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Des motivations au travail. Fabrique et usages du bilan de compétences comme dispositif de revalorisation individuelle

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Academic year: 2021

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de compétences comme dispositif de revalorisation individuelle

Aurélie Gonnet

To cite this version:

Aurélie Gonnet. Des motivations au travail. Fabrique et usages du bilan de compétences comme dispositif de revalorisation individuelle. Sociologie du Travail, Association pour le développement de la sociologie du travail, 2019, vol. 61 (n° 4), �10.4000/sdt.28316�. �hal-03046978�

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Vol. 61 - n° 4 | Octobre-Décembre 2019 Prix du jeune auteur 2018

Des motivations au travail. Fabrique et usages du bilan de compétences comme dispositif de

revalorisation individuelle

Deuxième prix

Motivations for Work: Production and Use of Skill Assessment as a Re-evaluation System

Aurélie Gonnet

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/sdt/28316 DOI : 10.4000/sdt.28316

ISSN : 1777-5701 Éditeur

Association pour le développement de la sociologie du travail

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Référence électronique

Aurélie Gonnet, « Des motivations au travail. Fabrique et usages du bilan de compétences comme dispositif de revalorisation individuelle », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 4 | Octobre- Décembre 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 05 janvier 2021. URL : http://

journals.openedition.org/sdt/28316 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.28316

Sociologie du travail is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.

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Deuxième prix

Des motivations au travail. Fabrique et usages du bilan de compétences comme dispositif de revalorisation individuelle

Motivations for Work: Production and Use of Skill Assessment as a Re-evaluation System

Aurélie Gonnet

Résumé

Premier dispositif public d’orientation professionnelle des adultes introduit dans le Code du tra- vail en 1991, le bilan de compétences a été construit à l’origine pour répondre à des enjeux de développement professionnel et de promotion sociale des travailleurs. Usant des outils de l’ethno- graphie combinés à une approche socio-historique des politiques publiques, cet article propose de retracer la dynamique d’un dispositif, de sa construction à ses usages. Procédant à une re- lecture des expériences personnelles et professionnelles à l’aune des motivations individuelles systématiquement mises en exergue, le bilan a pour objectif de permettre à l’individu d’élaborer, à l’abri du travail et de son « marché », un projet professionnel motivant et motivé, c’est-à-dire conforme aux envies du travailleur et cohérent avec ses compétences et son parcours. Cette personnalisation de la démarche conduit cependant à faire de la connaissance de soi un préalable à tout projet éclipsant les déterminants socio-économiques des rapports de travail et d’emploi. Le travail mené en bilan s’avère ainsi moins procéder à une valorisation économique — qui pourrait sembler l’objectif premier d’un projet professionnel — qu’à une mise en valeur symbolique des compétences et expériences individuelles. En creux, se dessine le développement d’une focale motivationnelle porteuse d’activation et véhiculant l’idée que les problèmes d’emploi et de travail relèvent d’abord d’un manque de motivation.

Mots-clés : Travail, Emploi, Compétences, Motivation, Développement personnel, Parcours.

Abstract

Created in 1991 as the first public adult career guidance tool, the “skills assessment” is a right introduced with the aim of responding to the issues of professional development and career progress for workers. Using ethnographic tools combined with a socio-historical approach to public policies, this article aims to trace the dynamics of this instrument, from its construction to its uses and implementations. Rereading personal and professional experiences in the light of and with a focus on individual aspirations, the assessment is intended to provide a space separate from work and the “market” where individuals can develop a motivating and motivated career plan, i.e. one that is consistent both with their wishes and with their skills and background. How- ever, this personalisation of the approach makes self-knowledge a prerequisite for any career plan, eclipsing the socio-economic determinants of labour and employment relations. In consequence, the work carried out in the assessment turns out to consist less of an economic valuation — which might seem the primary objective of a career plan — than a symbolic valuation of individual skills and experiences. Implicit in this process is the emergence of a focus on motivation as a source of activation, conveying the idea that employment and work problems are primarily attributable to a lack of motivation.

Keywords: Work, Employment, Skills, Motivations, Personal Development, Career.

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S’intéresser aux transformations du travail liées à l’essor des notions de flexibilité, de mobilité, d’employabilité, comme de sécurisation de l’emploi, c’est rapidement constater la démultiplication des acteurs intervenant sur le « marché du travail » en France depuis l’après-guerre, à commencer par la constitution du service public de l’emploi. Opérateurs de placement, groupements d’employeurs, entreprises de portage salarial ou de travail temporaire, coachs…, la liste des tiers intervenant dans la relation entre employeur et travailleur ne cesse de s’allonger, ouvrant un chantier conséquent pour les sciences sociales sur les intermédiaires de l’emploi (Divay, 1999 ; Zimmermann, 2011 ; Berhuet, 2013 ; Salman, 2013) et, plus récemment, sur les formes de « triangulation » de la relation salariale (Schütz, 2014 ; Louvion, 2017). Ces travaux invitent à considérer la complexification des relations d’emploi et de travail, mais aussi que l’implication de ces acteurs peut conduire à un désengagement des employeurs quant à leur responsabilité sociale en matière de santé, de sécurité et du « développement professionnel » des travailleurs (Zimmermann, 2011). Ainsi, la prise en charge de la discontinuité croissante de l’emploi reposerait de plus en plus sur le travailleur lui-même, sommé de devenir acteur de son parcours, « entrepreneur de lui-même » (Aubert-Tarby et Perez, 2016) à la faveur d’un accroissement de l’investissement subjectif et de l’hybridation entre travail et hors-travail.

Sur ce « marché » de l’intermédiation professionnelle, le bilan de compétences est, depuis 1991, un droit auquel peuvent recourir tous les travailleurs pour « analyser leurs compétences professionnelles et personnelles ainsi que leurs aptitudes et leurs motiva- tions afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation » (article L900-2 du Code du travail). Motivé par un désir d’évolution professionnelle ou une insatisfaction au travail — cas majoritaire (Gosseaume et Hardy-Dubernet, 2005) —, le bilan de compétences traite d’enjeux intrinsèques au travail qui relèvent potentielle- ment de la responsabilité de l’entreprise, ou sont a minima ancrés voire cultivés dans un contexte de travail précis. Or, par son esprit et son cadre juridique, il promeut une

« focalisation sur la personne du travailleur » (Salman, 2013, p. 130) qui interroge quant aux glissements opérés du professionnel au personnel et des aptitudes aux motivations.

De surcroît, l’approche sur laquelle il repose — externalisée vis-à-vis des lieux et temps de travail — s’avère typique d’une tendance récente des politiques de gestion du travail, soit l’« institutionnalisation d’une gestion des parcours bien au-delà des frontières de l’entreprise » (Monchatre, 2007, p. 517).

Aujourd’hui élargi aux demandeurs d’emploi, le bilan de compétences cible prioritaire- ment les salariés, sans plus de critères. La définition juridique de la prestation, sa déno- mination et l’ampleur de son public-cible interrogent alors quant aux objectifs propres au dispositif. Si la loi en fixe les principes de base — faire un bilan de ses compétences pour établir un projet professionnel et/ou de formation —, en quoi consiste concrètement ce « projet » et quelle en est la finalité ? Dans leur célèbre analyse du Nouvel esprit du

capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello (2011) attestent de l’émergence d’une « cité

par projet » consacrant une organisation flexible et réticulaire caractéristique de la pé- riode ouverte à la fin des années 1970 par la hausse du chômage et le renouvellement des pratiques managériales. On peut alors faire l’hypothèse que le bilan de compétences vise justement à outiller le travailleur et l’adapter à ce nouvel esprit, lui donnant con- sistance par contrecoup. Tester cette hypothèse suppose précisément de rendre compte de cette consistance et des usages par les « conseillers-bilan »

1

de principes de travail commun qui ont émergé au fil des années, et ce en dépit ou grâce à ce cadre flottant.

