De l’individuel au collectif : Dynamiques d’agrégation et choix collectifs chez un arthropode grégaire,
la blatte Periplaneta americana.
Thèse présentée en vue de l’obtention du grade académique de Docteur ès Sciences par
Stéphane Canonge
Directeur de thèse
Pr Jean Louis Deneubourg
Septembre 2011
Table des matières
AVANT PROPOS 5
INTRODUCTION 9
L A VIE SOCIALE 9
L ES DIFFERENTS DEGRES DE SOCIALITE 9
L ES AVANTAGES DE LA VIE EN GROUPE 12
P RESERVER LA COHESION SOCIALE 13
U N PHENOMENE COLLECTIF … 13
… BASE SUR DES CHOIX INDIVIDUELS 15
D ECIDER ENSEMBLE 17
D EFINITIONS ET CLASSIFICATION 17
A U CŒUR DU CHOIX : L ’ INFORMATION 19
L E PROBLEME DES MECANISMES 21
L’ AGREGATION 23
L ES DIFFERENTS TYPES D ’ AGREGATION 23
L’ AGREGATION COMME PUISSANTE SOURCE D ’ AMPLIFICATION 26
L’ AMPLIFICATION 27
L A NOTION DE SEUIL 29
I NTERACTIONS SOCIALES EN MILIEU HOMOGENE 29
I NTERACTIONS SOCIALES EN MILIEU HETEROGENE 30
C OMPETITION ENTRE INTERACTIONS SOCIALES ET HETEROGENEITES 31
R OLE DE L ’ IDIOSYNCRASIE 32
I MPORTANCE DE LA MODELISATION 33
OBJECTIF ET METHODOLOGIE 37
O BJECTIFS 38
B IOLOGIE DE L ’ ESPECE 40
D ESCRIPTIONS ET GENERALITES 40
P ERCEPTION DE LA LUMIERE 44
R ECONNAISSANCE ENTRE CONGENERES 44
M ATERIEL ET METHODE 45
D ISPOSITIF EXPERIMENTAL 45
P ROCEDURE EXPERIMENTALE 47
A CQUISITION DES DONNEES 48 D ESCRIPTION DE LA DYNAMIQUE D ’ AGREGATION GLOBALE 49
M ODELE MATHEMATIQUE 51
CHAPITRE 1 55
A BSTRACT 56
I NTRODUCTION 56
M ETHODS 58
S TUDIED SPECIES 58
E XPERIMENTAL PROCEDURE 59
D ATA COLLECTION AND ANALYSIS 60
R ESULTS 60
S ETTLEMENT UNDER BOTH SHELTERS 60
R ESTING UNDER SHELTER ACCORDING TO LUMINOSITY ( DARK OR LIGHT ) 61
I NDIVIDUAL DECISION RULES 63
M ODEL 67
D ISCUSSION 70
A CKNOWLEDGMENT 73
R EFERENCES 74
CHAPITRE 2 78
A BSTRACT 79
I NTRODUCTION 79
M ETHODS 83
R EARING OF COCKROACHES 83
E XPERIMENTAL SETUP 83
E XPERIMENTAL PROCEDURE 84
D ATA ANALYSIS 84
R ESULTS 85
T HE INFLUENCE OF POPULATION SIZE ON THE AGGREGATION DYNAMICS OF COCKROACHES 85
C OLLECTIVE SELECTION OF ONE SHELTER 90
I NFLUENCE OF EXPERIMENT DURATION ON SELECTION STABILIZATION 91 A GGREGATION DYNAMICS FOR EXPERIMENTS WITH SHELTER SELECTION 92 R ELATION BETWEEN CLUSTER SIZE AND SHELTER SELECTION 95
D ISCUSSION 96
A CKNOWLEDGMENTS 101
R EFERENCES 101
CHAPITRE 3 107
A BSTRACT 108
I NTRODUCTION 108
M ETHODS 109
E XPERIMENTAL SETUP 109
M ATHEMATICAL MODEL 110
R ESULTS AND DISCUSSION 113
R EFERENCES 117
S UPPORTING INFORMATION 119
CHAPITRE 4 135
A BSTRACT 136
I NTRODUCTION 137
R ESULTS 138
D ISCUSSION 144
M ATERIALS AND M ETHODS 147
B IOLOGICAL MODEL 147
E XPERIMENTAL P ROCEDURE 147
S TATISTIC A NALYSES 148
A CKNOWLEDGEMENTS 148
R EFERENCES 149
S UPPORTING I NFORMATION 153
CHAPITRE 5 160
A BSTRACT 161
I NTRODUCTION 161
M ETHODS 164
S TUDIED SPECIES 164
E XPERIMENTAL PROCEDURE 164
D ATA COLLECTION 166
R ESULTS 166
P OPULATION SIZE INFLUENCE ON RESTING TIME . 166
I NFLUENCE OF POPULATION SIZE ON INTER -‐ INDIVIDUAL VARIABILITY WITHIN GROUP 168
T IME SPENT UNDER EACH SHELTER 172
I NDIVIDUAL RULES 173 S TABILITY OF BEHAVIOUR AND INTRINSIC VARIABILITY 177
