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L’école du tournant des XIXe et XXe siècles, une scène de la lutte des classes ?

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L'école du tournant des XIXe et XXe siècles, une scène de la lutte des classes ?

HEIMBERG, Charles

HEIMBERG, Charles. L'école du tournant des XIXe et XXe siècles, une scène de la lutte des classes ? In: Art, Image(s), Histoire. L'école : représentation(s), mémoire. 2006.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:22938

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L’école du tournant des XIX

e

et XX

e

siècles, une scène de la lutte des classes ?

par Charles Heimberg (Université de Genève)

Le contexte

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les États-nation européens ont développé un enseignement qui était destiné à leurs populations rurales et ouvrières. En

France comme à Genève, c’est le principe d’une instruction primaire, publique, laïque et obligatoire pour tous qui a ainsi émergé.

Cet enseignement primaire s’inscrivait déjà dans une double finalité. Il fallait d’une part préparer les nouvelles générations à s’insérer dans les rouages de l’économie nouvellement industrialisée ; il fallait d’autre part rendre la population capable d’exercer ses droits politiques sans mettre en danger la démocratie.

C’est dire que l’école de cette époque se voulait passablement prescriptive. Jules Ferry a d’ailleurs bien stipulé qu’il s’agissait à ses yeux de faire comprendre à ces milieux populaires la nécessité de se détourner de la solution socialiste1. Cela dit, en ce qui concerne le droit de tous à l’instruction, la situation n’en était pas moins complexe. En effet, à cette époque comme aujourd’hui, l’école exerçait déjà une double fonction contradictoire, à la fois dans le sens d’une émancipation par le savoir et dans celui d’une scrupuleuse reproduction des inégalités et de l’ordre établi.

Comment le monde ouvrier a perçu ce droit à l’instruction

C’est dans ce contexte que la question se pose de savoir comment le monde ouvrier a perçu ce droit à l’instruction qui était en même temps une obligation scolaire. Pour le comprendre, il y a lieu de tenir compte du fait que l’État social était encore inexistant et que ces milieux populaires ne faisaient guère encore l’objet d’une intégration sociale et politique dans la société dominante, tout particulièrement en Suisse. Ils restaient alors dominés, et démunis, malgré le travail des organisations de la trilogie ouvrière, syndicats, partis socialistes et structures coopératives, qui tentaient alors, par des moyens qui leur étaient propres, de rendre la question sociale moins aiguë. Précisons aussi que les sources sur lesquelles nous avons travaillé, dans le contexte genevois, sont constituées pour l’essentiel de la presse du mouvement ouvrier, les archives des organisations politiques, syndicales et coopératives d’avant 1918 ayant presque toutes été détruites ou perdues dans la région.

Le recours aux concepts de champ d’expérience et d’horizon d’attente introduits par Reinhart Koselleck2 peut être mis à profit dans cette réflexion. En effet, le rapport entretenu par le monde ouvrier avec l’institution scolaire a largement dépendu de cette expérience collective et de cette vision de l’avenir3. Il a découlé

1Voir Claude Lelièvre,Jules Ferry, la République éducatrice, Paris, Hachette - Éducation, 1999.

2Reinhart Koselleck,Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques. Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 1990 (1979).

3Charles Heimberg,L’œuvre des travailleurs eux-mêmes ? Valeurs et espoirs dans le mouvement ouvrier genevois au tournant du siècle (1885-1914), Genève, Slatkine, 1996.

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de la manière dont les ouvriers se sont formés et ont eu eux-mêmes à effectuer des apprentissages. Il a ainsi été forgé par la manière dont les ouvriers se sont représenté l’avenir.

En Suisse romande et à Genève, s’agissant des espoirs ouvriers d’émancipation politique et sociale, tout s’est passé en réalité comme si l’investissement dans l’éducation de ses propres enfants ne pouvait apparaître que dans les moments de reflux de la mobilisation, en substitution des espoirs plus immédiats suscités par ces situations de lutte. Ce constat concerne d’ailleurs aussi bien l’institution scolaire que la formation des adultes dans le cadre de l’extension universitaire ou des universités populaires.

En d’autres termes, après des années de fortes mobilisations, soit une vague de grèves qui a touché Genève, puis l’ensemble de la Suisse romande, au cours de la première décennie du XXe siècle, le mouvement ouvrier organisé s’est mis à investir la question de l’éducation, soit, pour les socialistes, en se battant pour une extension du droit de tous à l’instruction dans le cadre de l’État bourgeois et de son arsenal législatif et réglementaire ; soit, pour les anarchistes et les

syndicalistes révolutionnaires, en promouvant l’expérience d’une petite école alternative destinée au monde ouvrier, l’École Ferrer de Lausanne, qui a existé de 1910 à 19194.

L’expérience de cette école libertaire n’a pas vraiment brillé par la qualité et la solidité de ses réalisations pratiques. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement, à cette époque, dans une telle situation de marginalité ? Mais la nécessité de se justifier, pour obtenir notamment toutes les autorisations officielles qui étaient nécessaires, a suscité la rédaction d’un organe de promotion, le Bulletin de l’École Ferrer. On y trouve toutes sortes d’articles pédagogiques, rédigés par les acteurs de l’expérience, en particulier le médecin anarchiste Jean Wintsch5; mais aussi des textes provenant d’ouvriers et de militants qui s’expriment sur ce qu’ils attendent d’une telle école. C’est un véritable recueil, très riche, d’arguments et de descriptions de pratiques éducatives où se mêlent des propos d’ouvriers et de pédagogues novateurs.