Mettre en lumière ce que partagent les conseillers plutôt que ce qui les distingue n’impli-

1 Les praticiens du bilan de compétences se qualifiant professionnellement de manière variée, nous opte- rons ici pour le terme générique de « conseiller-bilan ».

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que pas de postuler l’homogénéité des pratiques ; en effet, c’est plutôt leur diversité qui a été constatée et se voit régulièrement soulignée par les acteurs concernés, praticiens comme institutionnels. Au-delà des variations de pratiques, des conceptions communes dans les usages et finalités attribuées au dispositif en ont dessiné les contours, partici- pant d’un projet de société qui le dépasse.

En l’occurrence, les pratiques de bilan telles que nous les avons observées et recueillies en entretiens (voir l’encadré 1) conduisent à tout un travail de recensement, de mise en forme et en valeur des compétences des travailleurs, qui vise d’une part le développe- ment personnel à des fins de reconnaissance de soi et de remotivation (valorisation symbolique) et, d’autre part, le développement professionnel dans l’objectif cette fois de permettre au travailleur de motiver son projet ou sa candidature, de faire valoir son

« employabilité » (Tiffon et al., 2017) auprès de son employeur, de recruteurs ou de financeurs (valorisation économique au sens d’attribution de valeur d’usage).

Nous souhaitons montrer ici que ces principes de valorisation et de motivation au cœur du bilan de compétences participent d’une psychologisation des rapports sociaux de travail et d’une fabrication des parcours et des compétences largement subjectivée et déconnectée de l’expérience du travail, notamment dans sa dimension collective. Ceci alimente l’idée selon laquelle les problématiques d’emploi et de travail peuvent être résolues par la motivation individuelle à se former, chercher un emploi, créer son activité, ou à accepter polyvalence, contrat atypique, mobilité géographique, baisse de salaire et régression statutaire pour peu que les motivations de l’individu soient ailleurs, et ce malgré l’objectif de promotion sociale affiché initialement. Dès lors, combinant socio-

Encadré 1. Méthodologie et terrains d’enquête

D’après les données de la Direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle (consi- gnées dans le « jaune budgétaire », document annexé au projet de loi de finances annuel), au cours des dix dernières années, le nombre de bilans pris en charge au titre de la formation profession- nelle est en moyenne de 40 000 par an. Le Comité interprofessionnel pour l’emploi et la formation (COPANEF, 2015) indique qu’avec 37 % de l’activité de bilan de compétences, le réseau des Centres interinstitutionnels de bilan de compétences (CIBC) en est le premier prestataire, fort de 358 sites répartis sur le territoire français. Cette position des CIBC justifie la centration de l’enquête sur ce type de prestataire, qui est également l’un des plus anciens.

Le bilan de compétences a été étudié dans le cadre d’une thèse qui s’appuie sur une enquête ethno- graphique menée de 2014 à 2016 auprès de deux CIBC existant depuis près de vingt ans. Celui de Roquevans compte sept conseillères, dont l’une est directrice, auxquelles s’ajoutent cinq sous- traitants. Si le revenu par habitant du département dépasse la moyenne nationale, le CIBC de Roquevans cible, dès l’origine, un public à bas niveau de qualification (inférieur à bac+2) et/ou souffrant de problèmes de santé. Le CIBC de Chavagne, situé dans une zone plus rurale, regroupe cinq antennes, dont les deux principales ont été étudiées, comptant en tout 8 conseillers-bilan.

D’après ses propres statistiques, il accueille un public se situant majoritairement entre les niveaux III (bac+2) et V (CAP-BEP), employé (57 %) ou ouvrier (12 %).

À ces données s’ajoute une enquête par entretiens auprès de conseillers CIBC (n=20 dont 15 à Chavagne et Roquevans) et hors CIBC (n=18), et d’acteurs institutionnels (n=10). Des documents de travail et écrits professionnels ont également été collectés : archives, outils et synthèses de bilan. Enfin, un corpus de littérature professionnelle a été constitué afin de documenter l’appa- reillage cognitif, théorique et pratique des conseillers.

Précisons que les noms des enquêtés comme des centres de bilan étudiés ont été modifiés pour respecter leur anonymat, mais que des indications quant à l’âge, à la formation et au parcours professionnel des conseillers ont été données afin de les situer socialement et professionnellement.

Seul Bernard Liétard, l’un des créateurs du dispositif, est cité nommément avec son accord.

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logie des politiques publiques et du travail, il s’agit de retracer la dynamique d’un dis- positif public, de sa construction à ses usages.

Ainsi, dans une première partie, nous reviendrons sur la genèse de ce dispositif, selon une approche socio-historique des politiques publiques visant à replacer la création du bilan de compétences dans son contexte socio-économique et conceptuel, comme dans les jeux d’acteurs qui en façonnent la forme et les usages. En décrivant la manière dont le bilan est concrètement mis en œuvre et en pratiques, ainsi que les supports et con- traintes professionnelles propres à son exercice, la seconde partie éclairera l’importance prise par la focale motivationnelle au travers de laquelle le parcours et les compétences individuelles sont reconstruites à des fins de valorisation pour soi et pour le marché du travail.

1. Genèse d’un dispositif intermédiaire 1.1. De l’orientation professionnelle

Dès les débuts de l’industrialisation et sous l’effet de la division du travail, des pratiques d’orientation professionnelle s’élaborent afin de réguler l’apprentissage et le marché du travail en pleine transformation. En France, elles s’appuient notamment sur l’essor de la psychologie expérimentale et de la psychotechnique, desquelles naîtra la psychologie du travail (Le Bianic, 2007). Destinées prioritairement à la jeunesse populaire, elles visent d’abord à orienter les jeunes en fin d’études obligatoires vers les métiers pour lesquels ils auraient des « aptitudes » supérieures à la moyenne et compatibles avec leur condition physique. L’orientation professionnelle promeut ainsi une logique d’organisa- tion scientifique et rationnelle du travail optimale du point de vue des caractéristiques physiologiques et psychologiques individuelles, et conciliant rendement économique, préservation de la main d’œuvre et « paix sociale », à la différence du taylorisme axé sur la productivité (Le Bianic, 2008 ; Vatin, 2008). Alors que se constitue l’État social, intrinsèquement lié au développement du salariat (Castel, 1999), la question de l’école nourrit également des réflexions croissantes, chez les premiers penseurs de l’orientation professionnelle comme chez les républicains, qu’il s’agisse d’alphabétiser les citoyens et travailleurs de demain, de les former afin de soutenir l’industrialisation et la moderni- sation du pays, ou de substituer à un système éducatif aristocratique — sous forme de filières socialement sélectives — une école commune, laïque et républicaine et une orientation qui ne soit pas fonction de l’origine sociale de l’élève mais de ses « aptitudes » (Martin, 2015). À la croisée de questions éducatives, sociales et productives, l’orientation professionnelle retient notamment l’attention de Pierre Naville qui exerce brièvement comme directeur d’un office d’orientation professionnelle après l’obtention en 1942 du diplôme de conseiller de l’Institut national d’orientation professionnelle (INOP)

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. Développant, dans une perspective marxiste, une « analyse matérialiste des comporte- ments psychologiques » (Henry, 2007, p. 236), Pierre Naville (1972 [1945]) tire de cette expérience une Théorie de l’orientation professionnelle critique des usages de l’orientation professionnelle, et surtout de la théorie des aptitudes. Il condamne le caractère essentia- lisant de cette théorie fondée sur l’identification d’aptitudes biologiques censées coïncider

« naturellement » avec la structure productive. Ignorant de fait la construction sociale des aptitudes valorisées comme des métiers, cette approche lui paraît favoriser la repro- duction sociale sous couvert de scientificité. D’autre part, il reproche à l’orientation

2 Créé en 1928 par Henri Piéron, figure de la psychologie expérimentale, pour être l’« école normale de l’orientation professionnelle » (Martin, 2015, p. 49), l’INOP, devenu INETOP en 1939 (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle), demeure le principal institut de recherche, de forma- tion et de documentation en la matière.

