau ». Comme Les marins, elle est d’abord entendue dans une version instrumentale (juste après le générique de début33) avant, bien plus tard, que ses paroles ne soient révélées. La chanson joue, là encore, un rôle crucial dans la narration et la structure du film : au début, elle présente le lieu de l’action et, à la fin, elle déclenche le souvenir des Fournier et le long flash back où l’on apprend la manière dont s’est déroulé le fameux voyage en Amérique. Présente aux deux extrêmes du parcours – la maison en ordre/le retour du voyage – elle est l’expression de l’excitation du voyage, des envies de découvertes. Elle constitue une sorte de pendant à la chanson des marins, plus posée et moralisatrice.

La plupart des autres musiques du film n’ont pas l’importance structurelle et émotionnelle des chansons, et interviennent comme des moments isolés ou comme de petits portiques encadrant une séquence. Cette dissémination de séquences courtes montre que

29

00:50:54- 00:51:18 30 01:08:07-01:08:17 31 01 :26 :58-01 :26 :27

32 « La chanson est cet élément simple et caractéristique, symbole d’un destin enfermé en quelques notes ou en quelques mots, qui peut se promener dans tout un film, siffloté, chantonné, entonné avec ou sans paroles, dans l’écran ou depuis la fosse. Elle incarne, au cinéma, le principe même de circulation. » Michel Chion, La musique

au cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 282.

33 Par souci de réalisme, cette musique est présentée comme émanant d’un poste de radio qui enchaîne avec le commentaire suivant : « vous venez d’entendre le quart d’heure de musique à 2 pianos, par Jacques Février et Francis Poulenc. Voici l’heure. »

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Poulenc s’est plié avec bonheur à la discontinuité musicale au cinéma. Chacune de ses pièces porte indiscutablement la marque du compositeur et constitue en soi un petit chef d’œuvre. Dans leur rapport aux images, on remarquera en particulier la troisième virgule, quand Mme Fournier va chercher sa malle au grenier. La musique, à l’image de l’humeur de Clotilde, est vive et légère. Elle se pare d’un voile de mélancolie au moment où elle revoit les poupées de sa fille désormais en Amérique. Enfin, elle se fait rampante et sinueuse quand Clotilde tire la malle par terre.

Il reste à citer l’Embarquement pour Cythère, dans une version pour piano et accordéon, qui intervient à deux reprises : la première, dans une version intégrale à partir de 01:13:24 sur des images de manège. Les Fournier décident alors d’aller à la pêche : « Le goujon n’a qu’à bien se tenir ! Maintenant si tu préfères un tour de manège, nous pouvons toujours aller à la fête ! » Ils s’installent près de la rivière et se remémorent leur voyage. Venant conclure ces souvenirs, la chanson des marins intervient, comme nous l’avons souligné, en mode extra-diégétique. C’est alors que, par un artifice technique – un fondu sonore assez brutal – L’embarquement pour Cythère vient succéder à la chanson pour, finalement, conclure le film sur une note foraine. Il est peu probable qu’un tel enchaînement ait été souhaité par Poulenc, qui aurait aisément pu composer quelque chose de plus cohérent d’un point de vue musical. Des impératifs de temps l’en ont peut-être empêché.

On peut très distinctement distinguer trois phases dans l’attitude de Poulenc par rapport au cinéma. Le premier stade est incontestablement celui de la fascination :

« Reste le cinéma sonore que je salue très bas – j’y vois l’avenir d’un genre de musique réservée jadis au théâtre. – la variété des combinaisons instrumentales au cours d’un même film dépasse tout ce que le directeur de théâtre le plus fastueux peut nous offrir.

Nous comptons déjà, en France, de belles partitions sonores signées Jacques Ibert, Maurice Jaubert et deux œuvres lyriques d’une réussite étonnante :

La Vie d’un Poète, de Jean Cocteau et A nous la liberté, de René Claire, pour lesquelles Georges

Auric a écrit deux partitions considérables qui dépassent de beaucoup la musique dite ‘d’accompagnement pour film’ et prennent dans l’œuvre de ce musicien une place de premier plan. »34

Le jeune musicien est alors aux avant-postes de la musique de film. L’année précédente, il avait écrit, dans une lettre inédite à Jacques Ibert :

En passant par Paris, j’ai pu entendre votre film S.O.S35 dans un Ciné des boulevards. Votre partition m’a beaucoup plu et je vous félicite d’avoir su éviter l’anecdote et le découpage musical. Toute la fin est comme un vrai morceau symphonique. C’est vraiment réussi.

Me permettez-vous de vous poser une question de métier. J’aimerais connaître la composition de votre orchestre. Le film sonore est en effet plein de mystère pour moi et je suis à la veille d’en écrire deux – c’est pourquoi je me documente. Auric très calé m’a déjà donné beaucoup de renseignements mais je n’en recueillerai jamais trop. Je dois faire pour un film de Damia quelques chansons et deux ou trois passages de musique, le tout dans une atmosphère crapule. Cela je m’en tirerai avec force accordéons, pistons, etc…

Ce qui m’inquiète plus c’est une partition complète que dois écrire pour un film que nous faisons avec Colette. Une telle collaboration mérite en effet des égards. Ayant beaucoup aimé votre « palette » c’est pourquoi je me permets de vous en demander le détail.

