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View of Tête à tête. Antonin Artaud 46/47

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Résumé

Différents médias ont propagé une image homogène d’Antonin Artaud, souli- gnant sa révolte et sa recherche de réappropriation identitaire. L’autoportrait daté du 17 décembre 1946 et la photographie tirée par Georges Pastier en 1947 dérangent cette vision réductrice de la figure artaudienne. L’analyse des deux images pose la question du subjectile et met en évidence les différences entre le dessin et la photographie. Le présent article montre un visage inachevé d’Artaud à travers lequel se dévoile un lien étroit entre abandon et don de soi.

Abstract

The media spread a consistent image of Antonin Artaud, by underlining his revolt and his search for identity recovery. The self-portrait dated 17 December 1946 and the photograph shot by Georges Pastier in 1947 disturb this simplistic view of the Artaudian figure. The both image analysis question the subjectile and bring to the fore the differences between the drawing and the photograph. The present article shows an unfinished face of Artaud and, through this face, a close relationship between to give up and to give.

Deniz U

ygUr

Tête à tête

Antonin Artaud 46 / 47

Pour citer cet article :

David UygUr, « Tête à tête. Antonin Artaud 46 / 47 », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 2, « Iconographies de l’écrivain », s. dir. Nausicaa Dewez & David Martens, mai 2009, pp. 101-110.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences ISSN : 2031 - 2970

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Interférences littéraires, n° 2, mai 2009

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46 / 47

Confronté à l’autoportrait d’Antonin Artaud daté du 17 décembre 19462 puis à la photographie tirée par Georges Pastier en 1947, le lecteur de l’œuvre4 d’Artaud ne peut qu’être saisi, surtout s’il s’est intéressé prioritairement à la quête artaudienne de reconstitution de soi à travers le « Théâtre de la cruauté » et les Cahiers de Rodez.

Il avait dû se faire une image d’Antonin Artaud par la lecture de ses textes et de sa graphie ; par ses autoportraits ainsi que par les portraits et les photographies le re- présentant ; par les enregistrements sonores permettant d’entendre sa voix autant que par les films qui présentent l’avantage de donner à voir les gestes d’Artaud.

Cette vision d’ensemble que le lecteur se faisait d’Antonin Artaud correspond à ce que Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy appellent mésotès, à savoir « une médiété ou une médiation entre la personne et l’œuvre »6, celle-ci étant toujours vouée à être incomplète, car impossible7.

Dérangeant une vision de l’œuvre d’Artaud qui se voudrait homogène, les deux portraits de 1946 et de 1947 bousculent le lecteur-spectateur. Ce dernier ne retrouve ni la figure d’un Artaud révolté, pour qui la cruauté était synonyme de vie, ni celle d’un Artaud cherchant à se réapproprier son identité, mais bien une im- pression de laisser-aller, d’abandon d’un soi, de soi, compris à la fois comme génitif objectif et comme génitif subjectif.

Il serait facile d’expliquer cette lecture des images exclusivement par la bio- graphie : l’abandon se révèlerait signe précurseur de la mort de l’auteur le 4 mars

1. Une des représentations du Vieux-Colombier, en janvier 1947, s’intitule Tête à tête. Antonin Artaud décida de ne pas y lire ses textes et se livra tel quel sur scène.

2. Antonin artaUD, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 196, p. 201.

. La photographie en question fait partie d’un dossier d’images dans Georges Charbonnier, Antonin Artaud, e édition, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1970, pp. 2-.

4. Comme l’expliquent Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy dans Iconographies de l’auteur (Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, Iconographies de l’auteur, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2005, pp. 5-6),

« l’œuvre engendre son auteur », car « l’idiosyncrasie de l’œuvre » ou « son iconographie » dans le sens de « graphie de l’œuvre – son “écriture”, sa manière, sa propriété insubstituable – y devient icône – figure, emblème figural, hypostase, visage », pour le lecteur.

. Philippe LejeUne, dans son étude de « L’autobiographie, de la littérature aux médias », sous-titre de son ouvrage Je est un autre, analyse l’impact de la voix d’Antonin Artaud dans l’enregis- trement radiophonique de Pour en finir avec le jugement de dieu (Paris, Seuil, « Poétique », 1980, pp. 148- 149). Il y parle aussi de la réception d’un « montage faisant alterner des séquences de films où Artaud a tenu un rôle, des photos et documents divers » intitulé Antonin Artaud, le visage qui fut diffusé le 8 octobre 197 sur Antenne 2.

