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l'imaginaire du thyrse et de la croix dans l'art et la littérature d'Occident

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Dionysos et le Crucifié,

l'imaginaire du thyrse et de la croix dans l'art et la littérature d'Occident

du XV e au XlXe siècle

Le thème est vaste, trop vaste sans doute ; il s'agira de le circonscrire, de choisir quelques œuvres, quelques textes "exemplaires".

Le titre "Dionysos et le Crucifié" est, bien sûr, nietzschéen. Si Nietzsche a été présent au départ de ma réflexion, si je me référerai parfois à sa pensée, ce n'est, ce ne sera qu'en tant qu'indice, ou stimu- lant.

Avant d'arrêter, certes non définitivement, l'intitulé du thème, j'avais pensé à:

a) Mythe, imaginaire, paysage dans la peinture occidentale, du XVe au XVIIe siècles.

b) Figures mythiques et imaginaire du paysage dans la peinture occidentale du XV e au XVIIe siècles.

Mais puisqu'il s'agit de mythe(s) et de paysage(s), ou de paysage(s) et mythe(s) ou de "paysages mythologiques" (encore que "paysage mytho- logique" prête à confusion), j'ai pensé que mieux valait privilégier une figure mythologique : celle de Dionysos.

Figure divine, comme figure divine est le Crucifié (Je n'oublie pas ce qui les sépare ; un abîme pourront me répondre certains ; mais l'imagi- naire, pour reprendre une formule célèbre, la préhistoire, ce qui peut en faire le "dénominateur commun" des phénomènes religieux? "Le com- mencement est un dieu" a-t-on dit (B. Deforge) - l a "suite" aussi, grande partie de l'histoire de l'art en témoigne; c'est cette histoire que nous avons en vue, n'oubliant pas les différences et les coïncidences entre figures divines, dans, prioritairement, les représentation peintes).

Des figures divines autour desquelles se sont ordonnés des paysages, à considérer, peut-être, pour ce qui concerne les "représentations" du Crucifié - des actes de sa vie - à l'instar de "décors mythiques"(dès Giotto ?) encore que ces termes soient impropres, comme j'en conviens, en partie, plus loin. Paysages où l'imaginaire a sa part; un imaginaire entr sur le réel (le paysage naturel circonscrit par le regard du peintre) comme sur la fiction, (le texte, scripturaire, littéraire, qu'il s'est agit d"'illus- trer").

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Privilégier Dionysos/Bacchus pour la raison assez évidente que l'art occidental n'a pas été, à certaines époques du moins, avare de ses représentations, qu'il s'agisse de quelques chefs-d'œuvre ou d'œuvres mineures, parfois tout autant significatives. Ensuite parce que le

"dionysiaque" peut être aussi patent dans des œuvres qui ne représen- tent pas forcément le dieu. Ne fut-ce d'ailleurs pas là une des intuitions fondamentales de Warburg, dans le cadre, d'abord, de l'Antiquité classi- que, de ses mythes, de ses représentaions pour les hommes de la Renaissance?

Il s'agit donc d'un rapprochement mythe(s) et tableaux (rapproche- ment qui n'exclut pas l'écart). De l'étude, à partir de certaines représen- tations peintes, de la transmission, de l'évolution, de la survie d'un mythe dans des contextes culturels et sociaux spécifiques et, de là, du jeu ou des jeux de l'imaginaire, de la part, rarement négligeable, d'inno- vation, de création nouvelle, originale, dans l'apport d'une œuvre qui s'inspirant d'une fable lui donne non seulement un vêtement mais aussi, parfois, un langage différents; si elle n'en modifie queqluefois le sens originaire dans une perspective à la fois "actuelle" et d'avenir. L'œuvre, la représentaion peinte, s'avère ainsi être le lieu d'une tradition et de l'innovation, comme d'une anticipation.

Etude, avancera-t-on, des sédiments déposés par le mythe dans l'œuvre qui s'en inspire, mais qui inévitablement aussi s'en écarte pour donner au mythe une stratification, un composé différents, si ce n'est encore un éclairage qui en permettra une lecture plus fine.

Thyrse et croix sont pris et au sens propre et au sens figuré, ou plutôt comme symboles - ou emblèmes. Symbole du "dionysiaque", symbole du "chrétien", tels bien sûr qu'ils s'expriment par lé "média", de leurs représentations peintes ; telles que ces deux manifestations du sacré sont traduites par celles-ci. Thyrse et croix s'entendent en tant que

"figures", que "figurable" (accès à la "figurabilité") - comme puissance de ... Comme ce qui met en œuvre, ouvre au "figurable" ; sans que thyrse et croix soient eux-mêmes "reproduits", mais ce dont ils sont le symbole, en tant qu"'agent" de l'œuvre, qui porte le symbole à la représentation, où il trouve sa finalité.

Une question se pose. Parler d"'imaginaire de la croix", ne serait-ce point, en fait, lieu commun? L'art d'Occident se confondant, sur bonne partie de son parcours, avec ["'art de la croix", l'art chrétien si l'on préfère (à moins d'introduire ici la même querelle qu'à propos de "philosophie chrétienne" ... ). "Imaginaire de la croix" affirmerait alors une prétention assez insoutenable : vouloir embrasser presque toutes les manifes- tations d'un art qui couvre près de vingt siècles l... La difficulté peut se tourner, la prétention en rabattre, à considérer que dans le projet de recherche il s'agira de comparaison et de confrontation. Comparaison de deux imaginaires, confrontation des signes dans lesquels ils se sont incarnés, à telle ou bien telle autre période de l'histoire. Plus précisément l'accent devra porter sur les signes révélateurs de la survie,

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à travers maints avatars, d'un mythe, celui de Dionysos: survie dans un ou des contextes différents du contexte de ses origines (comme du contexte de sa fortune ultérieure jusqu'à la fin du paganisme), mythe comparé et confronté au "mythe" chrétien qui l'a supplanté, mais sous le couvert duquel il a continué de se manifester, même altéré ou déformé.

Signes où s'est incarné un certain imaginaire, à telle ou telle autre période de l'histoire, sur tel ou tel autre "territoire", considéré, bien entendu, comme un environnement culturel spécifique, et non pas comme aire purement géographique. Signes qui de cet imaginaire peuvent révéler différents "régimes"

Dans l'énoncé du thème de recherche la période envisagée, du XVe au X1Xe siècle, est ce qu'il conviendrait d'appeler plutôt une "mégapériode", donc peu homogène, si l'on convient, avec Panofsky, que par rapport à la Renaissance, le Xvlle siècle ouvre une ère nouvelle.