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professionnelle d’être en pratique régulièrement subordonnée aux intérêts économiques, reprenant à son compte les critères de jugement des employeurs — essentiellement rende- ment et docilité. La distinction entre une approche centrée sur les aptitudes individuelles et une autre qui, au contraire, intègre les attentes des employeurs, nourrit d’ailleurs dès les années 1920 des querelles professionnelles importantes chez les praticiens de l’orien- tation, pris dans des débats entre acteurs de l’éducation et du travail sur la répartition des prérogatives en matière de formation. À rebours de ces positions comme de thèses

« personnalistes »

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, Pierre Naville prône alors une orientation soucieuse des « conditions sociales de la répartition professionnelle » (Naville, 1972, p. 251), laquelle relèverait plus de l’adaptation que de l’aptitude : « dire qu’un être humain dispose de certaines aptitudes particulières n’est qu’une autre façon d’exprimer que la société exige de lui certaines formes d’activité technique et économique » (Naville, 1972, p. 66). N’interro- geant pas le processus concret d’adaptation en tant que tel, Pierre Naville propose comme seule alternative la nécessité d’une planification économique comme réponse collective à des besoins sociaux identifiés auxquels s’adapteraient la structure productive, mais aussi les individus qui y trouveraient ainsi sens.

Ces analyses rejoignent l’idéal de progrès social qui marque les années 1950-1960 et se lit dans la volonté d’ouvrir les filières post-bac pour démocratiser l’enseignement supérieur, mais aussi de rebattre les cartes de la formation initiale en créant des formations accessi- bles tout au long de la vie. La loi dite « Delors » de 1971

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s’inscrit dans ce mouvement par la création d’un système de formation professionnelle continue (FPC) modifiant « la mission de la [formation professionnelle], qui n’est plus censée seulement viser l’adap- tation des salariés à leur poste mais participer à la logique de leur promotion sociale et à leur développement personnel » (Dubar, 2015, p. 13), tout en impliquant les entreprises chargées de participer au financement et à la diffusion d’informations en la matière. Ce- pendant, la hausse des restructurations d’entreprises et du chômage à la fin des années 1970 met en tension les principes posés par la formation permanente. Les idéaux émanci- pateurs et démocratiques sont d’autant moins accessibles que la raréfaction des emplois tend à mettre les individus en difficulté, voire en échec au travail et dans la recherche d’emploi, surtout les moins qualifiés. Constat est ainsi fait lors du recensement de 1982 que l’objectif de promotion sociale des publics les moins qualifiés n’atteint pas sa cible.

En effet :

« La FPC à la française a dû, très vite, s’appliquer dans une conjoncture de crise durable. Cette évolution explique sa liaison de plus en plus fréquente avec l’emploi, qu’il s’agisse de celui des travailleurs menacés ou licenciés pour cause de reconversion économique, ou de celui des jeunes à la recherche de leur premier travail » (Dubar, 2015, p. 8).

Cela conduit à une démultiplication d’organismes de formation, d’insertion et d’orienta- tion visant l’accompagnement de parcours professionnels de moins en moins linéaires et plaçant la focale sur un individu doué de capacités d’action. Accompagnant ce mouve- ment, la notion d’autonomie apparaît dans plusieurs textes officiels traitant d’insertion

3 Lesquelles énoncent que l’on ne peut espérer « dominer les forces de la nature, ni celles de l’évolution » biologique comme économique, ou encore que « l’avenir [serait] uniquement fonction de l’effort de l’homme », lui-même subordonné à ses ressources personnelles (Naville, 1972, p. 95).

4 Loi n° 71-575 du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente, dont l’article 1 fixe ainsi les objectifs : « La formation professionnelle permanente constitue une obligation nationale. […] La formation professionnelle continue fait partie de l’éducation permanente. Elle a pour objet de permettre l’adaptation des travailleurs au changement des techniques et des conditions de travail, de favoriser leur promotion sociale par l’accès aux différents niveaux de la culture et de la qualification professionnelle et leur contribution au développement culturel, économique et social ».

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et d’orientation, dont le rapport Schwartz (1981) à l’origine des Missions locales est l’archétype : il plaide pour l’autonomisation des jeunes en vue de leur insertion sociale et professionnelle par un accompagnement global à la fois au niveau de la formation, du travail, du logement, de la santé et des loisirs. Une logique similaire est suivie dans le développement de l’« orientation éducative » :

« Il faut [former l’individu] pour qu’il acquière cette compétence nouvelle à l’auto- orientation, à la gestion personnelle de son devenir. […] Choisir l’orientation éduca- tive c’est choisir un mode de travail différent, une prise en compte globale des sujets ; c’est favoriser chez eux un processus d’exploration personnelle et de leur milieu pour donner une base solide à leurs choix. […] C’est également abandonner le fantasme d’une expertise possible sur le devenir d’autrui ; c’est enfin refuser l’idée de lois écono- miques et techniques incontournables auxquelles les hommes devraient se soumettre, mais bien plutôt stimuler leur potentiel créatif afin qu’ils inventent des rôles nouveaux, qu’ils développent des solutions alternatives et fassent évoluer les structures existan- tes » (Boursier, 1989, p. 13)5.

Par-delà la mise à distance du conseil et de l’expertise, bases de la conception psycho- technique de l’orientation professionnelle, l’orientation éducative promeut un travail sur autrui visant à l’amener à un travail sur soi, sorte de mise en abîme des logiques d’individualisation et d’activation (Divay et Perez, 2010) dont les lignes de crête se dessinent. Ainsi s’amorce le tournant de l’accompagnement

personnalisé promu dans

nombre de politiques publiques (Astier, 2015) et indissociable de l’avènement du projet dans lequel l’individu serait d’autant plus à même de s’engager qu’il vient de lui. La notion de motivation donne sens et légitimité à cette personnalisation : « Plus on se connaît, plus on peut situer ses motivations, préciser des objectifs à court, moyen et long terme, plus on a de chances de se réinsérer » (Boursier, 1989, p. 140).

Connexes à ce mouvement, des réflexions émergent à la même période concernant la reconnaissance des acquis développés au cours d’expériences professionnelles, non validés par un diplôme ou une qualification professionnelle, et plus largement d’« expériences sociales (par exemple des engagements associatifs), familiales (la gestion du budget familial pour une mère de famille), culturelles (par exemple des capacités acquises dans les loisirs) », autrement dit toute expérience susceptible d’attester que l’individu « pos- sède les capacités nécessaires à l’exercice de l’emploi voulu » (Boursier, 1989, p. 19). De là provient précisément la première dénomination du bilan de compétences comme bilan d’expériences professionnelles et personnelles, visant notamment la reconnaissance et la valorisation sur le marché du travail de qualités individuelles jugées utiles pour faire le travail, mais encore non prises en compte.

Quatre personnes sont à l’origine du projet : Bernard Liétard et Josette Pasquier, chargés de mission à la Délégation de la formation professionnelle (DFP), à qui est confié en 1984 le dossier « reconnaissance et validation des acquis » donnant naissance au bilan de compétences et, en 1985, à la Validation des acquis professionnels et personnels (VAPP)

6

, dispositifs qu’ils continueront de promouvoir après avoir quitté le ministère du Travail en véritables militants de cette démarche ; Jean-Pierre Bélier, inspecteur général de l’Éducation nationale

7

; Jean-Pierre Soisson, enfin, secrétaire d’État chargé de la formation professionnelle de 1974 à 1976, et ministre du Travail de 1988 à 1991, considéré comme le « père politique » du bilan de compétences (Ardouin et Lacaille,

5 Autrice d’un des premiers ouvrages en la matière, Sylvie Boursier a exercé au centre de formation de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) puis comme chargée de la mission politique de qualification et de formation à la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).