Bien entendu si cela vous embête de divulguer vos secrets je n’insiste pas.36

34

« Ce que les Compositeurs et les Chefs d’Orchestre pensent de la Musique Mécanique », Le Figaro illustré, février 1932, propos recueillis par Pierre-Daniel templier, p. 85. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me

chante, Nicolas Southon (éd.), Parus, Fayard, 2011, p. 436.

35

Le titre exact du film est S.O.S Foch, sorti en 1931, pour lequel Jacques Ibert composa la musique. Il s’agit vraisemblablement du premier film sonore du cinéma français.

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Ni la collaboration avec Damia ni celle avec Colette n’aboutiront, et, à ce moment, Poulenc ne s’est pas encore mesuré concrètement à l’exercice. Trois ans plus tard, la collaboration avec Alexandre Alexieff prolongera certainement cet idéalisme. La musique prend en effet l’allure d’un court poème symphonique dans lequel le compositeur peut donner libre cours à son inventivité sonore en utilisant notamment le clavecin.

On ne peut que constater, après l’expérience de La Duchesse de Langeais, que l’idéalisme a laissé place à une forme de frustration résignée :

« Bien entendu, la musique de film ne peut être qu’une illustration. Le rôle du musicien y est nécessairement passif, subordonné aux images et même à l’action. »37

Le constat est encore plus amer après les deux autres longs-métrages, et les réflexions de Poulenc à propos du cinéma en général deviennent extrêmement dures :

« Au théâtre, pourvu qu’il y ait de la poussière, un fauteuil, un rideau qui se lève, je peux voir n’importe quoi… je suis content… Tandis qu’au film le plus beau, je m’ennuie. »38

« Comme je n’aimais pas vivre médiocrement et qu’en 1927 j’avais acheté la maison de Touraine où nous avons eu notre premier entretien, il me fallait, impérieusement, faire de l’argent. Il y avait deux solutions : la musique de films ou les concerts. J’ai opté pour la seconde solution, n’aimant pas le cinéma et adorant, au contraire, jouer du piano. »39

Dans ses dernières années, après avoir notamment assisté à l’intégralité du festival de Cannes en 1955, il reviendra sur la question du cinéma avec une plus grande indulgence, reconnaissant la singularité du medium filmique et allant même jusqu’à l’ériger en modèle pour l’opéra dans son mode de fonctionnement narratif :

« (…) nous devons trouver les moyens pratiques de nous ajuster à la demande du public, psychologiquement conditionné par le dynamisme intense des films projetés à l’écran. Des livrets trop statiques – prenez l’essentiel de l’acte 2 de Tristan (ce n’est pas pour déprécier le génie de Wagner) – ne marcheraient pas aujourd’hui au cœur d’une œuvre nouvelle. Le cinéma a modifié notre point de vue, et le public attend maintenant un grand nombre de changements de scène. »40 (1961)

Entre méfiance et fascination, crainte et curiosité, l’attitude de Poulenc par rapport au cinéma évolue donc pendant près de quarante ans, et cela en fonction de ses propres expériences. Ces quatre partitions attestent de l’exigence, de la maîtrise et, finalement de la modernité du compositeur qui, s’il n’a pas trouvé son Cocteau, n’en a pas moins participé de manière significative et remarquée à l’émergence d’une tradition de la musique française de film que l’on pourrait ainsi caractériser : prédilection pour les instrumentations légères, refus du pléonasme musical, diversité stylistique, amour de la mélodie populaire.

36

Lettre de Francis Poulenc à Jacques Ibert, Fond de la famille Ibert, 07/09/1931.

37 « Entretien avec Pierre Allain : ‘3 créateurs au service de Balzac’ », Ciné-Mondial, n° 17, 19 décembre 1941, p. 1. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante, Nicolas Southon (éd.), Parus, Fayard, 2011, p. 565. 38 Entretiens avec Paul Guth : « des Mamelles de Tirésias au Stabat Mater, Francis Poulenc a deux côtés », Le

Figaro littéraire, n° 317, 17 mai 1952, p. 8. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante, Nicolas

Southon (éd.), Paris, Fayard, 2011, p. 602.

39 Entretiens avec Claude Rostand, octobre 1953-avril 1954. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante, Nicolas Southon (éd.), Paris, Fayard, 2011, p. 783.

40

Francis Poulenc, « L’opéra à l’ère du cinéma », Opera, vol. 12, n° 1, janvier 1961, p. 18. Cité dans Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante, Nicolas Southon (éd.), Parus, Fayard, 2011, p. 213.

Figure

Fig. 1 : La Duchesse de Langeais, Jacques de Baroncelli, 00 19:14
Fig. 2 : Le voyageur sans bagage, Jean Anouilh, 01 :06 :35
Fig. : 3 : Henri Lavorel, Le Voyage en Amérique, 00:20:29
Fig. 4 : Modes d’apparition de la « chanson de marin »

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