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La statuaire morale de Platon

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-00942269

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Submitted on 5 Feb 2014

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Julien Bouvier

To cite this version:

Julien Bouvier. La statuaire morale de Platon. Philosophie. Université de Grenoble, 2011. Français.

�NNT : 2011GRENP002�. �tel-00942269�

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THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE

Spécialité : PHCR/PHILOSOPHIE

Arrêté ministériel : 7 août 2006

Présentée par

Julien BOUVIER

Thèse dirigée par Marie-Laurence Desclos

préparée au sein du Laboratoire Philosophie, Langages et Cognition (PLC)

dans l'École Doctorale PHILOSOPHIE : Histoire, Créations, Représentations (487)

La statuaire morale de Platon

Cette thèse a été soutenue publiquement le 13 décembre 2011, devant le jury composé de :

M. Giuseppe CAMBIANO

Professeur d’histoire de la philosophie antique, Ecole Normale Supérieure de Pise, Italie

Mme Marie-Laurence DESCLOS

Professeur d’histoire de la philosophie, Université Pierre Mendès France - Grenoble 2

M. Jérôme LAURENT, Président, rapporteur

Professeur d’histoire de la philosophie ancienne, Université de Caen

M. François LISSARRAGUE

Directeur d’Études à L’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Centre ANHIMA - UMR 8210

M. Thierry MÉNISSIER

Maître de conférences HDR en philosophie politique, Université Pierre Mendès France - Grenoble 2

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Julien Bouvier

La statuaire morale de Platon

De lřimage à lřéthique

______________________________________________

Sculpteur grec à lřouvrage.

La reproduction est extraite de lřHistoire de lřart dřE. H. Gombrich (GOMBRICH, E. H. [1997], p. 115). Il sřagit dřune « empreinte », réalisée au Ier siècle avant Jésus-Christ « dřaprès une pierre hellénistique ». Les pierres gravées relèvent de la glyptique (sur ce thème, cf. Annexe 2, p. 783).

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« Eijkovna plavsante~ lovgw/… »1

1 République, IX, 588 b 10 : « modelant par la parole une image… »

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Julien Bouvier

LA STATUAIRE MORALE DE PLATON

De lřimage à lřéthique

REMERCIEMENTS.

Mes remerciements vont dřabord à Madame Desclos, pour avoir dirigé mon travail avec attention et rigueur, et pour mřavoir inculqué ces exigences en matière de recherche. Ils vont ensuite à mes parents, pour leurs patientes lectures et relectures. Ils sřadressent enfin à tous ceux qui mřont apporté leur aide à différents niveaux : Caroline, Charles, Colette, Madeleine et Pauline. Que tous soient sincèrement remerciés pour leur générosité.

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Introduction.

Images et valeur

« Les discours de Socrate […]

contiennent en eux-mêmes une multitude de statues de lřexcellence [plei`sta ajgavlmata ajreth`~ ejn auJtoi`~ e[conte~]. »1

1 Banquet, 221 e 2 Ŕ 222 a 4 (cřest moi qui traduis)

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Comme les discours de Socrate, les Dialogues de Platon contiennent de nombreuses images de lřexcellence. Ils comprennent en effet un ensemble de formules reliant images et valeur2, dont lřintérêt réside dans lřétonnante relation quřelles nouent les unes avec les autres, et entre ces deux termes. En voici une liste non exhaustive3, mais significative, dont le point de départ se situe dans « lřimage [hJ eijkwvn] »4 quřAlcibiade donne de Socrate :

1) Cette image représente le philosophe sous les traits du silène sculpté, « oJ geglummevno~ silhnov~ »5, contenant une multitude de statues révélant lřexcellence :

« plei`sta ajgavlmata ajreth`~ » 6.

2) Ces dernières peuvent être incluses dans la catégorie de lřimage exprimant la manière dřêtre dřun homme de valeur. Cette catégorie est définie par Socrate en ces termes, dans la République : « hJ tou` ajgaqou` eijkwvn h[qou~ »7.

3) « Le silène sculpté » se trouverait en revanche davantage parmi les images exprimant la bassesse, lřabsence de valeur8, « ejn kakiva~ eijkovsi »9. Une échelle des valeurs se dessine ainsi, par le biais des images et de ce quřelles expriment.

2 Par « valeur » je désigne un ensemble de termes très fréquemment employés par Platon, et apparentés par lřétymologie : ajgaqov~, a[risto~ et ajrethv. Ainsi lř ajgaqo;~ ajnhvr est lřhomme de valeur, qui possède lřajrethv, lřexcellence, et qui mène une vie quřon peut pour cette raison qualifier dřexcellente, a[risto~ bivo~. Il sřoppose à lřhomme vil, kakov~, empreint de bassesse, kakiva, et qui mène une vie sans valeur. En termes nietzschéens, kakov~ et ajgaqov~ se rattachent au couple « bon et mauvais », et non « bon et méchant » (cf. Généalogie de la morale, Premier traité). Ce choix de traduction engage donc une interprétation de lřéthique platonicienne, qui ne pourra se justifier que progressivement. Sur le sens de ces termes et leur étymologie, cf. néanmoins CHANTRAINE, P. (2009), pp. 102-103 : ajrethv signifie « excellence, valeur » et « se laisse rapprocher de ajreivwn, […] comparatif de ajgaqov~ », et par suite aussi de a[risto~, le superlatif.

3 Une liste plus complète est fournie dans lřAnnexe 1, pp. 777-778. On consultera aussi lřAnnexe 2 (pp. 779- 784), qui répertorie les principales significations des termes constituant le vocabulaire platonicien de lřimage.

4 Banquet, 215 a 6

5 Banquet, 216 d 6

6 Banquet, 222 a 3-4. Ces ajgavlmata sont par ailleurs qualifiés dř « étonnants [qaumastav] » (217 a 1, cřest moi qui traduis, et qui souligne).

7 République, III, 401 b 2 : « lřimage de la bonne façon dřêtre »

8 Banquet, 216 d 6. Le silène sculpté est expressément associé à lřu{bri~ (221 d 4), quřAlcibiade reproche par ailleurs à Socrate (217 b 7) : cřest une figure de la démesure et de la bestialité. Cf. Philèbe, 45 d 4 : cřest « dans la démesure [ejn u{brei] », considérée comme une « maladie [novso~] » (45 c 4), que naissent les plus grands plaisirs.