6 Dispositif précurseur de la Validation des acquis de l’expérience (VAE) instituée en 2002.

7 Actuellement en charge de la mise en place du corps unique des psychologues de l’Éducation nationale.

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2012, p. 7), même si la loi n’a été votée que lorsque Martine Aubry lui a succédé au Ministère

8

. Nourries par les pratiques diverses d’orientation professionnelle

9

, les premières expériences de bilan de compétences apparaissent dès 1984 et sont formalisées en 1986 par une circulaire du ministère du Travail créant quinze centres expérimentaux dans dix régions. Sous l’égide de trois institutions, prévaut une approche conjointe des enjeux d’éducation, de formation et d’emploi : l’AFPA (Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes), l’Éducation nationale et l’ANPE. Portant l’idée d’un service public d’orientation professionnelle des adultes articulé aux dispositifs de formation continue, d’information professionnelle et de reconnaissance des acquis — faisant ainsi système —, le bilan de compétences a pour objectif de favoriser la promotion sociale et de fluidifier le marché du travail, lesquels seraient endigués par le défaut de qualification d’une part importante de la population active et le faible recours des moins qualifiés à la formation. Sous l’influence notamment de travaux en psychologie sociale et en sciences de l’éducation

10

, une véritable politique de reconnaissance des acquis émerge avec le bilan dont la cible privilégiée est, dès l’origine, les salariés en position intermédiaire

— en termes d’âge comme de situation professionnelle. Ainsi Bernard Liétard explique- t-il, lors d’un entretien :

« À l’époque, on rêvait, on disait : “c’est pour les gens du milieu le bilan de compé- tences”, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont très adaptés, qualifiés, on chasse même leur tête, et puis il y a les pauvres gens qui sont marginaux, et toutes les offres de formation dans une médiation sociale, ils les ont. Donc les plus oubliés, de notre point de vue, ce sont les gens du milieu : pas assez adaptés pour qu’on chasse leur tête, pas assez handicapés pour qu’on s’en occupe. Et c’était ça l’idée ».

Ciblant un public peu qualifié mais inséré, le bilan se distingue des logiques d’insertion socio-professionnelle des plus vulnérables et du traitement social du chômage prévalant alors dans les politiques d’accompagnement professionnel (Paugam, 1991), tout en étendant, pour la première fois, le champ de ces politiques aux travailleurs en emploi.

En effet, le bilan de compétences est conçu à rebours de la logique des politiques d’in- sertion contemporaines, lesquelles comportent un objectif socialisateur essentiel, sou- tenu par l’idée que travailler, c’est être inséré. Ici, l’individu est a priori inséré et le bilan conduit à l’extraire de son environnement de travail pour réfléchir sur ses expériences professionnelles et personnelles, à l’abri du (marché du) travail. À ce refus d’un dispo- sitif de traitement social répond donc en contre-point une distanciation vis-à-vis de l’entreprise, ancrée notamment dans une crainte d’instrumentalisation à des fins de mobilité imposée épargnant le coût d’un licenciement à l’employeur, comme l’indique Bernard Liétard : « la dérive, c’est que si on dit à quelqu’un “fais ton bilan”, il peut s’in- terroger. Parce que ce n’est pas le prélude d’une procédure de divorce ! ».

1.2. Se distinguer dans un champ de forces : l’approche par les compétences

Cette méfiance des concepteurs du bilan de compétences quant à sa potentielle instru- mentalisation, à l’égard de laquelle P. Naville appelait déjà à la vigilance, fait écho à la défiance propre des entreprises vis-à-vis d’une ingérence étatique dans la gestion de

« leur » main-d’œuvre. Un champ de forces s’esquisse alors, influant fortement sur la forme prise par le dispositif et entérinant la disjonction entre expérience de travail et

8 Proche de Valéry Giscard d’Estaing dont il sera membre du gouvernement, J.-P. Soisson est le premier

« ministre d’ouverture » de la Ve République, nommé ministre du Travail sous la présidence de François Mitterrand. Il fut également député de l’Yonne et maire d’Auxerre où a été créé l’un des premiers CIBC.

9 À l’instar de celles développées dès les années 1920 ou dans des associations comme « Retravailler », créée par Evelyne Sullerot en 1974 pour accompagner les femmes investissant le marché du travail.

10 Particulièrement ceux produits et relayés par l’INETOP.

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gestion individuelle des parcours et compétences, ainsi que le résume l’un des chargés de mission à la DFP à l’origine de la création du bilan :

« Quand on a commencé l’expérimentation des bilans on a eu beaucoup de soutien, y compris du CNPF [Conseil national du patronat français] à l’époque, mais il était un peu suspect. On était dans l’arrivée progressive de la notion de compétence, avec la flexibilité qu’elle introduit, la perte aussi de certaines garanties sociales, et le danger

— on le sentait bien — c’était qu’on pousse cette flexibilité et qu’elle se retourne contre les gens qu’on était censé mieux armer. Parce que le grand risque — d’Iribarne11 et d’autres le disent — c’est le renvoi sur la responsabilité individuelle de responsabilités collectives qu’on règle de moins en moins bien comme l’exclusion, le chômage, etc. Et c’est facile de dire “sois gestionnaire de tes compétences et tu combattras les dures lois de l’économie de marché”. Il y a cette ambiguïté-là qu’il faut, à mon avis, être attentif à ne pas trop développer ».

En effet, qu’elles répondent à une logique d’adaptation, de développement personnel ou de promotion sociale, les pratiques d’orientation professionnelle ont bel et bien partie liée avec les politiques de gestion de la main d’œuvre dans les entreprises. Les acquis ne prenant sens que dans l’expérience de travail, où ils deviennent compétence, le patronat considère que « c’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer, de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer » (CNPF, 1998). Le projet de loi sur le bilan de compé- tences s’écrit ainsi dans un contexte de réflexions menées simultanément dans l’entreprise quant aux conditions de déroulement des carrières et de fluidité du marché du travail :

« Au-delà d’une mise en cause sans détour des savoirs académiques et du rôle des diplômes, l’enjeu de la compétence était annoncé comme visant l’ouverture des filières de mobilité » (Monchatre, 2007, p. 516).

Cette « logique compétences »

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illustre le développement d’un discours patronal qui :

« […] stipule lui-même des possibilités de sécurité active des salariés dans le travail à travers, notamment, les promesses de développement professionnel des salariés dont il est porteur. Pour l’entreprise, [la compétence] est érigée en atout stratégique de flexibilité, d’adaptation et d’innovation ; pour le salarié, en outil au service d’un

“individu acteur de son développement professionnel et personnel” » (Zimmermann, 2011, p. 2).

L’argument patronal reproche au mode de régulation de la carrière par l’ancienneté et la qualification selon une grille collectivement négociée de dessiner une progression pro- fessionnelle automatique et peu stimulante pour les salariés comme pour leur produc- tivité, à laquelle doit répondre la « logique compétences ». Les termes de ce « nouveau contrat social riche de potentialités, dans et en dehors de l’entreprise » (CNPF, 1998) peuvent être ainsi résumés : une implication au travail accrue des salariés, et le consente- ment à une moindre sécurité de l’emploi en échange d’une formation continue et de la reconnaissance de qualités développées au travail — et en dehors —, gages d’employa- bilité. Inégalement appliquée, la « logique compétences » n’en a pas moins amplement

11 Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS et tenant d’une approche culturaliste des modes d’organisation et des rapports de travail discutée scientifiquement. Sa mention ici réfère notamment à son ouvrage Vous serez tous des maîtres : la grande illusion des temps modernes (publié au Seuil en 1996), dans lequel il centre le regard sur le décalage qu’il y a entre l’avènement d’un modèle de citoyenneté autonome et responsable et l’image sociale dégradée des plus vulnérables à qui l’on reproche précisément leur défaut d’autonomie.

