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La chimie du XVIIe siècle : une question de principes

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Rémi Franckowiak

UMR CNRS 8163 STL – Universités de Lille 1 et de Lille 3

Introduction

Le tournant du XVIIe au XVIIIe siècle dans la chimie est marqué à son entrée par l’émergence de la philosophie cartésienne réinterprétant les phénomènes chimiques, l’intérêt des cartésiens pour la chimie, le recours des chimistes eux-mêmes à des arguments de type mécaniste1, et la publication du célèbre Sceptical Chymist de 1661 de Robert Boyle qui s’en prend vivement à la chimie des principes ; et, à la sortie, par la définition de la chimie de 1702 de Wilhelm Homberg, présentée à l’Académie Royale des Sciences comme unique partie de la physique, dans son acception la plus générale de science de la nature, susceptible de parvenir par ses principes à « une vérité certaine » à la différence d’une physique spéculative – mécaniste – dont les conclusions sont selon lui pour le moins contestables2

. Ces deux moments, espacés d’une quarantaine d’années, bornent une période décisive de l’histoire de la chimie, qui s’ouvre donc sur une chimie très en difficulté, dont le fondement théorique paracelsien est attaqué jusque dans les rangs des chimistes – et ce, seulement peu de temps après la reconnaissance de la chimie comme science à part entière avec la création de la chaire de démonstrateur de chimie au Jardin du Roi en 16483 –, et qui s’achève avec une chimie qui, au tout début du siècle suivant, renaît, et constitue désormais, au sein de l’Académie des Sciences, une classe particulière alors seule en mesure, après la disparition dans l’organisation des savoirs académiques de la classe de Physique4, de développer un discours sur la nature

1

Voir la quatrième partie des Principes de la Philosophie naturelle de Descartes ; Bernard Joly, « Descartes et la chimie », in Bernard Bourgeois et Jacques Havet (éds.) L'esprit cartésien actes du XXVIe congrès de l'Association des sociétés de philosophie de langue française, Paris, Vrin, 2000, pp. 216-221 ; voir Luc Peterschmitt, « The Cartesians and Chemistry: Cordemoy, Rohault, Régis », in Lawrence M. Principe, Chymists

and Chymistry, Watson Publishing International LLC, Sagamore Beach, 2007, pp. 193-202 ; voir Antonio

Clericuzio, Principles and Corpuscles. A Study of Atomism and Chemistry in the Seventeenth Century, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2000.

2

Voir Rémi Franckowiak, Luc Peterschmitt, « La chimie de Homberg : une vérité certaine dans une physique contestable », Early Science and Medicine, 10/1, (2005): pp. 65-90. On peut citer également le titre significatif de l’ouvrage de Mongin de 1704, Le Chimiste Physicien. Où l’on montre que les Principes naturels de tous les

Corps sont veritablement ceux que l’on découvre par la Chimie. […].

3 Voir Jean-Paul Contant, L’enseignement de la chimie au Jardin Royal des Plantes de Paris, Cahors, Imprimerie A. Coueslant, 1952 ; Rio C. Howard, « Guy de la Brosse and the Jardin des Plantes in Paris », The

analytic Spirit. Essays in the history of science, Cornell University Press, Woolf editor, Ithaca/New-York, 1981,

pp. 195-224.

4 La classe de Physique sera de nouveau créée en 1785 à l’Académie royale des Sciences, sous la direction de Lavoisier.

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des corps. Ainsi, la chimie apparaît-elle dominante dans les sciences de la nature5, à l’issue d’un changement de siècle synonyme, semble-t-il pour elle, de régénération. Quelle peut en être alors la raison ?

Une rupture d’ordre sociologique dans le tournant des deux siècles est, il est vrai, assez facilement identifiable. La création de l’Académie Royale des Sciences de Paris en décembre 1666, tout en procurant une reconnaissance institutionnelle à la chimie par son choix d’y faire figurer deux représentants – Samuel Cottereau Du Clos et Claude Bourdelin –, a sans doute permis, pour une part, à la chimie, soumise désormais aux règles en vigueur dans cette Compagnie œuvrant au développement des connaissances scientifiques, de se resituer dans le champ de ces savoirs. La chimie a pu bénéficier d’un lieu et de contraintes dans le mode d’exposition de ses éléments théoriques et pratiques, et dans le choix de ses thèmes de recherche6, propices à un développement lui conférant assurance et reconnaissance. L’Académie a, en effet, fait davantage que recueillir la chimie ; elle l’a plus qu’honorablement accueillie parmi les disciplines classiques, en offrant à Du Clos – un des trois académiciens les mieux rétribués7 – le privilège d’ouvrir par sa communication la toute première assemblée le vendredi 31 décembre 16668. La chimie s’établit donc, elle s’institutionnalise. L’Académie des Sciences devient, dès sa refondation en 1699, le cadre – presque exclusif – dans lequel se fera la chimie française tout au long du XVIIIe siècle. Les chimistes sont alors des hommes dotés d’une autorité scientifique qui leur est déléguée par l’institution officielle et légitime qui les a reconnus et à laquelle ils appartiennent. La chimie du Siècle des Lumières est donc affaire de personnes autorisées, et n’a plus à justifier de son existence, comme auparavant9. Le prix à payer à sa totale reconnaissance académique sera la restriction de l’accès à l’expression – surtout à la publication – à toute personne œuvrant en dehors de l’Académie ; il sera alors beaucoup plus difficile pour un simple apothicaire de faire

5 Cette domination revendiquée par la chimie est d’ailleurs clairement visible dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à partir du Tome III de 1753 ; voir Rémi Franckowiak, « La chimie dans l’Encyclopédie : une branche tour à tour dépréciée, réévaluée et autonome », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 40-41, 2006, pp. 59-70.

6 Pour un exposé de la pratique académique des sciences de la nature dans l’ancienne Académie, voir Alice Stroup, A Company of Scientists: Botany, Patronage, and Community at the Seventeenth-Century Parisian Royal

Academy of Sciences. Berkeley: University of California Press, 1990.

7 Alice Stroup, « Censure ou querelles scientifiques: l’affaire Duclos (1675-1685) », in C. Demeulenaere-Douyère, and E. Brian (éds.), Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme ; à l’occasion du

troisième centenaire du règlement instituant l'Académie royale des sciences, 26 janvier 1699, Paris : Editions

Tec & Doc, 2002, p. 441. 8

Voir Samuel Cottereau Du Clos, « Project d’exercitations physiques », 31/12/1666, Procès Verbaux de séances de l’Académie royale des Sciences (PV ARdS), registre t. 1, f. 1r et suiv. Une assemblée eut en réalité lieu le 22 décembre, mais pour fixer certains points d’organisation des séances et de la vie de la Compagnie.

9 Presque toutes les préfaces de manuels de chimie du XVIIe siècle étaient en partie consacrées à la justification de la chimie, en mettant en particulier en avant son utilité sur le plan médical.

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paraître son « cours de chimie » comme au siècle précédent. Mais ce constat suffit-il pour rendre compte d’une régénération de la chimie ?

D’autres raisons, indépendantes de la création de l’Académie des Sciences, peuvent être – et ont été – avancées pour rendre compte du changement de statut survenu en chimie. Ce changement a bien souvent été compris comme un changement affectant directement la nature de la chimie, une chimie qui délaisserait les vaines recherches de la transmutation des métaux pour désormais inscrire ses travaux dans le champ de la rationalité, ou encore qui dépasserait le stade d’une pratique artisanale non raisonnée des corps chimiques pour accéder (enfin) à celui d’une expérimentation minutieuse de la matière10. La mécanisation de la philosophie naturelle dans la deuxième moitié du XVIIe siècle est un des arguments majeurs avancé en faveur d’une rupture en chimie aboutissant à l’abandon d’une explication principielle des phénomènes. La chimie reposait jusqu’alors sur une réduction des propriétés des corps à des qualités substantielles portées par des principes – les tria prima paracelsiens – qui les constituent. Boyle est généralement décrit comme l’auteur d’une chimie représentative de cette nouvelle intelligibilité de la nature, et l’expression de « révolution mécaniste » a d’ailleurs était posée à son sujet11

; le Cours de Chymie de Nicolas Lemery de 1675 est, pour sa part, envisagé comme un exemple français12 de cette révolution. La chimie de Robert