9 République, III, 401 b 8 : « parmi les images de bassesse » (cřest moi qui traduis)

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4) Mais elles lřexpriment par le biais des schvmata, ces attitudes qui appartiennent aussi bien aux statues, aux personnages de théâtre, aux figures de danse, quřà la vie réelle10 : cřest pourquoi on peut parler de lřattitude exprimant la justice, et, en général, toute lřexcellence : « dikaiosuvnh~ to; sch`ma kai; o{lh~ sullhvbdhn ajreth`~ »11.

5) Cette fonction des schvmata peut être étendue à lřensemble de lřéchelle des valeurs qui vient dřêtre esquissée, dans la mesure où on peut déterminer les attitudes traduisant les différents genres de vie, « ta; tw`n bivwn schvmata »12.

Ce relevé est quasiment topographique, au sens étymologique du terme, puisquřil consiste à établir ce qui pourrait bien être un tovpo~ méconnu de la philosophie platonicienne : la statuaire morale de Platon13. Toutes ces expressions ont en effet en commun de dessiner une articulation particulière entre lřimage et la valeur, rendue en grec au moyen dřun génitif, mais imparfaitement reflétée en français par le complément du nom. Le but poursuivi en effectuant ce relevé nřest donc pas de proposer une traduction plus exacte que celles qui existent, car les formules citées ne paraissent pas exactement traductibles. Suivant en effet une remarque de C. Meier à propos de Thucydide, mais qui vaut peut-être pour toute la Grèce classique,

« comme souvent […], les différents éléments dřune idée complexe sont ici fondus ensemble, si bien que, dans toute autre langue, il est à peu près impossible dřen rendre le sens en une seule phrase »14. Autrement dit, si on veut restituer lřidée, il est indispensable de développer, mais ce nřest déjà plus traduire. A propos des cinq citations qui précèdent, on peut développer

10 Cf. CATONI, M.-L. (2004), p. 94 : « Indépendamment du medium qui en est le support Ŕ un corps en mouvement dans la danse, un corps immobile pour une statue ou une peinture, ou un corps vivant qui agit publiquement dans la cité Ŕ, le sch`ma, une posture codifiée et fixée, communique des valeurs déterminées et reconnaissables. Il unifie en outre, dans la catégorie de la vue, des media différents et dessine un terrain commun entre la vie réelle et les arts mimétiques comme la danse, la pantomime ou la peinture. »

11 Sophiste, 267 c 2-3 : « lřaspect de la justice et, en général, de toute lřexcellence » (traduction N. L. Cordero modifiée)

12 Lois, VII, 803 a 6 : « les attitudes propres aux <différents> genres de vie » (cřest moi qui traduis)

13 On en trouve un écho dans la formule de Plotin : « Ne cesse de sculpter ta propre statue [mh; pauvsh/

tektaivnwn to; so;n a[galma] » (PLOTIN, Traités, 1, 9). Comme le remarque J. Laurent, « il sřagit dřune citation approximative du Phèdre, où Platon écrit : ŖEn ce qui concerne lřamour des beaux [garçons], chacun choisit selon ses dispositions et, comme sřil sřagissait dřun dieu, il lui élève une statue quřil orne [oi|on a[galma tektaivnetai]ŗ (252d6-e1, traduction L. Brisson). Le contexte est différent dans le Phèdre et le traité 1. » (LAURENT, J. [2006b], n. 84, p. 92)

14 MEIER, C. (1987), p. 23 (cřest moi qui souligne)

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la syntaxe15 articulant les termes entre eux à lřintérieur de chacune des expressions citées16, au moyen des différents participes présents qui ont été utilisés (et soulignés) : ils ont pour fonction dřexprimer, et cřest la raison de leur choix, « une structure de renvoi »17 dont F.

Teisserenc a montré quřelle était au cœur de le conception platonicienne de lřimage et du langage. Il sřagit, à plus dřun titre, dřun point dřarticulation, puisque « le langage et lřimage

<la> possèdent en commun »18. Mais dans le cas des cinq formules citées, elle renvoie à la valeur (ou à son absence), ainsi quřau genre de vie (bivo~)19, ou encore à la valeur du genre de

15 En lřoccurrence, du point de vue syntaxique, chacun des termes désignant la valeur dans les expressions citées est au génitif, sous sa forme adnominale. Or le génitif adnominal comprend deux caractéristiques principales : 1) il inclut « une notion de participation et de limitation associées » comme le génitif partitif ; 2) il « postule un rapport de nom à nom », à la différence cette fois du partitif (HUMBERT, J. [2004], pp. 249 et 267). Dans les formules citées, il indique donc que les images en question participent de la valeur, mais aussi que celle-ci permet de délimiter une catégorie particulière dřimages : celles qui lřexpriment. Il met aussi en relation deux noms, dont le lien peut être éventuellement précisé au moyen dř « emplois verbaux ». Sur la notion dřemploi verbal, cf. HUMBERT, J. [2004], p. 278, et, pour un exemple, cf. ci-dessous, Chapitre II, section 3, p. 187

16 Comme le remarque en effet J.-F. Pradeau à propos de la mivmhsi~, « si la traduction des termes nřest pas décisive, la syntaxe lřest en revanche, et seule importe […] la manière dont, selon Platon, le terme de mivmhsi~

peut recevoir une signification dans les propositions où il est inscrit, ou affecter celle des termes auxquels il est alors lié. » (PRADEAU, J.-F. [2009], p. 11) Jřajoute que la « structure de renvoi » que je mets en avant ci-dessous est étroitement liée à la « théorie de la ressemblance qui donne à la mivmhsi~ sa syntaxe » (p. 11).

17 TEISSERENC, F. (2010), p. 275 (cřest moi qui souligne). Cette « structure de renvoi », commune au langage et aux images, signifie quř « en plus de désigner les objets dont ils tiennent lieu, ce que peut faire nřimporte quel symbole arbitraire, ils les montrent en vertu de lřorganisation interne qui les constitue. Un principe de ressemblance semble donc gouverner lřarticulation des mots et des images aux choses quřils signifient ». Sur

« lřêtre relationnel de lřimage », on consultera les pages 110 à 116, et notamment la définition qui en est donnée page 116 : entre lřimage et son modèle, la « relation est dyadique, asymétrique et non réflexive ».