12 La « logique compétences » a nourri de nombreux travaux et débats en sociologie. Certains soulignent ses intérêts (Zarifan, 1999), quand d’autres ont une approche critique de ce modèle et de ses applications.

Voir Dubar, 1996, ainsi que les numéros spéciaux « Compétence » de Sociologie du travail (Desmarez, 2001) et « Les usages sociaux de la compétence » de Formation emploi (2007).

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irrigué les pratiques de management et politiques d’emploi, à l’instar de dispositifs in- ternes et externes tels que la GPEC (Gestion prévisionnelle des emplois et compétences, auparavant « carrières »), l’entretien professionnel ou, bien sûr, le bilan de compétences.

Dispositif éponyme de ce modèle suite à un glissement terminologique symptomatique de sa diffusion, le bilan de compétences — ex-bilan d’expérience professionnelle et personnelle — est pourtant loin de faire consensus, que ce soit auprès des ministères garants des diplômes et certifications ou des entreprises qui, elles, gèrent les qualifica- tions et la main-d’œuvre. Ainsi, le bilan est « renvoyé à l’extérieur de l’entreprise », en raison notamment de la défiance du patronat (surtout l’Union des industries métallur- giques et minières, UIMM

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), soucieux de ses prérogatives en la matière :

« On s’est dit : “il faut bien qu’on fasse quelque chose ! [il tape du poing sur la table]

Et donc on va faire quelque chose dans une dynamique personnelle pour mieux améliorer l’individu dans le schmilblick puisqu’on ne peut pas toucher au système”.

Ce n’est pas que l’Éducation nationale, ce sont tous les services valideurs, unanimes :

“touche pas à mes certifications !” Le patronat et les partenaires sociaux : “touche pas à mon truc !” D’ailleurs en 1991, quand la loi est passée, le responsable de l’UIMM avait dit à Martine Aubry dans une réunion où j’étais : “je vais vous laisser passer votre loi sur le bilan mais à condition que vous me laissiez faire des centres d’évaluation du potentiel dans l’industrie que je pilote sans être soumis à votre déontologie. Si vous me donnez cette liberté, je vous donne celle de promouvoir votre loi”. Donc le bilan est renvoyé sur l’extérieur de l’entreprise. Ça illustre les rapports de force » (entretien avec Bernard Liétard).

Tant bien que mal, mais satisfait des résultats des premières expérimentations (Pasquier, 1988), le ministère du Travail généralise le dispositif par la circulaire du 14 juin 1989 fixant l’objectif de création d’un CIBC par département, puis par son inscription dans le Code du travail en 1991. Si le dispositif prend forme sous contrainte, il voit tout de même le jour, occupant le créneau disponible : celui d’une prise en charge individuelle et extérieure à l’entreprise.

« On a commencé un peu comme ça, en essayant de créer des objets, le portefeuille de compétences, etc., qui laissent des traces de ce qui est appris, et le bilan avec cette définition : identifier les compétences, les aptitudes — alors les aptitudes, ça c’est le conseil d’État qui l’a ramené, nous on ne l’avait pas mis, mais ils y ont tenu. Moi je trouvais ça un peu fixe mais bon tant pis. Et les motivations ! Surtout ! Parce que c’était le seul créneau où on pouvait faire quelque chose sans indisposer les autres » (entretien avec Bernard Liétard).

Si, à côté des compétences, les concepteurs sont attachés à la notion de motivation, inspi- rée de l’approche personnalisée et éducative de l’orientation, celle-ci se présente aussi comme un vecteur de singularisation vis-à-vis des options patronales, les services RH étant friands des tests psychométriques auxquels renvoie la notion d’aptitude (Igalens, 2008). La césure avec l’entreprise, ses objectifs et ses méthodes de gestion des compé- tences se confirme un peu plus :

« Certaines branches, dont la métallurgie, ont inventé des centres d’évaluation de la compétence tellement ils étaient mécontents du texte. Leur idée c’était qu’il y a des experts qui évaluent, qui vous testiculent dans tous les sens [rit] et ces résultats-là servent à vous modeler. Alors que l’autre philosophie est beaucoup plus humaniste, centrée sur la personne et lui laissant la main, avec tous les défauts et les avantages

13 L’UIMM est l’une des plus anciennes confédérations patronales et l’une des branches les plus influentes du CNPF, participant activement à la construction des positions que celui-ci prend en matière législative, notamment de formation professionnelle (Fraboulet, 2018).

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qu’on peut y voir. […] En tout cas, ils ont créé ce zinzin-là qui est les prémices d’une réflexion sur l’orientation permanente des adultes salariés parce qu’avant il n’y avait pas grand-chose » (entretien avec un ancien chef de projet au Fonds paritaire de sécu- risation des parcours professionnels).

La loi prévoit en effet un cadre censé parer à toute manipulation des individus : couvert par le secret professionnel, le bilan de compétences est le seul outil de diagnostic pro- fessionnel confidentiel pour le salarié. La synthèse qui en est faite n’appartient qu’à ce dernier, le prestataire devant détruire l’ensemble des documents produits par lui à l’issue du bilan. Réalisable sur le temps de travail ou en dehors, il implique que la rémunération soit maintenue tout du long du processus, soit 24 heures maximum. Le législateur insiste également sur la dimension volontaire de la démarche de bilan, le salarié pouvant refuser d’en réaliser un préconisé par son employeur, sans que cela puisse être sanctionné ou justifier un licenciement. Dans les faits, la grande majorité des bilans de compétences se font avec un financement OPCA/OPACIF

14

, hors temps de travail

15

et sans que l’em- ployeur en soit informé, externalisant d’autant plus la prestation.

Faisant de nécessité vertu, les conseillers s’approprient néanmoins rapidement cette distanciation vis-à-vis des intérêts économiques et patronaux dans un refus de la logique d’adaptation des travailleurs, ce qu’explique en entretien la directrice du CIBC de Roquevans, 60 ans, conseillère-bilan de la première heure, psychologue de formation :

« Les CIBC, on l’a bien gardé ici, sont vraiment des prestations d’orientation/insertion, donc on ne fait pas de prestations de placement en entreprise. Ça garantit l’autonomie, fondement même du bilan de compétences qui est au service de la personne pour l’éla- boration de son projet de développement professionnel et/ou de formation. Et tant que c’est totalement isolé de tout autre contexte économique, c’est une forme de garantie de la neutralité par rapport à l’extérieur. Et ça lui confère l’espace où la personne peut, en toute liberté réelle, élaborer son propre trajet professionnel. C’est très important ».

Ces éléments de genèse et de définition de la prestation soulignent l’accent mis sur le volontariat et l’engagement de la personne que doivent favoriser le libre recours à la prestation et sa confidentialité, ainsi que l’externalisation du dispositif. J.-P. Soisson,

« père politique » du bilan de compétences, le dotait ainsi de trois objectifs : « partir du salarié », « viser son autonomie » et « lui permettre de s’approprier son projet d’avenir ».

