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Solidarité et Fierté

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Academic year: 2021

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Solidarité et fierté ---

Table des Matières

1 - La tête haute……….…... page 3 2 - Ma première patrie………... page 4 3 - Décembre avec du bon et du moins bon dans la représentation publique page 7 4 - Lech Walesa, héros national mythique……….…...…... page 9 5 - Août ou encore le bonheur publique………..……...…...page 12 6 - Leçon de carnaval…..………... page 14 7 - L’école de la vie à Gdansk……….….…... page 16 8 - Année 1989, ce en quoi consiste le gouvernement …………..…..….... page 18 9 - Seconde inflation, ou en quoi l’autorité vacille……….……….… page 22 10 - L’État devient étranger………... page 25 11 - La dictature de la classe indolente..……….……..……... page 26 12 - Qui a peur de la Plateforme Civique ?………....….. page 30 13 - Il faut aider le miracle………..………. page 33 14 - Victoire en Europe, c’est-à-dire victoire sur eux-mêmes….…...……. page 35 15 - Nous sommes toujours fiers……….………. page 38 *** ………...………...…. page 40 Index des Noms propres et Abréviations ………... page 41 Quatrième de couverture………...………page 42

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Solidarité et Fierté

Par Donald Tusk

Traduit du Polonais par Jean-Philippe Ray

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1 - La tête haute

Il y a un quart de siècle, un jour de décembre 1978 j’écrivais mon premier texte d’utilité publique. Avec deux de mes camarades d’études, nous rédigions à l’époque un journal imprimé clandestinement et racontions tout aussi clandestinement les célébrations de l’anniversaire de l’évènement de Décembre du portail numéro 2 du chantier de Gdańsk. Gosia, Ania et Donald, dont les premières lettres formaient le nom de code GAD et c’est à peu près tout ce dont je me rappelle de cette publication. Non sans fierté, nous outrepassions la crainte, ce qui n’était pas encore tellement fréquent (quoique nous ne craignions pas de nous amuser), c’était aussi satisfaisant pour nous d’avoir à annoncer quelque-chose d’important, bien que raconté dans une langue rouillée avec toutes les erreurs que font les débutants. Depuis, cette époque m’est revenue de nombreuses fois - parfois ses succès, parfois avec un sentiment d’échec - écrire sur ces sujets qui m’importaient, nous, nous relaxait. Écrire n’est pas ma passion. La Pologne est ma passion. Cela à l’air prétentieux, mais je ne peux pas m’en empêcher, c’est ainsi. Je suis sûr que chacun de vous dirait la même chose de lui, même si ces jours nous ressentons avec la fierté, la colère. Emportement et fierté, ces mots pris au fameux titre du livre d’Oriane Fallaci expriment bien l’humeur polonaise en 2005. Dans ces moments-là, il faut en parler sérieusement, il faut publiquement se mettre au clair avec sa conscience, en ce que c’est d’ordre individuel comme générationnel.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de raconter à vous, à tous - en tant qu’homme politique, et non journaliste ou historien. Politique, et donc homme des basses besognes comme le croient beaucoup de nos compatriotes. Il faut vous convaincre que notre histoire politique, l’histoire de la génération Solidarność, est le vrai fondement d’un meilleur avenir, même si aujourd’hui nous évaluons le bilan critique de ces vingt dernières années.

Dans notre colère nous devons être optimistes. Les rêves naissent dans l’esprit des gens mécontents, les passions évoluent tandis que les consciences souffrent, et l’expérience enseigne que l’énergie, l’audace et le bon sens peuvent faire des choses impossibles. Nous avons déjà entrepris des choses désespérées, sinon comment qualifier l’élan du mois d’Août, et les avons remportées. Si nous sommes parvenus à garder la tête haute, alors pourquoi aujourd’hui, dans une situation incontestablement meilleure, sans la crainte du risque lié jusqu’à présent aux évènements, nous n’aurions pas vaincu nos faiblesses, les faiblesses de l’État et de son élite ? Pourquoi ?

Il n’y a pas de raison valable pour laquelle les Polonais ne pourraient exploiter pleinement l’opportunité historique que nous donne le XXIème siècle ! La raison valable, est au-delà de nous, est imposée par la force du destin. Au contraire, les circonstances nous favorisent comme jamais auparavant, et ce serait gâcher cette occasion historique. C’est là notre responsabilité générationnelle. Poursuivre Août par notre Grand Jeu.

Je peux vous en convaincre. C’est pour cela que j’écris ce livre. Pour vous persuader que récemment le passé peut s’avérer un motif valable aujourd’hui, et donner de l’espoir pour demain. Il nous faut néanmoins un équilibre interne, imprégné du passé, et osant se projeter dans le présent. Dans la vie de l’homme comme dans la vie de la nation, souvenirs et désirs sont également importants ; en effet, lorsqu’on leur tourne le dos en faisant face au présent, on se retrouve coupé d’un passé laissé pour compte, les rêves deviennent alors illusions.

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Sur la nécessité nationale d’un équilibre externe, il faut donner une chance à l’énergie positive polonaise de s’exprimer. Son sage patriotisme, enraciné dans la tradition et l’histoire, mais aussi offensif et ouvert sur le présent et le monde extérieur, nous demande aujourd’hui de relever le défi des deux batailles politiques et civilisatrices. Nous devons dans un premier temps enrayer les forces défendant un répugnant statu quo, tous ceux, qui au nom de la IIIème République et de la Démocratie, veulent en réalité défendre leurs

privilèges politiques et financiers ainsi que les reliques de l’ancien système (et ils paralysent l’énergie polonaise) ; d’autre part nous devons faire cesser le progrès d’autres qui veulent tout bazarder, de facto nous ramener à la case départ. Les premiers se sont appropriés la Démocratie, et ils l’utilisent insidieusement avec leurs défauts et leurs faiblesses pour servir leur intérêt matérialiste. Les autres, de prétendus bonnets phrygiens radicaux, commandent la révolte, vont tout questionner des réformes utiles et sensées du changement polonais. Le premier et le second craignent comme la peste la transparence des règles, la vérité historique, la liberté et l’indépendance de chaque citoyen, la concurrence équitable, les compétences partagées et les règlements ; gagnent en jouant des coudes, en étant fourbes et cyniques. Le mensonge et la violence à la place de la vertu républicaine - c’est-ce qu’ils souhaitent en réalité. Les mécènes en sont Aleksander Kwaśniewski et Leszek Miller, le leader en second Andrzej Lepper et le père Rydzyk. Avons-nous le courage et la force pour éloigner la politique polonaise de l’influence des premiers, et d’arrêter la marche au pouvoir des seconds ? Je le crois, même si je sais que la tâche est difficile. Mais personne, Polonais, ne nous a promis que ce serait facile. Déjà en 1983, à Jasna Góra, le pape nous avertissait, que nous ne voulons pas d’une Pologne qui ne nous coûterait rien. Si en effet nous voulons une civilisation basée sur la liberté, respectant les traditions et l’État de droit, nous ne pouvons pas croire un instant qu’elle résiste à son ennemi par la seule force des justes principes. Elle a besoin, comme auparavant et à l’avenir, d’être ancrée dans les vertus et de citoyens courageux. Nous devons donc, comme en Août, la tête haute, trouver en nous les choses bonnes et nobles et relever le défi de la solidarité, que nous impose notre avenir.

2 - Ma première patrie

Notre patrie est la Pologne. On peut dire que nous sommes des Polonais. Et tout le monde va penser qu’au delà de la mère, du jardin, où j’ai passé mon enfance, j’évoque fièrement ma ville. Beaucoup d’entre nous y verrons eux un village, dans lequel les grands-parents accueillent toujours leurs petits enfants, pas seulement pour les grandes vacances. Nous sommes tous une même Patrie, tout comme nous avons une mémoire nationale. Et chacun d’entre nous pour sa part a sa propre petite patrie et son propre souvenir, modelé par son expérience, son endroit précis, son cas unique.