10 Une lecture par trop récurrente de l’histoire de la chimie situe les effets qui se feront sentir de ce changement avec la chimie de Lavoisier, à la fin du XVIIIe siècle. Il est inutile de rappeler ici le contresens fondamental sur lequel se fonde la distinction entre alchimie et chimie, entre deux disciplines – l’une suivant chronologiquement l’autre – que l’on veut partagées par l’irruption d’un moment révolutionnaire, variable suivant les sensibilités nationales et centré sur un personnage (Paracelse, Boyle, Lemery, Stahl, Lomonossov ou Lavoisier, …), apportant à la première la rationalité qui lui faisait défaut pour devenir la seconde. L’alchimie est simplement le nom, hérité des Arabes, que portait la science chimique à un moment donné, sans caractère discriminant quant à une supposée irrationalité à l’œuvre. Voir Bernard Joly, La rationalité de l’alchimie au XVIIe

siècle, avec le texte latin, la traduction et le commentaire du Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, Vrin, Paris, 1992 ;

du même auteur, « La rationalité de l’hermétisme », in Methodos, 3 (2003), Figures de l'irrationnel. http://methodos.revues.org/document106.html ; et Lawrence M. Principe, Robert Boyle and the Alchemical

Quest, Princeton : Princeton University Press, 1998, pp. 8-10. Sur la synonymie des mots « alchimie » et

« chimie » au XVIIe siècle, voir William Newman, Lawrence Principe, « Alchemy vs. Chemistry : The Etymological Origins of a Historiography of Alchemy », Early Science and Medicine, 3 (1998), pp. 32-65. Ces deux derniers auteurs utilisent toutefois dans leurs ouvrages, le terme de « Chymistry » (Chymie) pour nommer la pratique chimique du XVIIe siècle au début du XVIIIe incluant une recherche de la Pierre philosophale ou un travail de chrysopée, pour éviter tout jugement de valeur portant sur les mots chimie et alchimie. La pratique chimique du XVIIe siècle s’en trouve peut-être réhabilitée, mais le problème du passage entre chymie et chimie demeure. Nous emploierons simplement, en ce qui nous concerne, le mot « chimie », étant assuré que l’on comprendra sans l’aide d’artifice orthographique qu’il ne s’agit dans ce présent travail ni de chimie actuelle ni d’ésotérisme, mais d’investigations sur la matière vieilles de plusieurs siècles.

11 Par William Eaton, Boyle on Fire : the mechanical revolution in scientific explanation, London: Continuum studies in British Philosophy, 2005.

12

Voir entre autres Sarah Carvallo, « Chimie et scepticisme : Héritage et ruptures d’une science. Analyse du Chimiste Sceptique, 1661, Robert Boyle », Revue d’Histoire des Sciences, 55/4 (2002), p. 480, et l’ouvrage classique d’Hélène Metzger (Les Doctrines Chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle,

(1923), Blanchard, Paris, rééd. 1969, §5) qui présente le renversement de la pensée paracelsienne par la chimie mécaniste de N. Lemery.

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Boyle est en outre considérée comme une juste illustration de la méthode baconienne en sciences physiques ; celle de Lemery tenant une position équivalente, par son affirmation d’en exposer clairement les éléments après avoir d’emblée rejeté toute « métaphysique ».

L’apparition du mécanisme en chimie peut de prime abord apparaître comme pouvant effectivement revêtir certains aspects d’une rupture. Mais ce qui passerait pour une rupture n’en est sans doute pas une, du moins au sens fort ; et ce, pas uniquement parce que les interprétations corpuscularistes des phénomènes, n’attendent pas la fin de la première moitié du XVIIe siècle pour surgir dans la chimie, mais existent depuis au moins la parution de la

Summa Perfectionis du pseudo-Geber dans le milieu du XIVe siècle13. L’introduction de considérations mécanistes en chimie, à partir des années 1660, doit être lue comme une expression d’une crise profonde qui s’annonçait dès les premières décennies du siècle, et qui ébranle alors les fondements de la chimie : le socle de vérités sur lequel s’appuyait la science chimique disparaît au moment même de sa reconnaissance comme science à part entière, au point de devoir, pour certains, être réduite au rang de simple corps de pratiques artisanales. L’enjeu sera alors pour elle de redéfinir ses principes. Ce bouleversement secoue certes fortement la chimie, sans pour autant en modifier l’apparence : la chimie française est principielle en 1666, elle le sera encore en 1702. Mais l’évolution du rapport entre les deux dimensions – théorique et pratique – dans lesquelles se déploie la chimie, affecte cette dernière dans sa croyance en ses principes, c’est-à-dire en ses vérités premières, points de départ de toute connaissance chimique. La chimie du XVIIe siècle est en effet principalement une question de principes. Avant la constitution de l’Académie Royale des Sciences, on ne possède pas les vrais principes des corps mixtes sur lesquels se développe le discours chimique, mais on les connaît ; à la suite de sa refondation, on ne les connaît plus mais on en possède de vraisemblables et palpables. L’histoire de la chimie devient alors celle de son progrès dans la connaissance de la composition des corps. Aussi nous proposons-nous ici de mettre en évidence la fin d’une chimie ancrée dans un passé pour elle toujours actuel, qui fait son entrée dans le présent au moment même où elle prend place dans la toute nouvelle Académie Royale des Sciences de Paris, précisément dans le dernier tiers du XVIIe siècle ; pour la première fois l’idée de progrès émerge dans la chimie qui quitte alors – peut-être pour toujours – les rives de la certitude. Nous nous autoriserons au préalable à réenvisager, dans l’histoire de la chimie de cette période, le rôle de Boyle, dont les critiques de la doctrine

13 Comme l’a montré William R. Newman, Gehennical Fire. The Lives of George Starkey, an American

Alchemist in the Scientific Revolution, Cambridge: Harvard University Press, 1994, pp. 92-114; et Atoms and Alchemy. Chemistry & the experimental Origins of the scientific Revolution, Chicago: The University of Chicago

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paracelsienne sont pertinentes – mais pas pour les raisons avancées –, pour faire de lui un chimiste moderne comme les autres face à cette crise de la chimie.

Boyle : ne pas corriger, mais discréditer

Robert Boyle est sans conteste le personnage majeur des histoires de la chimie du XVIIe siècle rédigées jusqu’à ce jour. Méthode expérimentale, attaque contre la chimie des principes, définition de l’élément chimique, sont dans celles-ci autant d’arguments à mettre au crédit de ce grand homme14. Boyle, lui-même, en son temps, se voyait déjà appartenir à une avant-garde de la « nouvelle science », il souhaitait être reconnu comme « nouveau philosophe », et a en conséquence adopté une rhétorique de la nouveauté pour accentuer une cassure avec ses prédécesseurs ou contemporains qu’il critiquait et desquels il voulait se distinguer. Aussi sélectionnait-il dans ses écrits les influences qu’il acceptait de divulguer pour qu’il n’y ait aucune ambigüité sur sa position, et minimisait-il même certaines de ses sources importantes15. Pourtant seule une cassure ou une discontinuité superficielle est palpable, qui débuterait avec l’apparition des travaux de Boyle, due à la fois à une image qu’il voulait de son vivant donner de lui, et à travers les travaux historiographiques qui ont suivi et développé cette image. L’ouvrage qui a grandement contribué à forger une telle réputation à Boyle est bien entendu son Sceptical Chymist de 1661 qui prend singulièrement à partie les chimistes vulgaires, en particulier les auteurs français de cours de chimie paracelsienne. L’œuvre de Boyle est toutefois revisitée avec profit depuis une vingtaine d’années, permettant, entre autres choses importantes, de mettre en évidence son formidable intérêt pour une noble « alchimie »16 ; et par-là même de réinscrire son œuvre dans la philosophie naturelle propre à son époque, mais en lui ménageant toujours une place de choix qui n’est pas réellement questionnée. Confrontée à une étude plus fine de la chimie française de la fin du XVIIe siècle, cette interprétation ne prend pourtant pas les allures d’une évidence17.