L’on perçoit toutes les ambiguïtés et difficultés de telles injonctions — que les concep- teurs du dispositif n’ignorent pas — par rapport aux possibilités réelles d’autonomie dans le cadre du salariat (c’est-à-dire dans le cadre d’une relation contractuelle et hiérar- chique) ou à une recherche d’emploi en contexte de pénurie. Si ces objectifs remettent en effet la focale sur un individu acteur et non uniquement agi par des entités telles que l’entreprise, l’État ou la société, de nombreux travaux sur ce type de dispositifs (Duvoux, 2009 ; Astier, 2015) indiquent les risques qu’il y a à renvoyer l’individu à lui-même et à une gestion autonome de son parcours. Le pendant éventuel en est justement l’intériori- sation de l’échec et la déresponsabilisation de ces mêmes entités quant à l’état de l’emploi

14 Le bilan est finançable, au moment de l’enquête, par le plan de formation de l’entreprise, l’auto-financement, et les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) ou les organismes paritaires agréés au titre du congé individuel de formation (OPACIF) qui collectent auprès des entreprises de leur branche les fonds dédiés à la formation et les gèrent. Le FONGECIF, OPACIF généraliste, finance 50 à 60 % des bilans (Ardouin et Lacaille, 2012, p. 6). S’il n’y a pas d’automaticité en matière de financement, la plupart des demandes de bilan sont acceptées selon les conseillers rencontrés. Les données d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales abondent en ce sens (Saintignon et al., 2008).

15 77,5 % des bilans de salariés en 2017 d’après les données de la DGEFP. Ce recours au bilan « HTT » tend à s’accentuer, avec des répercussions sur l’emploi du temps des conseillers. Les deux tiers des bilans observés se réalisaient ainsi sur des plages horaires hors travail (avant 10h, de 12h à 14h, après 17h, parfois le samedi), ou durant des jours de congé des salariés.

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et des conditions de travail. Derrière la référence à l’autonomie semblent toujours se tenir, en embuscade, les risques de responsabilisation individuelle et de déni des causes réelles d’insatisfaction professionnelle comme des inégalités sociales et économiques, essentiellement traitées sur le mode de l’activation et, dans le cadre du bilan de compé- tences, de la revalorisation et de la motivation.

2. La fabrique de la valorisation symbolique 2.1. « Il n’y pas de bonne ou de mauvaise personnalité » :

de l’exploration à la mise en valeur et en récit de soi

La loi à l’origine du bilan de compétences en définit le procès en trois phases

16

:

1. une phase préliminaire d’analyse de la demande, de présentation de la prestation et de confirmation de l’engagement du bénéficiaire ;

2. une phase d’investigation (voir ci-dessous) ;

3. une phase de conclusion lors de laquelle est rédigée une synthèse des phases précé- dentes, précisant le projet professionnel et le plan d’action.

Parce que c’est celle qui incarne le cœur du dispositif, occupant 8 à 12 heures de la prestation, l’analyse sera ici centrée sur la seconde phase dont le législateur précise le contenu :

« La phase d’investigation du bilan de compétences est conçue à partir des premiers éléments repérés lors de l’analyse des besoins du bénéficiaire. Elle est conduite en fonction des objectifs initialement convenus ; entièrement personnalisée bien qu’elle puisse comporter des aspects collectifs, elle est toutefois par nature évolutive, et s’en- richit à partir des événements susceptibles de se produire lors de son déroulement.

Elle doit permettre à l’intéressé, au regard des perspectives d’évolution envisagées : – d’identifier les éléments déclencheurs du processus de changement dans lequel il

s’inscrit,

– de mieux appréhender ses valeurs, ses intérêts, ses aspirations ainsi que les facteurs déterminants de sa motivation,

– d’évaluer ses connaissances générales et professionnelles, ses savoir-faire et ses aptitudes,

– de repérer les éléments de son expérience transférables aux nouvelles situations professionnelles envisagées,

– de déceler ses ressources et ses potentialités inexploitées »

(Circulaire DFP n° 93-13 du 19 mars 1993 relative au bilan de compétences, Bulletin officiel du ministère chargé du travail n° 93/9, p. 210).

Cette trame de la prestation a peu évolué en 25 ans, ce qui se lit notamment dans le format des synthèses (dont on trouvera un exemple dans la figure 1), à ceci près que l’analyse des motivations, élément parmi d’autres dans la loi, tend régulièrement à de- venir une étape à part entière du processus. En phase avec cette évolution, l’ajout, dans notre exemple, de la catégorie de « freins motivationnels » est un autre indice de l’im- portance prise par cette dimension du dispositif, et fait écho à la catégorie de « freins périphériques » qui s’est diffusée dans les dispositifs d’emploi. Celle-ci recouvre problè- mes de logement, d’addiction ou de santé à côté d’éléments comportementaux et rela- tionnels (ponctualité, présentation de soi…) dont la force prédictive quant à la capacité de travailler s’avère surtout performative (Pillon, 2018). Ces « freins » reposent large- ment sur les représentations que les conseillers ont des critères d’inemployabilité des

16 Celles-ci se déroulent majoritairement lors d’entretiens de face-à-face mais certains organismes, comme le CIBC de Chavagne, intègrent également des phases collectives.

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employeurs et ont pour effet de focaliser les problèmes d’emploi et de travail sur l’indi- vidu lui-même — et ce d’autant plus quand leur est attachée la notion de motivation, nous y reviendrons.

Néanmoins, la trame des synthèses traduit avec fidélité l’articulation des démarches rétrospective, introspective et prospective, témoin d’une adhésion à la cohérence interne du dispositif fixé par la loi

17

, et d’une appropriation conforme :

« Le bilan de compétences, c’est trois choses : c’est faire avec des expériences de travail passées, être dans le présent pendant 24 heures et penser les pistes d’action pour l’avenir. D’accord ? Le but du bilan c’est aussi mieux se connaître pour demain, se faire connaître et se faire reconnaître en tant que professionnel, en interne ou en externe. Les gens ne vous connaissent pas donc c’est à vous de vous faire connaître et reconnaître, et pour ça, il y a un préalable : mieux se connaître » (observation d’un atelier de présentation du portefeuille de compétences, CIBC de Chavagne).

Ce préalable de connaissance de soi a donc pour objectif la mise en valeur de soi au travail et en emploi, permettant de tenir les deux bouts d’une logique d’appariement professionnel : l’offre et la demande de travail. Pourtant, c’est uniquement sur le premier terme de l’équation que le bilan doit agir. De surcroît, l’introspection vise à concilier valorisation économique et symbolique. Les dérives possibles de cette approche sont censées être canalisées par la circulaire de 1993 qui en régule les usages afin d’en affirmer l’objectivité.

Figure 1. Sommaire de synthèse du CIBC de Chavagne

17 Ceci s’explique aussi par le fait c’est le seul document de contrôle de la qualité des prestataires requis par les OPCA/OPACIF pour leur habilitation.

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« 9. Le recours à des méthodes et techniques fiables, mises en œuvre par des profes- sionnels qualifiés :

L’article R.900-4 rappelle l’importance de la fiabilité des méthodes et techniques uti- lisées pour réaliser les bilans de compétences. Elles doivent avoir fait la preuve de leur pertinence parce qu’élaborées à partir de théories validées par des pratiques profession- nelles, ou par l’intermédiaire de méthodes scientifiques d’étalonnage. De même, cet article donne une base légale dans les cas de litiges portant sur la qualification du prestataire » (Circulaire DFP n° 93-13 du 19 mars 1993 relative au bilan de compé- tences, op. cit., p. 213).