6. Federico Ferrari et Jean-Luc nancy, op. cit., p. 26.

7. Cf. Ibid.

8. Julia Kristeva décrit Antonin Artaud comme un révolté intellectuel et un artiste cherchant la vérité de son être (Cf. « Artaud en psychose et révolte », préface à Catherine boUthors-PaiLLart, Antonin Artaud. L’énonciation ou l’épreuve de la cruauté, Genève, Droz, « Histoire des idées littéraires », 1997, p. XII).

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1948 après des années de souffrances psychiques et physiques. De l’auteur ou tout simplement de l’homme. La lecture deviendrait alors plus intrusive, plus violente, car elle se permettrait d’induire une intention, celle de l’écrivain qui aurait voulu se faire tirer le portrait d’une certaine manière – qu’elle soit contingente, antinomique ou interprétative de son œuvre – à un certain moment de sa vie. Si l’intention dé- libérée existe, elle n’implique cependant aucune fixation d’une quelconque réalité.

Ces deux portraits sont tout simplement prégnants – et c’est déjà beaucoup – dans l’activité de lecture.

En ce qui concerne l’aspect biographique, ces portraits reflètent un nouvel Antonin Artaud après sa sortie de Rodez. Similaires dans le cadrage – tête et cou – et dans l’absence de couleurs, ces images proviennent d’une période durant laquelle Artaud multipliait les portraits9 centrés sur le visage. D’ailleurs, en 1947, il écrit sur l’expressivité de la figure humaine :

Le visage humain est provisoirement, je dis provisoirement,

tout ce qui reste de la revendication,

de la revendication révolutionnaire d’un corps qui n’est pas et ne fut jamais conforme à ce visage.10

Ce qui reste, ce qui est laissé à l’abandon, est synonyme de liberté. Dans son sens premier, l’abandon désigne l’« [a]ction de rompre le lien qui attachait une personne à une chose ou à une personne»11. Et la liberté a un prix. Le visage, pour Artaud, selon Paule Thévenin, est marqué par la vie et se situe comme une trace du passé, du présent et de l’avenir12. Cet avenir, cet au-delà qu’Artaud est capable d’apercevoir, est loin de tout ésotérisme. Si « Antonin Artaud représente ce qu’il voit »1, c’est à la manière des poètes. Il trace les lignes dévoilées du visage afin d’of- frir la possibilité d’y lire un destin.

Seconde similitude, la photographie de 1947 est en noir et blanc tout comme l’autoportrait du 17 décembre 1946. Artaud y a utilisé le crayon graphite selon son habitude de cette période : dès sa sortie de Rodez jusqu’en avril 1947, il délaisse les dessins d’imagination pour les portraits au crayon gris. Est-ce pour la malléabilité de la matière ? Artaud dessine son portrait comme s’il le sculptait. Le plomb est joint au papier par trait pour former les lignes du corps et par l’action du pouce pour étendre les masses du visage et du cou. Ce sont aussi les ombres nées du jeu entre le noir et le blanc qui dans la photographie mettent le relief du visage en valeur.

Malgré les similarités de cadrage et de gamme chromatique, les deux portraits diffèrent en de nombreux points. Alors que l’autoportrait figure le visage d’Artaud de face, la photographie le montre de profil. Artaud s’était probablement examiné dans

9. Cf. Jacques DerriDa, Artaud le Moma. Interjections d’appel, Paris, Galilée, 2002, « Écritures/figu- res », p. 17.

10. Antonin ArtaUD, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1.

11. Cf. Le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/ad- vanced.exe?8;s= 75805515).

12. Paule Thévenin explique que le visage est le condensé « des innombrables signes qui l’ont griffé au cours d’une vie passée et présente, mais aussi à venir » (Paule Thévenin, « La recherche d’un monde perdu », dans Antonin ArtaUD, Dessins et portraits, op. cit., p. 7).

1. Ibid.

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Deniz UygUr

un miroir pour se dessiner. La tâche n’avait pas dû être aisée : soit le miroir était posé à côté de sa feuille blanche si bien que l’acte du dessin devait succéder à une étude mi- nutieuse de son image et donner lieu à un décalage temporel, soit le miroir se trouvait derrière le support. Cette dernière proposition est sans doute à écarter puisqu’Artaud avait pour habitude de poser le papier à dessin la plupart du temps sur une table.

Pour ce qui est de la photographie, Georges Pastier a saisi en « instantané » le profil d’Artaud, « instantané » ne signifiant pas que le photographe n’ait pas pris le temps de cerner son sujet. Il a dû passer au moins par une recherche de la composi- tion et par un cadrage particulier, appelé « italien », étapes qui posent la question de la comparaison entre l’élaboration du dessin et celle de la photographie.