14 Le nombre d’ouvrages qui expose une telle image de Boyle étant bien entendu trop important, nous n’en citerons qu’un seul, extrêmement intéressant, qui se propose de présenter la chimie du XVIIe

à travers principalement deux personnages, tous deux anglo-saxons, dont l’un est bien entendu Boyle et l’autre, George Stakey, alias Philalèthe, qui a travaillé pour le premier : William R. Newman, Lawrence M. Principe, Alchemy

tried in the fire. Starkey, Boyle, and the Fate of Helmontian Chymistry, Chicago: The University of Chicago

Press, 2002.

15 Voir Newman, Principe, ib., pp. 31-33. Starkey ferait ainsi partie de ces « illettrés » desquels Boyle a reçu quelques éléments de chimie, comme indiqué dans la préface de son Sceptical Chymist.

16 Entre autres Michael Hunter (éd.), Robert Boyle reconsidered, Cambridge: Cambridge University Press, 1994 ; Principe, op. cit. in n. 10 ; Clericuzio, op. cit. in n. 1, §4 ; Charles Ramond, Myriam Dennehy (éds.), La

philosophie naturelle de Robert Boyle, Vrin, Paris, à paraître début 2008.

17 Stroup affirme (op. cit. in n. 6, p. 214) que l’influence de Boyle au sein de l’ancienne Académie Royale des Sciences a été nulle. Antonio Clericuzio (« Carneades and the Chemists: A Study of The Sceptical Chymist and its Impact on Seventeenth-Century Chemistry », in Hunter (ed.), op. cit. in n. 16, pp. 84-85) ne relève

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Pourquoi les chimistes auraient-ils dû abandonner leur doctrine pour se plier à celle que Boyle leur offrait ? L’importance de Boyle dans l’histoire de la chimie française est-elle vraiment justifiée ; d’autant plus qu’elle semble n’avoir été que peu reconnue par la communauté des chimistes du XVIIIe siècle ? Les chimistes incriminés par Boyle, dans le

Sceptical Chymist, n’ont pourtant eu de cesse de revendiquer le privilège de ne se prononcer

qu’après être passés par le travail de laboratoire. Sans doute doit-on admettre, pour une part, un réel échec d’une pratique expérimentale trop inconsistante de la chimie paracelsienne ; mais y voir une victoire des arguments de Boyle, dont certains sont en effet très forts, est un pas que franchit ordinairement l’historiographie, sans se préoccuper de la faiblesse de l’autorité de celui-ci chez les chimistes de la France du XVIIIe

siècle. Plus qu’une pauvre postérité, on relève même un refus de le considérer comme un des leurs ; une reconnaissance inconditionnelle en revanche comme « père de la physique moderne »18 lui est accordée par les physiciens, les chimistes considérant pour leur part que leurs prédécesseurs n’ont pas attendu Boyle pour corriger certains aspects de leur pratique, avant d’attribuer volontiers le titre de « père de la chimie moderne » plutôt à un Becher ou à un Stahl19.

explicitement pour sa part que le Cours de Chymie de Nicolas Lemery comme ouvrage français d’influence boyléenne.

18 Jean Le Rond d’Alembert, « Cartésianisme », in D. Diderot, J.L.R. D’Alembert (éds.), Encyclopédie,

Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 1752, t. II, p. 717a.

19 Clericuzio (op. cit. in n. 1, pp. 104-105) relève lui-aussi la reconnaissance par les savants du XVIIIe siècle d’un Boyle plutôt physicien que chimiste, qui aurait été favorisée par une interprétation strictement mécaniste de sa pensée sur la matière par Leibniz dans le but de servir son opposition à Newton. L’autorité de Boyle dans la chimie n’est en effet pas, à notre connaissance, revendiquée dans les deux premiers tiers du XVIIIe

siècle en France. Boyle fait certes partie du Discours historique sur l’origine & les progrez de la Chymie qui précède le

Nouveau Cours de Chymie suivant les principes de Newton & de Sthall de 1723 attribué sans doute à tort à

Senac. Mais il y apparaît de manière anecdotique, à la différence d’un Van Helmont, d’un Becher, d’un Kunckel ; on ne sait trop ce qui justifie d’ailleurs sa place dans cette histoire parce qu’à l’instar de Paracelse, Tachenius, Glauber, il a « donné de la vogue aux compositions qui paroissent les plus suspectes » (pp. xxxix-xl), si ce n’est peut-être son application à vouloir être « conduit par l’expérience » (p. lxvij), son désir de justifier la chimie de Van Helmont (pp. lxvj et xxiij), sa caution d’homme hors « de tout soupçon » donnée à un témoignage sur la réalisation d’un Elixir qui change l’argent en or (pp. xxj-xxij). Toutefois, le lecteur est renvoyé « aux livres de Boile, les ouvrages de ce grand homme méritent seuls le nom de Physique » (p. xlvj). Mais voilà que son nom est associé à la Physique dans ce discours historique sur la chimie qui affirme pourtant la puissance expérimentale de tout temps de la chimie sur la physique, et dont le contenu est en total désaccord avec celui du

Sceptical Chymist ; l’auteur du Discours écrit : « Les chimistes par l’action du feu ont réduit toutes les

substances à l’eau, à la terre, à l’esprit, au souphre, au sel. Il n’est pas de corps, si on excepte l’or & l’argent, qui ne donne ces matières. On a fait de ces principes la base de la Chymie ; plusieurs Philosophes les ont rejettez : mais je ne sçais s’ils leur ont substitué quelque chose de plus solide. Les Chymistes ont toûjours cet avantage qu’ils ne reçoivent que ce que leur apprend l’expérience » (p. xxxvj). D’ailleurs, poursuit-il, « La Physique doit à la Chimie une partie de ses découvertes » (p. xlvj). « […] On l’a regarde [la chimie] comme un art sans art où l’on ne voyoit jamais de point fixe pour se conduire : enfin on a tenté d’y porter les lumières de la Physique [=physique mécaniste], mais avec peu de succès. […] La Chymie est une science expérimentale, on risque de voir toutes ses opinions démenties par l’expérience […] » (p. liij). Par ailleurs, au milieu du XVIIIe

siècle, le regard porté sur le travail chimique de Boyle est très sévère. Diderot écrit dans son Introduction à la Chymie (Denis Diderot, Introduction à la chymie, manuscrit inédit de Diderot publié avec notice sur les cours de Rouelle

et tarif des produits chimiques en 1758 par M. Charles Henry, Paris, 1887, pp. 61-62) que : « [Boyle] prétendoit

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Les critiques du Sceptical Chymist de Boyle concernent précisément, selon Antonio Clericuzio20, la manière d’envisager la chimie comme discipline purement pratique. Les chimistes vulgaires contre lesquels sont dirigées les attaques de Boyle, représentés dans le dialogue de cet ouvrage par la figure, presque muette, de Philoponus (ses interventions dans le

Sceptical Chymist se réduisent à une douzaine de lignes21), sont coupables d’avoir dégradé le

statut de la chimie en l’abaissant à un vulgaire ensemble de pratiques opératoires et d’applications techniques et/ou en la présentant comme une panchimie22