Mon pays est la Cachoubie, Gdańsk, Août 1980 et Solidarność. Gdańsk, où on peut voir la devise : « Avec bravoure est prudence. » Emblématique de la ville, cette maxime était volontairement reprise sur l’entête des bulletins de grève.

C’est rapidement devenu l’une des marques de reconnaissance de notre mouvement Solidarność. Cela nous replace directement dans l’histoire et l’expérience de Gdańsk. Cela fait de nous les citoyens d’une longue tradition, pas seulement d’une même ville. Les Cachoubes enseignent un travail solidaire, dur, mais également astucieux. Et ce peuple avançait sur une route particulièrement difficile. Il a gardé ses traditions, sa

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langue, le sens d’un destin en commun, il a gardé sa foi catholique et défendu ses positions. Resté attaché à son sol et à son caractère polonais, sans qu’aucune autre communauté polonaise n’eut subit une si longue pression allemande. Le communisme n’a pas non plus favorisé la Cachoubie. Tout authentiques et originaux qu’étaient les soupçons de dérive totalitaire ; l’attachement aux traditions, de trop longue date ainsi que la foi en Dieu en général les leur rendaient inacceptables. Bien qu’opiniâtres en cela, les masses polonaises ont cependant succombé en émigrant en Allemagne, même en Tchécoslovaquie, quand les autorités les y ont encouragées. Aujourd’hui en Poméranie tout le monde évoque avec fierté la réelle renaissance Cachoube, mais il y a trente ans, il aurait fallu du courage et une authentique passion, pour être Cachoube publiquement et pas uniquement dans son entourage quotidien.

Mon exemple montre qu’il est facile de perdre son identité. Lorsque j’ai rencontré juste après la fac pour la première fois Lech Bądkowski, l’écrivain, le premier défenseur dans la presse de Solidarność, dirigeant du mouvement en Poméranie et pendant des années unique mécène en politique de la jeunesse rebelle de Gdańsk pendant les années 70, il m’avait demandé si je me rendais compte que mon nom avait pour origine des racines cachoubes. Cela m’avait surpris, en ce que dans ma famille de Gdańsk, jamais on ne m’avait parlé d’une ascendance cachoube. Aujourd’hui dans les écoles de Poméranie, on apprend aux enfants les conclusions que j’en ai tiré dans leur cours d’histoire élémentaire cachoube.

Bądkowski était le premier à me faire réaliser, que la Pologne n’était pas abstraite, mais un réel endroit dans le monde, une part entière faite de ce que chacun de nous apporte son écot à la Providence, les incomparables paysages des environs, les cimetières aux tombes ancestrales, des dialectes et des coutumes moins qu’une nation communautaire. Les Cachoubes l’ont appelé Tatczëzna. J’ai besoin de la patrie-tatczëne comme les enfants d’être couvé des yeux. Près de ma cour à Gdańsk s’élevait Góra Gradowa, où depuis longtemps se dresse ce grand crucifix. Je l’ai souvent escaladé pour observer, parce qu’on y voyait presque tout Gdańsk, les tours de l’hôtel de ville et l’église Mariacka, le chantier naval et les grues portuaires, puis la baie et à l’horizon, par temps clair, le fil de Hel. Nous avons tous des idées que nous chérissons, ainsi qu’une certaine place dans le monde, mais l’affection n’est pas le principal. L’identité provient d’une réelle expérience, les souvenirs sans faux semblants en sont un moteur puissant, cela permet de survivre aux catastrophes et à l’oppression. Plus haut portent la tête et plus fièrement vous regardent, ceux qui savent, d’où ils viennent. Les Cachoubes disent d’eux nous sommes stables, comme ceux qui habitent à Kreszów, disent d’eux, dans le coin, comme l’a écrit Miłosz, c’est une « Autre Europe. »

Ma famille depuis des générations vit à Gdańsk. Mes deux grands-pères (le premier était charpentier, le second luthier) furent des cheminots polonais dans la Ville Libre. Être en même temps habitant de Gdańsk et Polonais n’était alors pas une chose aisée. Tout comme à la fin de la guerre il était difficile de faire s’entendre ensemble les rares autochtones de Gdańsk avec les visiteurs, en ce qu’ils avaient perdu leur peu de patriotisme polonais aux confins du pays. Tout par chance ne fut pas oublié. Une nouvelle identité de Gdańsk est née lors des échanges occasionnés par l’accueil des réfugiés de Wileńszczyzna comprenant les gens de Gdańsk, ceux restés en ville après 1945 et les Cachoubes, qui comme pour les siècles précédents étaient venus s’installer pour remplacer ceux qui étaient morts ou avaient fui. Ce sens d’une nouvelle identité,

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mais aussi des racines éternelles, nous confèrent une identité spéciale à Gdańsk.

Très manifestement, j’ai découvert la force de cette fière identité dans la réaction des gens à mes livres et albums sur le vieux Gdańsk. Seuls des gens fiers et forts peuvent affronter face-à-face la dure réalité de ces évènements. Frontière ambiguë et destin compliqué pour ma famille et bien d’autres foyers de Gdańsk, toutes ces dernières années pèsent d’un poids complexe, parce qu’il n’a jamais été envisagé, qu’il suffisait de relever la tête, pour que se change l’énergie initiale en un nouveau patriotisme. Oui mon Gdańsk est le creuset de la large mesure où se forme mon patriotisme.

Le sociologue Stanisław Ossowski a écrit sur deux genres de patriotismes. Il appelait le premier patriotisme national, fondé sur l’attachement à des symboles communs, des récits historiques et mythologiques. Ce patriotisme a, selon lui, un caractère idéologique. Il ne s’agit pas seulement de cela. Il a été créé, formé par les enseignants, la littérature, souvent la propagande. C’est par beaucoup l’œuvre d’une élite politique et culturelle.

Le second patriotisme, plus local, a en quelque-sorte plus directement vu le jour. Son contexte est la première expérience : le paysage, la mer, les habitations, des cages d’escaliers en bois qui sentent l’humidité, les rues faites de gros pavés, les premiers terrains de jeu dans les cours, et enfin la langue, celles que parlent nos voisins proches, nos amis. Ces deux patriotismes ne se contrarient en rien. Ils se soutiendraient plutôt. Le patriotisme local génère l’enracinement, s’installe fortement dans le temps et l’espace. Cela permet d’en avoir une idée plus précise.

Quand quelqu’un parle de rivière, ma pensée va à la Motława. C’est ma rivière. La mer, la grise et froide Baltique en apparence peu accueillante, avant de la savoir pleine de poissons. L’enfance qui sent la chaleur du soleil sur la jetée de Sopot. Les mots acquièrent une couleur, une teinte, une sensualité, que l’on peut appliquer à ces contours rudimentaires du foyer, qui sont compris avec l’expérience de la vie. Pour la vie patriotique, à la différence de ces déclarations de rodomontades qui ressemblent à des slogans nationalistes, elle se compose de multiples patriotismes régionaux. Par leur rencontre, se croisent des gens de différentes expériences et souvenirs d’où provient le tissu social populaire.

La Pologne se compose d’autant de multiples patries, et c’est pour quoi les souvenirs y sont aussi divers. Les souvenirs des Cachoubes sont autres que ceux de Gdańsk, ceux de la Silésie différents de la Grande Pologne et encore autres que ceux des exilés Lettons de la Volhynie. Tous ces souvenirs se doivent d’être évoqués dans toute leur richesse. Heureusement nous commençons de mieux en mieux à le comprendre et le sentir. Ce n’est plus un régionalisme sous le signe de l’artisanat celepia et des danses folkloriques. Partout en Pologne des gens recommencent à construire du lien local et régional, ceci alors même, qu’on les contraint à un souvent douloureux réexamen de propagande de leur version de l’histoire. Et ainsi ils deviennent les témoins et les participants de l’émancipation culturelle des provinces polonaises. Cela a commencé sans surprise en Poméranie, jusqu’en Grande-Pologne, de Silésie, à Cracovie, et s’est poursuivi dans les montagnes où la conscience d’un déclin rapide de l’identité locale, plus que dans d’autres régions est devenue un élément important du patriotisme polonais moderne.

