C’est fou ce qu’ils ressemblent à une machine de Tinguely, les circuits et courroies qui fabri
quent le savoir médical. Des études cliniques aux guidelines en passant par les métaana
lyses, un impressionnant dispositif mouline les données brutes selon des mécanismes com
plexes, de subtiles lois statistiques et des algo
rithmes enchevêtrés, produisant, à la fin, une connaissance incertaine et pas mal de fumée (des guidelines contradictoires et dont les prati
ciens ne savent que faire).
Depuis le début de l’année, le BMJ a publié plusieurs articles s’intéressant à cette machine, décrivant ses différents rouages, bras articulés et surtout astuces à créer du spectacle – pour les médecins et la population – qui en forment le cœur (peutêtre même, en plus d’avoir un cœur, fabriquetelle du cholestérol, allez savoir).
Prenez l’article dont le titre donne une colora
tion ethnologique à une pratique moderne de la recherche : «l’idolâtrie de la substitution».1 Les auteurs s’en prennent à la focalisation, de plus en plus intégriste, des études cliniques sur des critères de substitution (surrogate outcomes) plutôt que sur ceux qui importent aux patients, les paramètres durs (hard outcomes), tels que la durée ou la qualité de vie. Regardez le dia
bète. Tout est organisé pour que le médecin et son patient s’occupent religieusement de la pres
sion sanguine, du cholestérol, de l’excrétion d’al
bumine ou de la protéine C réactive et, plus ré
cemment, l’hémoglobine glyquée. Alors que le but exprimé par les patients diabétiques (quand on le leur demande), c’est de prolonger leur vie sans perte de vision ou insuffisance rénale. Bien sûr, ces critères de substitution sont plus faciles à observer que ceux concernant la qualité de vie. Grâce à eux, on sait plus vite, avec de plus petites études, si un traitement marche. «Com
me ils répondent au traitement bien plus rapide
ment que les buts qui importent aux patients, ces critères de substitution représentent les buts finals des études cliniques qui doivent être ache
vées rapidement et à bas coût», rappellent les auteurs. L’ennui est que le lien de causalité en
tre eux et les critères durs est loin d’être à toute épreuve. Il existe par exemple des médicaments qui réduisent l’hémoglobine glyquée mais aug
mentent le risque cardiovasculaire, ou des anti
hypertenseurs qui ne diminuent pas le risque d’AVC. Que des biais puissent intervenir dans la substitution des critères n’intéresse cependant pas beaucoup de monde. Ils sont si nombreux, ceux qui ont intérêt à les valoriser, des produc
teurs de médicaments aux cliniciens, des so
ciétés de spécialistes aux fabricants de tests.
Mais le phénomène est encore plus profond.
S’il faut parler d’idolâtrie, c’est que la médecine en arrive à prendre la statue pour son modèle : à voir dans les critères de substitution de vérita
bles nouvelles maladies. C’est à travers eux que se déterminent la qualité des soins et leur rem
boursement. Le culte qui leur est voué décide de l’économie de tout le système : ils génèrent une industrie d’innovation «faussement positive»
pour les patients et la société. Tout est fait pour
«soigner ces critères», même si le résultat est un bénéfice nul ou marginal sur ce qui compte humainement. Non seulement de l’argent est gaspillé, mais l’énergie de la recherche est dé
tournée des études visant les critères durs, seules capables de fonder une médecine «cen
trée sur les patients». Petite lumière dans l’obs
curité : la FDA envisage d’imposer des critères durs à toutes les études cliniques.
Publié le même mois, un numéro du BMJ con
sacre plusieurs articles, plus subversifs encore, à «l’inconduite» en recherche. Comme l’écrit Fiona Godlee dans son editorial’s choice,2 ce terme regroupe tout ce qui touche «l’intégrité de la science», donc sa crédibilité. Godlee cite Blumsohn et Wilmshusrst, qui ont traqué durant leur carrière les fraudes, ou encore Chalmers qui a lutté pour la «pleine publication des résul
tats de recherche» : or, tous les trois estiment que ces problèmes sont loin d’être résolus. Pire : l’ambiance est plus que jamais à la tolérance.