. Cette image du qui Boyle refusoit ce titre. Mais M. Rouelle pense qu’il méritoit moins, aiant été plus physicien que chimiste. Il a beaucoup écrit sur l’élasticité de l’air, sur le vuide, sur la forme spirale des molécules de l’air que Becher, avant les newtoniens, a tourné en ridicule. Becher se plaint à lui-même, dans une épitre dédicatoire qu’il lui adresse, de ce qu’il a perdu un tems considérable pour du vent et qu’il auroit mieux emploié aux expériences chymiques. Celles qu’il nous a laissées sont toutes fort exactes, bien détaillées et faciles à répéter ; mais les conséquences qu’il en tire ne sont pas toujours bien déduites et les explications fondées sur sa physique corpusculaire ne sont pas recevable en chymie. La réfutation qu’il en tire des erreurs répandues parmi le peuple des chymistes n’étoit pas nécessaire, puisqu’elles avoient été apperçues et bannies avant lui par les chymistes éclairés […] ». Le sentiment que les chimistes anciens n’ont pas attendu Boyle pour corriger certains éléments de leur pratique est une évidence aussi pour Venel. Boyle, dont il raille, dans deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (« Ens » (t. 5) et « Jaspe » (t. 8)), la crédulité, lui qui se voulait pyrrhonien, passe à ses yeux pour un physicien satisfait de son mécanisme qui jetait un regard hautain sur la pratique des chimistes. Venel est reconnaissant à Libavius (mort en 1616) – si on oublie la grande obscurité de son discours – « d'avoir rectifié la doctrine des trois principes ; d'avoir même reconnu & rejetté toutes ces erreurs, ces taches de la doctrine chimique que Boyle attaqua d’un ton si victorieux soixante ans après » (dans « Chymie », t. 3, p. 432b). Boyle est donc pour Venel en retard sur les critiques des chimistes sur leur propre discipline ; Venel poursuit un peu plus bas en pointant particulièrement la compréhension défectueuse des principes des chimistes par Boyle : « Le célebre physicien Robert Boyle, contemporain & ami de Becker, est ordinairement compté parmi les Chimistes ; & il a effectivement beaucoup écrit sur la Chimie : mais il est trop exactement physicien corpusculaire-méchanicien, ou physicien proprement dit, tel que nous l’avons mis en contraste avec le chimiste au commencement de cet article, pour qu’il ait pû travailler utilement pour la doctrine chimique, dont on peut dire qu'il a entrepris la réforme sans être muni des connoissances suffisantes pour exécuter ce dessein, & même sans avoir assez d’érudition chimique pour savoir ce que c’étoit exactement que cette doctrine qu’il se propose de rectifier. En effet Boyle paroît avoir connu que le peuple des Chimistes ; car il a combattu des principes que les bons chimistes ne prenoient point du tout dans le sens dans lequel il les considere ; & il a, par une suite de cette mauvaise acception, ou refuté des erreurs qui n'existoient point chez les vrais maîtres de l’art, ou attaqué des dogmes que quelques ancêtres de ces savans avoient réellement établis, mais que des chimistes postérieurs, tels que Libavius, Rolfinck, Vanhelmont, Rubaeus, Billich, & plusieurs autres, entre lesquels nous n'oublierons pas de compter notre Palissy, avoient réfuté avant lui ; ensorte qu’elle n’a fait qu’étendre les réfutations bien ou mal fondées de ces auteurs, & les appuyer quelquefois d’expériences précieuses en soi, mais presque toûjours mal appliquées, & fournissant constamment à l'auteur des conséquences très-précaires & très-mal déduites » (ib., t. 3, p. 435b). D’autres citations tout aussi éclairantes de Venel à l’encontre de Boyle pourraient être données. La centaine d’articles de l’Encyclopédie où Boyle est cité est loin de donner l’image d’un grand chimiste ; pour la moitié il est convoqué comme physicien, voire comme le « père de la Physique moderne » pour d’Alembert dans son article « cartésianisme », pour le reste, il l’est uniquement pour une observation, une expérience réalisées ou un témoignage rapporté. Ces références à Boyle dans l’Encyclopédie proviennent pour la majeure partie de passages traduits de la Cyclopaedia de Chambers.

20

Clericuzio, op. cit. in n. 1, p. 82. 21 Principe, op. cit. in n. 10, 36-37.

22 C’est sans aucun doute contre leur doctrine que le Sceptical Chymist a été rédigé, qui, comme le précise Principe (ib., p. 61) s’intitulait dans sa version manuscrite qui a circulé au préalable, « Reflexions on the Experiments Vulgarly Alledged to Evince the 4 Peripatetique Elements, or the 3 Chymicall Principles of Mixt Bodies », où les aspects concernant les problèmes rhétorique et méthodologique sont parfaitement absents. Principe (ib., pp. 58-62) a montré également que la cible générale du Sceptical Chymist est la classe de chimistes formée des apothicaires iatrochimiques, des auteurs de cours de chimie et des adeptes de la cosmologie paracelsienne, opposée à celle des « philosophes chimiques », les vrais chimistes vraisemblablement pour Boyle ; l’appendice de 1680 du Sceptical Chymist (The Producibleness of Chemical Principles) va d’ailleurs

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chimiste paracelsien vulgaire – plongé dans la matière – contraste avec celle de ceux se vouant à une pratique plus « philosophique » de la chimie (qu’ils s’inscrivent dans la doctrine de la dyade médiévale Soufre/Mercure ou même dans celle des tria prima23) et demeurant à l’écart des critiques. Boyle préfère réduire ces chimistes vulgaires à de simples manœuvres d’une discipline dont les opérations doivent trouver leur raison dans le cadre de son « hypothèse mécanique » plutôt que par un certain nombre de principes chimiques censés constituer l’ensemble des corps mixtes, et dont la nature soi-disant simples peut être prise à défaut par l’expérience en laboratoire. Les corps ne sont pas composés de trois, ni même de cinq substances élémentaires pour Boyle, mais de groupements de corpuscules en interaction, dont la texture rend compte physiquement des propriétés chimiques des corps ; les effets chimiques visibles ne pouvant provenir que d’un changement d’ordre mécanique24

. Il est en effet convenable et fortement utile de structurer les explications physiques suivant des termes familiers à chacun, universellement intelligibles comme la taille, la figure, le mouvement et le repos, desquels dépendent « probablement » les propriétés des corps25. Aussi peut-on envisager une chimie vulgaire détachée des sciences de la nature par Boyle, cantonnée désormais plutôt dans les arts mécaniques, à savoirs les « arts serviles […] tels que ceux que pratiquent les ouvriers qui travaillent […] aux choses qui servent aux nécessitez ou commoditez de la vie, comme les Maçons, les Tailleurs, les Cordonniers […] », suivant la définition de Furetière26. Les chimistes vulgaires feraient alors figure d’ouvriers de la philosophie mécaniste, ils agencent les corpuscules, desserrent leur texture, ils confectionnent des corps. Boyle n’accorderait en effet à leur pratique que deux fonctions : d’abord celle d’illustrer, voire de prouver par l’expérience la philosophie corpusculariste qui jusqu’ici souffrait d’une trop grande spéculation27

, ensuite celle d’utilité publique en tant qu’art

dans le sens d’une accentuation de la distinction entre opérateurs de la chimie et chrysopoètes. Boyle s’inscrit parfaitement dans cette tradition alchimique qui refuse de placer sur le même plan les philosophes chimiques instruits des secrets de la nature et les simples commerçants, artisans et autres ouvriers spécialisés qui pratiquent sans maîtrise des principes vrais de l’art.

23 Sur les deux différences majeures présentées entre les doctrines relevant de la dyade et de la triade (ou de la pentade), voir Principe, ib., pp. 38-39.

24

Principe, ib., p. 208.

25 Voir Andrew Pyle, « Boyle on Science and the Mechanical Philosophy: A Reply to Chalmers », in Studies in

the History and Philosophy of Science, 33 (2002), pp. 178-181 et 186.

26 Antoine Furetière, « Arts », in Dictionnaire Universel, 1690.

27 Voir Robert Boyle, « Some Specimens of an Attempt to make Chymical Experiments useful to illustrate the Notions of the Corpuscular Philosophy » dans ses Certain Physiological Essays, 1661. Philippe Hamou note par ailleurs (« Descartes, Newton et l’intelligibilité de la nature », in Pierre Wagner (dir.), Les philosophes et la

science, Gallimard-folios essais, Paris, 2002, pp. 146-147) que la vacation entre autres de Boyle pour la science

expérimentale repose certainement sur l’ambition « d’exhiber une preuve ‘expérimentale’ de l’action de l’esprit dans la nature […] ».

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mécanique28. Boyle déposséderaient alors les chimistes vulgaires de tout droit à développer un discours qui leur serait propre sur leurs opérations en les coupant de leur tradition pour servir l’hypothèse mécaniste. « Retirer à ces Artistes [= les chimistes vulgaires] leur confiance excessive en leurs principes et les rendre un peu plus philosophes <dans le rapport> à leur Art »29, est la volonté affichée de Boyle. Jeter le doute sur la chimie paracelsienne est un moyen de la réduire à sa dimension purement pratique30. Aussi Boyle n’est-il pas davantage un défenseur de la chimie expérimentale qu’un opposant à la doctrine paracelsienne sur la base d’une philosophie mécaniste ; son intention est bien de doter la pratique de la chimie de principes philosophiques et d’offrir à la philosophie naturelle un support expérimental, ou encore de créer un intermédiaire « chimico-physique »31 qui n’est plus chimie – car n’en doivent être conservées que les observations et les expériences –, sans être pour autant stricte physique mécaniste.