Il y a quelques années de cela le mot à la mode était « enracinement », sacré, même, d’après Simone Weil. La philosophe française défendait le besoin d’enracinement, le plaçait en premier des nécessités publiques des êtres humains. Les gens pris au hasard,

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sans endroit, sont des vagabonds. Dans le passé, face à différentes politiques, on ne pouvait ni choisir, et encore moins renoncer. Dans une époque où l’enracinement pouvait être pratiquement mythique, comme pour la Foi juive Jérusalem, et la sainte Terre Israël. Aujourd’hui, pareil endroit doit être celui où la tradition ou la littérature se transmet de génération en génération.

Mais si cela est le hasard, privé de notre réelle ou mythique patrie, on pourrait être tenté par une idéologie concrète, logique, mais déconnectée et de la réalité, et du sens commun. Elles commencent à nous diriger de manière abstraite, générale, à la légère ; ce monde dont nous ne faisons partie en rien. L’idéologie communiste en était un exemple abouti, semblable au socialisme d’état - concédant la terre promise, mais reprenant le présent et le passé, leur substituant à une vision du monde sans provision.

Gdańsk et la Cachoubie imbriqués de la sorte, me donnaient un lieu. M’enracinaient. Je pense - d’après le passé - ne pas me tromper en disant qu’heureusement, il en a été ainsi. En ce qu’étant né en Pologne vers le milieu du XXème siècle, chez moi, sans le stigmate de l’exil ou de la relocation, parmi des gens qui ont une mémoire, et insensibles aux idéologies à la mode, est un don précieux.

Sans enracinement dans un lieu et dans une histoire, ce ne seraient pas de grands évènements, grâce auxquels je peux - comme beaucoup d’autres - être moi aussi Solidaire.

3 - Décembre, avec du bon et du moins bon dans la représentation publique

Août avait commencé en Décembre. Un paradoxe en apparence. J’avais quatorze ans et j’étais donc suffisamment âgé pour comprendre les gens autour de moi. Le Lundi 14 de Décembre 1970 il y avait sur le chemin de l’école des groupes de très jeunes hommes en bleus de travail avec des marteaux, des barres et des clés anglaises à la main. Mon école était tout près de l’entrée du chantier naval, et y étudiaient de nombreux enfants dudit chantier, mais aussi de policiers et de militaires. Ce jour là il y avait encore cours, et je me souviens de violents débats entre nous.

Ce Mardi l’école était déserte. Mon père était à l’hôpital, ma mère travaillait à l’Académie de Médecine, et ces jours-ci, elle travaillait sans relâche, j’étais donc dangereusement libre. Sur le chemin de l’école et en rentrant à la maison, je voyais des scènes, qui m’ont tenu informé pour toute la vie. Je voyais des milliers de manifestants chantant « Warszawiankę », le bouillant Comité, les policiers tapant sur tout le monde, tirant dans la foule et la dispersant. Des soldats n’ayant pas réussi à sortir de leur tank en flammes, des travailleurs du chantier naval distribuant aux enfants des oranges de l’épicerie saccagée. Des fortes femmes, emportant des télévisions et des fourrures de boutiques. Le canal Raduni charriant des ballons et des livres, que quelqu’un a jugé inutiles.

Tout était à l’image des récits sur la révolution. De bons ouvriers et de méchants dirigeants, ressentant simultanément une grande peur et une gaie euphorie. Je ressentais pour ces gens une Solidarité absolue et totale.

Août a révélé des masses d’humeur retissante, voire hostiles au Communisme et au Soviétiques, s’étant radicalisées. Mais le plus important était que de dramatiques évènements me bouleversaient moi et ceux de ma génération à Gdańsk. Des choses que l’on n’oublie pas. Ceux qui ont subi Août dans la Tricité, dans les quelques années, où ils

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ont vu des tanks dans les rues et des flots de mensonges dans les journaux, ceux-ci ont muri politiquement avec une rapidité incomparable, laquelle ne trouve pas son pareil chez leurs aînés. Je me rappelle de l’inscription inscrite en lettres maladroite sur un mur du Błędnik, dont je ne compris le sens que bien des années plus tard : Katyń ! C’était l’œuvre d’un gamin de 17 ans, Arama Rybicki, ce que je ne pouvais alors pas savoir. Août a fait de nous des délinquants juvéniles radicaux. Les ouvriers étaient à nos yeux de la classe des opprimés et des révolutionnaires. Ce qui nous confirmait avec une précision choquante les clichés stupides de tous les livres et leçons sur les mouvements ouvriers et révolutionnaires, déjà bien ancrés dans nos esprits, que les manifestants avaient toujours raison, que la police était la complice du régime, qu’égalité, fraternité, révolution. Nous avons appris les comportements politiques dans les rues, dans les émeutes et dans la lutte, à part de leur tragique moisson, c’était à nos yeux, ceux d’enfants, une sorte de revanche, un mystère, et qui faisait une vive différence d’avec le gris du quotidien. Les plus âgés d’entre nous ont remarqué, qu’il existait une chose très importante en dehors des sphères de la vie privée et professionnelle : un espace public où peuvent se dérouler les affaires majeures et enthousiasmantes.

À la maison, on ne parlait pas de politique. L’histoire de mes grands-parents et parents n’a pas été marquée par les insurrections, n’a pas été prétexte à une légende romantique. Le patriotisme poméranien était un art de la survie, non du combat, et il n’y avait rien à palabrer. On a gardé silencieuse l’histoire locale, il n’y avait que celle officielle. Mais ces jour-ci je ne doutais pas, ni même personne dans mon entourage, dans mon monde ne doutait, de quel côté se trouvait la raison.

C’est l’une des expériences de Décembre les plus importantes, l’aptitude à discerner le bien et le mal dans l’espace public. Et de plus le sentiment, que cela a une grande importance, en ce qu’il y en a des victimes. Les efforts des autorités pour cacher les crimes (les célèbres enterrements nocturnes), le travail de la censure, pour que la mémoire des blessés et tués disparaisse, eurent l’effet inverse. Le combat pour la mémoire est devenu le souci principal pour notre génération face à un système géré par le peuple, qui s’est placé sous le commandement de la règle orwellienne : celui qui contrôle le passé, dirige dans le présent. Et pour l’avenir de l’opposition à Gdańsk, ces souvenirs de Décembre allaient s’avérer précieux, être un mythe puissant, au fondement de l’indépendance polonaise.

Tout a commencé dans une petite salle de l’université de Gdańsk, parmi les participants à la réunion, Bogdan Borusewicz qui avec un magnétophone bon marché nous a repassé sans fin les sons enregistrés de la tragédie survenue sur une plateforme ferroviaire à Gdynia, où en Décembre, la police avait tiré à balles réelles en visant directement les travailleurs du chantier naval. C’est vers la fin des années 70 que furent créés illégalement les Unions Syndicales Libres du Littoral ; de Varsovie commençait à nous parvenir le buvard du Mouvement de la Jeune Pologne, lancé par Aleksander Hall et nos groupes d’autoformation étudiants. Pour nous tous Décembre était le point de départ de presque chaque discussion, et la célébration illégale de son anniversaire était la première mise à l’épreuve de notre détermination et de notre aptitude à s’organiser.

La participation à la Grande Grève d’Août commémorait à part soi le souvenir de Décembre. C’est pour cette raison que le monument de Poległych Stoczniowców se tient à un endroit clé des revendications de cette grève. Ce grief nous a donné le sentiment d’un avantage moral, parce qu’il n’était plus seulement question d’augmentations de

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salaires, ou de saucisses gratuites à la cantine de l’entreprise. Une communauté historique l’a construit et en a situé la légende autochtone dans une expérience locale authentique. C’est ici justement que je me représente l’origine d’une grande force de protestation, et non pas les projets erronées des idéologues de la révolution.