On pensera à de plus justes limites, à un temps mieux circonscrit: à la Renaissance, par exemple, évoquée plus haut, avec Warburg.

D'autant que la Renaissance, à en simplifier à l'extrême le phénomène complexe, voit le "renouveau" du paganisme, la "résurrection" de Dionysos qui lui est naturellement lié sans pour autant, et c'est même tout le contraire, que ["'imaginaire de la croix" y soit occulté... De la Renaissance "renouveau", irriguéepar les "mystères païens", les travaux de Panofsky, de Wind, pour ne citer qu'eux, font foi. C'est alors le

"décollage" soudain de l'individu (des fortes individualités), avec, comme toile de fond, l'Antiquité, la redécouverte de ses mythes, de son art, de ses lettres, de sa 'philosophie (je simplifie toujours la complexité de ces heures cruciales de l'histoire occidentale).Certes d'autres esprits non moins éminents ont tenté, eux, de combler le fossé qui séparerait la Renaissance du Moyen Age ; la controverse rupture ou continuité étant loin d'être close. 'Et de la Renaissance il ne faut oublier non plus les

"avant-courriers dans l'art d'Occident" dont Panofsky a relevé les signes, dont trois au moins concernent Dionysos ...

Toutefois, ne faut-il pas se défier de cadres, ou larges ou étroits, tout en s'y inscrivant? Manifestations principielles du sacré, Dionysos et le Crucifié ont laissé assez d'empreintes dans l'âme et l'art de l'Occident pour qu'existe une véritable liberté de choix quant à celles-ci, quelle que soit leur "date".

Les empreintes - les œuvres - qui feront l'objet de la recherche pourront avoir pour critère la profonde et complexe harmonie du récit et de l'émotion que Yeats nommait "le concours du sang, de l'imagination et de l'intelligence". Des œuvres qui gardent intact leur dur "mordant".

Celles aussi qui peuvent susciter une terreur sacrée, theios phobos. Avoir influence sur notre existence. "Les étapes par lesquelles l'esprit semble être passé, il les posède encore dans les profondeurs de son présent", a dit Hegel. C'est pourquoi je parle d'empreintes, qui en nous ne sauraient s'effacer; à la vue d'un tableau, dans l'''ailleurs'' duquel nous nous perdons elles s'accusent en nous avec tout leur relief ancien devenu

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soudain profondeur du présent - ressuscitant Dionysos, et le Crucifié;

vertu, parfois, vertu magique de la représentation peinte dans sa rencontre avec notre imaginaire. C'est le sang qui bat soudain plus fort aux tempes, sous l'effet de la faculté imaginative ; phantastica virtus.

Faculté poétique, sans doute, et proche de la faculté picturale.

Dionysos et le Crucifié. A l'appui de ma "thèse" je citerai un texte d'André Gide. Dans sa présentation de Poussin (collection "Les demi- dieux"), Gide écrit, à propos de L'inspiration du poète, et plus préci- sément du tableau dit L'inspiration d'Anacréon (musée de Hanovre) :

"Chose étrange, l'émotion mystique dont pourtant était capable Poussin, c'est dans son Inspiration d'Anacréon, ou dans son Inspiration du poète (encore qu'un peu moins sensible) que, tout inopinément, je la trouve. Mysticisme païen, il va sans dire, mais vif et sincère, et tel qu'on n'en imaginerait pas l'expression différente lorsque, au lieu d'étancher sa soif spirituelle à la coupe de poésie que lui tend le dieu, Aracréon s'abreuvait au calice de l'eucharistie. Il a le geste offert, le regard extasié de qui communie".

Je sais bien que dans l'Inspiration d'Anacréon, le dieu qui tend la coupe de poésie (le calice de l'eucharistie ... ) n'est pas Dionysos, mais Apollon; son rival, ou son frère, son alter ego? (questions posées depuis un certain temps ; sans oublier que Poussin a peint un Apollon!

Bacchus). Mais Apollon, dans le tableau de Hanovre, n'est pas tout à fait l'Apollon de L'inspiration du poète du Louvre; il est, comme on l'a dit (Marc Fumaroli), "il est surtout un bel adolescent allongé lascivement et entièrement nu : Bacchus dans l'enthousiasme et l'ivresse de ses mystères"-. Et comme l'a noté aussi Fumaroli, nous somme avec L'inspi- ration d'Anacréon, "dans un tout autre régime de l'imaginaire" qu'avec le tableau du Louvre. On comprend Gide assimilant, à ·la limite, coupe de poésie et calice de l'eucharistie, dans un mysticisme que je qualifierai de commun; la mystique de Dionysos (qui donne ses traits à Apollon) à la mystique du Crucifié. Ivresse des "mystères", quelles qu'en soient les origines, la source? et le "régime imaginaire" ? seconde interrogation à nuancer ...

Le tableau de Poussin, dit L'inspiration d'Anacréon, pourrait offrir un point de départ à notre recherche. Cependant (j'en reviens à la Renais- sance), ce point de départ je le vois mieux dans L'Allégorie de Giovanni Bellini (Florence, Offices), dite "Sainte Allégorie" ou (et) "Méditation sur la passion".

Cette œuvre, en effet, me parait comme assez exemplaire quant à la recherche proposée. N'est-elle pas, à son égard, inaugurale ? Bellini a peint là ce que je me permettrais d'appeler un "point d'équilibre" ; celui où les "plateaux de la balance" ne s'inclineraient ni vers l'antiquité paienne ni vers les temps nouveaux inaugurés par le christianisme, mais se tiendraient comme immobilisés entre ces deux "âges", les tenant en quelque sorte pour égaux. Du moins vois-je ainsi cette Allégorie, qui ne

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laisse d'ailleurs pas de rester mystérieuse, défiant peut-être interpré- tations et commentaires ...

On y voit des saints mais aussi des amours, qui jouent autour de l'arbre de vie ; il yale Centaure, caché au pied de la Croix, dans une sorte d'anfractuosité. S'il faut y reconnaître une "méditation sur la pas- sion", c'est le second terme qui me retiendra davantage, pour avancer, simple hypothèse, passion commune au paganisme et au christianisme (Dionysos et le Crucifié ?). Mais c'est peut-être l'atmosphère de cette œuvre qui force mon attention. Elle me semble baigner dans une unique lumière, celle de ["'avant" et de ['''après''. Magie, certes, de Bellini, qui perçoit la nature comme forme et lumière, accorde figure et monde.