Du côté des socialistes et des syndicalistes plus modérés, les articles de presse apparaissent après les grèves des premières années du siècle. Il faut dire que l’introduction de l’instruction primaire publique, laïque et obligatoire est une œuvre du parti radical, parti bourgeois progressiste à cette époque, qu’elle est donc antérieure à l’élection des premiers députés socialistes sur le plan cantonal.

La question qui se posait alors était de savoir quel pouvait être le sens, d’un point de vue ouvrier, de ce droit à l’instruction ; tout en cherchant à en améliorer les conditions concrètes et économiques, en exigeant notamment la mise à

disposition gratuite du matériel scolaire pour les familles ouvrières.

Mais ce qui est frappant, à l’époque, c’est que cette question éducative semble davantage vouée à faire reconnaître et respecter l’identité ouvrière qu’à faire accroître un quelconque potentiel de mobilité sociale. Les enfants d’ouvriers ne sont pas faits pour aller à l’université, et n’y aspirent pas. Mais ils doivent trouver

4Voir Charles Heimberg, « L’expérience de l’École Ferrer: déboires pratiques et modernité

pédagogique »,Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne, 2000, pp. 27-42 ; et « L’écho de l’Éducation nouvelle au sein de l’École Ferrer lausannoise (1910-1921) »,Paedagogica Historica, Vol. 42, N°1&2, 2006, pp. 49-61.

5Jean Wintsch (1880-1943), proche des milieux anarchistes à cette époque, était médecin à Lausanne.

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dans l’école de quoi les aider à devenir de bons ouvriers, voire de bons citoyens capables de s’engager pour leur émancipation sociale.

Depuis lors, la manière dont la gauche politique et syndicale a appréhendé la question scolaire a bien sûr évolué. Dans le contexte genevois, on peut identifier au moins deux grandes tendances ultérieures, même si la genèse de l’idée

d’école unique, et des aspirations sociales qu’elle implique, y est sans doute aussi partiellement antérieure, comme l’a montré Frédéric Mole pour la France6. À partir de l’entre-deux-guerres, il s’est agi, par des systèmes de bourses, de garantir aux enfants du peuple qui étaient les plus méritants l’accès à des études universitaires qui ne devaient pas leur être fermées du seul fait de leur origine sociale. Ces préoccupations nouvelles ont été accompagnées des premiers débats sur l’école moyenne et sur la nécessité de proposer un enseignement secondaire commun à tous les élèves en prolongeant la scolarité obligatoire. Plus tard, autour des années soixante, les besoins économiques s’étant modifiés, de même que les exigences démocratiques envers l’école allaient bientôt s’étendre, les revendications progressistes devaient cette fois porter sur une démocratisation de l’accès aux études supérieures de manière à agir en corrigeant partiellement les inégalités sociales de départ7. On sait aujourd’hui que ces revendications d’une tout autre nature ont débouché pour l’essentiel sur une massification des systèmes scolaires, avec une progression de la scolarisation des filles. Mais il paraît important, de manière rétrospective, de bien distinguer ces différentes phases et cette évolution du mouvement social à l’égard de l’école.

Images mentales, images de l’école

Les documents disponibles sur le mouvement ouvrier du tournant des XIXeet XXe siècles sont avant tout des sources écrites, des sources qui contiennent très peu d’images8. C’est notamment le cas de la presse ouvrière. Mais l’image de l’école telle qu’on peut l’observer, et telle qu’elle s’exprime, dans ce monde ouvrier organisé concerne tout autant, et plus généralement, les représentations qu’il s’en fait mentalement. C’est pourquoi deux textes sans image, mais exprimant une image mentale de l’école, seront également évoqués.

Les quelques images présentées dans cette contributions, si elles sont très peu nombreuses, n’en sont pas moins significatives de l’esprit de ce temps. L’enfance y est d’abord montrée d’un point de vue matériel, en fonction d’une constitution physique, comme dans cette juxtaposition d’une image de misère et d’une image de bien-être, entre soumission forcée et révolte, dans une édition du 1erMai 1907 d’un journal socialiste genevois9. La date du 1er Mai n’est d’ailleurs pas indifférente. C’était une édition de presse où le mouvement ouvrier parlait plus volontiers de ses espoirs d’avenir ; c’était aussi un numéro exceptionnel dans l’année, par ses contenus et sa diffusion, qui avait ainsi plus de chances de proposer des images. Les légendes et l’article qu’elles illustraient reliaient ces

6Frédéric Mole, « Éducation intégrale et école unique : l’idée d’éducation scolaire autour de 1900 », Communication au colloqueInégalités d’accès aux savoirs, processus cognitifs et rapports sociaux, Poitiers, 16-17 juin 2005, manuscrit.

7Charles Magnin, « Éléments d’une histoire de la lutte pour l’égalité sociale devant l’école en Suisse romane entre 1924 et 1961 »,Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne, 2000, pp. 57-76.

8Voir par exemple l’illustration 4.

9Illustrations 1 et 2.

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deux images d’enfants à la revendication de base du mouvement ouvrier de l’époque, et des premiers 1erMai, celle de la journée de huit heures.