Une différence temporelle est à envisager dans la réalisation de l’image. Entre la photographie et le dessin, un écart temporel pourrait s’expliquer par au moins trois facteurs d’importance croissante : le temps pris par le portraitiste pour exami- ner le portraituré (temps qui pourrait être identique à celui pris par le photographe pour étudier la composition et le cadrage) ; le temps de concrétisation du portrait (temps sensiblement différent en photographie à cause des matériaux chimiques) ; l’alternance entre observation / cadrage et jet de trait / appui sur le déclencheur (temps radicalement différent en photographie, car aucun retour en arrière n’est possible une fois le déclencheur appuyé).

Cette différence temporelle explique que le dessin est un travail de longue ha- leine pour Antonin Artaud, dans Van Gogh le suicidé de la société, ouvrage dont la ver- sion initiale a été écrite en seulement une semaine durant le mois de janvier 1947 :

Qu’est-ce que dessiner? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent, et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens.14

Indispensable à la production, la tâche de traverser le subjectile, écran ou sup- port de la représentation, s’avère être très difficile. En effet, le dessin nécessite le forage d’un obstacle résistant, le « mur de fer invisible ». Ce subjectile non poreux figure, en- tre le créateur et la création, une distance similaire à la relation de paternité éprouvée entre l’auteur et son œuvre. Or, si le support est traversé, il devient alors une couche1 qui, connotant du lien entre le créateur et sa création, produit le texte comme en ges- tation. Apparaît alors un lien de maternité. Et c’est ce qui se produit dans la personne d’Antonin Artaud, comme il le décrit dans Ci-gît, texte qui date de novembre 1946.

Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère

et moi ; […] (OC XII, p. 77)16

14. Antonin ArtaUD, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 1990, p. 4.

15. Cf. Jacques DerriDa, « Forcener le subjectile », dans Antonin ArtaUD, Dessins et portraits, op. cit., p. 10.

16. Les références aux Œuvres complètes d’Antonin Artaud qui sont publiées par Gallimard sont indiquées avec les initiales OC en italiques, le numéro du volume en chiffres romains (un as-

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La gestation prouve aussi l’existence d’un décalage temporel dans la concep- tion du dessin, ce qu’Artaud ressent lorsque ses traits attaquent le support poreux de la feuille. Ainsi, si la notion de subjectile appartient au domaine du dessin, qu’en est-il de l’attaque du support par les produits chimiques et la lumière dans le proces- sus photographique ? Peut-on réellement parler de lien de paternité ou de maternité entre un photographe et son œuvre ?

Tâche difficile et éprouvante, l’autoportrait d’Antonin Artaud a nécessité – comme nous l’avons vu plus haut – nombre d’exigences techniques. Outre ces dernières, si Artaud s’est représenté de face, c’est aussi parce qu’il a émis l’intention de se voir de face. Lors de la conception de son portrait, il a semblé vouloir être en tête à tête, dialoguer avec soi et prendre distance par rapport à son image, ce qui lui arrive d’ailleurs tout le temps :

[…] Artaud ! Comment Artaud ?

Je m’étais dit de ne plus jamais me parler à moi-même, jamais. (OC XXIV, p. 86)

Dans Le pèse-nerfs, Artaud, jeune adulte, parle de se connaître en face à face :

Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à Antonin Artaud. (OC I*, p. 98)

Par son autoportrait, il avoue son désir de saisir sa propre image alors que la photographie de Georges Pastier a tout l’air d’un vol à l’arraché. Le photographe capture un instant d’Antonin Artaud, un moment où la cigarette se consume entre ses lèvres serrées. Cette cigarette se situe au milieu de la zone de lecture du spec- tateur, zone d’autant plus mise en évidence que la tête d’Antonin Artaud forme l’oblique d’un « Z ». En position stratégique, la cigarette fait passer un message : Artaud est dans l’instant. Pris au vol ou désiré, l’instant photographique d’Artaud diffère catégoriquement du moment pictural : le dessin est dépourvu d’accessoire.

Son visage nu, Artaud se présente lui-même comme subjectile17.