Cette expérience à aussi eut une dimension éducative des plus importantes pour nos actions futures. Tous à Gdańsk se rappellent que l’affrontement dans la rue, même le plus violent, pouvait être perdu, qu’une foule désorganisée de manifestants est facilement divisée et dispersée. Cette violence engendre la violence, et le chaos paraît séduisant. C’est pourquoi l’ethos de la rébellion de Gdańsk en 1980 a été rédigé avec prudence et responsabilité, organisation et un fort esprit d’initiative. Ils y créèrent un cadre fort pour les émotions, et cela donne aux gens le sentiment profond d’un sens à leur combat, une vision conquérante.

Quand en 1987 à Zaspa, à Gdańsk, le Pape disait aux gens de Solidarność les mots de Saint Paul : « il faut continuer de porter les fardeaux les uns des autres », j’avais assisté à la scène de la vraie naissance de notre mouvement. Après deux jours de grève les ouvriers du chantier naval ont obtenu un accord salarial, Lech Walesa a donc annoncé la victoire. Ensuite de jeunes ouvriers d’autres usines mais aussi des infirmières et une délégation des tramways ont demandé : « et nous, et les autres, on nous oublie ? » Ce fut alors que pour la première fois les gens du chantier naval se sont mis à scander le mot « solidarité. » Ils se réunirent et décidèrent unanimement de poursuivre la grève, en ayant bien conscience, que cela mettrait leur victoire sur les salaires en grand danger. C’était leur premier triomphe significatif désintéressé. De par cet évènement, non pas anodin, le souvenir de Décembre s’achevait par les mêmes protagonistes que ceux ayant mené les deux protestations. Ils ont bien à l’esprit avec quelle facilité les autorités réprimaient leurs actions il y a dix ans. En 1970 les chantiers navals et d’autres usines agissaient indépendamment, en 1980 la solidarité est devenue quelque-chose de réel et d’étonnamment efficace.

4 - Lech Walesa, Héro national mythique

Août 1980 a été notre première génération à avoir été éduquée à l’école de la politique. Son sens fondateur est dans le principe de la lutte dans la rue et l’atteinte d’objectifs grâce aux négociations, à l’entente, par la recherche d’un compromis. Le compromis n’était pas ici l’objectif. C’était le moyen. Le but était de promouvoir la paix sociale, un pouvoir décent et une vie citoyenne. Les négociations impliquent une certaine souplesse, un peu d’ingéniosité, mais avant tout de détermination. Les pourparlers pouvaient durer, tant qu’il y avait derrière eux une forte impulsion représentant la reconnaissance sociale. Lech Walesa s’est avéré en être la personnification et l’accomplissement. Il a été le symbole de ce mouvement et le moteur des principaux changements dans la Pologne de l’année 1989.

La décision de Lech Walesa a été motivée par sa capacité à prendre la responsabilité des actions en apparence désespérées, et exigeant donc une imagination inédite ainsi que la foi. Cela a été le cas lorsque les trois défis qu’il a lancé en Août : au pouvoir, aux mécontents et aux radicaux dans leurs propres camps, furent menées à bien malgré les circonstances. Cela a été aussi sa capacité à endosser la responsabilité en 1989 du compromis difficile de la « table ronde » - à présent impitoyablement critiqué, même s’il

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a ouvert les portes à une victoire sans effusion de sang de la liberté. D’autre part, le bon sens et la si souvent décriée simplicité du calcul suggérèrent aux ouvriers et dirigeants des syndicats professionnels, le modéré Mazowiecki et l’âpre Balcerowicz, d’amener des garanties de réussite à la question le plus difficile : la reconstruction de l’économie polonaise dans les conditions de la révolution politique. Walesa a continué à maintenir cet élément essentiel dans le monde, et pas seulement dans la Pologne d’alors, la définition raisonnable du commandement : diriger pour la paix et la prospérité des citoyens.

Il pouvait faire appel aux syndicats professionnels, à l’humeur révolutionnaire et aux règles démocratiques pour bâtir un ordre économique traditionnel basé sur le marché, la propriété et la concurrence. Il a choisi des partenaires animés d’idéologies adverses, Leszek Balcerowicz et l’à présent sous-évalué, premier ministre Jan Krzysztof Bielecki. Ensemble, ils ont conduit la Pologne dans l’Otan et l’Union Européenne, en ayant au préalable contraint l’Union Soviétique à retirer ses troupes de notre pays. Aujourd’hui, peu se rappellent qu’aussi bien les postcommunistes, que l’aile gauche des pontes de Solidarność, ainsi que les hautes autorités Tadeusz Mazowiecki ou Bronisław Geremek, accueillirent sans enthousiasme le Go West forcé de Walesa et Bielecki.

Walesa est une personne qui dans le monde inspire le respect, on peut parfois ne pas le comprendre, trouver qu’il est un partenaire difficile, mais on ne peut pas ne pas le respecter. En imposer autant n’a jamais été le lot de son successeur. Kwaśniewski peut être aimé du monde, mais sa personnalité et son passé n’ont jamais supplanté l’aura et la réputation de Lech Walesa. Après tout, cette réputation était constamment remise en cause en Pologne, non seulement dans le milieu de ceux liés à l’effondrement du régime, mais avant tout par les gens et les médias du côté de Solidarność. Il a considéré comme une grande injustice sa propre image ainsi que les présidents lancés entre autre par Adam Michnik.

Je me rappelle très bien le célèbre article qui avait fait la une de la « Gazeta Wybrorcza » (« journal électoral ») pendant la campagne présidentielle de 1980. « Pourquoi je ne voterai pas pour Lech Walesa » comme le questionnait Michnik de façon rhétorique et convaincante, que le leader de Solidarność tolérait la ségrégation des bancs de ghetto, l’absolutisme, la dictature à la Antonescu (Comment Michnik en vient-il à cet instant précis à penser à ce dictateur peu connu du temps de la seconde guerre mondiale ?), des gouvernement incompétents et implicitement, la grossièreté. Cela n’a pas empêché, malgré des faits évidents, la poursuite d’une campagne visant à diminuer l’importance de Walesa, parfois hystérique, parfois insidieuse, marquée par un sentiment de supériorité et d’infaillibilité.

La présidence de Lech Walesa s’est avéré être un grand chapitre de l’histoire de la Pologne, malgré l’affaire autour de Wachowski, la décision Falandysz, malgré le conflit virulent ayant conduit à la fin du gouvernement Olszewski.

Il a été et est un homme rugueux. Il n’a rien en commun avec la bonhomie bon marché de Kwaśniewski. Ce n’est pas un maître de ce que les américains nomment le small talk. Ce n’est pas quelqu’un qui veux faire mine de quelque-chose, tenir le rôle de quelqu’un. Il est, pour ainsi dire, à sa façon d’une certaine manière, anachronique. En 1995, Kwaśniewski mettait en pratique les techniques marketing modernes et comprenait que pour gagner il fallait avant tout jouer la comédie, être cynique, le regard bleu indémodable, un polo disco, un régime et des promesses que personne ne se rappellera

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ensuite.

Walesa a entièrement sous-estimé ce processus sociotechnique, lequel était indigne de lui. Le jeu, la suggestion, pas pour lui. Il n’a pas voulu séduire à n’importe quel prix, il a considéré que la grandeur réelle se passe de publicité, à la différence de l’artifice, qui n’a pas une chance de l’emporter sans mensonges racoleurs. Lors de sa chute politique en 1995, il n’a pas bougé d’un pouce de son principe, ce qu’il en pensait, bah, balayant d’un revers, comme lors de sa sortie célèbre raillant « son parachutage. »

Le jour des élections, j’étais assis dans les studios de la télévision de Gdańsk, et lorsque j’ai compris que Walesa perdait de peu contre Kwaśniewski, des larmes me sont venues aux paupières. C’était certainement la seule fois de ma vie où la politique me mettait dans un tel état. C’était non seulement la défaite de Walesa, mais c’était aussi pour nous une défaite, mémorable sur le plan historique. Pendant des années, j’ai tenu pour politiquement et moralement évident, que la légitimité et le droit étaient du côté de Solidarność. Je ne pouvais croire et admettre que tant d’électeurs aient choisi les héritiers de l’appareil communiste, en dépit de l’évidente et pas si éloignée expérience. Il n’est rien de dire que le mouvement Solidarność s’en est trouvé divisé et partagé, qu’il y avait en lui trop d’ambition, et n’était pas assez en accord ou préparé à interagir. Il va sans dire que les coûts en termes de psychologie et de transformation sociale allaient être immenses.