18 TEISSERENC, F. (2010), p. 275

19 Sur cette notion qui va sřavérer centrale pour lřéthique platonicienne, deux références sont particulièrement importantes : dřune part, la thèse de R. Joly sur Le Thème philosophique des genres de vie dans lřAntiquité classique, publiée en 1956, dřautre part lřouvrage collectif Biographie des hommes, Biographie des dieux, publié sous la direction de M.-L. Desclos en 2000. La première sřattache à lřhistoire philosophique de ce thème, le second à sa dimension anthropologique. Comme le remarque R. Joly, cřest à partir de Platon « que nous allons trouver constamment un mot pour traduire lřidée de genre de vie : bivo~, comme il est naturel. » (JOLY, R. [1956], p. 69) Le bivo~ se définit donc « comme une manière de vivre, un mode de vie, ou un genre de vie », ce qui est en effet la signification retenue par M.-L. Desclos pour « la vie de Socrate » (DESCLOS, M.-L. [2000a], p. 201). Ce terme désigne ainsi « la vie <considérée> comme un tout » (NEHAMAS, A. [2000a], n. 63, p. 255), ce qui permet dřen appréhender le genre, dřune manière synoptique (cf., ci-dessous, Chapitre VII, p. 492).

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vie choisi20. Si « lřêtre de lřimage est celui de sa ressemblance, de son lien dřintentionnalité et de représentation à lřobjet »21, alors il semble exister une catégorie dřimages particulière, dont la visée est éthique. La « structure de renvoi »22 quřelles comportent est elle aussi particulière, puisquřelle sřappuie sur lřélément dont M.-L. Catoni a montré quřil tissait « un lien indissoluble entre vie réelle et arts figuratifs »23 : le sch`ma24. Il constitue en effet « un véhicule Ŕ qui fondamentalement nřest pas perçu comme ambigu Ŕ de valeurs, dřidentité ou de fonctions reconnaissables et lisibles »25 : à travers lřattitude adoptée, il permet de dessiner les contours26 dřun h\qo~ (une manière dřêtre) ou dřun bivo~ (un genre de vie), et dřen reconnaître lřexcellence ou la bassesse. A ce titre, le sch`ma est le support grâce auquel les images renvoient à des valeurs, sřarticulant ainsi à elles.

A lřintérieur du « langage image » dont se sert Platon, suivant la formule utilisée par F. Teisserenc27, il existe donc un domaine précis, qui semble spécifiquement consacré à

20 Sur le thème du choix du genre de vie, cf. Gorgias, 500 d 1-3 ; République, X, 617 d 3 Ŕ e 5 ; Philèbe, 21 d 3.

Le thème sera développé ci-dessous, dès la section 1 de cette introduction (p. 23 sq.).

21 TEISSERENC, F. (2010), p. 278

22 La structure sur laquelle sřappuie cette valeur de renvoi, et non seulement lřobjet auquel elle renvoie.

23 CATONI, M.-L. (2004), p. 94

24 Le terme signifie « forme, aspect, maintien, gestes, attitude » (CHANTRAINE, P. [2009], p. 375). Sur cette notion, on consultera lřouvrage intitulé Skhèma/figura. Formes et figures chez les Anciens, qui comprend un ensemble de textes édités par M. S. Celentano, P. Chiron, et M.-P. Noël en 2004 ; ainsi que le livre de M.-L.

Catoni, Schèmata. Communicazione non verbale nella Grecia antica, publié en 2004 également. Sur lřusage de ce terme chez Platon, on lira lřarticle de C. Mugler, « EXIZ, SCESIS et SCHMA chez Platon », publié dans la Revue des Études Grecques, en 1957, pp. 72-92.

25 CATONI, M.-L. (2004), p. 91

26 Cf. CATONI, M.-L. (2004), p. 93 : « Le sch`ma, au sens antique, est une attitude générale du corps regardé de lřextérieur, <dessinant> comme une ligne de contour. » Sur ce lien entre sch`ma et contour (pevra~, o{ro~), cf. MUGLER, C. (1957), pp. 88-89 : lřauteur traite du sch`ma comme figure géométrique, mais le sch`ma comme attitude implique également la délimitation dřun contour. Cf. également DESCLOS, M.-L. (2008), p. 19 : le sch`ma comporte essentiellement « la codification conventionnelle et le regard porté de lřextérieur sur un objet Ŕ au sens large du terme Ŕ pour en délimiter le contour et en appréhender lřattitude. »

27 TEISSERENC, F. (2010), p. 276. Cf. aussi p. 93, et auparavant la notion de « nom-image » (p. 45), réfutée précisément au profit de la conception dřun « langage image ». Le livre de F. Teisserenc, intitulé Langage et image dans lřœuvre de Platon, tend ainsi à effacer le « et » du titre, intercalé entre le langage et lřimage, pour mettre en rapport plus étroitement ces notions. Comme il lřindique en effet dès lřintroduction, pour Platon « le discours fonctionne […] comme une image » (p. 9).

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lřéthique28, et dont les citations précédentes permettent de reconnaître lřemplacement, le lieu, en même temps que de le définir29 comme « statuaire morale » : la formule souligne le caractère plastique des images dont use la philosophie platonicienne, notamment en matière éthique. Cette plasticité lui permet de définir un lien souple et pourtant déterminé entre images et valeur. Le lien est déterminé, car il existe une correspondance fixée et codifiée entre les schvmata et les h[qh quřils expriment, autorisant à se fier aux uns, pour interpréter les autres :

« Sur la base de ce pacte de confiance [patto di fiducia] entre sch`ma et contenu, la lecture des images ainsi que le choix lui-même de communiquer par images peuvent fonctionner »30. Mais le lien est aussi souple, car « il est certain que Platon ne souligne pas toujours les possibles que recèle sa philosophie »31 : la statuaire morale pourrait être lřun dřeux, et reste pour cette raison à développer.

Elle traduit cependant une activité, que nřimplique pas directement celle des formules citées plus haut (pp. 6-7) qui se réfère à la sculpture : lřexpression « plei`sta ajgavlmata ajreth`~ » 32, qui figure dans le Banquet au terme de lřéloge de Socrate par Alcibiade33. Des statues supposent toujours lřacte de sculpter, mais il nřest pas mentionné dans le texte même du Banquet. Il figure en revanche dans la République, associé au discours ou à lřéthique.

Ainsi, « en modelant par la parole une image de lřâme [eijkovna plavsante~ th`~ yuch`~

lovgw/] »34, les interlocuteurs constatent que « la parole [lovgo~] est […] matière plus facile à modeler que la cire [eujplastovteron kerou`] et les matières analogues »35, même si lřœuvre

28 F. Teisserenc distingue ainsi plusieurs types de discours platoniciens, à lřintérieur de lř« ordre mimétique » quřils composent : cosmologique, politique, éducatif (cf. pp. 185-237). Ces discours sont à la dialectique dans le rapport de lřimage à son modèle, donc dans un rapport de subordination, et se divisent en outre en plusieurs parties. Lřauteur ne mentionne cependant pas lřéthique parmi ces dernières.