Passée la première partie32, l’ouvrage ne justifierait rigoureusement plus son titre ; Carneades, le protagoniste principal du dialogue, n’argumentant plus seulement dans la suite à la stricte manière d’un sceptique. Boyle ne cherche alors pas à distinguer les discours des chimistes ; ces critiques portent sur l’ensemble de ce qu’il appelle les chimistes vulgaires sans discrimination aucune, dont le chimiste vulgaire paradigmatique serait Jean Beguin33. Qui

28

Dans Some Considerations of the Usefulnesse of Naturall Philosophy (1663), Robert Boyle, écrit que “the great variety of new Remedies, wherewith the Laboratories of Chymists have furnished the shops of Apothecaries’ may convince everybody of the usefulness of ‘chymistry’ » (M. Hunter and E.B. Davis (eds.), The

works of Robert Boyle, London: Pickering and Chatto, 1999-2000, vol. 3, p. 405).

29

Comme le rapporte Principe (op. cit. in n. 10, p. 47). Boyle déclare avoir rédigé le Sceptical Chymist « […] to take those Artists off ther excessive Confidence in their principles and to make them a little more Philosoph(ical) with their Art » (in Michael Hunter, Robert Boyle by Himself and his Friends, London: William Pickering, 1994, p. 29).

30

Cf. Clericuzio, op. cit. in n. 17, p. 81. 31 Voir ib., p. 89.

32 Comme le souligne Clericuzio, ib., p. 80.

33 Boyle a en effet tendance à présenter les chimistes vulgaires comme formant un bloc homogène et unis plus ou moins autour de la figure de Jean Beguin (auteur du premier cours de chimie français en 1612). Le cas du Sucre de Saturne, ce composé d’esprit de vinaigre et de chaux de plomb, est éclairant à ce sujet. Boyle (The Sceptical

Chymist, London, 1661, pp. 229-231) rapporte fidèlement l’expérience de Beguin (Elemens de Chymie, éd. 1624,

Livre II – et non I, comme indiqué dans le Sceptical Chymist, §4), qu’il suppose avoir été suivi sans critique par tous les autres auteurs de cours de chimie. Or, dans son Cours de Chimie publié en 1646, De Clave (§13 du Livre 4, « De l’Esprit ardent de Saturne », pp. 151-152) s’autorise justement à critiquer Beguin, à corriger son expérience, à contredire la nature principielle de l’Huile tirée du Sucre de Saturne, et à en apporter la démonstration expérimentale, et ce sans doute très tôt dès le début des années 1620, au moment où aurait été rédigé son cours. De la même manière, Boyle (ib., pp. 226-227, et p. 231) condamne, à partir sans doute de la lecture du manuel de Beguin (ib., Livre II, § XX, « Esprit de vin tartarisé »), le comportement des chimistes dans leur ensemble qui n’auraient pas remarqué le dégagement d’eau dans une opération sur l’esprit de vin ; Beguin était en effet d’avis que l’Eau élémentaire se séparait plutôt de l’Huile par distillation que de l’Esprit avant l’intervention du Sel. Mais, De Clave (ib., Livre II, §24, « Du vin, & eau de vie ») pratique cette même opération dans la préparation de sa panacée afin d’ôter l’Eau élémentaire de l’Esprit de vin pour le purifier (tout comme d’ailleurs Joseph Du Chesne avant Beguin) ; cette dernière substance est, soit dit en passant, un Mercure et non un Soufre pour De Clave, et donc encore moins le vrai Soufre du vin comme il le serait suivant le texte de Boyle pour tous les chimistes vulgaires. Nous pourrions citer encore un exemple (Boyle, ib., p. 249) dans lequel Boyle

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plus est, il ne cherche pas davantage à rappeler la fonction radicalement opératoire de la doctrine des tria prima. Il tend à faire passer les principes chimiques exhibés au laboratoire et manipulés en vue de la préparation de remèdes pharmaceutiques, pour élémentaires et universels, les exposant ainsi à la contradiction de l’expérience qui met en évidence leur hétérogénéité et leurs différences entre principes de même nom, que Boyle a alors beau jeu de dénoncer. L’« hypothèse chimique »34

– puisque c’est ainsi que ce dernier nomme aussi la chimie paracelsienne – a pourtant développé une doctrine expérimentalement très efficace pour rendre compte de ses opérations. La triade – Mercure/Soufre/Sel –, ou mieux la pentade – Mercure-Esprit/Soufre-Huile/Sel/Eau/Terre –, est une doctrine fondamentalement adaptée à la pratique de laboratoire, dont Boyle ne rend pas la juste fonction afin de mieux en exprimer les difficultés.

Doctrine de laboratoire, ses principes doivent être opératoires. Depuis la fin du XVIe siècle, se révèle une tendance constante et affirmée des chimistes à matérialiser la matière, et donc les principes, en vue de sa maîtrise totale, tangible et sans médiation. Joseph Du Chesne, le Quercetanus pris à partie par Boyle dans le Sceptical Chymist, a contribué très activement à mettre la matière à la portée du chimiste, en développant en particulier une métaphysique du Sel – qui offre une expression sensible de l’insensible principiel – rendant théoriquement pensable la pratique de la matière35. L’insistance de Boyle sur la confiance à accorder aux témoignages des sens, la « lumière de la nature », n’était donc en rien nouveau pour cette chimie, et ce au moins depuis la période médiévale36. Considéré comme indissociable de la chimie de Paracelse, le travail effectif des corps est hissé au rang de revendication par tous les chimistes du XVIIe siècle. Du Chesne fait « presque voir à l’œil » les trois principes hypostatiques contenus dans le Sel-matière première sensible que Pierre-Jean Fabre identifiera à la matière première d’Aristote ; en ce qui concerne les auteurs de manuels de chimie, pour Guy de la Brosse en 1628, la chimie ne se pratique pas sans se salir les mains, en 1624 De Clave convoque le public intéressé à une démonstration de la composition en cinq principes des corps mixtes contrairement aux doctrines d’Aristote et de Paracelse37

, Nicaise prête sans preuve aux chimistes une pensée qu’il généralise comme suit : « je suis encore enclin à penser que la plupart des chimistes, etc. ».

34 Boyle, ib., p. 306.

35 Voir Rémi Franckowiak, Le développement des théories du Sel dans la chimie française de la fin du XVIe siècle à celle du XVIIIe, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Lille III le 20 décembre 2002, partie I, § 2.

36

Comme le précise également John T. Young, Faith, Medical Alchemy and Natural Philosophy : Johann

Moriaen, Reformed Intelligencer, and the Hartlib Circle, Ashgate, Aldershot, 1998, p. 185.

37 Sur cet événement, voir Bernard Joly, « Les références à la philosophie antique dans les débats sur l’alchimie au début du XVIIe siècle », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éds.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, pp. 671-690 ; sur l’innovation en philosophie naturelle de la pratique du

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Le Febvre, en 1660, se pose fièrement comme « Philosophe sensal », et plus tard, Nicolas Lemery ne voudra considérer que des principes palpables et démontrables ; et tous feront apparaître au laboratoire les principes de leur doctrine. C’est cette tradition du travail expérimental que Boyle veut rapprocher de la philosophie corpusculaire spéculative.

Néanmoins, ces chimistes n’ont jamais prétendu isoler et manipuler les vrais et premiers principes des corps38, ceux-là même qui sont effectivement homogènes et universels, et donc inaccessibles dans leur état de pureté absolue. Tout en soutenant ses accusations, Boyle semble à un moment de son discours le reconnaître39. L’analogie est, en effet, pour lui également, manifeste entre les corps obtenus par l’analyse chimique et les principes de même nom avancés par la théorie des chimistes, qu’il est toutefois préférable de nommer « prima laboratoire, voir du même auteur, « Qu’est-ce qu’un laboratoire alchimique ? », Cahiers d’histoire et de

philosophie des sciences, n° 40 (1992), pp. 87-98.