La même figure misérabiliste est associée plus explicitement à l’école dans une image publiée dans le Bulletin de l’École Ferrer10. Cette fois, la perspective est différente puisque ce n’est pas la maîtrise du temps de travail, mais c’est

l’amélioration de l’école qui est présentée comme susceptible d’améliorer le sort, et la santé, des enfants. Mais c’est aussi une manière de souligner l’importance et la nécessité du bien-être physique des enfants, qui n’allait pas de soi pour tout le monde à l’époque, en amont peut-être de tout autre apprentissage.

Cependant, les rares images que cette École Ferrer a produites sur elle-même représentent des enfants et quelques adultes en plein air11. Cela est peut-être dû au caractère exceptionnel de ces moments, comme s’il s’agissait en quelque sorte des souvenirs d’une course d’école, comme si c’était aussi ce qu’il y avait de plus présentable, de plus favorable à diffuser publiquement. Sans doute l’exiguïté des locaux de l’école et leur caractère sombre n’ont-ils en effet guère poussé les militants à des photographies intérieures. Mais nous retrouvons ailleurs cette exigence de l’école en plein air, de manière presque systématique, dans de nombreux textes ouvriers qui portent sur l’école et la critiquent, et notamment dans les deux textes qui seront évoqués ci-après. Ces images sont donc significatives. La notion de plein air apparaît ainsi comme une sorte de stéréotype. Elle induit l’idée d’un lien étroit avec la nature, avec le monde réel, et par extension avec le peuple. Elle vise à s’opposer à ces intérieurs austères où s’enseigneraient des savoirs formels et peu engageants. Elle exprime comme une distance à l’égard de savoirs abstraits qui sont vécus à tort ou à raison comme étant propres au monde dominant et bourgeois.

Une autre image, tirée cette fois d’un journal français, Le Socialiste12, prolonge la problématique des représentations ouvrières de l’école bourgeoise dans une dimension plus politique. Dans le cadre d’une publicité pour un ouvrage de vulgarisation et de formation socialistes, un jeune homme est figuré dans une salle de classe, devant un tableau noir où il a écrit un slogan socialiste. « Petit- Pierre sera socialiste »13. Par cette image, la critique ne porte plus cette fois sur les objectifs scolaires de préparation à l’insertion économique ; elle n’évoque plus seulement les conditions matérielles et sanitaires des enfants ou de la classe ouvrière. Elle porte davantage sur ce que nous appellerions aujourd’hui la dimension de citoyenneté dans le projet éducatif. Ainsi, l’école obligatoire doit- elle vraiment apprendre aux enfants d’ouvriers à se détourner du socialisme ? Doit-elle former des êtres critiques ou des individus conformes et dociles ? Ces questions traversent toute l’histoire de l’enseignement public. Elles interrogent la neutralité de l’école laïque. Et il n’est pas tellement étonnant de voir ici, dans l’organe d’un mouvement politique de l’opposition socialiste, l’expression d’un souhait somme toute légitime, celui d’assurer le droit de ses propres enfants à une formation aussi conforme que possible aux réalités vécues par le monde ouvrier, mais également à ses espoirs et à ses idéaux.

10Illustration 3, juin 1917.

11Illustration 5.

12Éditions des 4 et 18 mai 1913. Je remercie Frédéric Mole de m’avoir signalé cette image.

13Illustration 6.

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Deux textes révélateurs

Prenons encore deux textes très significatifs14, issus de la presse socialiste et rédigés respectivement par un vieux cabinotier15 genevois et par une figure du socialisme suisse-romand, Ernest-Paul Graber16. Ils nous informent en effet aussi, chacun à leur manière, sur l’image mentale de l’école qui pouvait se développer au sein du mouvement ouvrier de l’époque.

Le premier article17 évoque une évolution de l’image de l’enseignant de la part d’un vieil ouvrier exprimant une certaine nostalgie de l’école d’antan, celle qui mettait les enfants en relation avec un maître. Depuis lors, ceux-ci seraient

devenus des régents, porteurs d’une idéologie patriotique ; mais ils n’étaient plus faits pour les élèves, nous dit l’auteur, c’était désormais les élèves qui devaient être faits pour eux. Ensuite, les régents devinrent des instituteurs, un véritable État dans État auquel même les parents durent se soumettre. Enfin, dans une phase plus récente encore, ils devinrent même des pédagogues tout-puissants, responsables de l’éducation. Pire encore, on multiplia les tyrans en inventant l’école secondaire, les disciplines scolaires et les professeurs appelés à les enseigner, la figure la plus aboutie à ce jour de cette regrettable évolution.

Malheureusement, alors que le maître « comprenait l’enfance »et savait bien que « l’exercice en plein air lui était nécessaire », les professeurs ne considèrent plus « les élèves que comme des pneumatiques qu’ils devraient gonfler, gonfler à outrance ». On voit là, au fil de ces arguments, à la fois l’expression d’une forte méfiance à l’égard de l’école bourgeoise et celle d’une certaine nostalgie, reliée aux « beaux temps de la fabrique », résolument conservatrice et peu ouverte à cette notion de progrès et d’évolution qui était pourtant au cœur des discours socialistes de l’époque. Le regret de l’école d’antan est donc aussi celui des modes de production et de travail du passé. Mais il n’en exprime pas moins une méfiance sourde à l’égard de cette école qui ne correspondrait plus aux besoins des enfants d’ouvriers. On trouve ainsi dans ce texte un écho de certains

discours publics contemporains sur l’école, orientés entre le populisme et le conservatisme, mais aussi les germes d’une critique sociale et pédagogique, par exemple sur le bourrage des cerveaux ou l’arbitraire de l’évaluation. Ce mélange de conservatisme et d’aspiration à du progrès est d’ailleurs assez typique. Il exprime en même temps une certaine ambivalence à l’égard des effets parfois contradictoires, avec leurs vainqueurs et leurs vaincus, des mutations sociales de la production industrielle. Mais aussi de la manière dont le mouvement ouvrier de l’époque se profilait de manière ambiguë, sur les plans politique et culturel, dans des domaines comme l’identité nationale ou l’éducation.