29 Sur la définition comme acte de délimitation (oJrivzein), cf. Phèdre, 265 d 3-5 : elle consiste à « saisir dřune seule vue, et ramener à une forme unique les notions éparses de tous côtés, afin de rendre clair en le définissant [oJrizovmeno~] chaque point sur lequel on veut faire porter lřinstruction. » On consultera également, dans le livre de M.-L. Desclos intitulé Aux Marges des dialogues de Platon, paru en 2003, le chapitre sur les « frontières et zones frontières » (pp. 145-163).

30 CATONI, M.-L. (2004), p. 96

31 TEISSERENC, F. (2010), p. 280

32 Banquet, 222 a 3-4

33 Banquet, 215 a 4 Ŕ 222 a 6

34 République, IX, 588 b 10

35 République, IX, 588 d 2

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réalisée exige « un sculpteur remarquable [deino;~ plavsth~] »36. Alors que la cire est un matériau par nature malléable, le lovgo~ lřest encore davantage, et cřest ce dernier matériau que choisit dřemployer Platon, lorsquřil façonne, à travers ses Dialogues, mythes et images.

Lui-même sřavère être un deino;~ plavsth~, si lřon considère la singulière fortune quřont connue les images quřil a forgées. La statuaire morale de Platon possède ainsi une dimension

« objective »37, consistant à façonner les multiples images que lřon trouve dans les Dialogues38.

Mais elle comporte aussi une dimension éthique ou subjective. Il faut en effet « se façonner soi-même [eJauto;n plavttein] »39 dřaprès les images ainsi produites, si on ne veut pas ressembler à ceux « qui se font faire leur portrait en pierre [ta;~ liqivnou~ eijkovna~

36 République, IX, 588 d 1, traduction P. Pachet modifiée

37 Elle est « objective » en ce sens quřelle renvoie à une réalité objective : la présence massive dřimages que lřon peut constater à travers les Dialogues. Adimante fait le même constat au sujet des propos de Socrate : « Mais toi, nřest-ce pas, dit-il, je crois que tu nřas pas lřhabitude de parler par images [oujk ei[wqa~ diř eijkovnwn levgein] ! » (République, VI, 487 e 7) Le constat est ensuite confirmé par le philosophe lui-même (487 e 8 Ŕ 488 a 2).

38 Sur lřart de façonner (plavttein) en parole, cf. Apologie, 17 c 5 (façonner ses propos) ; Cratyle, 414 d 1 (façonnement dřétymologies) ; Timée, 26 e 4 (façonnement de mythes) ; République, II, 374 a 5 (façonnement de la cité), 377 b 6 (façonnement des mythes) ; IV, 420 c 2 (façonnement de la cité à nouveau) ; Lois, IV, 712 b 2 (façonnement des lois) ; V, 746 a 8 (façonnement de la cité) ; VII, 800 b 7 (façonnement de sceaux, ejkmagei`a) : dans tous ces cas, la parole est lřinstrument permettant de façonner son objet, et le support de ce façonnement.

Sur le verbe plavttein, il existe une étude, celle de D. Agne, intitulée « Quelques aspects de lřemploi du verbe plavtteindans la République et les Lois de Platon », parue en 2005 dans la Revue électronique internationale de sciences du langage, http://www.sudlangues.sn/article97.html.

39 République, VI, 500 d 6 (cřest moi qui traduis). Cet emploi du terme plavttein est un hapax. Il peut cependant être rapproché de « auJto;n ejkmavttein [se modeler] » (III, 396 d 8), dont le sens est très proche. En outre il prend tout son sens en étant confronté aux autres usages du terme, comme le façonnement des discours, ou celui de lřunivers et de ses parties (cf. Timée, 42 d 6, 73 c 8, 74 a 2, 78 c 3) : je suis en effet moi-même une partie de lřunivers à façonner, notamment par lřentremise des discours. Cependant, comme le remarque A. Nehamas, « des expressions comme Ŗcréerŗ ou Ŗfaçonnerŗ un sujet sonnent comme des paradoxes. […] Le paradoxe peut être atténué si nous distinguons cette idée du sujet de lřidée strictement philosophique présupposée par le fait précis que je suis et dois être conscient de mes expériences comme miennes. […] Créer un sujet est réussir à devenir quelquřun, à devenir un, cřest-à-dire quelquřun dřinhabituel et qui se distingue. » (NEHAMAS, A. [2000a], p. 4) Cřest en ce sens quřon peut se façonner soi-même, comme si on était un personnage de théâtre ou de roman, dont on serait soi-même lřauteur (cf. NEHAMAS, A. [2000a], p. 3).

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kataskeuazomevnwn] »40 et dont Socrate dit sřétonner, « qaumavzein », parce que « toute leur attention va à la pierre [<to;> tou` me;n livqou pronoei`n], quřelle soit tout à fait ressemblante [wJ~ oJmoiovtato~ e[stai], alors que dřeux-mêmes ils nřont cure [auJtw`n dř ajmelei`n], de sorte quřils ne se montrent pas ressemblants à leur statue [wJ~ mh; oJmoivou~ tw`/ livqw/

faivnesqai] »41. Lřétonnement de Socrate provient du contraste entre deux attitudes, marqué par les adverbes mevn et dev, et un rigoureux parallélisme de part et dřautre de chacun dřentre eux : dřabord vient le thème de lřattention (pronoei`n), du souci (ou de son absence, quřexprime ajmelei`n) ; ensuite la conjonction wJ~, qui va permettre dřindiquer lřobjet de ce souci ; et enfin cet objet lui-même, la ressemblance, que désigne lřadjectif o{moio~. Le contraste apparaît dès lors quřon remarque que dřun côté cřest lřattention qui prévaut, de lřautre lřabsence de soin, la négligence. Dans le premier cas, lřattention porte sur la pierre, et sa ressemblance avec le sujet représenté ; dans le second, la négligence opère en sens inverse : le sujet ne se soucie pas de ressembler à sa statue. Mais que peut bien vouloir dire ressembler à sa statue ? Il faut se souvenir que la statuaire opère à partir dřune variété limitée de schvmata, entre lesquels le commanditaire peut choisir, suivant lřh\qo~ quřil veut se donner.