Il ne suffit pas non plus de pointer les erreurs et les défauts de Walesa lui-même, il y en a un paquet, probablement trop. Cela ne suffit pas, il importe peu que les premières années de notre démocratie aient été très critiquées. Je sais : la réalité polonaise suivant 1995 ne correspondait à nos rêves d’indépendance en aucune façon. Pendant tant d’années, nous avons cru qu’il suffirait d’abolir le communisme, et de le séparer de la Russie, pour apporter le contentement général, si ce n’est le bonheur.

Lorsque j’étais encore étudiant, probablement en 1978, il se propageait dans Gdańsk des prospectus décourageant à la participation à des élections fictives. Il y figurait le slogan : « Il n’y a pas de pain sans liberté. » Avec cette affirmation est née l’illusion factice, que la liberté est la clef menant automatiquement à la prospérité, qu’elle ne nécessite pas de longues années d’efforts. La terrible impatience populaire, allié à l’avancement rapide de la progression de la détérioration des nouvelles élites au pouvoir a donné un verdict électoral étonnant. On peut chercher à le comprendre, mais on ne peut pas l’accepter. Ce n’est pas par hasard si pendant ces jours on évoquait si souvent par des commentaires discrets la légende de l’exil en Égypte. Les israéliens ont voyagé quarante ans dans le désert, avant de trouver la Terre Promise.

Aujourd’hui, le leader d’Août est attaqué d’une manière différente. Pour le dire simplement, quand des gens mauvais au nom de leurs intérêts politiques veulent vous prendre votre légende, ou, pire, la souiller, vous ne pouvez pas prétendre, que cela ne vous regarde pas. Une nation, qui ne peut pas protéger ses propres mythes, ne mérite pas sa grandeur. Quand j’ai exprimé publiquement mon estime et mon soutien à Lech Walesa, qui a été accusé de trahison et de dénonciation, il en a été très ému. Je me suis alors souvenu de la fin d’une grève. Walesa se tenait dans l'entrée de la cour, les gens applaudissaient en son honneur avec exaltation, et il est soudain devenu sérieux et il leur a dit : « Pourtant un jour viendra où vous me jetterez des pierres. »

Nous baignons chaque jour dans nos complexes polonais. Mais il n’y a sans doute pas d’autre nation européenne qui puisse se vanter d’avoir deux héros de notre ère globale,

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symbolisant le tournant entre les XXème et XXIème siècles, connus et acceptés dans le monde entier, à savoir Jean-Paul II et Lech Walesa. La sage fierté de leurs accomplissements est pour des Polonais l’armure la meilleure. En ce que les héros sont les signes les plus lisibles de notre mythologie nationale. Et privé de cela, nous n’avons pas les moyens de nous souvenir - la meilleure arme des Polonais.

5 - Août, ou encore le bonheur public

Solidarność a été pour nous le début d’un grand changement et la fin du Communisme. Et pour nommer la chose plus précisément, le premier évènement de ce changement était en 1980, le second en 1989.

En 1980 lorsque s’est brisé le monopole d’état du Parti Communiste, des millions de gens ont pu surmonter la peur et joindre le syndicat Solidarność, c’est-à-dire ceux qui en ont ressenti la force morale. Il y en eut d’autres par la suite, mais ce fut le premier d’une génération de soulèvement nationaux victorieux. Victorieux, en ce que qu’il a été capable de retenue, ou encore d’une combinaison de courage et de prudence. Après neuf années d’insurrection nous savions que nous participions au phénomène de dépassement de la fatalité historique et géopolitique.

En 1980 nous sommes devenus réellement indépendants et nous avons gagné un sentiment d’unité. C’était le triomphe de la volonté et de la justice sur l’hypocrisie, du courage sur l’opportunisme, de l’égoïsme sur le cynisme, de la responsabilité sur l’indifférence, du discours clair sur les mensonges, de la fiabilité sur la destruction, du patriotisme au-dessus de la jalousie et de l’oppression.

Août a eut une grande dimension révolutionnaire. C’était d’abord une révolution éthique inattendue et rare. Personne ne pouvait avoir, ni ne doutait, de quel côté étaient le droit et la vérité. Chacun d’entre nous, qui étions au milieu de ces évènements, avait en lui un sentiment d’allégresse et de force, nous en étions élevés au-delà de nous, faisions peut-être mieux que d’ordinaire.

La présence de la religion pendant toute la durée de la grève renforce cet aspect éthique de la révolution. Une des revendications des chantiers navals était la diffusion de la messe sainte par la radio nationale. La demande était manifeste et indiscutable. Mais le temps de la contestation durant, importaient bien plus les messes quotidiennes, les fréquentes confessions. Comme si les ouvriers s’attendaient pour une part au pire, et d’autre part s’étaient rendu compte, que la pureté de la cause nécessitait la pureté de leurs âmes. L’Église était alors de notre côté, indépendamment de ce qu’avait dit le Primat Wyszyński, craignant lui une dégénération du conflit politique.

Le Pape polonais était symboliquement présent dans le chantier naval. Tout comme il a été et continue d’être intensément présent dans toute l’histoire du dernier quart de siècle. Étaient présent ses portraits, et ces mots, lorsqu’il avait prononcé avec une puissance énorme à Varsovie, place Zwycięstwa : « Laissez votre esprit descendre et renouveler la face de la terre, cette terre. » C’était pour Gdańsk qu’avait été annoncé ce décret du changement par Jean-Paul II. Ici s’est modifiée cette terre. Personne n’eut aucun doute en cela. Il n’était pas possible de ne pas avoir à l’esprit ces mots en Août et pour les prochaines années.

L’expérience religieuse a été ressentie aussi fortement, par ceux éloignés du quotidien des sacrements et pratiques religieuses. La religion et les mots du pape nous appelaient,

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nous montraient la voie, la possibilité. Ils avaient la faculté de réveiller en nous force et croyance. Ils n’humiliaient personne, n’excluaient personne. Ils renforçaient.

Solidarność était au-delà des divisions idéologiques, n’ayant été ni à gauche, ni à droite. On peut appeler ce courant mouvement démocratique, puisque qu’il a mis en œuvre les principes d’égalité de vote, d’égalité de parole, d’égalité d’argument. Au chantier naval cela faisait coïncider : la possibilité de se mobiliser à nouveau, avec celle de recommencer à bâtir les institutions démocratique et la liberté. L’idéal athénien de la Démocratie directe se réalisait sous nos yeux. Nous l’avons clairement ressenti, en particulier au moment, où les négociations de nos dirigeants avec les représentants du Parti Communiste se firent publiquement, grâce à son émission par la radio des chantiers navals.

Ce mouvement n’a exclu personne hormis de parfaits dissidents. Nous demandions seulement un courage minimum et la responsabilité du bien commun. Et ceci d’après une échelle bien définie. Les grèves d’Août n’étaient que le début d’une vague de protestations dans toute la Pologne. On peut dire que ces ouvriers en grève ont fait attendre leur retour dans les usines. Le dynamisme de Solidarność a mis en mouvement un immense processus politique de maturation de la société et modifié presque toutes les aspects de la vie. Adhérer au syndicat demandait un courage minimum, la démonstration claire de ses idées, parce que malgré le caractère massif de Solidarność, ce n’était pas une foule anonyme, seulement un rassemblement de gens, avec des visages spécifiques et des noms. À l’époque renaissait la responsabilité individuelle, qui était un choix plus dangereux pour le Communisme que la force des structures syndicales.