Il yale paysage ([es monts dorés) peu antique il est vrai, mais que le parvis de marbre lumineux du premier plan vient pour ainsi dire

"corriger", car il semble plus "antiquisant" ; il y a la balustrade, avec son symbolisme.

Je reprend mon image de la balance, lorsque son levier y maintient l'équilibre des bassins, ce qui peut être image du temps, un temps.lui- même à son point d'équilibre, une sorte de fusion s'opérant entre l'avant et l'après, à la pointe du présent. Ce temps, pour emprunter à Nietzsche, serait temps du "midi de la vie", le midi qui sépare tout en les unissant les heures de Dionysos Ge le prends là comme symbole du paganisme) des heures du Crucifié ; et, assurément, pour emprunter encore à Nietzsche: "Temps solennel", car n'est-ce point un "Temps solennel" que nous "lisons" dans l'Allégorie de Bellini?

Transitions sans heurt entre l'ancien et le nouveau? leur brève coïnci- dentia oppositorum ? Coïncidence des contraires qui donnerais son charme, au sens étymologique du terme, à certaines représentations peintes. Un charme lui-même donneur de sens, que le sens soit alors à découvrir dans4e "paysage mythologique" (pour parler commode) ou

"paysage idéalisé"· (Clark) ou dans les quatre paysages dits du Val-de- Grâce de Philippe de Champaigne. Car le sens ne dépendrait-il pas aussi, parfois, de la coïncidence ou harmonie des contraires?

Qu'une œuvre ait eu pour dieu inspirateur Dionysos, une autre le Crucifié, lira-t-on dans la première comme dans la seconde mêmes événements herméneutiques? Un itinerarium mentis commun les relie-t- elles?

Si l'on partait de l'Allégorie de Bellini (celle des Offices), y joindra-t-on La Fête des dieux (Cambridge, Massachussets, Fogg Art Museum) ? Oeuvre, comme l'on sait, terminée (ou modifiée) par Titien (Daniel Arasse m'a fait observer que le grand pan de rochers abrupts, qui fait

"pendant" au bois, et sert de fond à la scène, et dû à Titien, a un aspect anthropomorphe). La source de cette fête est chez Ovide, Fastes, 1, 335, 456; son caractère sacré - "dionysiaque" - est manifeste, mais il s'agit aussi de joyeuses agapes dans un bois propice - et de "libertinage". Ce qui pourrait orienter aussi la recherche en direction de ce versant, et

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m'amène à citer Nietzsche, qui nous met en garde contre trop de

Il seneux : " . "

"Parler d'an est chez moi incompatible avec une altitude revêche: je veux en parler comme je me parle à moi-même, au cours de promenades sauvages et solitaires où il m'arrive d'attraper au vol un bonheur, un idéal sacrilège, qui descend dans ma vie. Passer sa vie entre des choses absurdes et tendres; étranger à la réalité, à demi artiste, à demi oiseau et métaphysicien; sans un oui ou un non pour la réalité, si ce n'est qu'à la manière d'un bon danseur, on la 'reconnaît' de temps à autre de la pointe du pied ; toujours chatouillé d'un rayon lumineux de bonheur ; enjoué, et encouragé même par l'adversité, - car l'adversité conserve le chanceux - ; accrochant une petite bouffonnerie dans le dos de ce qu'il y a de plus sacré -, tout cela, comme cela va de soi, voilà l'idéal d'un esprit 'de poids', d'un poids écrasant, d'un esprit de gravité ... "

(Fragment daté Nice, le 25 mars 1888 ; in Fragments posthumes, ed.

Giorgio Colli et Mazzino Montinari, tr. de l'allemand par Jean-Claude Hémery, t. XIV des "Oeuvres philosophiques complètes", Paris, Gallimard,1977) .

... "rayon lumineux de bonheur enjoué", "petite bouffonerie (accrochée) dans le dos de ce qu'il y a de plus sacré" : n'est-ce point paroles qui conviendraient à un petit commentaire de La Fête des dieux de Bellini ? Le "paysage mythologique", ou "paysage idéalisé", ne se compose-t-il pas parfois de "choses absurdes et tendres" ? n'est-il pas "étranger à la réalité", qu'il touche tout de même, comme un bon danseur, de "la pointe du pied" ? Son peintre n'est-il pas "à demi artiste, à demi oiseau et métaphysicien" ? Toutes questions qui indirectement, si ce n'est directement, se rattachent à une certaine "problématique" de Dionysos, à l'imaginaire du thyrse (la "problématique" de DionysoslBacchus/Liber).

Ovide, Fastes, pour La Fête des dieux. Ovide, Métamorphoses, pour d'autres sources concernant bien des représentations peintes. Horace, Virgile, Diodore, Plutarque, Philostrate, etc. (je ne donne pas de liste exhaustive ; et beaucoup de ces sources sont depuis longtemps identifiées ; cependant, simple hypothèse, dans Les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis peut-on identifier aussi queqlues sources ?)1.

Il yale problème soulevé par Carlo Ginzburg (Titien, Ovide et les codes de la représentation érotique au XVIe siècle), à savoir que Titien, ignorant dit-on latin et grec, prenait ses "sources", pour ses tableaux mythologiques, dans des traductions (ou des adaptations) des auteurs

1 D'après ce que sous toute réserve j'ai pu vérifier, Les Dionysiaques de Nonnos auraient fait l'objet de deux éditions, celle de Falkenburg, Anvers, 1569, celle de P. Cunaeus, Hanovre, 1610, et de notes de Falkenburg, publiées avec celles de Scaliger, en appendice de l'édition de Hanovre. Donc fin XVIe et début XVIIe siècles. Je rappelle que Nonnos de Panapolis est supposé d'être également l'auteur d'une Paraphrase de i'Evangile selon Saint Jean, ce qui fait disputer s'il fut un païen converti ou un chrétien apostat ...

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anciens, souvent peu fidèles à l'original. D'où des difficultés quant à l'identification exacte d'une source. Mais quant à l'interprétation que le peintre donne de telle ou telle autre fable ou mythe ? Est-ce d'une importance si capitale? On peut en douter, si l'on s'attache d'abord - qu'on me permette ce mauvais jeu de mots - à la métamorphose subie par Les Métamorphoses dans l'œuvre peinte, dès lors que celle-ci est une création, non point certes ex-nihilo, mais avec tout ce que le mot sous- entend de liberté, d'écart par rapport à la "source" dont elle s'inspire, d'imaginaire qu'elle met en œuvre - et de fantaisie (d'absurde et de tendre ; ou [ce qui exclut la fantaisie ?] de nouveau sentiment tragique de la vie).