38 Voir par exemple le discours sur les principes chimiques de Jean Beguin (op. cit. in n. 33, Livre I, § 2, p. 35), qui ne doivent pas être considérés comme chimiquement homogènes : « Il faut toutesfois noter qu’aucun des susdicts principes n’est si seul, & simple, qu’il ne tienne quelque peu des autres. Car le Mercure contient une substance sulphurée & une saline. Le Souphre une substance saline, & une mercurielle, & le Sel une substance sulphurée & une mercurielle ». De la même manière, Guy de la Brosse (« Traicté general de la Chimie, contenant son ordre & ses parties, monstrant qu’elle est science, qu’elle a des Principes & Maximes comme les autres sciences ; & que mettant la main à l’œuvre elle est un Art tres-excellent, enseignant le moyen de connoistre les qualitez, facultez & vertus des Plantes », troisième livre de De la Nature, vertu, et utilité des

Plantes, Paris, 1628, pp. 289-444) distingue les principes « simples » ou « premiers », indifférents à former toute

chose et qui sont mêlés d’aucun autre, et les « mélangés » ou « seconds », ou encore « prochains ». Ils participent de la nature des uns et des autres, le plus ou le moins permet de les différencier, mais leur champ d’activité soit s’étend sur l’ensemble des trois règnes de la Nature, soit est spécifiquement destiné à la confection de l’un d’entre eux, contrairement à la présentation de Boyle de principes chimiques universellement présents. Seul, au XVIIe siècle, Etienne De Clave (Nouvelle Lumière Philosophique, (1641), Fayard, 2000, « Chapitre 7. Des elemens et du nombre d’iceux », p. 51) peut être touché par le reproche d’élémentarisation et d’universalisation des principes. De Clave prétend explicitement réduire les principes des corps mixtes à des éléments non seulement indifférents d’un mixte à un autre, mais isolables toujours identiques à eux-mêmes, grâce en particulier au moyen de la fermentation présentée comme « la vraye clef » pour accéder au « Cabinet de la sage Nature ». Toutefois, le feu n’est plus pour De Clave l’instrument par excellence de l’anatomisation des mixtes – contrairement à la présentation que donne Boyle des chimistes, de ces artistes qui usent et abusent de l’usage résolutif du feu –, puisque les liqueurs acides, dont la puissance naturelle est à associer à celle résolutive du feu, représentent pour lui des auxiliaires indispensables à une résolution fine des corps (Voir Rémi Franckowiak, « Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave », Corpus, n°39, 2001, p. 79). Samuel Du Clos soutiendra lui aussi l’usage de menstrues dans les analyses végétales.

39 Voir Boyle, op. cit. in n. 33, pp. 235-246, en particulier : « I know that the chief of these Chymists represent, that though the Distinct Substances into which they divide mixt bodies by Fire, are not pure and Homogeneous; yet since the four Elements into which the Aristotelians pretend to resolve the like bodies by the same Agent, are not simple neither, as themselves acknowledge, ’tis as allowable for the Chymists to the one Principles, as for the Peripateticks to call the other Elements; since in both cases the Imposition of the name is ground only upon the Predominancy of that Element whose name is ascrib’d to it. Nor shall I deny, that this Argument of the Chymists is no ill one against the Aristotelians. But what Answer can it prove to me, who you know am disputing against the Aristotelians Elements, as the Chymicall Principles, and must not look upon any body as a true Principle or Element, but as yet compounded, which is not perfectly Homogeneous, but is further Resoluble into any number of Distinct Substances how small soever. And as for the Chymists calling a body Salt, or Sulphur, or Mercury, upon pretence that the Principle of the same name is predominant in it, That it self is an Acknowledgement of what I contend for; namely that these productions of the Fire, are yet compounded bodies. And yet whilst this is granted, it is affirm’d, but not prov’d, that the reputed Salt, or Sulphur, or Mercury, consists mainly of one body that deserves the name of a principle of the same Denomination. For how do Chymists make it appear that there are any such primitive and simple bodies in those we are speaking of […]? ».

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mista » ou « mista primaria »40, ou « secundary principals, or mixts of peculiar sort »41. Mais Boyle exige des preuves visibles de la présence des vrais principes dans ceux qu’obtiennent les chimistes, et desquels ils tirent leur nom. Leur discours pourrait être raisonnable, si soit Carneades, soit Eleutherius (un personnage du dialogue du Sceptical Chymist), soit les chimistes eux-mêmes avaient vu la Nature prendre du pur Sel, du pur Soufre et du pur Mercure principes, pour constituer chaque sorte de corps mixte42. De toute évidence, Boyle n’accorde pas jusqu’au bout à la doctrine chimique le statut d’« hypothèse », et réclame de voir ce qui en théorie ne peut être vu hors de toute union mixtive. Aussi assimiler les principes chimiques aux produits issus de la dernière résolution par le feu des mixtes lui paraît-il hautement critiquable : ces substances mises en évidence par les chimistes ne sont pas identiques d’un mixte à un autre, et sont reconnues de manière arbitraire par la prédominance des qualités qui sont censées leur être associées. Or la critique n’est pas neuve en chimie ; en dehors de ceux de Van Helmont, des arguments similaires sont proférés entre auteurs de manuels de chimie – peut-être pas, il est vrai, de manière aussi radicale ni systématique. Il a été, par exemple, refusé à l’Esprit (ou Mercure) le statut de principe ; les substances tirées des mixtes traditionnellement reconnues comme Esprits principiels deviennent pour Le Febvre des Sels ouverts. Des mises au point ont également été régulièrement effectuées par les chimistes, qui reconnaissent une certaine confusion dans la nomenclature chimique, comme au sujet de l’esprit de vin qui ne peut être Esprit pour De Clave mais Huile (ou Soufre)43.

Boyle ne fait donc pas justice à la doctrine chimique paracelsienne qu’il ne souhaite en réalité pas corriger, mais remplacer par sa philosophie corpusculaire. S’appuyant pourtant sur un très grand nombre d’expériences, il n’y parviendra jamais ; ce que constate Christian Huygens, dans une lettre de 1692, quelques semaines après le décès de Boyle, qui répond à la déception de Leibniz quant à la stérilité du travail expérimental chimique de l’Anglais dont le discours mécaniste n’a, selon lui, rien d’innovant44 :

40 Ib., p. 215. 41 Ib., p. 273. 42

Le raisonnement opposé avait pourtant été développé par Annibal Barlet : « Par le mot de résolution est marqué nostre possibilité ; car les choses estants produictes en nostre absence, ou sans nous, il a fallu necessairement les destruire, pour connoistre leur structure ou composition » (Abrégé des choses plus

nécessaires. Du vray et méthodique cours de la physique résolutive vulgairement dicte chymie, extrait de la ″Théotechnie ergocosmique, c'est-à-dire l'art de Dieu en l'ouvrage de l'Univers, (sans doute publié au tout début

des années 1650, mais avant 1653), pp. 23-24). 43 Voir Franckowiak, op. cit. in n. 35, partie II, §4.

44 Christiaan Huygens, Œuvres complètes de Christiaan Huygens, publiées par la Société hollandaise des

sciences, t. 10, Correspondances 1691-1695, Martinus Nijhoff, La Haye, 1905. Lettre 2727 du 8 Janvier 1692 de

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« Mr. Boyle est mort, comme vous sçaurez desja sans doute. Il paroit assez etrange qu’il n’ait rien basti sur tant d’experiences dont ses livres sont pleins ; mais la chose est difficile, et je ne l’ay jamais cru capable d’une aussi grande application qu’il faut pour establir des principes vraisemblables. Il a bien fait cependant en contredisant à ceux des Chymistes »45.

La chimie des vulgaires apothicaires et autres paracelsiens semble donc également insatisfaisante aux yeux de Huygens. On peut toutefois se poser la question de savoir s’il ne fait pas plutôt ici allusion à la chimie d’avant la publication du Sceptical Chymist, au début des années 1660, qu’à celle développée par son confrère de l’Académie des Sciences et voisin46, Du Clos, dont il sera question plus bas ; il accorderait alors à Boyle le mérite de l’avoir dénoncée, et peut-être d’avoir poussé, involontairement, les chimistes à se corriger. Il n’en reste pas moins que pour Huygens, Boyle s’est montré incapable d’« établir des principes vraisemblables », incapables donc d’élaborer un système alternatif rendant parfaitement compte des phénomènes chimiques. Le changement souhaité en chimie viendra de la chimie des principes elle-même. Déjà, dans l’entourage proche de Boyle même, se trouvent des chimistes vulgaires qui annoncent œuvrer à une réforme de la chimie ; en particulier Nicaise Le Febvre.