L’automne de 1980 a été une période de débats exceptionnellement animés et le syndicat commençait à avoir une part de responsabilité sur les lieux de travail. C’était une période d’apprentissage de la politique et de l’art des négociations. Les principes introduits dans la vie du chantier naval de Gdańsk sont devenues des règles répandues. C’était une période de citoyenneté pour des millions de Polonais. Ils allaient enfin pouvoir se sentir un peu plus à la maison, et de là avoir toujours un réel impact sur ce qu’est le « moi », les préoccupations des entreprises de l’État les plus proches d’eux. De cette façon, le cercle d’impotence et d’impuissance imposée par les communistes était enrayé.

En Août, l’État ne tolérait aucune activité publique où ne soit pas exercé un contrôle par les autorités. Une certaine latitude permettait aux Polonais d’en profiter uniquement dans leur vie privée, une amélioration dans ce domaine avait été clairement perçue depuis la période de Gierek. À la maison, vous pouviez faire ce que vous vouliez, parler du gouvernement, mais pas de politique. Une règle de double réalité, dans laquelle la vérité a un caractère privé, et tout ce qui est officiel, étant mensonger, a été ensuite interrompu pas Solidarność. En Août, nous avons découvert pour nous, ce que les générations précédentes avaient découvert : le bonheur public. J’ai trouvé cette belle expression dans une interview avec Hanna Arendt, que nous avions publié dans la revue « l’Examen Politique. » L’auteure y faisait référence à la révolution politique, qui est à l’origine de la création des États-Unis.

Aujourd’hui, le bonheur public est devenu une réalité pour de milliers de Polonais de ma génération. Son origine était inhabituelle de par son intensité en ce qu’il participait à quelque-chose de très important, grand, proche du miracle. Avec un air bien différent de celui habituel, les ouvriers du chantier naval et les gens de Gdańsk s’étaient réunis des deux côtés de la porte. Pour les gens ordinaires, participer à l’histoire est le chemin le

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plus sûr vers leur dignité et leur fierté. Dans le socialisme du PRL, rien n’importait vraiment en dehors de la stricte sphère privée, tout était mensonger et petit. La « presque-vie. »

Je me souviens comment nous avons écouté la radio ondes courtes à la maison pendant les quelques jours qui ont suivi les évènements de Décembre. On tournait le bouton, et partout on entendait le nom de notre ville dans des langues différentes : Danzig, Gdańsk, Danziga. Malgré l’ambiance sombre, nous éprouvions une fierté d’enfants, que nous étions les témoins, bah, même les acteurs de ce spectacle célèbre qui avait retenu l’attention du monde. Désireux de fierté et d’importance, notre propre rôle est devenu permanent après Décembre, quoiqu’officieusement. En Août, ces sensations se sont accentuées, tout comme leur amplitude.

Les gens prenant le risque de changer, et trouvant une communauté prête à en faire autant, se sentent plus importants, le deviennent. Et pas parce qu’ils y gagnent un avantage sur quelqu’un, mais parce qu’ils y trouvent un sens. En Août, j’ai compris que l’un des droits de l’homme fondamental est celui d’être important, nécessaire, à plein temps. Le train-train sans espoir du monde du PRL était pour beaucoup de gens aussi pénible que la pauvreté ou les frontières fermées. Les jours de révolte, nous retrouvions un instant le sentiment d’importance, le genre de joie qu’ont les gens, dont dépend quelque-chose, qui font quelque-chose d’important, pas seulement pour eux.

C’est ce désir que ressentent les Polonais aujourd’hui, car tous n’eurent pas la chance de participer librement à quelque-chose d’important, qui dépasse l’horizon des préoccupations quotidiennes. Le désir de cette participation s’est manifesté avec une grande intensité lors des jours de deuil national qui ont suivi la mort du pape.

6 - Leçon de carnaval

Les seize mois de Solidarność ont été appelés un carnaval. Ce fut le cas pour tous les évènements d’Août 1980 à Décembre 1981. Le carnaval à cette chose en soi pour basculer de l’opaque hiérarchie en cours, inverser les personnages, avancer au premier rang, ceux restés dans l’ombre, relégués au néant. Oui, c’était un carnaval de liberté et d’activité civique, sauf que, même un très bon carnaval se termine en général rapidement. Tout retourne aux règles figées et préétablies, et l’ancienne hiérarchie gagne à nouveau. La loi martiale, malgré l’intention générale, n’a pas rétabli la norme morose avant Août, parce qu’en 1980, la Pologne était déjà différente, les mitraillettes et les chars ont pu ramener l’ordre et une obéissance relative, mais les Communistes n’étaient pas encore en mesure de reprendre le contrôle de nos esprits. Ils dirigèrent, décidèrent, mais ils ne purent inciter les gens à croire à tous leurs arguments. Ils ne pouvaient plus convaincre personne, au mieux soudoyer et intimider. Ils en restèrent aux méthodes les plus viles du régime : chantage, surveillance, et propagande cynique à la limite de l’insensé.

Le Parti Ouvrier après des purges successives et son auto nettoyage paraissait toujours plus triste. Ils y sont restés ou y ont adhéré pour faire carrière, cyniques, types lâches et rufians avérés. Plus personne n’ignore, les armes de la classe ouvrière, ou sa volonté de réaliser le projet nommé Socialisme. Le parti représentait seulement ses intérêts. Ce n’est pas sans conséquences pour nos vies à compter d’aujourd’hui. En fin de compte, les membres de l’appareil du PZPR, sont la base et les cadres du SLD.

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gouverner avec l’usage de la matraque, la censure et les coupons de boucherie, bien qu’ils n’aient pas la moindre idée, de ce qu’ils avaient perdu leur pouvoir sur le peuple, également parce qu’il s’était amélioré.

La grande leçon nationale de comportement public convenable, même courte, a montré, que la vérité n’est pas impuissante en face d’un mensonge organisé et militarisé, que l’altruisme n’est pas synonyme de crédulité, et que l’impossible devient possible, si on le veut très fort, et qu’on peut payer pour cela un prix élevé. C’est pourquoi les Communistes ont du perdre indépendamment de toutes autres causes objectives. Pas plus leur tactique d’intimidation (l’assassinat du Père Jerzy Popiełuszko) ou leur apprivoisement d’éléments non communistes de l’élite (du Conseil Consultatif au général Jaruzelski) ne pouvaient changer le cours des évènements.

En 1980, quand eurent lieu les pourparlers avec Walesa, quand les leaders de l’opposition ont pu s’exprimer, les gens de Jaruzelski ne s’attendaient probablement pas à ce que leur gouvernement se termine aussi vite. De par leur lecture erronée des grèves d’Août et de Mai, ils ne s’étaient pas encore rendu compte, que la force du refus est sans comparaison plus grande que la force de structures d’opposition organisées.

L’élan de solidarité des années 1980-1981 était le premier acte de la révolution politique, le rejet des mythes socialistes et plus important encore, la condamnation de la force brutale et de la supériorité des Communistes. Quand la crainte prend fin, quand l’indifférence cesse d’avoir un prix, quand les gens deviennent des citoyens, toute dictature commence à d’effondrer. En 1989 fût entreprise l’institutionnalisation de la révolution Solidarność, la traduction de ses objectifs et principes éthiques en solutions concrètes, légales, financières, politiques. Nous ne savions pas encore que ce serait l’aspect le plus difficile.