D ISCUSSION 178
S OURCES OF INTER -‐ INDIVIDUAL VARIABILITY 178
E FFECT OF POPULATION SIZE ON VARIABILITY 179
A CKNOWLEDGMENTS 183
R EFERENCES 183
DISCUSSION 188
S YNTHESE DES RESULTATS 189
S ELECTION COLLECTIVE 189
P ROBABILITE DE JOINDRE UN ABRI 190
P ROBABILITE DE QUITTER UN ABRI : ABRIS IDENTIQUES 190 A BRIS DIFFERENTS : COMPETITION ENTRE RETENTION ET ATTRACTIVITE DES ABRIS 191
A NALYSE DES REPONSES INDIVIDUELLES 192
P OUR RESUMER 193
L ES PHENOMENES DE RETENTION 196
A TTRACTION A LONGUE DISTANCE 197
L E MARQUAGE CHIMIQUE 198
L’ INFLUENCE DES FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX 200
V ARIABILITE INTER -‐ INDIVIDUELLE 203
L E PROCESSUS AGREGATIF GENERE DE LA VARIABILITE 203
H OMOGENEISATION ET DIFFERENTIATION 203
L ES CONFLITS D ’ INTERETS 205
L’ AGREGATION COMME PREALABLE A LA SOCIALITE 206
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 211
REMERCIEMENTS 234
« Ce qui m’intéresse vraiment c’est de savoir si Dieu avait un quelconque choix en créant le monde. »
Einstein
« Puisque que je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d’autrui. »
Montaigne (Essais)
« On a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque dès qu’il y a choix il ne peut être que mauvais. »
Marcel Proust (Albertine)
Avant propos
Les humains vivent généralement dans des sociétés hautement sophistiquées, où de nombreuses décisions doivent être prises en permanence. Ces choix (allant de celui d’un restaurant à la mise en place d’actions communes concernant par exemple la sauvegarde de la biodiversité) sont pris non par des individus agissant seuls, mais par des groupes d'individus agissant collectivement. Qui décide et comment ? Nos décisions sont elles influencées par celle des autres ?
Dans de nombreux cas, certains phénomènes peuvent être qualifiés de non-‐
intentionnels, d’inconscients, ou encore de spontanés. Le phénomène de « La
Ola » rendu célèbre par la Coupe du monde au Mexique en 1986 permet
d’illustrer ces propos. La « Mexican wave » a été étudiée par l’équipe de Vicsek
(Farkas et al 2002). Après avoir analysé les vidéos, il purent établir un modèle et
montrèrent que la vague tourne généralement dans le sens horaire et qu’une
douzaine de personnes en moyenne était nécessaire pour lancer la vague. En
d’autres termes, il a suffit d’un petit nombre de personnes pour influencer la
décision d’un grand nombre de spectateurs. Dans ce cas ci, les individus n’ont ni
conscience qu’ils viennent de prendre une décision ni conscience qu’ils agissent
sur le reste de la population, et pourtant, l’ensemble des spectateurs interagit à l’unisson. Les flux de piétons (Moussaïd et al 2010 2011), les files d’attente, les phénomènes de panique, les carrefours (Miller & Eilam 2011), la synchronisation des applaudissements ou la standing-‐ovation lors d’un concert sont quelques exemples des comportements sociaux (ou collectif) les plus remarquables chez l’Homme (Homo sapiens sapiens) (Milgram et al 1969 ; Raafat et al 2009 ; Moussaïd et al 2009).