Dans son étude citée, Ginzburg oppose (je schématise un peu) images érotiques et images sacrées (efficaces les unes et les autres, quant à susciter le désir ou la piété), partant d'une querelle qui au XVIe siècle reprend en partie la querelle iconoclaste. Et c'est (je schématise toujours) pour réserver les images érotiques, au "code culturellement et stylis- tiquement élevé, celui de la mythologie", au "circuit privé", celui de l'élite, du pouvoir politique ou financier, et les images sacrées au "circuit public"

à l'édification des fidèles, des "simples" (images dont le code serait culturellement moins élevé? !).

Questions qu'il faudra sans doute prendre en compte. Elles me semblent en effet poser le problème des "codes", en particulier du "code"

de la mythologie, extrèmement complexe au niveau des représentations peintes, et qui a soulevé déjà plus d'un débat, ne serait-ce que celui, précisément, des "sources" : celles du mythe proprement dit, de ses évolutions chez les auteurs, de son parcours par exemple, d'Homère et d'Hésiode à Ovide;"des grecs aux latins, de ses réinterprétations dans le néoplatonisme, le stoïcisme, avec les courants orientaux, ses fortunes diverses en Occident chrétien, sa véritable "réception" par les hommes de la Renaissance,comme à travers notre mentalité d'hommes du vingtième siècle.

Curieusement je relevais, il y a quelques jours, les lignes suivantes dans le livre de Marc Augé, Le génie du paganisme (p. 69) : "certes Pascal connaît le silence de Dieu, alors que Chateaubriand, au moins pour ce qu'il en dit (trop artiste pour être honnête), l'entend parler au moindre souffie de vent. Mais pour tous deux la communication avec Dieu, lorsqu'elle existe, est directe, immédiate et personnelle. Dès lors, la nature dépeinte par les anciens est, aux yeux de Chateaubriand, encombrée par les créations ([es créatures) d'une mythologie qui rape- tisse la nature et ôte à la création sa gravité, sa grandeur et sa solitude

! Il fallait donc que le christianisme, pour rendre leur silence aux grottes, leur rêverie aux bois et la nature à Dieu "vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes."

Ce qu'à la suite de Chateaubriand, écrit Marc Augé, ne nous renvoie- t-il pas au "code" compliqué - de la mythologie, dès lors que ce "code"

est aussi celui d'une représentation peinte ? Représentation inévitable-

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ment "encombrée" ? par des créatures qui rapetissent la nature dont elles sont pourtant les enfants ? Et cette nature, celle du "paysage mythologique", serait sans gravité ni grandeur ni solitude ? Gravité, grandeur, solitude - et silence et rêverie - on les trouverait alors dans la nature "baptisée", je veux dire dans les, représentations de paysages pour ainsi dire sanctifiés par la présence du Sauveur, ou d'un homme de Dieu ou d'une pénitente?

Il est peut-être difficile de soutenir jusqu'au bout ces propositions.

Néanmoins elles peuvent mettre sur une des voies possibles de cette confrontation "imaginaire du thyrse et imaginaire de la croix" que je propose.

Confrontation (conflit ?) ; similitudes aussi, ou coïncidences, analo- gies. Sans vain syncrétisme, ou un évhémérisme qui relativiserait à outrance.

Dionysos a une nativité, des enfances, une éducation, des épiphanies, des miracles, une passion. Il est persécuté (par Lycurgue). Il a peut-être souffert le martyre.

Dionysos est libérateur des enfers (retour de sa mère Sémélé à la lumière).

Dionysos est parèdre de Déméter (pindare). Dionysos - vigne vin.

Déméter - blé - pain. Les deux espèces eucharistiques.

Les Bacchantes, la tragédie d'Euripide, est un tableau de ses mystères.

H. Grégoire, dans l'édition qu'il en donna (Collection des Universités de France), n'hésite pas devant un rapprochement, une ressemblance entre l'atmosphère religieuse des Bacchantes et celle des Actes des Apôtres ()es Bacchantes délivrées de leurs liens, les verroux de leur prison relachés sans intervention humaine, et rapproche avec la déli- vrance de Pierre). Dans sa Notice il parle des "chants qui sont, d'un bout à l'autre, liturgiques ou mystiques", et dans la première antistrophe de la paradas, n'est pas loin de voir "un véritable cantique de la Nativité du dieu bachique", lui rappelant "le mouvement de l'hymne de Noël du Byzantin Romanos". Comme plus bas il écrit que "l'interrogatoire de Dionysos par Penthée annonce mot pour mot les Actes des Martyrs."

Ces citations de Grégoire ont certes un parfum d'époque, celui d'un temps qui dans le domaine de l'histoire des religions était volontiers syncrétiste. Il n'empêche que ses rapprochements sont relativement fondés; on pourra en tenir compte.

Dionysos est aussi en rapport avec Hadès, avec le royaume des ombres, des morts.

Dionysos, dieu mobile, universel, en mouvement perpétuel, est le dieu à venir. Comme tel il a connu, au XIXe siècle,"une surprenante revalori- sation dans le romantisme d'Iéna" (Habermas). Ce qui, à son propos, autorise à parler aussi de littérature. Mais que de surprenantes revalo- risations, Dionysos aura connues dans la peinture, aux époques où l'ombre de la Croix s'étendait encore sur tout l'Occident! Ombre qu'il est

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venu pour dissiper, ou pour s'y abriter? Ses revalorisations sont-elles d'ailleurs si surprenantes? Le dieu à venir, la parousie s'inscrivent au cœur même du "religieux", de son imaginaire, qu'il soit imaginaire du thyrse ou imaginaire de la croix, tels qu'ils accèdent à la "figurabilité"

dans la représentation peinte.

Mieux sans doute conviendrait-il de parler des Dionysos, qu'au singulier de Dionysos, car sa vie s'inscrit dans un cadre théologique assez large :

Un premier Dionysos, Zagreus. Bacchos, sa réincarnation. lacchos, troisième Dionysos, né de l'union de Bacchos et d'Aura. ' lacchos est le Dionysos mystique et éleusinien, enfanté par Aura, surprise dans son sommeil par le dieu, viol, certes, mais "thème (aussi) de l'union mystique dans laquelle la femme, complètement passive, est fécondée par la divinité" (Francis Vian).