Si la référence n’est pas explicite, cette circulaire participe à ancrer le dispositif dans les méthodes de psychologie appliquée — le terme d’étalonnage renvoyant aux tests psy- chométriques —, domaine de spécialité de nombreux conseillers (voir l’encadré 2), ceci en cohérence avec l’histoire même de l’orientation professionnelle comme de l’orientation scolaire (Martin, 2015). Il n’existe cependant aucune obligation de formation ni d’usage de ces outils, la psychologie et ses méthodes étant moins conçues comme support d’une identité professionnelle que comme un appui à l’accompagnement. « Ni thérapeute, ni expert » (Revuz, 1991), ni évaluateur, ni testeur, le praticien, selon les manuels de référence en la matière, ne doit pas conseiller mais accompagner en « proposant une méthode pour progresser dans l’analyse de sa situation, de ses compétences et des possibilités accessibles dans le milieu professionnel » (Lemoine, 2014, p. 48). La posture professionnelle prescrite repose donc sur l’orientation distanciée et la non-directivité, à des fins d’auto-analyse du travailleur.

Emblématique du bilan de compétences, l’usage de tests psychométriques et de question- naires psychologiques intrigue particulièrement la sociologue qui découvre leur multi- plicité : IRMR, inventaire des intérêts professionnels ; QVP, questionnaire des valeurs professionnelles ; NV3/5/7, batterie multifactorielle d’aptitudes ; BV8/16, tests de maîtrise

Encadré 2. Caractéristiques des conseillers

Parmi les conseillères de Roquevans, quatre sont psychologues de formation (deux cliniciennes, une du travail, une de l’orientation) et ont quasiment toujours exercé en bilan ou sur des prestations proches. Les trois autres, non psychologues, ont vécu des reconversions après 10 à 15 ans de carrière dans leurs anciens métiers : deux ont travaillé dans des services de gestion des ressources humaines (RH), et la troisième a été diététicienne. Le CIBC de Chavagne compte lui aussi cinq psychologues (deux cliniciennes, trois du travail, dont une après une première carrière juridique) auxquelles s’ajoutent deux titulaires de master en accompagnement et ingénierie de formation, et un travailleur social reconverti. Les profils des conseillers des deux CIBC montrent que ces équipes s’appuient sur une certaine diversité, mais avec une majorité de psychologues. Ceux n’ayant pas suivi de cursus en la matière ont régulièrement suivi de courtes formations à l’usage de tests psychométriques.

Parmi les conseillers hors CIBC, on retrouve davantage d’indépendants (micro-entreprise, auto- entrepreneur, portage salarial…) aux profils similaires, bien que moins souvent dotés d’une forma- tion longue en psychologie, et plus régulièrement formés à des techniques d’accompagnement du type thérapies brèves (coaching, art thérapie, hypnose…) et/ou en gestion de carrière.

Que les conseillers soient ou non formés à la psychologie, celle-ci domine donc très largement les pratiques et méthodes, tout spécialement dans les CIBC, malgré la volonté de pluridisciplinarité au cœur de la démarche interinstitutionnelle originelle, ce dont témoigne le directeur du CIBC de Chavagne, ancien conseiller et membre de la Fédération nationale des CIBC : « Une des grandes difficultés de l’expérimentation c’est que même les institutions qui n’étaient pas psychologues mettent à disposition des psy. Chez nous, l’Éducation nationale a mis à disposition un conseiller en formation continue qui avait une licence de psychologie et un psychologue, moi- même. L’ANPE a détaché une conseillère qui avait une maîtrise en psycho. Et l’AFPA, c’est tous des psycho. Et j’ai remarqué que cette configuration on la retrouvait presque partout. C’est ce qui a donné une très forte teinte au bilan de compétences très centré sur la personne ».

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lexicale et de compréhension verbale ; Performanse Echo, évaluant les savoir-être et la personnalité en milieu professionnel, et générant un rapport d’analyse comportemen- tale ; Transférence, logiciel d’analyse et de transfert des compétences, etc. Ces tests et questionnaires apparaissent tout à la fois comme support d’expertise, outil d’analyse et d’accompagnement, et variable financière. Avec un coût horaire moins élevé que l’entre- tien, comme le relève la co-directrice d’un CIBC

18

, ils permettent de réaliser des économies d’échelle pour peu que le flux de bilans soit suffisant et que les praticiens soient habilités pour les analyser

19

. L’usage des tests répond aussi à une demande sociale qui relève, selon les conseillers, du « mythe de la boule de cristal » : « qui suis-je ? où vais-je ? ». Néan- moins, ils s’en tiennent généralement à distance au nom des principes de non-directivité et d’auto-analyse, expliquant qu’« il n’existe que des solutions personnelles » et que le conseiller « n’est pas expert de la personne mais de son accompagnement ». Pourtant, la ligne de démarcation entre cette attente quasi-divinatoire et le principe de connaissance de soi semble ténue, comme en témoignent ces extraits de séances de bilan :

« Je vais vous proposer des tests pour apporter une pierre à l’édifice de mieux vous connaître. Un premier test sur les motivations d’abord parce que les motivations c’est le moteur, c’est ce qui fait que je me lève le matin pour aller faire quelque chose ou que je reste couché parce que j’ai pas envie. Donc discerner ces motivations parmi les centres d’intérêt au travail. Je les cerne un peu mais voir s’il y en a d’autres pour peut- être se réorienter vers quelque chose qui vous plaise quand même. Un deuxième test, c’est la personnalité. Alors il n’y a pas de bonne ou de mauvaise personnalité, il y a ma personnalité. C’est comme… voilà, on est blond, on a les yeux bleus ou noirs, c’est comme ça, on a des traits de personnalité et du coup ça induit mes comportements et que dans telle ou telle activité je vais être vraiment dans ma zone de confort ou dans une zone qui peut me générer du stress.

[Séance suivante] On va parler du test que vous avez fait. Vous allez lire les petites définitions de chaque profil de personnalité et après je vous dirai qui vous êtes ! [rit]

Non je plaisante, hein ! Je n’ai pas de boule de cristal » (observation d’un bilan avec Pascale Travaine, 47 ans, ex-responsable RH, titulaire d’un diplôme universitaire en gestion de carrière).

Point d’appui central de l’analyse des motivations, de la personnalité de l’individu et de son comportement au travail, les tests tendent ainsi à essentialiser ces éléments, d’autant qu’ils sont très régulièrement combinés à une analyse biographique visant à saisir ce qui a motivé les choix d’orientation passés :

« Dans le bilan tel que je le mène, bien sûr on va repérer les compétences, points d’appui, de vigilance et tout, mais ce n’est qu’une petite partie. Il y a tout le reste : les valeurs, la motivation, les désirs, envies… C’est mon parcours aussi, parce que je me suis formée à la psycho-généalogie. Moi je demande toujours d’où viennent les gens : leur père, leur mère, ce qu’ils font, leurs frères et sœurs, etc., pour voir quel était le fil rouge, comment le parcours s’est construit, comment cette jeune femme est arrivée à la logistique, ce qu’elle en a attendu et, finalement, comment ça se rapporte aujourd’hui à ce qu’elle attend de son entreprise. Vous voyez ? » (Entretien avec Chantal Fassin, 57 ans, conseil- lère indépendante en bilan et coaching, diplômée d’études politiques).

L’approche rétrospective visant à déterminer le « fil rouge » du parcours, le « profil » de la personne, est ainsi sous-tendue par divers outils : histoire de vie, analyse de parcours, courbe de vie ou encore génogramme (généalogie familiale des métiers). Variant selon

18 Les tests peuvent être passés simultanément par plusieurs personnes sous la supervision d’un seul conseiller qui peut vaquer à d’autres tâches en même temps, voire être faits chez soi pour les questionnaires non minutés.

19 Mécaniquement, au regard précisément du coût et des diplômes requis, les conseillers indépendants dé- clarent en faire un moindre usage.