Certaines situations requièrent d’autres types de mécanismes, comme la négociation ou le vote. Prenons le cas d’un groupe d’amis s’apprêtant à choisir une destination de vacances (Bora Bora ou la montagne, oui en thèse on rêve parfois d’évasion) ou un film au cinéma. Chaque personne ayant son propre avis, on décide alors de voter. Si on est un nombre impair, la majorité l’emporte généralement, si on est un nombre pair, la situation peut se compliquer.
Plusieurs cas de figure sont alors possibles : soit l’un des membres du groupe va
décider pour tout le monde, soit on discute et on finit par convaincre
(négociations). Une autre solution : se diviser en plusieurs groupes, mais dans ce
cas là, on perd tout le plaisir lié au fait d’être entre amis. Il en va de même pour
des groupes de tailles plus importantes qui procèdent à une élection de
représentants légaux : la majorité est requise. L’une des questions centrales est
dès lors de comprendre comment se forment et se maintiennent de tels
phénomènes de choix collectifs (Dyer et al 2008 2009, Bentley et al 2011, Krause
et al 2011). En effet, on peut se demander comment une telle coordination
d’actions peut apparaître à partir d’individus différents. Le but idéal est d’arriver
à un compromis, intégrant les besoins de chacun, pour former un tout cohérent,
menant à une réponse ou à une action collective. Une chose est sûre, lorsqu’il est
confronté à un choix, l’Homme n’agit que très rarement par lui même, et tient
compte en général des décisions des autres, ou plus simplement des information
transmises par les autres (Salganik et al 2006 ; Dyer et al 2008). Il a d’ailleurs
déjà été prouvé mathématiquement que le choix majoritaire (« The wisdom of
crowds », Surowiecki 2004) était souvent le meilleur : « the Many Are Smarter
Than the Few » (Marquis de Condorcet 1785 ; Galton 1907 ; List 2004 ; Austen-‐
Smith & Feddersen 2009, pour une critique, voir Sumpter & Pratt 2009 et Lorenz et al 2011).
Qu’en est-‐il des autres animaux sociaux ? Les animaux vivant en groupe seraient-‐
ils aussi capables d’adopter une telle diversité de règles (effets de foule, votes, négociations, leader, etc.) de prise de décision ? Quand on pense aux nuées d’oiseaux volant au dessus de nos têtes, si bien synchronisées que l’on croirait à un ballet… La reine des fourmis coordonne-‐t-‐elle les faits et gestes de ses centaines voir ses milliers de bons et loyaux sujets ? Plus sérieusement, le trafic routier peut-‐il être comparé aux flux des fourmis ou à la marche des criquets ? Les processus décisionnels impliqués dans la formation du phénomènes collectif sont-‐ils les mêmes chez les humains et les animaux ?
De nombreuses espèces vivent en groupe (arthropodes, poissons, oiseaux,
mammifères, etc.), parfois de façon temporaire comme lors des migrations
saisonnières (ex : le criquet pèlerin, de nombreux passereaux), mais le plus
souvent de manière permanente. Cette vie en société implique que pour de
nombreuses actions ou activités (un changement de direction, le choix d’un site
de repos ou d’une source alimentaire) des décisions communes doivent être
prises afin de maintenir la cohésion du groupe. A l’inverse, l’absence de
consensus conduit au contraire à une fission des groupes, et par conséquent à
une diminution de leur taille, ce qui peut entraîner une réduction des avantages
liés au fait de vivre ensemble. Pourtant, on peut observer en milieu naturel une
multitude d’exemples de décisions collectives conduisant à une activité
commune. Il nous suffit de penser aux pistes de fourmis, aux essaims d’abeilles,
aux déplacements des chenilles processionnaires, aux bancs de poissons se
scindant temporairement afin de laisser passer un prédateur, ou encore aux
volées d'oiseaux capables de tourner à l’unisson ou de migrer selon une
formation bien ordonnée. Nous retrouvons ces comportements dans toutes les
branches du vivant, des unicellulaires aux grands vertébrés (ex : gnous,
antilopes, éléphants). L’ensemble de ces comportements est défini par les
biologistes comme des phénomènes collectifs, ou effets de groupe par les
sociologues. Traditionnellement, un phénomène collectif est défini comme étant
le comportement coordonné d’un grand nombre d’individus. Il repose alors sur un ensemble de prises de décisions individuelles, pouvant être influencées par les autres et menant à un consensus. Une autre définition, compatible avec la précédente, est donnée par Sumpter (2010) qui qualifie un comportement collectif de phénomène dans lequel les nombreuses interactions répétées entre congénères produisent un pattern (i.e. une organisation spécifique) à une échelle bien plus grande que celle de l’individu lui même (ex : nid de fourmis).