M.-L. Catoni analyse ainsi une inscription découverte sur le panneau dřun couvercle de sarcophage, commandé par Rufina pour son mari défunt, Proclus, et comportant lřimage (ei[dwlon) de celui-ci : « Placée devant la nécessité de choisir un des schvmata à sa disposition pour la statue du mort, elle choisit précisément celui qui valait à son mari, de son vivant, louanges et honneurs. Un sch`ma dřorateur et/ou de sage quřarborait Proclus, lorsquřil parlait en public. Et le sch`ma de Proclus vivant sřest transféré à la statue, devenant un élément de cette Ŗsimilitude totaleŗ (Ŗpanomoivionŗ) orgueilleusement vantée par Rufina »42. Cřest donc le sch`ma qui permet à la statue de ressembler à son modèle ; mais comme il possède un caractère à la fois éthique et générique43, il commande en retour, aux yeux de Socrate, des actes en rapport avec lui44. On ne peut se donner une figure de sage dans sa

40 DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 33

41 DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 33,

42 CATONI, M.-L. (2004), p. 92

43 Cf. CATONI, M.-L. (2004), pp. 92-93 : « Comme le montrent de nombreux exemples de personnages représentés comme sages Ŕ exactement dans le sch`ma de la statue de Proclus Ŕ il ne sřagit nullement de quoi que ce soit qui appartienne spécifiquement à Proclus ».

44 Confronté à lřétonnement quřentraînent les ajgavlmata (qualifiés de « qaumastav »), Alcibiade déclare ainsi :

« Il nřy avait plus quřà mřexécuter sur lřheure en tout ce que Socrate me commanderait [poihtevon ei\nai ejn

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statue, si, dans la vie réelle, on ne fait rien qui soit conforme à ce quřelle exige, à commencer par avoir cette tenue, cette posture quřest précisément le sch`ma, mais dont les implications morales sont évidentes pour un Grec45 : le philosophe et le chef dřarmée ont eux aussi des schvmata qui leur sont propres, et qui doivent traduire lřh\qo~ qui les caractérisent46. Revêtir le sch`ma du philosophe oblige donc à adopter le genre de vie correspondant. La statuaire morale consiste ainsi non seulement à façonner des images de lřexcellence, mais encore à se façonner soi-même dřaprès elles, pour en devenir à son tour lřimage : sřil existe en effet une partie du langage image élaboré par Platon sřappliquant spécifiquement à lřéthique, elle ne peut avoir de sens quřà condition de se traduire par lřobligation éthique de sřy conformer.

Cřest pourquoi la statuaire morale est lřactivité « modelant par la parole [plavsante~… lovgw/] »47 de « multiples statues de lřexcellence [plei`sta ajgavlmata ajreth`~] »48 (incluses dans les discours de Socrate), et consistant aussi à « se façonner [eJauto;n plavttein] »49 dřaprès elles. Les ajgavlmata se situent à lřintersection de ce double processus de façonnement qui fait le lien (aller et retour) entre images et valeur. Car la statuaire morale ne peut consister à produire de belles images verbales dont on ne se soucierait pas ensuite ; elle implique au contraire le souci de soi50. De ce fait, elle relève de ce type de philosophie quřA. Nehamas a nommé « art of living »51 : elle est lřart de modeler des images

braxei` o{ ti keleuvoi Swktavth~]. » (Banquet, 217 a 1-2, traduction L. Robin) Cřest donc un véritable commandement quřils exercent sur lui.

45 Sur la profonde différence entre la notion de « schéma iconographique » et le sch`ma, cf. CATONI, M.-L. (2004), p. 93 : alors que le premier relève exclusivement de lřhistoire de lřart, le second est étroitement lié à la vie réelle et à lřh\qo~ quřil représente.

46 Sur le sch`ma du philosophe, cf. CATONI, M.-L. (2004), p. 89 (analyse dřun texte de Lucien) et sur celui du chef dřarmée, cf. p. 95 (texte de Xénophon).

47 République, IX, 588 b 10

48 Banquet, 222 a 3-4 (cřest moi qui traduis)

49 République, VI, 500 d 6 (cřest moi qui traduis)

50 Sur cette notion, cf. FOUCAULT, M., LřHerméneutique du sujet, Cours du 6 janvier 1982. Première heure, et FOUCAULT, M., Histoire de la sexualité III. Le souci de soi. Dřaprès le premier texte cité (le premier aussi dans lřordre chronologique), il faut entendre trois choses sous le concept de « souci de soi » : 1. « le thème dřune attitude générale » ; 2. « une certaine forme dřattention, de regard » ; 3. « un certain nombre dřactions, actions que lřon exerce de soi sur soi ».

51 Il est difficile de rendre cette locution en français, « living » ayant le sens, proche du grec bivo~, de « manière de vivre », ou de « style de vie ». En lřabsence de traduction exacte, on pourra reprendre lřexpression

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exprimant la valeur, et de se façonner ensuite dřaprès elles. Elle est ainsi analogue au travail de lřartisan produisant, dans son atelier, les statues de bronze ou de marbre à lřeffigie de lřhomme, et se réglant pour cela sur des normes de fabrication et sur des formes admises et reconnaissables par le public : il y a, dans ce cas aussi, un double mouvement. Lřidée dřanalogie pourrait cependant suggérer que la notion de « statuaire morale » nřest quřune façon indirecte de représenter les notions morales, consistant à les transposer du domaine de lřéthique, où elles ont leur place, sur un plan esthétique qui nřest pas le leur : elle paraît bien relever dřun usage figuré du langage, sřopposant à son usage propre52.

foucaldienne dř « art de lřexistence », tout en restant conscient quřil sřagit seulement de lřultime forme de ce quřA. Nehamas appelle « art of living », la première étant la tevcnh tou` bivou socratique. Le titre de son livre Art of Living. Socratic Reflections from Plato to Foucault indique ainsi lřextension de ce concept, de Platon à Foucault : Socrate nřayant rient écrit, « cřest seulement avec la description de Platon par Socrate que commence la tradition concevant la philosophie comme art de lřexistence, et non réellement avec la vie de Socrate elle- même. » (NEHAMAS, A. [2000b], p. 24). Car « lřart de lřexistence, bien que tourné vers la pratique, est [...]

pratiqué à travers lřécriture » (NEHAMAS, A. [2000a], p. 8) : cřest seulement de cette manière quřon peut construire une image de ce quřon veut être. Mais ensuite « ce que vous écrivez doit avoir un effet sur votre vie et votre personnalité » (NEHAMAS, A. [2000b], p. 26). Le concept dřart of living se divise donc en deux parties : écriture et éthique, cette dernière pouvant se définir comme souci de soi : « Lřéthique est le souci de soi. » (NEHAMAS, A. [2000a], p. 179) La statuaire morale de Platon comprend ces deux parties.