Le second de ces textes18 est plus subtil et plus riche. Il émane de l’un de ces instituteurs socialistes de l’époque qui s’engagèrent avec vigueur, mais non sans clairvoyance, dans le débat pédagogique pour le mêler à leurs luttes sociales19. Il

14Ils sont reproduits dans les Annexes 1 et 2.

15Dans la « Fabrique » genevoise traditionnelle, c’est-à-dire les anciens ateliers d’horlogerie, le cabinotier était un artisan fabricant des horloges.

16Ernest-Paul Graber (1875-1956), instituteur et syndicaliste de La Chaux-de-Fonds, dirigeant socialiste et parlementaire national, réputé pour ses positions pacifistes.

17« Eux ! », par Yves,Le Peuple de Genève, 22 avril 1905 (Annexe 1).

18« L’école populaire », par E.-Paul Graber,Almanach du progrès, 1907, pp. 17-23 (Annexe 2).

19Pour un autre exemple de ces figures, voir Frédéric Mole, « Marius Tortillet (M.-T. Laurin, 1876- 1930), l’instituteur syndicaliste et la pédagogie du travail »,Le cartable de Clio, Le Mont-sur- Lausanne, LEP, n°5, 2005, pp. 313-321.

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dénonce d’abord les pensums et les contenus scolaires inutiles d’un point de vue ouvrier. Il constate surtout que, dans le monde ouvrier, les pères de famille ne pensent pas devoir à l’école ce qu’ils sont parvenus à réaliser dans leur vie. Il y a donc de leur part une sorte de détachement à l’égard de l’école que l’auteur regrette, mais qu’il constate. L’école, nous dit-il « est dogmatique, elle est

pédantesque ». Elle ne fait que promouvoir une sorte de « servage intellectuel ».

Ses programmes ne correspondent pas aux besoins du plus grand nombre de ceux qui la fréquentent. On y sent « une vague odeur de cloître ou d’académie »,

« rien n’y est libre, spontané, joyeux, vivant, pratique, attrayant ». L’école ne sait rien des savoirs pratiques et des connaissances matérielles ; elle tourne le dos à la vie concrète ; elle néglige le travail de la main. Ainsi fait-elle perdre le goût d’apprendre aux enfants d’ouvriers et prépare-t-elle des esprits vaincus d’avance. Ce qui lui fait manquer en quelque sorte son but dans au moins deux domaines de la vie sociale, celui de l’intégration et celui de l’émancipation.

Dans un numéro préalable du Bulletin de l’École Ferrer20, un programme

pédagogique de référence a été revendiqué qui comprenait : « un enseignement concret, pratique, vivant ; la coéducation des sexes ; pas de devoirs à la

maison ; ni religion, ni politique dans les leçons, ni morale en préceptes ; ni punitions, ni récompenses ; appel constant à l’énergie propre de l’enfant ; consultation des parents ; collaboration des gens de métier ». Sa lecture en négatif nous donne elle aussi une image de l’école bourgeoise tels que ces milieux anarchistes pouvaient se la représenter, une image qui recoupe en grande partie les aspects dénoncés dans les textes du cabinotier et de Graber, qui n’étaient pas du tout des anarchistes : un enseignement pédant et abstrait, une imposition de vérités toutes faites, un pouvoir absolu exercé par l’enseignant sans référence ni aux parents, ni au monde du travail.

Dans ces discours, une dynamique d’appropriation se mêle à quelques relents de résignation. Le texte de Graber explique bien que l’aspiration à sortir de sa condition ouvrière mène à une impasse collective dès lors qu’elle ne peut donner satisfaction qu’à quelques privilégiés parmi les dominés. Il s’agit donc de faire en sorte que l’école obligatoire débouche sur des éléments positifs pour tous les enfants de la classe ouvrière. Ce qui ne sera possible qu’en concevant et en développant une pédagogie destinée à ce monde ouvrier, à sa culture, à ses pratiques sociales.

Conclusion

Ces quelques éléments brièvement évoqués sur la manière dont le mouvement ouvrier appréhendait l’école bourgeoise à l’époque de sa généralisation au degré primaire sont riches de significations pour notre présent. Ils nous permettent de prendre la mesure de l’évolution des horizons d’attente en matière de mobilité sociale ; mais aussi de celle du cloisonnement culturel entre les mondes manuels et intellectuels. « Tous les intelligents n’ont pas besoin de faire des études

universitaires », lisait-on dans le Bulletin de l’École Ferrer, « on a besoin d’intelligence dans tous les domaines de l’activité humaine, dan la menuiserie autant que dans la médecine ». Cette époque était aussi celle de l’émergence du monde ouvrier dans l’espace public, de son appropriation d’une culture qui lui fut propre, et bien visible, autour d’une sociabilité spécifique et d’une série de

20Il s’agit d’un numéro isolé publié en 1913, avant la série lancée en 1916.