La volonté de réforme de la chimie vulgaire

En décembre de l’année même de la sortie du Sceptical Chymist, Nicaise Le Febvre47 est élu Fellow de la Royal Society48, puis membre, à l’intérieur de celle-ci, de la commission à quelque theorie sur la Chymie, apres y avoir tant medité. Cependant dans ses livres et pour toutes consequences qu’il tire de ses observations, il ne conclut que ce que nous sçavons sçavoir, que tout se fait mecaniquement. Il est peut-estre trop reservé. Les hommes excellens nous doivent laisser jusqu’à leur conjectures, et ils ont tort, s’ils ne veuillent donner que des verités certaines ».

45

Ib., Lettre 2732 du 4 Février 1692 de Huygens à Leibniz (p. 239). La suite de la réponse quant à la nécessité de faire état de ses conjectures : « Je suis de vostre avis en ce que vous souhaitez jusqu’aux conjectures des hommes excellens en ces matieres de Physique. Mais je crois qu’ils nuisent beaucoup, lors qu’ils veulent faire passer leurs conjectures pour des veritez, comme a fait Mr. des Cartes, parce que ils empeschent leurs sectateurs de chercher rien de meilleur ». Réponse de Leibniz à Huygens du 19 Février 1692 (pp. 262-263) : « Vous avés raison, Monsieur, de dire que des Cartes a parlé d’un ton trop decisif de l’arrangement des parties de la matiere. Cependant ce seroit dommage si nous n’avions pas son système. Ainsi je voudrois que Mons. Boyle nous eut laissé ses conjectures. Mais c’est encor plus dommage que ses plus curieuses experiences le plus souvent ne sont raportées qu’a demy. […] Il est vray que le Chancelier Bacon sçavoit quelque chose de l’art de faire les experiences et de s’en servir ; mais ce que vous dites de feu Mr. Boyle, est encor veritable à son egard, qu’il n’estoit pas capable d’une assez grande application pour pousser les consequences autant qu’il faut ». Dans le même esprit, l’auteur du « Discours historique » du Nouveau cours de Chymie de 1723 (op. cit. in n. 20, p. 2) écrit : « [Boyle] a moins travaillé à jetter les fondemens de la véritable Chymie, qu’à détruire les erreurs qu’on y avoit répandu […] ».

46 Huygens et Du Clos logeaient tous deux dans le bâtiment de la bibliothèque du Roi, rue Vivienne ; voir Stroup, op. cit. in n. 7, p. 441.

47

Sur Nicaise Le Febvre, voir Metzger, op. cit. in n. 12, pp. 62-82 ; et Antonio Clericuzio, « Teaching Chemistry and Chemical Textbooks in France. From Beguin to Lemery », in Science & Education, 15 (2006) : pp. 345-346. Alexandre Savérien (Histoire des philosophes modernes, avec leur portrait ou allégorie, Paris, 1769, t. 7, p. 39), présente Le Febvre comme le « second chimiste moderne » après Paracelse ; et du Monstier (Cours de chymie,

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de chimie, aux côtés de Boyle ; ce qui fait de lui, le premier Français membre d’une académie savante nationale. Le Febvre, puisque apothicaire chimiste, puisque auteur d’un cours de chimie d’inspiration paracelsienne et helmontienne, semble parfaitement appartenir à la catégorie des chimistes dont parle le texte de Boyle ; d’autant qu’il se décrivait lui-même comme « philosophe sensal », revendiquant une philosophie chimique autorisée par le passage au laboratoire ; l’expression est explicitement reprise par Boyle dans sa dénonciation de la « vantardise » de ceux qui s’attribuent ce titre – « Philosophus Sensatus » :

« Mais comment les Chimistes font apparaître qu’il y a de tels corps primitifs et simples [= leurs Principes] dans ceux dont nous parlons [= les corps composés] […] ? Et s’ils prétendent par la raison prouver ce qu’ils affirment, [alors] que deviennent leurs vantardises assurées que les Chimistes (qui sont appelés par conséquent, après Beguin, Philosophus ou Opifex Sensatus) peuvent convaincre nos yeux, en montrant de manière manifeste dans tout corps mixte ces substances simples que [la raison] leur enseigne être composés ? Et en fait, si les Chimistes ont recours dans ce cas à d’autres preuves que des expériences, comme ils doivent ici brandir le grandiose Argument qui est donné pendant tout ce temps comme démonstration ; alors cela me libère de l’obligation de poursuivre la contestation dans laquelle je me suis engagé à n’examiner que les preuves expérimentales »49.

Mais en plus de se percevoir comme philosophe de laboratoire, Le Febvre se revendique bel et bien – à l’instar de Boyle – restaurateur de la chimie. Il est vrai que dans son Traicté de la

Chymie, il s’adresse principalement aux apothicaires, car son ambition étant de promouvoir

une nouvelle pharmacie dressée sur le fondement solide de la philosophie chimique ; mais restaurer la chimie ou la pharmacie revient au même pour lui, la « véritable Pharmacie » n’étant autre que la chimie, c’est-à-dire « la véritable clef de la nature »50

, « la science de la nature même » au moyen de laquelle on cherche les principes constitutifs des choses naturelles, et découvre « les causes & les sources de leurs générations, de leurs corruptions, &

d'un grand nombre d'opérations, publié par Lenglet-Dufresnoy, 1751, pp. xv-xvi), le présente dans sa préface

comme tout le contraire d’un chimiste vulgaire : « Il ne faut pas regarder le Fevre comme un chimiste vulgaire, on doit le considérer comme un Philosophe naturaliste, qui ne se contente pas seulement d’extraire des mixtes en simple praticien, ce qui peut servir à la Pharmacie & à la Médecine. Il va plus loin, & pénétre même jusques dans la nature des êtres, dont il sçait développer toutes les propriétés par un raisonnement juste & solide. C’est ce qui le distingue de tous ceux qui ont embrassé la même profession. On peut dire qu’on lui a l’obligation d’avoir un des premiers, réformé, rectifié & mis dans un meilleur ordre toute la Pharmacie […] ».

48 Il en est même un des 98 « Original Fellows », puisqu’il inscrit son nom sur les registres de la Société le 11 décembre 1661, avant que celle-ci ne se dote d’une charte la plaçant officiellement sous patronage royal en 1663 et ne prenne son nom actuel ; voir Michael Hunter, The Royal Society and its fellows, 1660-1700: the

morphology of an early scientific institution, Chalfont St. Giles, Bucks, British Society for the History of

Science, 1982.

49 Boyle, op. cit. in n. 33, pp. 236-237 : « For how do Chemists make it appear that there are any such primitive and simple bodies, in those we are speaking of […]? And if they pretend by Reason to evince what they affirm, what becomes of their confidents boasts, that the Chemists (whom they therefore, after Beguinus, call a

Philosophus or Opifex Sensatus) can convince our Eyes, by manifestly shewing in any mixt body those simple

substances he teaches them to be compos’d of? And indeed, for the Chemists to have recourse in this case to other proofs then Experiments, as it is to wave the grand Argument that has all this while been given out for a demonstrative One; so it releases me from the obligation to prosecute a Dispute wherein I am not engag’d to Examine any but Experimentall proofs ».

50

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de toutes les altérations auxquelles elles sont sujettes »51. Le Febvre fait le constat d’une dégradation de la pratique pharmaceutique, à laquelle il faut remédier par le biais, sans doute, d’une meilleure maîtrise de la théorie chimique à laquelle il consacre dans son Traité une part étonnement importante pour un manuel de chimie, mais dont les éléments sont assez classiques, à l’exception des arguments d’influence helmontienne, et du rôle de l’Esprit universel d’une nature solaire particulière52

.