52 Aristote précise ainsi que la métaphore se rapproche de la comparaison, mais quř « il faut en user peu souvent, car elle a un caractère poétique. » (Rhétorique, III, 3, 1406 b) Or il « remarque que le style des dialogues <de Platon> se trouve à mi-chemin entre la poésie et la prose [fhsi; dř řAristotevlh~ th;n tw`n lovgwn ijdevan aujtou`

metaxu; poihvmato~ ei\nai kai; pezou` lovgou]. » (DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, III, 37) ». En dřautres termes, Platon nřa pas su distinguer entre le langage propre à la philosophie, de type conceptuel, et les métaphores, de caractère poétique : il revient à Aristote dřavoir accompli cette séparation.

Cette confusion nřest pas sans conséquence pour lřéthique : ainsi, selon Gadamer, « Platon a anticipé seulement de façon symbolique ce que signifie proprement le Ŗbienŗ », cřest-à-dire lřobjet de lřéthique. En revanche,

« Aristote a trouvé des réponses dřordre conceptuel. […] LřIdée du bien […], dans les Dialogues platoniciens, nřest exprimée que de façon métaphorique : dans le jeu du Parménide, dans lřallégorie du Philèbe ou dans le mythe du Timée. Dans la pensée dřAristote, lřintention platonicienne est transposée dans le langage prudemment tâtonnant des concepts philosophiques. » (GADAMER, H.-G., LřIdée du Bien comme enjeu platonico- aristotélicien, V) Plus haut, Gadamer avait averti, à propos de la notion de mélange dans le Philèbe : « La métaphore ne doit pas nous égarer ». En philosophie, la méfiance est de mise vis-à-vis du langage figuré, quřil faut toujours traduire en termes conceptuels. Plus loin, Gadamer identifie « Aristote et le commencement de lřhistoire de la philosophie », qui impliquait de se démarquer « de la vivante dialectique des Dialogues de Platon » (Le Savoir pratique), car la philosophie est nécessairement « grise de la grisaille du concept ».

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La notion de statuaire morale repose pourtant sur quelques-unes des « catégories psychologiques »53, au moyen desquelles les Grecs imaginent et se représentent leur monde : il nřest pas sûr quřelle soit issue dřun déplacement, si lřon considère que la réalité est toujours appréhendée à travers la grille conceptuelle que constitue chaque culture54. Ces catégories, remaniées par la lecture critique quřen donne Platon, constituent le sol sur lequel sřélève cette figure étonnante de lřhistoire de la morale55. Mais nous pensons que lřexpression « statuaire morale » ne peut être quřune métaphore parce que nous raisonnons à lřintérieur de notre propre culture philosophique, dont les catégories sont différentes. Il convient donc de restituer les catégories au sein desquelles lřéthique pouvait faire sens pour Platon, et qui constituent le sol sur lequel il lřédifie. Dans ce but, on peut prendre pour point de départ le mot a[galma, qui exprime spécialement la valeur56, et permet donc dřexaminer le lien entre images et valeur. La notion de sch`ma peut lui faire suite, en raison de son double lien, dřune part avec la statue, quřil permet de « lire », dřautre part avec lřh\qo~, comme objet de lřéthique, et dřattribution de la valeur : elle figure en position dřintermédiaire entre ces deux notions ; inscrit dans le marbre ou le bronze des statues, le sch`ma révèle la manière dřêtre quřelles expriment. Il conduit donc naturellement à lřh\qo~, la manière dřêtre dont sřaccompagne le bivo~, comme genre de vie : le sch`ma renvoie à lřun et à lřautre. En réunissant ces notions, on fait alors

53 Ce concept est utilisé par lřanthropologie : cf. VERNANT, J.-P. (1998a), p. 330. Il sřagit dřune manière particulière dřappréhender le réel, comme « la catégorie du double, qui suppose une organisation mentale différente de la nôtre ». L. Gernet parlait pour sa part de « fonctions mentales, comme celles du droit et de lřéconomie, dont pour un peu on oublierait quřelles en sont » (GERNET, L. [1968], p. 93), et dont relève pourtant le terme a[galma.

54 Cette conception de la culture comme grille dřintelligibilité est définie par M. Foucault dans les Mots et les choses ; semblable grille permet de faire apparaître un ordre, qui semble inhérent aux choses, mais qui nřexisterait pas sans elle et les mots qui lřexpriment : « Lřordre, c'est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n'existe qu'à travers la grille dřun regard, d'une attention, d'un langage ; et cřest seulement dans les cases blanches de ce quadrillage quřil se manifeste en profondeur comme déjà là, attendant en silence le moment d'être énoncé. Les codes fondamentaux d'une culture […] fixent d'entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire, et dans lesquels il se retrouvera. » (FOUCAULT, M., Les Mots et les choses, Préface)

55 Cette notion a elle-même une histoire : en 1887, Nietzsche invitait ainsi les facultés de philosophie à

« promouvoir les études dřhistoire de la morale », dans une remarque à la fin du Premier traité de la Généalogie de la morale, alors quřil venait de leur consacrer ce livre, à tous égards étonnant.

56 Cf. GERNET, L. (1968), pp. 97-99

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apparaître une partie singulière du langage image dont use Platon, qui est consacrée à lřéthique, et dont le propre est dřy conduire. Elle assume ainsi, comme Éros, une « fonction propédeutique et reproductrice »57 : propédeutique, parce quřelle introduit à lřéthique, comme domaine de réflexion et comme pratique ; reproductrice, parce quřelle permet au philosophe de transmettre le genre de vie philosophique quřil veut promouvoir. Éros ayant une fonction éducative58, et donc éthique, qui passe par les discours mais aussi par les images59, pourrait alors constituer le dernier maillon de la chaîne, et contibuer ainsi à dessiner le plan sur lequel sřest édifiée lřéthique platonicienne comme statuaire morale.

Si nous acceptons nous-mêmes de changer de plan, et de ne plus raisonner exclusivement à partir de nos propres catégories intellectuelles60, il est possible en effet que lřexpression « statuaire morale » nřapparaisse plus à nos yeux comme une métaphore. À propos du langage figuré dont use Platon, il est dřailleurs remarquable que deux auteurs aient déjà souligné, dans dřautres domaines, quřil ne pouvait être considéré comme simplement métaphorique :

1) Ainsi, à propos de lřapplication du vocabulaire politique au corps qui tombe malade, et du vocabulaire médical à la cité, M.-L. Desclos déclarait : « Je ne crois pas du tout quřil sřagisse dřune simple métaphore »61.