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symboles comme le drapeau rouge ou l’Internationale. C’était le grand moment des commémorations de la Commune, des premiers 1er Mai, de l’émergence des Chambres du Travail, Maisons du Peuple et autres Universités populaires. Il y avait donc forcément, quelque part, face à l’école bourgeoise, une méfiance, une crainte de la voir récupérer ces velléités d’autonomisation culturelle ; et de lui permettre ainsi de neutraliser la dynamique à venir de la lutte des classes.

Ces documents nous intéressent aussi par l’apparente modernité d’un certain nombre d’affirmations qu’ils contiennent. La critique idéologique de la pédagogie bourgeoise, spécialement dans le Bulletin de l’École Ferrer, mais aussi dans d’autres textes comme l’article de Graber, n’est pas sans rapport avec des

controverses contemporaines, notamment autour de l’utilité de rendre les élèves actifs dans leurs apprentissages ou de leur proposer des contenus scolaires qui correspondent autant que possible à leurs questions sociales vives ou soient susceptibles de leur permettre de construire du sens. Il fallait mettre l’activité avant la formule. Il fallait passer par la vie concrète. La mémorisation à outrance était par exemple dénoncée pour ne rien produire de durable en termes de

connaissances. Or, toutes ces questions restent largement posées dans le champ pédagogique contemporain.

Enfin, un dernier élément est à souligner. La manière dont le mouvement ouvrier a appréhendé la question scolaire, et celle de l’enfance, a en effet dépendu d’un certain type de rapport au temps, de rapport aux temporalités passées et à venir.« Nous sommes la dernière équipe des défricheurs, eux la première des bâtisseurs », proclamait ainsi un slogan de l’École Ferrer. Comme nous l’avons déjà souligné, cette thématique de la formation et de l’éducation est apparue plus volontiers lors des phases de stagnation militante, en dehors des grandes mobilisations immédiates. L’investissement militant pour les enfants et leur

avenir a fonctionné en quelque sorte comme une continuité temporelle de la lutte des classes dès lors que celle-ci n’était plus susceptible de déboucher sur des résultats suffisamment rapides.

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Annexe 1 (Le Peuple de Genève, 22 avril 1905) :

« EUX !, par Yves

De mon temps, on les appelait simplement des maîtres, et si leur traitement était maigre, si leur situation était effacée, ils remplissaient cependant

consciencieusement leur devoir, car ils étaient encore imbus de la vieille tradition genevoise qui considérait comme une vocation la mission d’inculquer aux enfants l’amour de la patrie et les premières notions qui leur permettaient de faire leur chemin dans la vie.

C’était encore aux beaux temps de la fabrique et l’assiduité des élèves n’était guère une règle suivie. Dès leur plus jeune âge, les enfants entraient en apprentissage et l’école n’était pour eux qu’un moyen de profiter une dernière fois des plaisirs et de la liberté de l’enfance.

[…]

Plus tard, on les appela des régents. Le rôle d’une instruction solide commençait à s’imposer comme une nécessité et le maître modeste d’autrefois prit peu à peu une plus grande importance. On éleva son traitement, on prit thème de son rôle patriotique dans les discours de fêtes nationales et l’on en arriva par la force des choses à ne plus considérer, comme jadis, que le maître était fait pour les

élèves, mais que les élèves étaient faits pour le régent ! […]

Plus tard, ce furent des instituteurs. Et ce nouveau pas franchi eut pour résultat une nouvelle augmentation du traitement. La vocation disparut pour faire place au métier. L’instruction prenait une place toujours plus grande dans la vie moderne, le champ des connaissances nécessaires devenait plus vaste et au bénéfice de cette autorité, les instituteurs formèrent un État dans l’État, non seulement les élèves étaient faits pour eux, mais les parents devaient obéir à leurs caprices. L’école formait une cité à part, ayant ses autorités - et ses serfs - les élèves. Les parents n’y avaient aucun droit et leur seul rôle se bornait à payer le papier pour les penseurs à fournir les manuels d’existence éphémère.

Plus tard encore, ils devinrent pédagogues. Les parents ne furent plus seulement mis de côté pour l’instruction de leurs enfants mais encore ils furent considérés comme incapables de donner l’éducation à leur progéniture. L’instituteur devint éducateur, et cette métamorphose eut une répercussion profonde dans

l’enseignement, mais une plus profonde encore dans le budget. Durant son passage à l’école, l’enfant n’appartenait plus à ses parents, le pédagogue avait sur lui le droit de vie et de mort et de l’arrêt de ce pédagogue dépendait la carrière entière de l’élève. Le jugement était sans appel et ceux qui en avaient provoqué les rigueurs en portaient toute leur vie le stigmate infamant. […]

Une pareille tâche ne pouvait être qu’écrasante, même pour un pédagogue. Et au système d’après lequel l’enseignement était donné pour un même degré par un seul titulaire fut substitué le système des maîtres spéciaux, le système des professeurs. Le professeur est aujourd’hui la transformation actuelle des maîtres de jadis ; ce ne sera malheureusement pas la dernière, pour les élèves et pour les finances.

Au lieu d’obéir à un seul tyran, l’élève doit se soumettre à autant d’autorités autocratiques qu’il apprend de branches d’enseignement. Et chacune de ces autorités ne voulant s’abaisser à déclarer que son programme peut être diminué ou que son enseignement a une importance secondaire, il s’en suit pour l’élève

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une situation inextricable, pénible, nuisible et décourageante qui n’est point pour lui donner le goût de l’étude.