De manière générale, dans ces processus décisionnels, il existe deux niveaux d’organisation clairement définis que nous chercherons à relier dans les chapitres suivant : l’animal (en tant qu’individu propre) et le groupe. En nous intéressant aux mécanismes impliqués dans les processus de prise de décisions (individuelle et collectives) et dans l’organisation des sociétés, l’une des questions que nous nous sommes posés a été de savoir comment les membres d’un groupe, différant selon leurs besoins et leurs préférences, parviennent à effectuer conjointement des choix collectifs ? Quels sont les mécanismes qui permettent de maintenir cette cohésion sociale ? Ces questions sont fondamentales au niveau épistémologique : pouvons-‐nous utiliser notre compréhension d’un niveau d’organisation (ici, il s’agit du comportement individuel) pour nous informer sur le niveau supérieur (l’organisation spatiale des individus/choix collectif) ?
Dans ce manuscrit, après avoir introduit différents concepts et rappelé l’intérêt de l’étude des arthropodes sociaux, plus particulièrement grégaires, nous nous proposons de répondre à ces questions en étudiant les prises de décisions collectives chez un insecte grégaire, la blatte Periplaneta americana. Nous avons concentré nos efforts sur l’établissement des règles (individuelles et collectives), basées sur les dynamiques d’agrégation (système auto-‐organisés) et régissant l’organisation spatiale des individus lorsqu’une population de blattes est confrontée à la présence de plusieurs sites de repos de qualité variable. La caractérisation du lien entre l’individu et les dynamiques collectives occupera une place centrale dans ce travail.
Introduction
Dans la première partie de l’introduction, nous définirons la vie en groupe et exposerons brièvement les avantages et les coûts qui y sont associés. Puis, nous nous intéresserons plus précisément aux différents types de prise de décision menant à des choix collectifs. Plus particulièrement, nous donnerons une définition des décisions collectives et insisterons sur les différents types d’information disponible. Enfin, après avoir discuté du problème des mécanismes gouvernant les choix collectifs, nous rappellerons l’importance de l’agrégation puis détaillerons les différents mécanismes impliqués dans ce genre de processus décisionnel (systèmes auto-‐organisés, interactions sociales, processus d’amplification, quorum).
La vie sociale
La vie sociale représente une transition évolutive majeure dans l’organisation du vivant et termine une cascade de complexité croissante dont l’une des premières étapes réside dans le passage du niveau moléculaire au niveau cellulaire (Szathmary & Maynard-‐Smith 1995). De nombreux éléments suggèrent que le fait social ne correspond pas à une singularité mais que les lois régissant son fonctionnement présentent de nombreuses similitudes avec celles gouvernant l’organisation des autres niveaux biologiques. Le passage de la vie solitaire à d’autres formes de vie sociale apparaît comme étant l’une des transitions majeures de l’évolution.
Les différents degrés de socialité
Depuis les travaux de Michener (1969) repris par Wilson (1971), on distingue
classiquement différents degrés de socialité basés sur l’apparition de paramètres de complexité croissante comme l’interattraction, le comportement parental, la coopération pour les soins aux jeunes, la spécialisation des tâches et l’apparition d’individus spécialisés dans la reproduction. Sur base de tels critères, Michener (1969) établit une classification des différents niveaux d’organisation sociale :
Solitaire : typiquement les individus répondant uniquement aux hétérogénéités du milieu (agrégation non-‐sociale). Les mouches ou les papillons s’agrégeant selon un gradient de température en sont de bons exemples.
Subsociale : groupe temporaire, basé sur les interattractions entre congénères, avec des soins parentaux à la progéniture.
Communale : groupe d’individus d’une même génération sans aucune division du travail.