Ces brefs rappels pour souligner l'ambiguïté de toute figure divine, l'aura de profond mystère qui l'entoure; de rapprocher peut-être (je dis bien peut-être) une figure divine comme celle de Dionysos/Bacchosl lacchos de celle du Crucifié; ou, dit en d'autres termes, mettre en paral- lèle les mystères du paganisme et les mystères du christianisme, sans vaine tentative de conciliation, mais dans le respect des uns comme des autres (sans oublier leur conflit qui a déchiré Nietzsche).

Cependant, conciliation il y a eut, dans l'âme, tourmentée ou apaisée, de quelques hommes : des peintres dont la ou les créations, l'imaginaire ont su tenir égaux les plateaux de la balance, les lestant du même poids de croyance en le divin, ne différenciant guère l'éros'de l'agapé. Serait-ce aussi qu'à la limite l'amour n'a qu'un symbole ou, dit plus clairement, que le sacré quelque soit sa source s'exprime toujours avec les mêmes symboles, et ne peut s"'incarner" que dans des formes depuis longtemps dûment répertoriées?

J'ai parlé de l'Allégorie de Bellini comme d'un possible point de départ, sans vouloir imposer impérativement ce choix (il y en a peut-être de meilleurs). Autres œuvres qui pourraient servir d"'amorce" à la recher- che (quant à "l'imaginaire du thyrse") :

Titien : La Bacchanale des Andriens (Madrid, Prado) ; Bacchus et Ariane (Londres, National Gallery).

Poussin: La naissance de Bacchus (Cambridge, Massachussets, Fogg Art Muséum), œuvre, quant aux finalités de notre recherche, exemplaire.

Naissance divine d'un enfant destiné à apporter la joie sur la terre, et la fertilité ; en opposition, aux pieds d'Echo éplorée, Narcisse, étendu mort sur cette terre si apte à recevoir les bénédictions du nouveau-né, Narcisse image de la stérilité.

Ne serait-ce pas Poussin qui pourrait nous offrir de significatifs points de départ ? Poussin avec ses Triomphes ou Bacchanales, son Enfance de Bacchus (Paris, Louvre), son Midas rendant grâce à Bacchus (Munich, Alte Pinakothek), sa Bacchanale d'enfants (Rome, Galleria Nazionale d'Arte antica), ses Nymphe chevauchant un bouc (Saint-

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Pétersbourg, Ermitage), Nymphe chevauchant un satyre (Kassel, Staatliche Gemàldegalerie). Le Poussin de l'Inspiration du poète (ou d'Anacreon), de Hanovre, de l'Apollon-Bacchus de Stockolm.

Poussin qui retrouve comme spontanément, mais à travers le stoïcisme et le filtre du raisonnement, du cogito, si ce n'est aussi par la vertu de sa foi de chrétien, qui retrouve l'esprit du dionysisme, assez bel exemple de réinterprétation moderne d'un mythe, et de l'imaginaire qui lui est inhérent, de sa fonction fabulatrice.

Ce qui m'amène à poser, dans un cadre plus général mais néanmoins dans celui des représentaions peintes, la question des "images", de leurs deux sortes, la première sorte étant celle des images primaires et fondamentales, surgissant d'une réalité vitale (la nature observée par le peintre, l'étendue qu'en embrasse son regard: le paysage proprement dit), la seconde sorte (secondaire ?) dérivée des réalités intelligibles. Ce qui peut rappeler le mot de Poussin:

"n

y a l'aspect, puis le prospect".

Ou ce que le Xvlle siècle appelait le vrai simple qui surgit de la réalité vitale et le vrai idéal expression des belles idées, de la réalité intelli- gible. A quoi, il est exact, le Xvlle siècle ajoutait le vrai composé.

Je .ue dresse pas de liste exhaustive des œuvres à retenir (pour le Titien je n'ai choisi que deux tableaux, au risque d'arbitraire). Je me limite à des suggestions, laissant à ceux qui voudront bien s'aventurer sur le terrain glissant, j'en conviens, de la recherche proposée les choix non pas définitifs mais réellement appropriés.

Cependant, je n'ai garde d'oublier Mantegna, son Saint Sébastien, par exemple, "icône de première grandeur inspirée par un égal amour de l'antiquité" (Fumaroli), d'autres œuvres aussi où cet "amour de l'antiquité", imaginaire du thyrse, encadre, si j'ose dire, les figures de l'imaginaire de la croix. Glissement, mobilité du sens qui irait de l'icône à l'idole, dans un insensible mais néanmoins affirmé balancement ? [cône: le saint; idole: le décor ?]

Je pense à Piero di Cosimo, à Botticelli (Printemps, Naissance de Vénus), à beaucoup de peintres de la Renaissance, mais j'ai déjà dit que je ne dressais pas de liste rappelant, tout de même, que l'imaginaire du thyrse ne concerne pas uniquement les représentations à proprement dites de Dionysos, mais aussi un certain nombres d'œuvres qui partici- pent à ce que je n'hésite pas à appeler sa mystique, celle du "paga- nisme", que les siècles dits chrétiens n'ont pu complètement occulter.

Et je n'ai cité ni Giorgione, ni Rubens, ni le Caravage ...

Une petite remarque. Lorsque Delacroix associe dans LTigre et la Nymphe, le fauve, l'amphore et la Vierge, pense-t-il la symbolique érotique du vase qui dans le vieux culte funéraires des Nymphes repose sur le parallèle du vase, et de son contenu, avec le sexe féminin, la Nymphe en relation d'amour avec le lion (qu'importe si c'est un tigre, et de Delacroix il y a les Lions à la source), qui a soif, et cherche à l'inté- rieur du vase le miel, image de la Nymphe féconde, cachée là à l'abri des atteintes du mâle? (Je m'appuie ici sur un passage du livre de Robert

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Triomphe, Le lion, la vierge et le miel). Delacroix part-il d'un texte, ce qui peut être vraissemblable, ou d'une intuition plus profonde?

Même remarque quant à Picasso. Il connaît la légende ou mythe du Minotaure, mais n'est-ce point par instinct plus profond qu'il en peint ou en grave l'étourdissante série? Un instinct qui lui fait toucher le tuf même du mythe grec, pour nous le rendre encore plus tragique : les Minotaures aveugles.

Ces remarques non pour se méfier des "sources" mais pour les tenir parfois comme de simples chiquenaudes, à l'origine du processus créa- teur qu'elles mettent simplement en branle, celui-ci se poursuivant en toute liberté.

Je reviens au texte de Marc Augé, cité plus haut. Ce sera pour aller, en un premier temps, par chemin détourné, à l"'imaginaire de la croix" - à Pascal, via Chateaubriand, sans s'éloigner, bien au contraire, de la représentation peinte.