Le maître comprenait l’enfance et il savait que l’exercice en plein air était nécessaire ; l’instituteur, le pédagogue, oublièrent peu à peu ces principes d’hygiène, aveuglés qu’ils étaient par leurs prétentions de régimenter l’enfance.

Les professeurs nièrent complètement la nécessité de fournir aux jeunes

intelligences le temps nécessaire à la distraction. Pour eux - pompes à vélo - ils ne considérèrent les élèves que comme des pneumatiques qu’ils devaient

gonfler, gonfler à outrance. Les crevaisons ne sont point leur fait, elles ne dénotent que la mauvaise qualité de la chambre à air qu’on leur fournit et les parents seuls en sont responsables…

Je ne sais pas si nos enfants ont gagné à recevoir leur instruction de régents, d’instituteurs, de pédagogues ou de professeurs plutôt que de maîtres de l’ancien temps. Je ne le crois pas trop car, vieux cabinotier, j’ai toujours constaté que la bonne marchandise n’avait point besoin d’étiquette ronflante pour se faire apprécier. »

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Annexe 2 (Almanach du progrès, 1907, pp. 17-23) :

« L’école populaire », par Ernest-P. Graber I

Le peuple qui peine au travail et souffre dans la sujétion a une tendance à mettre ses espoirs et sa confiance en certaines panacées qu’il croit pour le moins infaillibles.

N’a-t-il pas cru que le suffrage universel, à lui seul, suffirait pour lui garantir tous les progrès, lui assurer toutes les libertés et briser toutes les tutelles?

Aujourd’hui il comprend que le capital est plus fort que le bulletin de vote, et que, si le suffrage universel est une arme qui n’est pas à dédaigner, elle est cependant d’une puissance toute relative et d’un maniement si délicat qu’elle permet tous les abus.

Il a cru aussi, ce peuple qui peine jour après jour et qui souffre dans le dénuement, que l’école populaire, gratuite et obligatoire, serait pour le moins la source du bien-être pour chacun. Il avait mis sa foi en certaines formules presque mystiques et qui commencent à être mises en doute : l’instruction mène à tout ; celui qui est instruit ne craint pas la misère ; celui qui sait lire, écrire et compter saura toujours mener à bien ses affaires.

Malheur à celui qui, il y a quelque vingt ans, aurait osé douter du rôle rédempteur de l’école !

Et l’on citait mille exemples frappants : un tel a fait son chemin dans l’administration, il calligraphiait merveilleusement et était très fort en orthographe. On ne savait pas, on ne disait pas les coups d’épaule d’amis influents, ni les compromis plus louches que nobles qui lui avaient permis de devenir un ronds-de-cuir supérieur.

Tel autre était devenu un riche commerçant et faisait de splendides affaires.

On ne savait pas les spéculations malhonnêtes, les coups de commerce véreux, ni les bénéfices disproportionnés.

Les postes, les chemins de fer, les services administratifs, le commerce ont réclamé et réclament encore de « bons élèves ». Et les travailleurs, toujours dans l’incertain ou l’angoisse du pain du lendemain, enviaient pour leurs fils la quiétude des employés d’administration. L’école devait les former. On mit tout son espoir en elle : c’était le sauveur.

Elle le fut, en effet, pour une infime minorité, pour deux ou trois sur cent.

Mais voici qu’est venu le mouvement ouvrier. La masse du peuple n’a pas manqué de faire sentir que l’école, si choyée dans nos budgets, ne répondait pas du tout à ce qu’on en attendait. Cette masse, qui vit si

péniblement du travail manuel, avait fait ses expériences. Après ses huit ans de scolarité, elle gardait surtout le souvenir d’une enfance sans joie, troublée par des travaux sans intérêt, des gronderies, des craintes, des pensums.

C’est que, de tout le fatras de mots qu’il avait acquis douloureusement, qui avait coûté à son enfance des efforts excessifs voilant le ciel de ses beaux jours, il ne restait à l’ouvrier pas grand-chose, et cela n’avait contribué en rien à le rendre habile, à améliorer sa situation.

Mécanicien ou horloger, tisserand ou cordonnier, paysan ou peintre en

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bâtiment, c’est de ses talents, de son habileté, de ses doigts qu’il doit tout retirer, et l’école n’avait jamais rien fait pour cela.

Certes, il est heureux de savoir lire, l’exploité. Cela lui procure d’agréables jouissances. Mais en six mois d’école, il aurait appris ce qu’il apprécie, et on lui avait demandé huit années d’un stérile labeur, huit années pendant

lesquelles on avait maté ses instincts naturels de vie, de mouvement, de folle gaîté. On l’avait fait vieux avant l’âge.

Cette constatation amère explique la réaction qui gagne actuellement le peuple. Certes, il en est encore qui estiment beaucoup l’école : à cause du secret espoir qu’elle sortira leurs enfants qui ont l’esprit éveillé de la classe des travailleurs manuels, pour les lancer dans les vocations libérales ou dans l’administration.

Mais cela ne résout pas la question. L’école n’est pas faite pour une petite minorité dont elle fera ensuite des privilégiés. Ce faisant, elle trahit la cause du peuple ouvrier, qui trouvera en ces privilégiés, sortis de son sein, des ennemis.