Solidarność est notre héritage durable, et l’espèce d’amoindrissement, s’il on peut dire - de son trésor, il n’a pas toujours été possible, voir rarement, d’y faire face. Il reste en nous une sensibilité à la tromperie et aux mensonges en politique, l’idéalisation du service public et le patriotisme de l’expérience d’Août ont renforcé la croyance des Polonais que la chose politique devrait être désintéressée. Si aujourd’hui, nous éprouvons une telle crise de confiance en les politiques, indépendamment de la tradition dont-ils proviennent, si à une si grande échelle les citoyens se détournent en masse de l’activité publique, ne participent pas aux élections, aux référendums, c’est en partie dû à cette conviction. Nous considérons généralement que la condition d’une bonne direction est une intention claire et la solidarité avec les plus démunis. Il est aussi resté en nous - et c’est un motif supplémentaire pour nos hautes exigences en politiques - une image idéalisée de la Deuxième République. La légende de Piłsudski et de ses Légions s’est mêlée et se mêle avec la légende du premier Solidarność. On admirait chez le Maréchal, non seulement son altruisme, son courage, son aptitude à la pensée politique, mais aussi pour sa détermination, ou même son intransigeance, lorsqu’il fallait l’être.

En aucun cas nous ne pouvons renoncer à ces exigences. Bien au contraire, le premier défi de la politique polonaise est de rétablir le désintéressement comme norme directrice dans l’acticité publique. Ceci n’est pas une demande naïve. Naïve est la croyance, que sans cela, il soit possible de reconstruire la croyance élémentaire entre le peuple et le pouvoir. L’aspect critique de notre démocratie, soutenue par le challenge de construire une nouvelle République porte déjà ses fruits. Des citoyens qui cessent d’être si impuissants contre la laideur de nos politiques. Leur opposition ne permet pas, que la

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politique vue comme une course à l’argent, comme un jeu cynique d’influence et de privilèges, soit traitée comme une chose normale.

Si aujourd’hui la crise de confiance en politique et en la démocratie polonaise est le thème principal du débat public, ce fait est déjà en lui-même, source d’espoir. Il est difficile de changer les habitudes de gouverner - elles n’ont pas été inventées ces dernières années. Ils ont eux-mêmes une longue histoire. Beaucoup de ceux qui ont exercé le pouvoir durant ces quinze dernières années ont conçu leurs idées du temps de Gierek, et c’était une décennie de socialisme, lorsque les mécanismes divins ont été mis en place, le pouvoir les a utilisés de manière extrêmement cohérente. On ne peut pas ramener de nos jours l’allégresse de Solidarność. Pour corriger la politique polonaise, il faut procéder de la manière constitutionnelle et légale le garantissant. De cette façon seulement, on peut stopper ceux, qui considèrent le pouvoir comme un accès privilégié aux biens matériels.

7 - L’école de la vie à Gdańsk

Solidarność était ouvert à beaucoup de tendances idéologiques. C’était le retour à l’âge d’or de la tolérance polonaise. Je ne me souviens à cette époque ni de slogans antisémites, ni de l’anticléricalisme tape-à-l’œil de nos jours. Il n’y avait aucune trace de la mentalité Nouvelle Démocratie, avec leur méfiance des étrangers, des pensées alternatives, ou typiques de leur réticence actuelle à l’intelligence. Je ne pense pas que Solidarność ait construit à l’époque un projet constitutionnel. Il n’y avait pas d’idées claires concernant la Pologne. Son autonomie en général semblait peu convaincante, probablement même pour ceux ayant voté lors du Ier Conseil NSZZ « Solidarność. » Compréhensibles, bien que non directement exposés, ses objectifs communs étaient : souveraineté nationale, démocratie, élections libres, travail convenable. Mais ils devaient évidement ensuite en rester à l’étape du mot d’ordre général. Seulement vers la fin, le « réal-socialisme » a commencé à cristalliser des projets politiques plus concrets. Une importante partie de la communauté est restée dans la couche de sensibilité de gauche, moi et mes collègues avons suivi un chemin distinct.

La réalité de la loi martiale a incité à une réflexion critique sur la stratégie d’action clandestine des autorités du syndicat. Après une autre manifestation dans la rue, un soir d’octobre 1982, nous étions fatigués par une course avec la milice réserve motorisée et le placement d’une barricade, nous étions assis avec le groupe d’amis avec qui j’avais formé l’Association des Étudiants Indépendants deux ans auparavant. Nous avons décidé de créer un magazine. Contrairement à ceux existants nous avons rédigé un journal clandestin. L’ « Examen Politique » devait poser les bases idéales et factuelles de la nouvelle politique. La révolte contre la bassesse des autorités avait conduit les intellectuels dans une impasse, et l’esprit syndicaliste est devenu de plus en plus anachronique. Nous étions dans la clandestinité de Solidarność, tout en étant à la recherche de nouvelles impulsions. Les lectures et débats lors de réunions officieuses nous ont menés du côté des traditions libérales et néoconservatrices.

Nous avons rapidement compris que le problème fondamental était de restaurer la propriété et des règles normales de gestion, de moderniser la Pologne et de la faire entrer dans l’Europe, de privatiser et de généraliser la propriété foncière. De pareilles opinions durant le milieu des années 80 nous vouèrent à la solitude, quoiqu’avec le temps de

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nombreux militants de Solidarność finirent par être convaincus par nos raisons. C’est certainement pour cela que nous sommes parvenus à éviter un piège idéologique. Nos idées n’étaient pas l’unique résultat de spéculations intellectuelles, selon la tradition à Gdańsk, l’ancienne et celle de Solidarność, nous nous étions fondés sur notre propre expérience et celles des gens à nos côtés. Même pendant la loi martiale, lors de discussions n’en finissant pas sur Solidarność, évaluions avec scepticisme les orientations des idéologies fascinantes de certains leaders du mouvement, qui croyaient en « la révolution permanente », la grève active », la « totale autogestion. »

La vérité est banale, cela irrite certains intellectuels révolutionnaires. Pour nous, l’objectif était de rétablir la normalité, de revenir aux valeurs traditionnelles dans la vie sociale, et non de construire un nouvel ordre, original. En un sens, nous avons plaidé pour la contre révolution, et non la fin de la révolution. « Le socialisme est comme cela, je ne l’ai pas dévoyé », parce que nous savions que le socialisme était une grande guerre.

Une expérience particulière, à laquelle nous avons pris part était à Gdańsk « le nouvel esprit d’entreprise » (encore cette couleur locale). La loi martiale a chassé en dehors du cadre officiel des milliers de gens, souvent éduqués, manigançant peu, avec l’ambition d’être autonome à tous les niveaux. Parce que qui à Gdańsk a vécu Solidarność, ne peut plus revenir au rôle de petit rouage dans la machinerie de l’État. Certains ont émigré, mais beaucoup d’entre nous ont fait un autre choix ; l’opposition plus l’indépendance économique.

Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt, il y avait dans la Tricité, plus de sociétés de droit commercial que dans toute la Pologne. En 1988, il y en avait plus d’un millier, sans compter les coopératives, comme notre « Świetlik » et ses « alpinistes industriels » à laquelle ont participé de nombreux militants de Solidarność et du mouvement étudiant. J’y ai passé sept ans à peindre des cheminées.

Chacun de ses employés était non seulement accroché à des cordes à deux cent mètres au dessus du sol avec un pinceau à la main, mais aussi organisait les commandes, négociait de bas couts, rationalisait les méthodes de travail. On gagnait notre vie comme travailleurs en Silésie, à Płok ou à Bielawa, où l’économie administrative est souverainement corrompue (qui croit que la corruption est une invention datant de ces dernières années, se trompe) dans l’absurdité de l’économie planifiée, mais nous devenions aussi les gestionnaires de notre propre travail, et les propriétaires de nos coopératives.

La coopérative « Świetlik », que nous avons plus tard appelé Gdańsk (nous avions tous une véritable obsession pour notre ville) s’est révélée être une école de la vie difficile, mais - nous savions - ce qui ne nous tue pas, nous renforce. J’y ai appris la responsabilité du groupe, en ce que de l’erreur de l’un d’entre nous peut dépendre la vie d’un autre. Ce travail était physiquement éprouvant et parfois très risqué, mais il a créé un lien fort et un sentiment d’assurance. Quand après le travail notre équipe allait prendre une bière, elle suscitait le respect parmi les plus durs à cuire.