Quasi-‐sociale : groupe d’individus d’une même génération avec coopération aux soins parentaux.
Semi-‐sociale : groupe d’individus d’une même génération avec division du travail reproductif et coopération aux soins parentaux.
Eusociale (divisé en deux catégories) :
Primitivement eusociale : chevauchement des générations, division du travail reproductif, absence de différences morphologiques entre castes reproductives et ouvrières, fondation de colonies indépendantes.
Hautement eusociale : chevauchement des générations, division du travail reproductif, différence morphologique entre castes.
En résumé, l’eusocialité constitue l’échelon le plus élevé de la socialité. Selon cette classification, ce degré de socialité est observée presque exclusivement chez les arthropodes, la majorité des espèces appartenant aux hyménoptères (fourmis, abeilles, guêpes) et aux isoptères (termites), avec quelques rares cas chez les hémiptères (pucerons : Itô 1989), les thysanoptères (thrips : Crespi 1992), les coléoptères (scarabées : Kent & Simpson 1992), les crustacés (crevettes alphéides : Duffy 1996), et les arachnides (araignées : Vollrath 1986).
Bien que largement utilisée, cette définition classique de l’eusocialité, basée
essentiellement sur la division du travail reproducteur, est considérée par
certains comme trop restrictive (Gadagkar 1994). C’est pourquoi, plusieurs auteurs (Gadagkar 1994 ; Sherman et al 1995 ; Crespi & Choe 1997) proposent de considérer comme critère majeur d’une vraie socialité l’existence d’une coopération dans les soins aux jeunes (Allee 1931). Cette nouvelle définition a le mérite de nous permettre de considérer dans un même ensemble social les invertébrés et les vertébrés vivant en groupe.
Une autre classification simplifiée des formes de société animale, fortement inspirée des sociétés de vertébrés, est la suivante (tiré de Kerth 2009) :
Agrégation : rassemblement d’individus anonymes, généralement moins stable que les animaux vivant en société. Exemple : bancs de poissons, volée d’oiseaux migrateurs, etc.
Société : groupe d’individus présentant des liens sociaux, s’engageant dans des comportements coopératifs, se reconnaissant mutuellement, soit en tant qu’individu soit en tant que membre du groupe, pouvant mener à des conflits d’intérêt lié au sexe, au statut reproducteur, à l’âge, à la dominance. Exemple : troupes de primates, un grand nombre d’espèces sociales carnivores, quelques colonies de chauve-‐souris.
Société fission/fusion : groupe d’individus ayant les mêmes caractéristiques que la société (lien sociaux, reconnaissance, coopération) mais se divisant régulièrement en sous groupe (fission) pour plus tard, se réunir de nouveau (fusion). Exemple : éléphants, dauphins et certaines espèces de cétacés, certains primates et ongulés ainsi que la majorité des espèces de chiroptères.
Dans cette dernière classification, les bancs de poissons, les volées d’oiseaux mais aussi les groupes de blattes (que nous aborderons ultérieurement) sont relégués sous le terme d’espèces grégaires. Pourtant, un certain nombre d’indices laissent à penser que des phénomènes de coopération peuvent apparaître chez des espèces plus grégaires qui ne présentent pas de spécialisation comportementale. Nous pouvons également constater que les insectes eusociaux ne font pas partie de cette classification.
Aussi, afin d’éviter toute confusion sur les termes employés dans ce manuscrit,
nous utiliserons la notion simplifiée établie par Forsyth (2009) qui définit un groupe comme étant composé d’au moins deux individus interdépendants s’influençant mutuellement au travers d’interactions sociales. Et nous utiliserons les termes grégaire, social et eusocial pour définir le degré de socialité existant.
Figure 1 : Exemple de rassemblement d’individus chez : (a) les Flamands roses ; (b) l’Eléphant d’Afrique ; (c) les Buffles ; (d) les Caribous.
Les avantages de la vie en groupe
Le fait de vivre en groupe procure de nombreux avantages (i.e. causes ultimes) aux individus qui le composent (pour une revue voir Krause & Ruxton 2002). Les premiers bénéfices concernent l’augmentation des taux d’accroissement et de reproduction de la population en fonction de la taille du groupe (Allee 1931). Les bénéfices sont généralement le résultat d’une diminution de la prédation (Hamilton 1971 ; Alexander 1974), notamment par effet de dilution/confusion
1(Wrona & Dixon 1991 ; Fels et al 1995), ou par une augmentation de la vigilance
1
Lorsque le groupe « éclate », l’augmentation soudaine du nombre de proies potentielles peut effrayer un prédateur ou rendre sa chasse plus difficile.