L’école a à procurer au peuple, à tout le peuple le plus grand bien-être possible. Elle se doit surtout aux petits et non pour les sortir de leur classe d’ouvriers, mais pour rendre meilleur leur sort.

Or l’ouvrier, aujourd’hui, dit à son fils : ce n’est pas l’école qui a fait de moi un bon ouvrier et j’en connais beaucoup qui ont fait admirablement leur chemin dans la vie et qui n’étaient que de piètres élèves en classe.

Ce détachement de l’école de la part des ouvriers est largement justifié.

Qu’on ne s’imagine point pour tout autant que nous allons prononcer la faillite de l’école. Certes, s’il fallait en arriver à cette extrémité, ce serait plus grave, que certaines faillites récemment prononcées à grand fracas.

Non, l’école a un rôle d’une extrême importance à jouer : elle travaille ou doit travailler à augmenter le bien-être de tous. C’est le terrain où doivent

germer les facteurs essentiels du progrès. C’est la préparation de l’avenir.

Il faut donc aussi sans cesse la rajeunir, l’approprier à sa destination.

Actuellement, elle s’est enlisée en un littéralisme froid et stérile.

Rendons-la à la vie, à l’action, à la liberté, à la joie : elle sera le plus précieux des trésors à cultiver.

II L’école est dogmatique ; elle est pédantesque.

Ce sont là les deux grands reproches qu’on peut lui adresser. A eux seuls ils expliquent la défaveur populaire.

Dogmatique, elle l’est profondément.

Elle l’est, parce qu’elle oublie qu’elle travaille pour l’avenir et ne s’inquiète guère que des résultats qu’elle peut constater immédiatement. Elle devrait travailler avec beaucoup de foi : elle travaille avec la courte vue du présent.

Avant tout elle devrait former la discipline intellectuelle de l’élève, éveiller intensément ses facultés d’observation, d’analyse, de raisonnement, et cela en le mettant à même de faire mille expériences.

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Elle devrait le mettre à même de passer de l’erreur à la vérité au moyen de ses propres facultés. Elle devrait lui apprendre à sortir d’une difficulté, à résoudre un problème pratique.

L’école préparerait ainsi des hommes sachant et, surtout, désirant

comprendre, critiquer, observer, raisonner et agir ; des hommes affranchis de la tutelle des vérités imposées ou acceptées toutes faites ; des vérités

officielles ou courantes.

Au lieu de cela, l’école dicte des vérités qu’elle donne à apprendre.

L’enfant les reçoit indifféremment et les reçoit sans plus. La recherche de la vérité lui apparaît alors si au-dessus de ses moyens qu’il ne songera pas plus tard à la rechercher : il laissera ce soin à d’autres dont il subira sans cesse la tutelle.

L’école prépare un programme fixe. Celui-ci représente un certain total d’idées et de connaissances. Le maître est chargé de le faire pénétrer dans le cerveau des élèves. Y arriver coûte que coûte : c’est l’essentiel. Le moyen employé pour ce faire, c’est l’accessoire.

On sacrifie ainsi ce qui pourrait faire la richesse de l’école : la discipline intellectuelle, l’éveil des facultés les plus précieuses, celles qui sont à la base du progrès humain, à un programme sans vie.

Cela explique pourquoi l’école est sans vie, froide, littérale, et pourquoi l’enfant ne s’y sent pas attiré.

On tourne autour d’un mot qui entre dans le cerveau de l’enfant sans image, c’est-à-dire mort.

Il apprend, il apprend, le malheureux écolier, avec peine et lassitude, et ce qu’il acquiert est sans vie, sans lien avec ce qui l’entoure, sans rapport avec la réalité vivante.

Pas de libre et joyeuse recherche, pas de spontanéité, pas d’occasion de développer une individualité, un tempérament. Pas d’expériences conduisant aux principes par une voie naturelle.

L’école prépare ainsi des sujets intellectuels. Cela explique les foules qui se cramponnent au préjugé, au statu quo,au présent ; les foules qui attendent leur mot d’ordre du journal, du parti, de l’église, du gouvernement.

Et ce servage intellectuel, de plus, est la clef de voûte de tous les autres servages.

Ce programme si malheureux pourrait cependant nous accorder une fiche de consolation, malgré ses dangers ; il suffirait pour cela que les matières qu’il comporte et qu’on donne à l’enfant si indigestement soient pratiques en elles-mêmes, utiles, simplement utiles.

Hélas, il faut encore déchanter. Le programme de l’école populaire n’est point basé sur les besoins de la masse. Ce n’est qu’un programme pédantesque, le prolongement antérieur des études supérieures dont profite une infime

minorité.

Ce n’est point une préparation pratique à la vie de l’ouvrier.

Les faux-pédants, les bâtards intellectuels qui sortiront des classes seront des incapables et des malhabiles dans la vie pratique.

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Oui, l’école est profondément pédantesque.

Pourquoi pencher péniblement une fillette de neuf ans sur une grammaire et lui faire apprendre des mots disant : « On forme le féminin en ajoutant un e au masculin », ou : « Les noms féminins sont ceux devant lesquels on peut mettre uneou la », etc. Cette enfant possède mieux que ces formules

ridiculement stéréotypées et froides : elle emploie ces deux règles depuis l’âge de trois ans. Elle savait fort bien dire alors : ma poupée, mon berceau, mon chapeau, ma robe. Pourquoi à onze ans lui faire apprendre que ce mon et ma qu’elle employait très correctement à trois ans sont des adjectifs déterminatifs possessifs ? Ces noms barbares et incompréhensibles à son cerveau enfantin sont des rébus qu’il retient par la mémoire, qui lui coûtent des efforts douloureux et ne lui apprennent rien.