Portés par l’impunité quasi générale, les cher
cheurs hésitent de moins en moins à manipuler ou cacher des données ou des faits ennuyeux.
De toute la palette des inconduites, la sup
pression des données est la plus répandue.
«Une forte proportion de faits issus de recher
ches sur l’humain n’est pas transmise et une partie est transmise inadéquatement» rappel lent Lehman et Loder, dans un article du numéro.3 Le constat est accablant. Notre fameuse evi
dencebased medicine est construite sur une manipulation systématique à visée optimiste (et commerciale). De cette «inconduite», qu’il vau
drait mieux appeler délinquance, résulte con crè
tement de la souffrance et de la surmortalité.
Sans compter que des patients acceptent de participer à des études sur la base de la pro
messe que le risque qu’ils prennent bénéficiera à d’autres. Ils sont trompés.
Contre ce phénomène, des mesures sont pri
ses, certes. En 2005, il a été proposé qu’au
cune recherche ne puisse être publiée si elle n’a pas été enregistrée dès son début (au mo
ment où on ignore si elle sera positive ou non) dans une base de données indépendante. Ex
cellente idée. Mais il s’avère que, 30 mois après l’enregistrement, seule une étude sur deux trans
met ses données au registre. Les preuves con
cernant ce qui ne marche pas disparaissent. Ce que proposent les auteurs ? Que soit créée, au niveau mondial – donc par l’OMS – une grande base de données, qui enregistrerait les proto
coles, les données brutes, les résultats, les sou
missions et publications de toutes les recher
ches cliniques. Ce serait en effet une solution.
Mais pour le moment, rien ne bouge.
Enfin, la partie terminale de la machine à pro
duire du savoir : les guidelines. Le numéro du 28 janvier du BMJ met en scène une contro
verse à propos des dernières recommanda
tions de l’Institut britannique NICE sur la prise en charge de l’hypertension. A lire d’une part les critiques, qui affirment que ces nouvelles direc
tives sont trop compliquées et surtout insuffi
samment basées sur des preuves et, d’autre part, les réponses miconvaincantes de leurs auteurs, on se dit que l’incertitude règne comme jamais.4 Les guidelines représentent une volonté de clarté en partie usurpée. Ce qui manque, c’est là encore un système mondialisé : un «réseau de métaanalyses mises à jour». Mais une ma
nière evidencebased de les élaborer fait aussi défaut. Soyons francs : la fabrication des guide
lines reste une science mal définie – non scien
tifique en réalité.
Une note d’espoir, malgré tout. Audelà de ses faiblesses, la science médicale continue de se nourrir d’idées révolutionnaires. Ainsi, dans un article publié le 7 février par le BMJ,5 Tjeerd
Pieter van Staa et coll. proposent de mettre en œuvre la folle idée que Richard Smith avançait en 2001 déjà : le recrutement en routine, en temps réel et au niveau mondial des patients dans des études randomisées. «Nous ne sa
vons pas quels traitements sont utiles pour un AVC aigu, écrivaitil, mais si tous les patients du monde subissant un AVC étaient enrôlés dans des études, nous aurions assez de patients dans les 24 heures pour répondre à beaucoup de nos questions».
En médecine comme ailleurs, le monde a main tenant besoin d’une coopération mondiale.
Il a besoin que l’on sorte des bidonnages amo
raux et de l’égoïsme des intérêts particuliers et que l’on prenne l’humain au sérieux.
Il n’y a que cette utopie qui puisse extirper le savoir médical de la machine à amuser la gale
rie dans laquelle il s’est enfermé.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
392
Revue Médicale Suisse–
www.revmed.ch–
15 février 20121 Yudkin J, et al. The idolatry of the surrogate. BMJ 2012;
344:224.
2 Godlee F. Research misconduct harms patients. BMJ 2012;344:e14.
3 Lehman R, Loder E. Missing clinical trial data. BMJ 2012; 344:d8158.
4 Brown MJ, et al. Navigating the shoals in hypertension.
Discovery and guidance. BMJ 2012;344:d8218.
5 Pragmatic randomised trials using routine electronic health records : Putting them to the test. BMJ 2012;
344:e55.
Le grand bazar des études cliniques
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