2
L’augmentation du nombre d’individus ou de “détecteurs” réduit le temps de détection d’un
a b
c d
collective par l’effet « many-‐eyes »
2lié au contexte du fourragement (Roberts 1996, Beauchamp 2008). Il a aussi été montré une réduction du stress (Glass et al 1998 ; Yoder et al 2002), une meilleure efficacité dans le fourragement en augmentant par exemple la probabilité de découvrir une source alimentaire (Wrangham 1980 ; Danchin & Wagner 1997) et une meilleure défense (Alcock 1998). Ces quelques exemples ne représentent qu’une liste non exhaustive des bénéfices lié au fait d’être en groupe. Ils dépendent essentiellement de l’espèce, de son mode de vie et de la taille du groupe. La préservation de ces avantages va alors reposer sur le maintien de la cohésion sociale (Krause & Ruxton, 2002).
Cependant, la présence de congénères peut aussi engendrer des coûts. La formation de groupe peut faciliter la détection par les prédateurs, favoriser la transmission de maladies et de parasites (Lima et al 1999 ; Beauchamp, 2007) ou entraîner une augmentation de la compétition pour l’accès à la nourriture (Clutton-‐Brock et al 1982 ; Beauchamp & Livoreil 1997 ; Focardi & Pecchioli 2005).
Préserver la cohésion sociale
Un phénomène collectif…
La vie en société implique que de nombreuses actions, activités ou décisions soient réalisées en groupes (Deneubourg & Goss 1989; Bonabeau et al. 1997, Seeley and Buhrman 1999, Franks et al. 2002, Conradt and Roper 2003, 2005, List 2004, Conradt and List 2009). Les essaims d’abeilles et les fourmis, par exemple, choisissent collectivement un nouveau site de nidification dont la qualité va influencer la survie de la colonie (Seeley & Buhrman 1999; Visscher 2007; Visscher & Seeley 2007; Franks et al 2009). Les oiseaux migrateurs décident collectivement d’une direction et d’une voie de navigation communes augmentant leur probabilité d’arriver au bon endroit (Wallraff 1978; Simons 2004; Biro et al 2006). Les chauves-‐souris sélectionnent collectivement des
2
L’augmentation du nombre d’individus ou de “détecteurs” réduit le temps de détection d’un
prédateur.
perchoirs comme sites de repos (Kerth et al. 2006). De manière générale, les essaims d'insectes (Buhl et al. 2006), les bancs de poissons (Reebs 2000; Couzin et al. 2005; Hemelrijk & Hildenbrandt 2008; Ward et al 2008), les volées d'oiseaux (Selous 1931; Ballerini et al 2008), les groupes de carnivores (Gompper 1996), les troupeaux d'ongulés (Gueron et al 1996; Prins 1996;
Conradt 1998; Ruckstuhl 1998 ; Fischhoff et al. 2007; Gautrais et al 2007) et les primates (Stewart & Harcourt 1994 ; Trillmich et al. 2004; Meunier et al 2006;
Sellers et al 2007; Sueur & Petit 2008) décident collectivement de leurs déplacements et de leurs activités. De ces phénomènes collectifs va dépendre la fitness
3de chacun des membres (Conradt & Roper 2003 ; Rands et al 2003;
Dostalkova & Spinka 2007).
3
Représente la valeur adaptative globale généralement liée au succès reproducteur de l’individu.
Figure 2 : Exemples de comportements collectifs : (a) formation de chaîne chez les fourmis eocophylles ; (b) formation d’une « silk ball » chez les acariens Tetranychus urticae (photo : G. Clotuche) ; (c) déplacement collectif chez le mouton Merinos ; (d) Evitement d’un prédateur par un bancs de poissons.