Peu après sa scolarité, il perdra le souvenir de tout ce qu’il avait si péniblement acquis.

Pourquoi ces jeunes filles, ces futures ouvrières. ces futures mères doivent- elles passer, à l’âge critique où de belles heures de loisir au grand air leur assurerait une santé normale pendant de longues heures, pourquoi doivent- elles tourmenter leur cerveau troublé pour arriver à manier avec dextérité les règles de trois pour la recherche du taux du capital, du temps, alors que, sur dix mille, une au maximum aura à les employer pratiquement ?

Combien cette même pédanterie stupide n’a-t-elle pas chassé l’esprit vivant et vivifiant de l’histoire ! Ce n’est pas l’idée qui a agité les peuples que l’on cherche à révéler et faire saisir à l’enfant : des dates, des noms, des faits momifiés, catalogués pour... la mémoire et non pour l’esprit. Aussi autant en emporte le vent. A vingt ans il ne leur en reste rien, et ce n’est pas dommage.

Et de mêmes critiques s’adressent à la géographie, au dessin, à l’écriture : à tout. Partout règne un esprit lourd qui sent l’antique, le desséché, le pétrifié : une vague odeur de cloître ou d’académie.

Rien n’y est libre, spontané, joyeux, vivant, pratique, attrayant.

L’école ne devrait-elle pas tendre au plus grand bien-être de la grande masse ? de l’individu ?

La santé et le, salaire ne sont-ils pas les deux facteurs essentiels du bien-être de l’individu, c’est-à-dire ceux qui lui permettent de jouir des bienfaits de la vie ? Que fait l’école pour la santé de l’individu ? Rien, ou plutôt elle la compromet.

Il y a bien ici ou là quelques vagues leçons d’hygiène, très théoriques. On pourrait donner avec démonstrations des principes précieux de prophylaxie. Nous ne demandons pas de docteurs, des savants maniant gros mots et formules ! Ah ! non, mais des gens avisés, attentifs et prudents.

Combien il serait facile de donner des habitudes hygiéniques, l’appétit de l’air pur, de l’eau, de la nature, de la propreté, de la marche.

Que sait l’ouvrier sur la valeur des aliments qu’il consomme ? Ce serait plus important pourtant que de savoir quand fut fondée la ville de Berne, combien il y a d’habitants à Coire et que dont est un pronom relatif. Que sait la cuisinière du ménage pauvre sur la manière de préparer des mets appétissants et

hygiéniques ? Ici et là, quelque vague école ménagère, comme une excroissance

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de luxe, alors que ce devrait être une des branches essentielles.

Que fait donc l’école ? Je l’ai dit déjà : des bâtards intellectuels, inaptes à saisir vite, à voir juste, à analyser, à comprendre, à vouloir.

L’écolier ne sait rien en fait de connaissances usuelles, pratiques. Les métaux, les découvertes, les matières premières, les procédés industriels, les principes féconds de la géométrie, de la physique, de la chimie, la nature vivante : voilà tout

autant d’inconnus, d’étrangers pour l’écolier, et ce sont, pourtant, les grands acteurs de la vie pratique. On préfère lui faire apprendre non sans peine que tel Conseil est composé de tant de membres payés tant, etc.

La main inexperte, l’oeil malhabile, le cerveau lourd et figé, l’élève arrivera dans la vie pratique désorienté. Tout sera à refaire. Que de temps perdu ! Et par dessus tout cela, l’école rébarbative aura fait perdre le goût d’apprendre, la curiosité native, à tout homme : la soif de progrès.

Esprit craintif, hésitant, ouvrier malhabile, il est à la merci des vampires sociaux qui le guettent dès longtemps,

On aurait pu, on aurait dû en faire un homme ; on en a fait un faible, un

vaincu. Voilà le grand péché social, celui qui compromet l’avenir, le progrès, le perfectionnement.

C’est l’école, hélas ! qui prépare ces masses se laissant exploiter avec

résignation, se laissant tromper par les habiles sans conscience, toujours prêts à obéir et à se jeter dans les bras d’un puissant quelconque, les masses qui nous rivent au statu quo,les masses qui, avant tout, devraient avoir l’espoir de la Révolution, mais qui, dans leur pusillanimité irréfléchie, ne craignent rien tant que la Révolution ; les masses qui, par leurs craintes stupides, se condamnent à souffrir dans la sujétion.

E.-Paul Graber. »

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Annexe 3 : illustrations

1. Le Peuple de Genève, 1erMai 1907, dernière page : « Longues journées engendrent graine de tuberculose ».

2. Le Peuple de Genève, 1erMai 1907, dernière page : « Courtes journées…

graine de révoltés ! »

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3. Bulletin de l’École Ferrer, juin 1917.

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4. Une presse avec peu d’images : Bulletin de l’École Ferrer, octobre 1916.

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5. L’École Ferrer en plein air, tiré des Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n°16, 2000, p. 29 :

- Les enfants de l’École Ferrer cherchant des bestioles dans leur aquarium, Bulletin de l’École Ferrer, mai 1917 ;

- Photo de groupe, Bulletin de l’École Ferrer, mai 1921.

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6. Publié dans Le Socialiste, 4 et 18 mai 1913.

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