Une nature encombrée par les créations ([es créatures), la nature antique, ou celle de certains peintres, de la Renaissance ou du XVIIe siècle, qui y ont fait "retour". La nature corrompue (Pascal), face à la rédemption de Jésus-christ (Pascal). L'imaginaire du thyrse face à l'imaginaire de la croix, Dionysos CONTRE le Crucifié.

Chateaubriand, à la suite de Pascal, l'a bien vu, encore que sous un jour différent, et Chateaubriand est aussi l'auteur de la Vie de Rancé ...

à travers ce texte, nous approchons de ou faisons retour à Port-Royal.

Port-Royal qui avec ses solitaires, sa Logique et Pascal, d'Andilly et la mère Angélique, installe au cœur d'un débat qui concerne aussi la repré- sentation peinte, 'l'image, sa présence. Non plus l'idole, mais l'icône, l'image sainte; celle, vais-je oser dire, qui n"'encombre" pas la nature, le paysage, naturel<ou peint, réel ou imaginaire. [mage empreinte de gravité, d'une grandeur qui n'est plus grandeur de chair, d'établis- sement, qui fait place au silence, parle de solitude, en un mot, qui rend la création à son Créateur, en action de grâce.

Débat qui, certes, a connu ses viscissitudes dans l'Occident et l'Orient chrétiens bien avant que naissent Pascal et ses amis, et dont les échos retentissent encore.

Comme il me faut donner, tout de même, des exemples, je partirai, sans quitter pour l'instant le Xvlle siècle, de Philippe de Champaigne - et de Poussin. Ce sera un peu le reflet de l'entretien que j'avais esquissé avec Louis Marin à l'Université de Savoie, lors des Journées d'Etude du Centre de Recherche Imaginaire et Création qui avaient pour thème Passion et création, et qui se tinrent à Chambéry les 25 et 26 mai 1990.

Soient les quatre paysages de Philippe de Champaigne, dits du Val- de-Grâce : Sainte Marie pénitente guérissant les malades (Musée du Louvre) ; Sainte Thaïs libérée de sa cellule par Paphnuce (Musée du Louvre) ; Sainte Pélagie se retirant dans la solitude (Musée de Mayence) ; Sainte Marie l'Egyptienne communiée par Saint Zosyme (Musée de Tours).

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Paysages, comme le dit Louis Marin, paysages de désert, le désert où se retire le saint ou la sainte, désert sanctifié par leur présence, et non pas "encombré" par celle-ci; paysages "modèles mystiques", non plus

"décors mythiques". Le désert comme "paysage de l'absolu" ([es "déserts"

de Philippe de Champaigne, les paysages du Val-de-Grâce) ; le désert comme matrice archétypale, et qui construirait, à partir de cette materia prima, l'autre de tous les paysages qui deviennent lieus privilégiés de la retraite, de la méditation, sites, paysages de la prière, de la conversion, du retour sur soi et à Dieu, le passage obligé sur la voie du salut.

Paysage de l'absolu : le désert, le "désert-paysage". Absolu qui

"travaille" le paysage, la représentation qu'en donne le peintre. Repré- sentation qui tire le paysage hors de lui-même, l'écarte de son modèle initial, comme si le paysage avait cessé d'être perçu directement pour accéder soudain à la Vision, se révélant aux yeux de l'esprit, tout nimbé qu'il reste de la lumière des heures. Paysage rupture, de l'ordre de la grâce, non plus de l'ordre de la nature, mais nature non point abolie, sa beauté sensible comme transfigurée, son image comme un moment du temps, un épisode décisifs de l'histoire de la Rédemption.

Le paysage reliquaire et son efficace. Reliquaire : qui abriterait une

"présence cachée dans les arbres, les plantes, les eaux et les rochers"

(L. Marin). Présence qui, elle, n"'encombre" pas, rend la nature au silence, à la solitude - à Dieu. Dieu caché, qui se révèle dans cela même qui le dérobe, l'obscurcit, mais atteste qu'lI est là, aux yeux de qui sait lire les signes, de celle ou de celui dont la vision coïncide avec la vision que "travaillé" par l'absolu est devenu le paysage.

Avec cet "imaginaire de la croix, sommes-nous à distance infran- chissable de ["'imaginaire du thyrse" ? Le Dieu à la "présence cachée dans les arbres, les plantes, les eaux et les rochers", le Dieu trine de la Révélation chrétienne, ce Dieu n'a-t-il pas, s'incarnant, creusé une distance (infranchissable ?) entre Mythologie et Révélation, déchirant le ou les Temps?

L'image (celle des tableaux dits du Val-de-Grâce, et bien d'autres exemples peuvent être pris), n'est-elle pas à l'égal de l'image des paysages "encombrés" de nymphes, faunes, satyres ou de l'image même de Dionysos Bacchus, n'est-elle pas cet image-là aussi, toute d'équilibre, de bonheur, de beauté?

Par le biais de ces questions, aborde-t-on le problème "modèles mystiques"/"décors mythiques", celui de leur opposition seulement apparente? A considérer ce que j'appelle "décors mythiques" comme la

"toile de fond" aussi indispensable à une "Fête des dieux" qu'à l'agonie de Dieu sur la croix. Auquel cas le paysage, dès ses premières appa- ritions dans l'art d'Occident, ne serait, par rapport au texte scripturaire qu'il s'agit de traduire en texte iconique, non point adventice, loin de là, mais, tout lesté de "senefiance" qu'il reste, ne tiendrait qu'un "second rôle" ? Le paysage proprement dit (arbres, plantes, fleurs, rochers, eaux, édifices, etc.) participerait lui, et encore, de l"'idole", quoique "sanctifié"

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par la présence peinte du Sauveur, d'un saint ou d'une pénitente, tandis que les figures qui s'y ordonnent, le Christ, la Vierge Marie, la Madeleine, saint Jean, un martyr, participeraient, elles, de l'icône?

"Modèles mystiques", les paysages ci-dessus évoqués?

Incontestablement, mais, quand même, "décors mythiques" ?

"Imaginaire de la croix" indélébilement teinté d"'imaginaire du thyrse" ?

Plus profondément il pourrait s'agir d'harmonie, d'unité. Unité de l'homme et de la nature, de la création et de son Créateur. Unité à laquelle dans son ordre propre nous fait accéder la représentation peinte, avec ses rythmes, ses couleurs, son langage. Que cette représen- tation peinte ait comme "sujet" Dionysos ou le Crucifié, qu'elle ordonne à l'intéreiur de son cadre monde antique (païen) ou monde, nouveau (chrétien) et si le second seul est créé se distingue-t-il fondamentalement du premier?