Nous avons transmis, ce qui nous est apparu dans notre coopérative, le principe « un pour tous et tous pour un. » C’était aussi d’une certaine manière une école du commandement, certains travaux étaient très fatigants, d’autres mal planifiés et donc rapportaient peu. Quand je suis entré au conseil d’administration de « Świetlik », j’ai vite compris, en quoi consistait la responsabilité de sa direction. Lorsqu’un chantier nouvellement débuté s’avérait trop lourd, trop risqué pour l’équipe, le conseil d’administration arrêtait ce

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chantier. C’était notre seul privilège.

Je me souviens d’un tel contrat fantôme en Silésie. Dans l’une des centrales électriques de Jaworznia, nous entretenions la charpente en acier qui soutenait le toit du hall principal. Nous étions suspendus à quarante mètres, en dessous de nous de nombreuses turbines étaient toujours en fonctionnement, de la poussière, presque cinquante degrés Celsius et un travail toujours de nuit. Nous logions dans un hôtel pour ouvriers, une caserne austère dans une rue triste, avec comme voisinage un commissariat de police et une clinique de soins psychiatriques. De jour c’était les cartes, la bière et les discussions sur la politique, le foot et les femmes, la nuit, c’était le travail. Après trois mois, il ne restait que la moitié d’entre nous, un de nos collègues a fait une grave dépression et a fini à l’hôpital. Vers la fin, nous avons travaillé sans assurance, indifférents à tout. Mais nous avons tenu.

Cette expérience de solidarité clandestine et de responsabilité de soi tout en étant soudés au bout du compte m’a formé. Cette école de la vie de Gdańsk supprimait le choix drastique auquel avait à faire toute notre génération ; celui de partir ou de renoncer. J’ai été travailleur en altitude, d’autres se sont occupés d’artisanat, d’autres encore ont été consultants. Krzysztof Bielecki le futur premier ministre a été copropriétaire et chauffeur de camion. C’était en 1982. Il a trouvé un partenaire, Sébastien Markiewicz, qui a vendu tout, ce qui a pu trouver acquéreur, et l’argent - au désespoir des siens - fut réinvesti dans un camion. Bielecki racontait plus tard le changement miraculeux de son partenaire. Pendant les vingt dernières années, il a été un chauffeur « étatisé », le mercenaire maltraité, dupé par l’État sur l’essence et accablé d’heures supplémentaires. Comme tout le monde à cette époque.

Tout à coup il s’est trouvé dans une situation complètement nouvelle. Il est devenu propriétaire. Et il est devenu un homme complètement différent, une preuve vivante de la vérité oublié à cette époque, que la propriété privée est une garantie de liberté, et l’indépendance - de dignité. De Sébastien, il est devenu monsieur Sébastien, remarquable, en ce qu’on ne pouvait pas s’y tromper, et cet ami - partenaire, a pu renouer avec l’argent et construire sa propre stratégie fiscale. Sa famille aussi a changé, elle est devenue ouverte, et assurée d’avoir sa place dans le monde. M Sébastien a rapidement commencé à aider les autres, et a organisé un évènement sportif pour les enfants et les handicapés, bien que personne ne le lui ait demandé. Il a rassemblé de l’argent pour ce faire. Il ne gagnait pas beaucoup, mais il était convaincu de sa propre force. Il croyait pouvoir faire, ce qu’il avait décidé.

De telles personnes, « les docteurs es peinture des ponts » comme on nous appelait malicieusement dans la Tricité, étions toujours plus nombreux. Ceux d’entre nous, qui en plus du travail s’occupaient d’activités illégales, ont apporté aux structures syndicales clandestines déclinantes des idées nouvelles, de l’énergie et de l’efficacité dans la gestion à la place de l’impuissance romantique. C’est pourquoi entre autre les grèves de 1988, malgré le manque d’enthousiasme, furent très efficaces.

8 - Année 1989, ce en quoi consiste le gouvernement

Notre milieu, par ses projets et explorations, nous situait un peu à l’écart du cours principal de l’opposition, mais nous n’étions pas pour autant exclus du mouvement Solidarność. Nous avions prédit que les changements économiques allaient être

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douloureux pour de nombreux groupes sociaux. Qu’ils allaient signifier la fermeture d’usines non rentables. Mais nous étions convaincus qu’il n’y avait pas d’alternative a une économie libre. Je savais que les idées associées à la « troisième voie », la « société civile non bourgeoise » étaient de l’utopie et de la fiction politique, indépendamment de leur origine. La société civile, sur laquelle on a tant écrit dernièrement, et qui est la condition de la démocratie, est liée à la liberté économique et à la protection juridique des personnes privées. Les classiques de la pensée politique l’ont prouvé : Adam Smith, Alexis de Tocqueville, l’Histoire l’a confirmé ainsi que notre histoire personnelle. Nous avons choisi le capitalisme démocratique.

Cela est fonction de la question de l’État. Pour moi et mon entourage, il n’y avait pas de doute, que l’origine principal de l’effondrement de la civilisation polonaise était le Communisme et ses inséparables compagnons : étatisme, expropriation de biens, inepte bureaucratie du parti, qui a borné l’initiative des gens, et les a réduits à la dépendance et à l’impuissance. Je ne doutais pas qu’il y avait besoin d’un État fort, mais pas d’un État tout-puissant, un État de droit fort et déterminé, et pas une multitude de fonctions et d’engagements, qu’il puisse se prendre en charge, qu’il soit un État nécessaire à la création de marchés actifs, mais où l’on impose aux entreprises aucunes obligations extra-légales.

Puis nous avons commencé à comprendre, que la promesse de la démocratie n’est qu’une des dimensions de l’ordre futur. La seconde est l’économie, la troisième la force. La politique, qu’on le veuille ou non, est cependant l’aptitude à utiliser la force nécessaire pour l’organisation de l’espace public. L’opposition des années 70 a rarement été considérée en terme de force. Sa vision politique était plutôt naïve : la force n’était qu’un facteur de destruction, menant à l’oppression, à la violence, à l’asservissement. En ce que cette vie nous a appris, que la force prédispose au mal. C’est pourquoi nous avons essayé de faire un atout de notre propre impuissance, voire une idéologie spécifique ; le Pouvoir y était associé à la violence, et l’un des dogmes principaux de Solidarność, était l’action non violente. Machiavel était dans le mépris, Gandhi un modèle de comportement politique. Et du coup on a peu parlé des problèmes économiques et rarement discuté les questions de l’État et de l’ordre juridique. Nous, dans notre entourage, savions qu’il ne faut pas limiter la politique au jeu des forces, mais seulement, dans un esprit libéral, nous devons la soumettre à un contrôle, apprendre à l’arrêter et à l’équilibrer.

Nous avons créé clandestinement « l’Examen Politique » (le premier numéro est paru au Printemps 1983), il devait être dans un avenir proche, le promoteur d’une approche politique plus réaliste. L’un de ses membres a souvent proclamé qu’une période de transition est nécessaire entre l’ère communiste et un système entièrement démocratique. En tant que communauté, nous rejetions cependant réellement la vision évolutive et volontaire d’une transition du régime communiste vers une version pro-marchés d’un autoritarisme éclairé.

Nous avons continué à croire au message : « Il n’y a pas de liberté sans solidarité » ce qui a été très agaçant pour les libéraux orthodoxes comme Janusz Korwin-Mikke. « Qu’y-a-il pour vous de motivant, puisque vous avez organisé les grèves avec les ouvriers, et lutté pour la restitution d’un syndicat ? » a-t-il demandé lors de la première réunion à demi légale de la communauté libérale de toute la Pologne, que nous avions organisé en Décembre 1988, bien sûr à Gdańsk. Son agacement s’est mué en vengeance quand dans l’intervalle entre les rapports sur la nécessité d’écrire une nouvelle

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