2) Ensuite, concernant le langage en général, F. Teisserenc écrivait il y a peu : « Ŗpeindre ou dessiner avec des motsŗ, ce nřest pas chez Platon une simple métaphore. »62

57 CALAME, C. (2009), p. 238

58 Cf. CALAME, C. (2009), pp. 121-145, 275-277. En Grèce ancienne, « lřinstitution éducative […] se conforme de la manière la plus fidèle au canon du rite dřinitiation tribale tel que le définit lřanthropologie culturelle et sociale » (p. 144), et cřest à Éros quřil revient dřassurer ce passage, à travers divers processus ritualisés, qui ont pour cadre notamment le banquet et la palestre. Sur Éros éducateur, cf. Banquet, 209 c 2

59 Cf. CALAME, C. (2009), pp. 97-115. Ce point sera étudié ci-dessous, section 4 (p. 85 sq.).

60 Nřest-ce pas la définition de la philosophie ? Ne consiste-t-elle pas, « au lieu de légitimer ce quřon sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusquřoù il serait possible de penser autrement ? » (FOUCAULT, M., lřUsage des plaisirs, Introduction, 1)

61 DESCLOS, M.-L. (2008), p. 25. Le texte cité provient dřune conférence prononcée en octobre 2008 à Besançon, lors dřun colloque sur Le Savoir public, et qui nřa pas encore été publiée : je remercie Madame Desclos de me lřavoir communiqué.

62 TEISSERENC, F. (2010), p. 9

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Le fait que les mêmes termes reviennent chez deux auteurs différents traitant de questions distinctes mérite dřêtre souligné, et suggère déjà quřen matière de philosophie platonicienne, notre logique habituelle, opposant le propre et le figuré, nřa plus nécessairement cours63 : manifestement pour rompre avec cette distinction, F. Teisserenc choisit ainsi de parler de

« langage image » à propos des Dialogues, plutôt que de langage figuré. De plus, le vocabulaire médical et le registre pictural sont loin dřêtre étrangers à lřéthique telle que lřenvisage Platon (comme il apparaîtra), et évoquent des continuités, une logique (différente de celle qui nous pousse à séparer les domaines, en les opposant), allant du discours à lřéthique, dřune part, de lřéthique à la politique, dřautre part64 : ainsi, quřil sřagisse du langage, de la politique, ou de lřéthique, il semble nécessaire de remettre en cause certaines de nos habitudes intellectuelles. Que chez Platon « le discours fonctionne […] comme une image »65, quřon puisse parler en ce sens de langage figuré, parce quřil fait image, parce que des images sřy insèrent, ne signifie pas quřil faille lřopposer à un langage propre, seul apte à exprimer correctement lřobjet dont il est traité. Au contraire, une logique et des catégories à la mesure du langage utilisé doivent être mises en place, de façon à restituer les conceptions de Platon dans les termes où elles sřexpriment.

En ce qui concerne lřéthique, ces catégories seront essentiellement au nombre de quatre, comme il est apparu :

- Lřa[galma (la notion de statue et les valeurs qui y sont attachées) permettra dřen circonscrire le domaine ;

- Le sch`ma, comme attitude adoptée vis-à-vis de la morale, définira lřéthique en même temps que le discours et les images qui sřy appliquent.

- Le bivo~, comme genre de vie, peut être associé à lřh\qo~, la manière dřêtre qui lřaccompagne. Il pourra être considéré comme lřobjet propre de lřéthique, en même temps que du langage figuré qui lřexprime.

63 Les deux textes cités étant très récents, on peut penser quřun changement de perspective est en train dřavoir lieu à ce sujet.

64 Cet enchaînement est celui que je suivrai : dans la Première partie (p. 91), je traiterai du discours, dans la Seconde (p. 430), de lřéthique, et, à la fin de cette dernière (p. 715 sq.) jřindiquerai sommairement le lien entre éthique et politique. Ce plan sera justifié dans la suite de cette introduction (notamment pp. 43-45).

65 TEISSERENC, F. (2010), p. 9

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- Éros se verra enfin attribuer un rôle particulier, quřon peut qualifier de propédeutique : en raison de sa fonction éducative, il conduit à lřéthique.

Ces quatre termes, fondamentaux de mon point de vue, vont donc dessiner les contours dřune figure de lřhistoire de la morale, cřest-à-dire à la fois dřun domaine, celui des valeurs, et dřun objet, le genre de vie : en assignant une valeur aux différents genres de vie possibles, et en les ordonnant hiérarchiquement66, il sřagit pour Platon de permettre un choix67. Pour parcourir ce domaine et déterminer correctement cet objet, il faut sřintéresser en outre au mode de transmission utilisé, lequel fait appel aussi bien au sch`ma quřà Éros : le premier est le terme quřutilisent les Grecs pour désigner la notion de figure68, et permet en outre de transmettre des valeurs69 ; le second renvoie à « la fonction initiatique de lřhomophilie hellène dans son aspect sexuel »70, dont le rôle est dř « assurer le passage à lřâge adulte des futurs membres de la communauté »71. Ces quatre notions ou catégories, prises ensemble, indiquent le plan sur lequel lřéthique peut être appréhendée comme statuaire morale, sans que cette définition apparaisse pour autant comme métaphorique, et dessinent lřarticulation, à la fois souple et déterminée, entre images et valeur. Il est vrai que ce changement de perspective et la restitution de ce dessin impliquent un regard anthropologique, averti du fait que la réalité se dessine toujours à travers le prisme dřune culture : le domaine moral ne fait pas exception à cette règle.

66 Cf., par exemple, « le décret dřAdrastée », dans le Phèdre (248 c 3) : neuf genres de vie sont classés suivant un ordre rigoureux (248 d 2 Ŕ e 4).

67 Sur le thème du choix du genre de vie, cf. Gorgias, 500 d 1-3 ; République, X, 617 d 3 Ŕ e 5 ; Philèbe, 21 d 3

68 Cf. CASEVITZ, M. (2004), p. 28 : « Cřest figure […] qui correspond le mieux aujourdřhui à ce quřétait en grec sch`ma. »

69 Cf. CATONI, M.-L. (2004), p. 91

70 CALAME, C. (2009), p. 144

71 CALAME, C. (2009), p. 121

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Section 1.