Une différence peut-être. Songeant aux Quatre saisons de Poussin (Paris, Louvre) parlera-t-on de leur cycle cosmique comme on en parlerait à propos d'un "éternel retour" de Dionysos, pris là comme l'image d'un temps qui se succéderait sans cesse à lui-même? Non, certes, car les Quatre saisons' de Poussin concernent une histoire ouverte - ouverte sur une promesse. Unité brisée dès le Printemps (Adam et Eve au Paradis terrestre, l'ombre de la chute planant déjà), mais se cherchant à travers la médiation de l'Eté et de l'Automne et retrouvant promesse et prémices de son rétablissement après l'Hiver (le Déluge). Est-ce vouloir dire que Dionysos est dieu d'une histoire qui s'enroulerait sur elle-même, d'une histoire "fermée"'? Question qui, peut-être, sort du cadre de la représentation peinte ...

J'ai mentionné;les quatre paysages dits du Val-de-Grâce de Philippe de Champaigne,;évoqué rapidement les Quatre saisons de Poussin.

D'autres "exemples" ne manquent pas, mais jai dit déjà que je n'en dresse pas la liste. Toutefois Titien, entre bien des peintres, serait sans doute à retenir en "point de départ", quant à ["'imaginaire de la croix" ; je pense, comme pour le thyrse j'ai pensé à Bacchus et Ariane, je pense au Couronnement d'épines de Munich fAIte Pinakoteck) et à la Pieta de Venise (Accademia), œuvres où la flamme intérieure semble réduire en cendres les "décors mythiques" tant de fois imaginés au cours d'une longue vie ...

Ce n'est pas tout à fait par hasard que je reviens à Titien. Son œuvre n'est-elle pas en effet assez exemplaire quant à d'une part ['''imaginaire du thyrse" et ["'imaginaire de la croix", quant à d'autre part leur hermé- neutique ? Plus : quant au problème même de toute herméneutique, quand il s'agit, bien sûr, comme ici, de texte iconique.

Un "texte", qui, à la limite, se présente à nous comme une sorte de Janus.bifrons, accolant, je force l'image, le masque de Dionysos et le visage du Crucifié (Que l'on accroche, par exemple, cadres contre cadres,

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le Bacchus et Ariane de la National Gallery et Le Couronnement d'épines de rAIte Pinakothek).

Problème majeur de toute herméneutique, en notre cas d'une interprétation crypto.chrétienne de certaines représentations peintes de Dionysos/Bacchus et d'une interprétation "dionysiologique" de certaines représentations peintes du Crucifié (je force encore un peu).

Ne nous plaçons-nous pas alors devant le problème équivalent, majeur aussi, de l'iconologie ? Du sens. De ses surinterprétations. On pense à Panofsky, à ceux qui l'accusent un peu vite de forcer le sens. Le problème, je crois, est à déplacer. Il touche à d'autres profondeurs: celles du sacré, si l'on convient que ces profondeurs, ou, si l'on préfère, le sentiment du sacré, concernent aussi bien les "poésies" mythologiques du Titien que le peintre de la Passion du Dieu fait homme.

Ginzburg, par exemple, semble refuser "la possibilité d'un second niveau de l'image, où peuvent se retrouver les symboles et les allusions savantes chères aux iconologistes" (étude citée). Je reconnais que dans toute œuvre, ou dans maintes œuvres, entre une part de jeu, de libre fantaisie, ou une pointe d'ironie, ce qui quelquefois en fait le charme aimable, on lui donne un sens nouveau, si ce n'est parfois plus profond que celui que suggèrerait un symbole par trop évident. (Moritz, un ami de Gœthe, comparait la mythologie à un rêve éveillé et se défendait d'y chercher autre chose qu'un beau mensonge, innocent et charmant ... ).

Mais de là à refuser le "second niveau de l'image" ? N'est-ce point, à certains moments, s'obscurcir la vue?

Le sacré (le sentiment qu'on en a, subtil, d'ailleurs), ses symboles, ou sa symbolique. Ou ses symboliques: symbolique "païenne", symbolique

"chrétienne" ; mais on pense immédiatement à des subdivisions: symbo- lique grecque (qu'il faudrait encore subdiviser), symbolique égyptienne, symbolique bantoue, symbolique romane, symbolique gothique, symbolique du baroque, du maniérisme, du classicisme français, etc., etc. Je m'amuse un peu avec cette énumération mais, toute plaisanterie mise à part, le même fil conducteur - ne relie-t-il pas, à travers les âges et les continents, les dieux ouraniens au Verbe incarné, les cultes solaires au cuIte de la Vierge Marie, les mégalithes à tel pan de roches qui surplombe une Nativité, le bois du sapin où s'était juché Penthée (Euripide, Les Bacchantes) au bois de la Croix où le Christ s'immpla ? ("Honorez l'arbre comme le dieu même" aurait dit la Pythie; et l'on sait la vénération dont en chrétienté on entoura les reliques supposées de la Croix - même imaginaire ?).

Fil conducteur qui relierait aussi, à travers diverses périodes de l'histoire, certaines représentataions peintes, que leur "thème" ait été Dionysos ou le Crucifié, leur imaginaire celui du thyrse ou celui de la croix. Dans une symbolique commune, et des divergences. C'est là un des buts de la recherche proposée, qui suppose un très grand nombre de vérifications, d'approches successives, et beaucoup de temps, de

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patience, d'avancées et de reculs successifs, de problèmes parfois insolubles.

Le problème, car il y a problème (il est grande partie celui des signes, pour nous, aujourd'hui), a été très bien exposé par Robert Triomphe dans son livre Le lion, la Vierge et le miel (Les Belles Lettres, collection

"vérité des mythes", dirigée par Bernard Deforge). Je me permets d'en citer assez longuement l"'Epilogue" (pp. 355, 356,357) :

Des signes millénaires s'évanouissent, les sens vacillent, mais le besoin du sens et du signe demeurent. L'homme n'est pas sa propre référence, il a besoin de trouver dans le monde - et s'il le faut, dans les astres - les équivalents de ses propres signes, et de s'y déchiffrer lui- même, dans une lumière qui le magnifie en magnifiant aussi le monde.