Aussi relève-t-on qu’au moment où sort le Sceptical Chymist, un chimiste vulgaire entre sur une même scène académique que Boyle. La réunion de ces deux chimistes, chacun « moderne » à sa façon, tendu vers un même objectif, aurait pu paraître tout à fait improbable, ou du moins conflictuelle. Boyle aurait pu poursuivre la polémique au sein de la Royal Society, cherchant même à empêcher l’élection – à ses yeux – d’un simple artisan qui n’aurait pas sa place en ce lieu. Le Sceptical Chymist met en effet directement en cause ce qui fonde alors toute la chimie paracelsienne : les principes chimiques. Or, s’attaquer aux principes de la chimie, c’est tenter de liquider ce qui assure la validité de ses productions, ce qui fait qu’elle fournit des vérités parce que justement soutenue par des principes vrais.53 En cela la démarche de Boyle est violente. De son côté, Le Febvre aurait pu se sentir personnellement visé par le propos de l’ouvrage, penser ne rien avoir à partager avec son contradicteur. C’est, pourtant, semble-t-il, dans un bon esprit – peut-être même dans un certain esprit de collaboration – que se retrouvent les deux hommes54. Le Febvre, en intégrant la Royal Society, intègre par ailleurs un lieu où il est connu, et sa chimie reconnue comme tout à fait moderne (en particulier son opération d’augmentation de poids de l’antimoine calciné au soleil, par la fixation sur le métal de l’Esprit universel, lui conférant de la sorte des vertus thérapeutiques). Rappelons seulement qu’un certain nombre de Fellows et Charles II lui-même, ont, dans les années précédant la restauration, rencontré en France Le Febvre (Evelyn, Digby, Moray, Oldenburg,…), qui a été, pour certains, leur maître de chimie. Ce Français, peut-être le premier étranger à être admis au

51 Ib., p. 1. Le Febvre, dans son avant-propos, distingue en fait trois formes de chimie : d’une chimie totalement contemplative à une chimie totalement pratique, laquelle est, suivant la dédicace à Vallot de cet ouvrage, la chimie réduite en pratique.

52 Sur ce point, voir Sylvain Matton, « Une source inavouée du Traicté de la Chymie de Nicaise Le Febvre :

L’Abrégé des secrets chymiques de Pierre-Jean Fabre », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, 5,

1992-1996, pp. 721-731.

53 Cela apparaît clairement dans la citation suivante de Jean Beguin (op. cit. in n. 33, Livre I, § 2, p. 25) : « Le Chymiste doit proceder en tous ses examens, theories, & operations par ces trois principes [Mercure, Soufre et Sel] autrement ses cognoisssances, & artifices seroient sans fondement, & hors de ses principes ».

54

Voir, ainsi que pour le développement qui suit, Rémi Franckowiak, « Monsieur Lefebure, un chimiste vulgaire à la Royal Society », à paraître dans les actes du Colloque international « Franco-British Interactions in Science since the seventeenth-century » d’Oxford de mars 2006. Hamou, op. cit. in n. 27, p. 144, rappelle par ailleurs que la restauration toute récente de la monarchie impose au sein de la Royal Society un comportement marqué de retenu.

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sein de l’institution, passe en 1661 pour un chimiste très expérimenté ; peut-être davantage même que Boyle55. 1661 apparaît donc bien comme une année particulière dans le sens où un chimiste paracelsien vulgaire a tout autant sa place qu’un chimiste sceptique et corpusculariste dans la nouvelle Royal Society. Tout porte à croire que si opposition il y a entre ces deux hommes, celle-ci ne peut être que le fruit d’une lecture apostériorique des événements. L’image d’un Boyle qui aurait détruit les illusions des chimistes pour éclairer la voie que doit désormais emprunter la chimie, et celle d’un Le Febvre, chimiste peut-être plus méritant que les autres mais dont la doctrine ne peut résister aux coups de la critique implacable du premier, ne correspondent visiblement pas à celles que se faisait d’eux la jeune société savante britannique en cette année 1661. Tous deux s’affichent, et sont reçus, en réalité comme modernes, et œuvrent – sans doute différemment (pour l’un par l’élaboration d’une philosophie corpusculaire en lien avec une pratique chimique, pour l’autre par un intérêt renforcé de cette pratique pour la spéculation autour, en particulier, de l’activité d’un agent spirituelle, Esprit universel, matière première, feu, lumière solaire, semence, principe radical et fondement de toute chose56) – à la construction d’un savoir chimique rénové.

Pourtant la modernité de Boyle et de Le Febvre doit être réinscrite dans un contexte de renversement du mouvement de la chimie qui se produit alors, les renvoyant tous deux à une position, pour une part, encore traditionnelle en chimie qui veut que les vérités que celle-ci produit soient garanties par des vérités premières connues et indémontrables directement.

La science chimique, comme connaissance des principes …

Le choix de revenir sur un moment considéré comme décisif en histoire de la chimie – la publication du célèbre Sceptical Chymist de 1661 de Boyle – en l’associant à un événement exactement contemporain – l’entrée d’un « vulgaire » apothicaire français à la Royal Society –, n’a pas pour objet d’en souligner les différences57, mais l’équivalence dans leur position

par rapport à un renversement épistémologique indépendant de l’émergence d’un mécanisme en chimie, qui fonde de nouveaux critères de rationalité sur lesquels va se reconstruire une chimie dont le socle de certitudes est mis à mal. Les événements de 1661 illustrent un

55 Boyle n’aurait que très peu pratiqué la chimie jusqu’à la fin des années 1660 ; voir Newman, Principe, op. cit.

in n. 14, pp. 15-30.

56 Chez Le Febvre, il est dans l’ordre des choses que tout tende à son « premier principe par une circulation continuelle qui se fait par la nature, qui corporifie pour spiritualiser, & qui spiritualise pour corporifier » (Le Febvre, op. cit. in n. 50, p. 23). Cette circulation spirituelle se fait aussi entre deux corps suivant une attraction de sympathie réciproque ; voir Franckowiak, op. cit. in n. 35, partie 2, § 5.

57 Le Sceptical Chymist n’a, semble-t-il, pas été reçu en son temps comme une nouveauté, mais comme un commentaire de la pensée de Van Helmont ; voir Newman et Principe, op. cit. in n. 14, p. 274.

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moment charnière dans l’histoire de la chimie, où de manière plus ou moins forte Boyle et Le Febvre recherchent, soit quelque fondements expérimentaux à une compréhension trop spéculative qui n’est pas mise en doute des phénomènes naturels, soit au contraire à rappeler le discours spéculatif pour justifier une pratique un peu trop livrée à elle-même ; dans les deux cas un lien renforcé entre théorie et pratique est recherché. La chimie dans ce moment charnière se situe entre une chimie qui repose entièrement sur des vérités assurées à retrouver, et une autre qui se met en quête de vérités inconnues faisant naître en chimie l’idée de progrès, lui conférant, lui ouvrant d’un seul coup, un avenir de perfectionnement de ses connaissances.

La chimie, de la fin du XVIe siècle aux environs de 1660, repose sur une définition plutôt aristotélicienne de la science, comme connaissance des principes dont on sait qu’ils sont et ce qu’ils sont, mais qu’on ne peut rigoureusement démontrer ; sauf à partir d’une connaissance plus sensible et opérer par induction (on tombe alors dans la dialectique, au sens large, la connaissance du vraisemblable). Du fait même de la nature de la science chimique, les principes (et donc leur démonstration) ne peuvent pas ne pas être en lien avec le monde sensible qu’ils composent et soutiennent, et dont les phénomènes doivent leur être rapportés comme à des causes premières.

Faire reposer la chimie sur une telle définition aristotélicienne de la science semble aller de soi pour une science chimique qui ne se définit dans les textes de l’époque que par ses principes, et qui ne justifie sa pratique que par la pratique de ses principes ; ce qu’a très bien perçu Boyle. La science chimique du XVIIe siècle est avant tout la science des principes chimiques. On comprend que l’on doive alors considérer tous les chimistes – philosophes et vulgaires – uniquement dans leurs rapports aux principes et au sein d’une seule et même chimie. Les tria prima et les cinq principes sont en fait les mêmes, ne différant que par des exigences différentes de mise en pratique. Aussi peut-on suivre la chimie au XVIIe siècle – non pas suivant des moments de ruptures éclatants réductibles à l’œuvre d’un personnage, ni à l’apparition d’une doctrine bien précise – mais suivant les modes d’appréhension des principes. Ces modes, au nombre de trois, ne se suivent pas strictement dans le temps, et ont donc pu coexister selon les périodes du siècle.

… Avec pratique des vrais principes

On relève d’abord, la science chimique comme connaissance des principes, avec pratique des vrais principes. On connaît les principes constitutifs des corps – leur nombre et

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