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les outils adoptés, les pratiques de bilan ont en commun de procéder à une forme de construction biographique (Astier et Duvoux, 2006) plus poussée encore que l’injonction biographique repérée dans d’autres dispositifs publics qui conditionnent l’attribution d’une allocation (Duvoux, 2009 ; Lima, 2016). Ici, l’adhésion de la personne à cette biographi- sation de son parcours est d’autant plus nécessaire qu’elle n’y est en rien contrainte et peut donc mettre le prestataire en échec. Ainsi que l’observe René Lévy (2001), ces pratiques attestent de l’émergence de « professionnels de passages biographiques » contribuant à l’interprétation des parcours qui, loin d’être aussi singuliers et individuels qu’il n’y paraît, demeurent en partie institutionnellement construits. La mise à l’agenda de la « sécuri- sation des parcours professionnels » en témoigne, tout comme le succès de la notion de parcours, mêlant plus ou moins distinctement parcours de vie, d’emploi et de formation, participe au fond à cette intrication croissante du personnel et du professionnel et à promouvoir une forme de continuité temporelle, à la faveur d’une « totalisation bio- graphique » (Zimmermann, 2013).

Procédant à une mise en ordre de l’expérience individuelle in situ et a posteriori (dans la synthèse), la biographie co-construite favorise une appréhension cohérente et positive d’éléments potentiellement problématiques et porteurs de discontinuité ou d’incertitude tels la pénibilité ou la précarité.

Landry Cafond (50 ans, BEP en mécanique) fait un bilan suite à un arrêt longue maladie consécutif à une explosion dans l’atelier où il travaillait en intérim, suite à quoi il est reconnu travailleur handicapé. Il doit cependant reprendre une activité pour compléter le revenu du ménage. L’échange fait suite à une proposition d’emploi correspondant à ses expériences mais à 500 kilomètres de chez lui, en alternance entre télétravail et présentiel.

Landry prend une inspiration :

« C’est-à-dire que… ça fait plus d’un an que je ne travaille plus et j’ai perdu un peu la motivation… mais l’idée de base me plaît. Après, il faut voir les conditions et surtout sur quoi je vais travailler.

— [Pascale Travaine] Quand vous dites “perte de motivation”, de quel point de vue ?

— Bah c’est parce que je tourne en rond dans l’appartement, je ne fais rien.

— Oui, mais du coup ce n’est pas…

— Bah… Ce n’est peut-être pas une perte de motivation, c’est… l’énergie peut être…

— Oui, ça vous demanderait de l’énergie, beaucoup d’énergie et aujourd’hui… enfin c’est difficile à envisager, ce serait plus ça ? C’est moins un manque de motivation…

— Oui.

— Oui, c’est moins une perte de motivation, c’est plus se sentir moins d’énergie parce qu’effectivement ça fait 2 jours à Valence, 3 jours ici et un gros investissement, quoi. […]

Du coup avant vous aviez plus d’énergie, on va dire… En meilleure santé. Mais là effective- ment… Et on peut imaginer que ce serait très prenant. Pourtant s’il faut repartir je vous sens quand même…

— Ah oui, oui ! Et puis j’en ai envie, parce que ça fait…

— C’est pour ça vous voyez, ce n’est pas un manque de motivation parce que là je la sens bien, la motivation ».

Parvenant à convaincre Landry qu’il n’est pas démotivé, la conseillère procède ici à une

forme d’activation par la mobilisation d’une focale motivationnelle à laquelle le bilan

donne prise. L’intervention biographique des conseillers amène ainsi les personnes accom-

pagnées à une relecture méliorative des épreuves et expériences passées. Cette démarche

s’avère particulièrement centrale dans le cas de personnes ayant connu peu d’évolution

professionnelle, de progression salariale ou de montée en compétence, menacées de licen-

ciement ou de « placardisation ». Dans ces situations, le « mantra » motivationnel tourne

à plein à la faveur d’un travail de reprise de confiance en soi armé par la mise au jour de

compétences rendues invisibles faute de reconnaissance au travail, voire par un dénigre-

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ment et un déclassement professionnels. On ne trouve en revanche guère de traces d’un travail visant par exemple à aider le salarié à faire voice, selon le mot d’Albert Hirschman (1995 [1970]), comme l’établissement d’une véritable stratégie de négociation avec l’employeur, ou la mobilisation de délégués du personnel ou syndicaux (Gonnet, 2018).

Si la sécurisation des parcours « englobe aussi le travail de production de sens, de mise en cohérence et de justification qui scelle l’appropriation personnelle d’un parcours et sa mise en forme pour soi-même et les autres » (Zimmermann, 2013, p. 53), en définitive, les conseillers-bilan, grâce à un dispositif socio-technique, participent à une (re)mise en forme et en valeur de soi et de ses expériences s’appuyant sur une opération de tri bio- graphique. Les éléments ayant trait aux groupes d’appartenance (professionnels, associa- tifs, pairs…) sont ainsi évincés au profit de la construction d’une biographie centrée sur l’individu (Gonnet et Lima, à paraître). Le récit de vie et d’expériences au fondement de la démarche biographique conduit ainsi à la fabrication d’un parcours « toiletté », qui se veut valorisé symboliquement et valorisable économiquement :

« Notre leitmotiv c’est vraiment [d’être un] révélateur de compétences. Ce n’est pas pour rien. Je ne sais pas si tu as déjà vu comment on prend une ancienne photo pour qu’elle soit révélée dans différents bacs. Tu as le premier bac qui va sortir un peu l’image, ensuite [on va] la nettoyer, et dans le dernier bac elle va vraiment se révéler. Eh bien c’est un peu ce travail-là qu’on engage dans le cadre du bilan : on révèle des compéten- ces pour qu’elles soient vraiment au grand jour. Et ça, c’est important ! » (entretien avec une conseillère bilan, 45 ans, juriste reconvertie via un master en psychologie).

2.2. La singularisation de soi : les limites d’une approche individuelle et motivationnelle du travail et de l’emploi

S’il y a un produit du bilan, censé lui survivre, c’est le portefeuille de compétences, outil typique de la reconnaissance des acquis et de l’orientation éducative, pensé comme un point de jonction entre mise en valeur symbolique et économique des compétences. Ce classeur personnel rédigé au cours du bilan recense les expériences professionnelles, de formation et extra-professionnelles de l’individu, ainsi que ses compétences, détaillées à l’aide de listes de savoir-faire et de savoir-être, de fiches de poste et de descriptifs métiers de Pôle emploi, du registre national des certifications professionnelles (RNCP), de l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (ONISEP)… Le travail- leur y compile également curriculum vitae, diplômes, attestations de formation… Ce porte- feuille est conçu comme un outil d’auto-orientation professionnelle que la personne conserve et alimente tout au long de sa vie, dans une logique de clarification et de lisibilité de son parcours. Ce travail d’écriture et d’archivage est censé éviter que des compétences « ne tombent aux oubliettes », selon le mot d’un conseiller, « afin de les faire valoir » (Lemoine, 2014, p. 189). Surtout, ce portefeuille, parfois nommé « passeport » pour souligner l’objectif de mobilité, est conçu pour fournir aux individus des outils de description de leurs compétences dans des termes « RH ». C’est donc à tout un travail de formatage des compétences — et d’apprentissage à en parler, ou plutôt à les vendre — que donne lieu la rédaction de ce portefeuille dont l’appellation même signale l’objectif de marchandisation. Produit hybride entre, d’un côté, la logique de valorisation écono- mique et de fluidification du marché du travail et, de l’autre, le travail de maïeutique aux vertus symboliques auquel donne lieu le bilan, le portefeuille scelle l’appropriation de cette double démarche de singularisation de soi.

De fait, l’introduction des notions d’acquis et de compétences a suscité une perte de repères

quant aux qualités professionnelles valorisables sur le marché du travail et à leurs modes

d’identification (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997). Le bilan de compétences est censé

répondre à ce trouble des critères et méthodes d’évaluation professionnelle des employeurs.

Références

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