Sinon les valeurs de la communication et de la parole, de la raison et de la science resteront tout aussi solitaires et ambiguës que leur contraire - celles du silence, de l'inexprimé, du sacré. La conciliation de ces extrê- mes se fait par la médiation du signe. Héraclite en donnait l'exemple, lui qui avait pris pour modèle le génie religieux de la Grèce incarné par l'oracle de Delphes: ni ne dit ni ne cache, il indique. Le fondement du signe, c'est la "sympathie cosmique", sentiment intuitif ou raisonné de l'identité ou de l'affinité entre micrososme et macrocosme, entre sujet et objet, entre le moi, le ciel et les dieux. Les Anciens en induisaient que le monde avait une "âme", comme le corps, toute divine; et sur l'écran opaque et transparent des sensations et des représentations, des symbioses et des symboles où âmes et corps se rencontraient, s'inscrivait le texte d'un "livre" sacré qui appelait la prière, la révérence et la crainte, la fête et le sacrifice. L'obscure clarté de l'écran, la diversité de ses spectateurs - superstitieux ou savants, sceptiques ou mystiques - n'ont pu longtemps fixer les croyances qu'en empruntant aux mythes leur animation dramatique et leur vitalité. Le génie grec doit à ceux-ci sa vivante harmonie;' et cette brume de transcendance qui adoucit les angles de sa clarté, de ses raisonnements et de ses discours ...

Le livre du monde est un livre de signes, dont l'herméneutique doit respecter le mystère. L'hellénisme et la tradition judéo-chrétienne l'ont fait, chacun à sa manière. Mais Dieu s'est intériorisé (au risque de s'évanouir ... ), et le livre de l'âme et celui de la nature se sont peu à'peu séparés. La nature s'est évanouie dans sa poussière corpusculaire comme l'âme devant les machines et les robots nés du cerveau. Le principe générateur de l'image et du mythe se dissout dans un pullulement de spectacles et de formes désintégrées. La Science moderne a détruit les "textes" et n'a pu les remplacer. Que faire en effet quand les signes anciens de l'"écriture" deviennent inutilisables ? Les signes symboliques ne se créent pas sur commande et leur rapport au sens n'est pas transparent, il est fait pour être deviné, plutôt que compris ou interprété. Sans doute l'homme participe à leur naissance, à leur élaboration et à leur mort; mais ils le dépassent, dans la mesure où la nature, dont l'homme sera toujours une parcelle, est par eux sublimée et

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sacralisée. Ce qui doit rassurer ceux qui ne les trouvent plus ou ne savent plus les lire, c'est que dans le cadre de la nature et du sacré, il ne peut y avoir de nouveauté absolue : il y a toujours un "Ancien Testa- ment", et l'alphabet vieilli peut encore initier aux lettres nouvelles.

L'inspiration des vivants, comme les fleurs printanières, comme la plante des mythes, prenait racine en Grèce au pays des morts. La loi aurait-elle changé? Sur la pourriture du Serpent. Apollon pose les fonda- tions de son temple; les épidémies caniculaires appellent l'essaimage colonial, comme les cadavres des taureaux la renaissance des abeilles.

Et de toutes les vierges divines, la plus dialectique sinon la plus proche, celle de l'éternel Retour, de la virginité perdue et toujours retrouvée, est fille de la Terre : Hadès est son époux.

Pourrissement et résurrection, mort violente, noces cachées : le destin des mythes évolue entre ces extrêmes. Dans l'ambiance automnale de l'Occident moderne, qui récolte et consomme les fruits d'un arbre millénaire, la mort des mythes est encore à l'ordre du jour. C'était dans son principe une mort sacrificielle, offerte par la Science à la déesse- Raison qui chasse les brumes mystiques pour comprendre et dominer la matière du monde. Mais c'est une mort saisonnière; une mort féconde, pleine de germes. La nature et la religion, l'agriculture et l'économie, la politique et la guerre ont besoin des mortes-saisons : de la graine enfouie sous terre une plante nouvelle surgira au printemps suivant.

"Comme le maître à qui appartient l'oracle" (Héraclite, fr. 93) la représentation peinte elle-même sans doute "ni ne dit ni ne cache, (elle) indique". C'est à ses "indications" qu'il conviendrait alors de se fier pour l'affrontement ou la réconciliation de Dionysos et du Crucifié ; pour la confrontataion de deux imaginaires, ou de deux fonctions fabulatrices, toutes deux génératrices de formes.

Des représentatiaons peintes où Dieu ne s'est pas intériorisé au risque de s'évanouir, mais affirme au contraire sa présence dans la chair de peinture, qu'il soit dieu du paganisme ou le Dieu chrétien. Des représentations peintes où la nature ne s'est pas encore évanouie dans sa poussière corpusculaire, une nature dont l'homme n'est qu'une parcelle, mais la plus vivante, avec le ou les dieux "ressuscités" par le dessin ou la couleur.

Si l'alphabet d'un Bellini, d'un Titien, d'un Philippe de Champaigne, d'un Poussin est un "alphabet vieilli", sa lecture suffit pour le rajeunir, à condition, certes, de s'orienter sur le sens que ses lettres indiquent.

Orientation, il va sans dire, de la recherche proposée.

Si "Dieu est mort" (je reviens à Nietzsche) "c'est une mort saison- nière; une mort féconde, pleine de germes." Si ['''art est mort", il en va de même. C'est pourquoi on peut encore en parler, autrement que si l'on parlait d'un cadavre. De relais en relais le "feu messager", le signe, parvint, après une longue attente, au palais des Atrides. Alors commença la tragédie. Mais avec Les Euménides germe la plante nouvelle. Raison peut-être pour qu'avec ce qu'ils indiquent les signes

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soient à déceler aussi en "morte.saison", germes d'une pousse nouvelle mais dont l'épanouissement pourrait bien ressembler à ceux qui l'ont précédé.

L"'imaginaire du thyrse" n'est-il pas patent dans plus d'une œuvre contemporaine? La Danse de Matisse n'est-elle pas danse de bacchants, danse dionysiaque? Et La joie de Vivre de Picasso? Et le "thyrse", par exemple, chez Masson ? N'est-ce pas l'imaginaire d'une crucifixion qui inspire Guernica? L'''lmaginaire de la croix", ne le voit-on pas culminer chez Bacon?

Je me surprends à étendre le champ déjà trop vaste de la recherche proposée ...

Une recherche qui pourrait limiter son cadre à celui de la Renaissance, avec quelques percées plus outre?

Une Renaissance ou le "ciel" chrétien ne s'offusque pas d'être recouvert parfois par le "ciel" païen, ni ce dernier d'emprunter sa lumière au premier, ou inversement; où Dionysos et le Crucifié, création nouvelle oblige, se réconcilient parfois dans les accords de la sublime musique de quelques représentations peintes.

Bernard FRICKER t Université de Chambéry

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