Lřa[galma et la question éthique

La première catégorie quřil faut mentionner à cet effet est « la notion mythique de la valeur en Grèce »72 : le mot a[galma la désigne de façon privilégiée73. Par là ce terme acquiert dřemblée un caractère moral, puisquřune valeur est un critère dřévaluation, et donc de jugement et de décision ; lřa[galma a un caractère normatif74. Cette fonction normative est toutefois déroutante pour nous, puisquřelle ne sřexprime pas en termes conceptuels, mais au moyen dřune image : elle peut sembler de ce fait obscure et confuse, peu utilisable75. Dans lřexpression « plei`sta ajgavlmata ajreth`~ »76, elle se rattache néanmoins à lřajrethv, ce qui est significatif : les ajgavlmata étaient souvent des objets donnés en prix lors des concours où la valeur individuelle, lřexcellence, se révèlent ; ils sont un signe de noblesse, car il sřagit dřobjets qui ne se monnayent pas, mais se donnent librement, et sont reçus de même ; ils sont

72 Il sřagit du titre dřun article de L. Gernet, paru pour la première fois en 1948 dans le Journal de psychologie, et repris dans lřAnthropologie de la Grèce antique, en 1968, pp. 93-137.

73 Cf. GERNET, L. (1968), pp. 97-99

74 « Il s'agit non pas de la valeur Ŗbanaleŗ et abstraite, mais d'une valeur préférentielle incorporée à certains objets, qui préexiste à l'autre et d'ailleurs la conditionne. Il n'y a plus à se justifier de traiter comme une réalité homogène les différents domaines de la valeur : on peut y reconnaître une Ŗintentionŗ qui leur est commune, ils supposent également un processus d'idéalisation. » (GERNET, L. [1968], p. 97) Au terme de ce

« processus dřidéalisation » se trouve lřidée de norme. Il nous paraît donc incomplet dès lors que la valeur se trouve « incorporée » à une statue, comme cřest le cas dans le Banquet. Toutefois, à partir du moment où cette valeur peut intervenir comme critère dans nos jugements moraux, il semble que nous ayons lř « intention » qui constitue une norme, laquelle nřest autre quřune unité de mesure et dřappréciation. Or les ajgavlmata jouent ce rôle dans le Banquet, comme je le montrerai ci-dessous.

75 Dans cette notion en effet « sřenchevêtrent les Ŗfacultés classiquesŗ : des attitudes, mentales et corporelles, y sont associées à l'idée même de valeur où parfois sřéquilibrent une tendance à l'appréhension et le recul devant la chose dangereuse ; des règles de conduite comme celle du don réciproque la qualifient et la rehaussent ; les éléments affectifs dont elle est pénétrée sřaccompagnent d'images, dont le rôle et la nature même sont à considérer. » (GERNET, L. [1968], p. 94)

76 Banquet, 222 a 3-4

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souvent emportés dans la tombe, ce qui montre quřils sont étroitement liés à leur possesseur77. En outre, le banquet où Alcibiade remet ces ajgavlmata à Socrate a été organisé par Agathon pour fêter sa propre victoire à un concours78 : dès lors le Banquet écrit par Platon nřa-t-il pas pour but dřaccorder le prix de la victoire à Socrate79 ? Mais quelle est lřajrethv que ces ajgavlmata révèlent, en même temps quřils la récompensent ? De quelle excellence Socrate a- t-il été porteur ? Dřoù provient son caractère exemplaire aux yeux de Platon ? Il est en fait difficile de dire dans quel but le philosophe met en avant cet exemple : pourquoi ne se contente-t-il pas de définir cette fin et le moyen qui y conduit ? Il semble que de cette manière lřéthique aurait reçu une forme conceptuellement satisfaisante : ordonnée à un but, elle consisterait à déterminer le cheminement qui y conduit. Mais la difficulté nřest-elle pas de déterminer la question éthique à laquelle Platon cherche à répondre ? Comme le remarque M. Canto-Sperber, lřhistoire de lřéthique platonicienne est celle dřune occultation progressive, si bien quřil est malaisé aujourdřhui dřen ressaisir lřintention initiale80. T. Irwin souligne également la difficulté « dřattribuer une position philosophiquement significative »81 à Platon en matière éthique. Mais comment la surmonter, sinon en commençant par déterminer la question posée par Platon ? M. Canto-Sperber la formule ainsi : « Comment dois-je vivre ? »82

77 Sur tous ces points, cf. GERNET, L. (1968), pp. 95-97

78 Cf. Banquet, 174 a 6-8 ; 212 e 4-5

79 Après avoir annoncé son intention de « couronner Agathon » (Banquet, 212 e 4-5, 213 a 6-7), « Alcibiade prend les bandelettes, il en couronne Socrate » (213 e 6), car celui-ci, « par ses discours, remporte la victoire sur tout le monde [nikw`nta ejn lovgoi~ pavnta~ ajnqrwvpou~] » (213 e 4). En outre, Socrate avait lui-même qualifié dřajgwvn le banquet où sřéchangent les discours (194 a 1) : or il vient de terminer son éloge dřÉros lorsquřAlcibiade déclare quřil « remporte la victoire ».

80 A la différence en effet de ses conceptions politiques, « les idées morales de Platon […] sont vite tombées en désuétude. Après la critique dont elle fut lřobjet dans lřœuvre dřAristote, lřéthique platonicienne sřeffaça progressivement derrière le socratisme. […] On ne saurait du reste aujourdřhui même plus dire ce que signifierait dřêtre platonicien en morale. » (CANTO-SPERBER, M. [2002], p. 122)

81 IRWIN, T. (2010), p. viii

82 CANTO-SPERBER, M. (2002), p. 132. Page 204, elle la reformule de façon légèrement différente, sous la forme suivante : « Comment vais-je vivre ? », en citant à lřappui de cette formulation un ensemble de textes :

« Gorgias, 472 c 7 Ŕ d 1, 492 d 3-5, 500 c 1-8 ; République, 344 e 1-3, 352 d 5-7; Lachès, 187 e Ŕ 188 a ».

(n. 2, p. 204) Le fil conducteur utilisé par M. Canto-Sperber pour dresser cette liste est que « le choix de vie doit rendre possible une satisfaction subjective, mais garantir aussi que le bonheur choisi a une valeur objective ». Cependant la question du « choix de vie » ne me paraît pas être nécessairement liée à celle du bonheur, comme si le choix devait sřeffectuer obligatoirement dans la perspective de celui-ci. Bien que les deux aspects soient parfois envisagés simultanément, comme dans le Gorgias, 472 c 7 Ŕ d 1 et la République, 352 d 5-7, ce nřest pas toujours le cas.

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