… basé sur des choix individuels
Cependant, les membres qui composent le groupe ne sont généralement pas identiques, des divergences de motivations pouvant mener à des conflits d’intérêt au sein des groupes (Conradt & Roper 2003, 2005, 2009). Dans le cas d’un individu isolé, seuls ses besoins physiologiques, la prédation et les conditions du milieu (environnement non social) dans lequel il vit influencent sa décision. Ses choix visent à optimiser l’exploitation de son environnement garantissant ainsi sa survie et son succès reproducteur (Krebs & Davies, 1993).
Dans le cas d’un groupe, un individu doit être « capable » de faire la balance a
c d
b
entre les coûts et les bénéfices liés au fait de rester en groupe. De nombreuses études ont montré que la décision individuelle de quitter un site de nourriture, de repos ou de changer d’activité dépendait des propres préférences de l’individu liées à son état physiologique (l’état de reproduction, son niveau de réserves énergétiques), de son âge, de son expérience ou encore de son état de santé (Clutton-‐Brock et al 1982 ; Conradt 1998 ; Ruckstuhl 1998 ; Rands et al 2003 ; Couzin et al 2005 ; Ravary et al 2007 ; Fischhoff et al 2007). Pour parvenir à un consensus, les conflits d’intérêts doivent être résolus (Conradt & Roper 2003 2007; Rands et al 2003; Couzin et al 2005). En effet, si aucun consensus ou compromis n’est atteint, le groupe pourrait se scinder et chacun perdrait les avantages/bénéfices de la vie en groupe (cf ci-‐dessus) ou les verrait réduits (Krause & Ruxton 2002 ; Trillmich et al 2004 ; Conradt & Roper 2007). Il est cependant nécessaire d’introduire une remarque sur cette cohésion. En effet dans un certain nombre de situations, il peut être optimal pour les individus de former des groupes de taille moins importante, ou pour un grand groupe de se diviser et se répartir entre plusieurs sites ou ressources. La théorie de « l’Ideal Free Distribution »
4, qui ne prend peu ou pas en compte les interactions sociales – est une théorie qui se focalise sur ces dispersions (Fretwell & Lucas 1970, Fretwell 1972). La décision que prend un individu en groupe influencera la décision des autres et réciproquement. Analyser ces interactions est primordial dans notre compréhension du fonctionnement des sociétés. Nous devons alors déterminer qui prend la décision, identifier ce qui va l’influencer (environnement, présence de congénères, états physiologique...), ou encore le type d’information utilisé.
4
Théorie en écologie concernant la sélection d’habitat : les animaux vont s’agréger dans les
divers patchs proportionnellement à la quantité de ressources disponibles, minimisant ainsi les
compétitions entre les membres du groupe (Fretwell 1972).
Décider ensemble
Définitions et classification
Comme nous venons de le voir, la prise de décision concerne tout organisme vivant qui, à tout moment de son existence, se trouve confronté à plusieurs options comportementales, que ce soit pour sélectionner un chemin de migration, une nouvelle source de nourriture, un nouveau site de nidification, de repos, ou tout simplement pour changer d’activité. Selon Conradt & List (2009), il existe pour un groupe deux manières de choisir (« group decision »). La première est appelée décision interactive ou décision combinée (« combined decision », Kerth 2009). Dans ce type de choix, les individus décident entre plusieurs actions sans rechercher un consensus. Par contre, le résultat combiné des différentes stratégies adoptées ou comportements individuels affecte le groupe en entier. Pour exemple, dans une volée d’étourneaux, chaque individu choisit de quitter ou non le groupe pour aller se nourrir en fonction de son état physiologique. Ce type de choix implique des concepts introduit par la Théorie des jeux
5, tels que la notion d’équilibre (ex : stratégies évolutionnairements stables), ou encore la notion de critère de stabilité dans le sens où la combinaison des stratégies adoptées répond à un ensemble de critères permettant d’optimiser la prise de choix, et enfin des notions de coopération/défection (ex : Dilemme du prisonnier, loi d’Hamilton).
Le deuxième type de prise de décision est celui qui nous intéressera tout le long de ce manuscrit. Il est qualifié de choix consensuel/collectif ou de décision collective (« consensus decision »). Le choix collectif peut être défini comme étant un processus où les membres d'un groupe choisissent entre deux ou plusieurs actions mutuellement exclusives dans le but spécifique de parvenir à un consensus (Conradt & Roper 2005). Il faut prendre ici le terme « consensus »
5