Selon Jacques Derrida dans Artaud le Moma, Antonin Artaud veut révéler le visage dans sa propre vérité, « rendre et creuser à la fois car cette vérité n’est pas donnée, elle attend l’acte, le trait, le coup du graphein »1. Cette recherche de la vérité qui procède par le dessin (ou par la photographie, si bien qu’il nous manque des pho- tographies qui auraient été prises par Artaud) est la conséquence d’un inachèvement du visage. Selon Artaud, « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face »19 et « la face humaine telle qu’elle est, se cherche encore »20. Jamais encore accomplie, cette

térisque pour le premier tome et deux pour le deuxième) ainsi que le numéro de la page en chiffres arabes.

17. Appartenant au code de la peinture, la notion de « subjectile », de sub-jectum, « ce qui est couché dessous », désigne la surface ou le support. Il faut envisager ici le subjectile dans le sens que Jacques Derrida lui donne dans « Forcener le subjectile » : quelque chose s’y joue et le traverse (cf.

op. cit., p. 56).

18. Jacques DerriDa, Artaud le Moma, op. cit., p. 60.

19. Antonin ArtaUD, Œuvres, op. cit., p. 14.

20. Ibid.

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vérité du visage doit lui être restituée. Jacques Derrida envisage ainsi le « portrait du trait pour trait »21.

Eût-elle existé, cette vérité ne mettrait jamais un terme à la logique de la res- titution. L’objet du vol à force du « coup pour coup » aurait provoqué une longue histoire humaine. C’est cette histoire qu’Artaud écrit dans ses portraits :

[…] dans les portraits que j’ai dessinés,

j’ai évité avant tout d’oublier le nez, la bouche, les yeux, les oreilles ou les che- veux, mais j’ai cherché à faire dire au visage qui me parlait

le secret

d’une vieille histoire humaine […].22

Suivant la logique de restitution, l’autoportrait d’Artaud est non seulement réaliste – aucune ride n’est oubliée – mais aussi démonstratif d’une certaine dignité : la tête droite, quoique le cou tordu, il affronte son propre regard ou celui du spec- tateur. En revanche, la photographie de Georges Pastier, toute délictueuse par son vol et son recel, ne prétend à aucun égard, évoque même un certain sentiment de pitié pour ce vieil Artaud à l’abandon, le cou ne lui tenant plus la tête qui semble très lourde, rejetée vers l’arrière, les yeux fermés.

Cette dernière différence introduit l’importance du regard dans l’autopor- trait d’Antonin Artaud. Lorsqu’il se dessine, il se figure les yeux ouverts, l’iris clair, les pupilles brillantes. Les yeux, iris, pupilles, sont centrés de façon à ce que le lecteur-spectateur pense que le visage dessiné d’Artaud le regarde. Mais Artaud ne regarde pas. Il est absent ou, comme le disent Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy à propos de la représentation des yeux aveugles d’Homère, « ils nous regardent pour voir comment nous regardons, c’est-à-dire comment nous lisons »2.

La prévalence du regard fait aussi l’objet de ses écrits. Antonin Artaud, lec- teur du visage de Vincent Van Gogh, est frappé par le regard ou plutôt l’« œil » du peintre.

L’œil de van [sic] Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philoso- phe par moi jamais rencontré dans la vie.

Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut être avant lui le malheureux Nietzs- che eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps de l’âme, à mettre à nu le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit.24

Cette description de l’œil de Van Gogh permet à Artaud de mettre en relation regard et philosophie. Cette dernière serait dévoilement d’une âme cor- porelle qui renferme sans doute le secret d’un visage qui « se livre en personne

21. Jacques DerriDa, Artaud le Moma, op. cit., p. 61.

22. Antonin ArtaUD, Œuvres, op. cit., p. 1.

2. Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 27.

24. Antonin ArtaUD, Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., pp. 10-110.

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comme autre, comme ce qui ne se révèle pas, comme ce qui ne se laisse pas théma- tiser »2.

Ce don de soi existe dans les deux portraits d’Artaud que nous étudions.

Cela s’explique notamment par la nouvelle vie d’Antonin Artaud, mais aussi par sa nouvelle identité. Artaud, sorti de l’asile de Rodez le 12 mai 1946 pour s’installer à Paris, est reconnu dans son statut d’écrivain. Au moment de dater son autoportrait, il est d’ailleurs en train de dicter Suppôts et suppliciations à son scribe, Paule Thévenin, qui exerce à la ville la profession d’infirmière. Il devient, par ailleurs et finalement après de nombreuses tentatives, un conférencier

« respecté »26.

En-dehors de son expérience littéraire, Artaud libéré envisage une tout autre vie, celle de portraitiste. Il veut « gagner sa vie en vendant ses dessins » 27. À cette époque, il lui arrive de faire le portrait de ses amis en petites dimensions pour des raisons purement mercantiles. Au-delà de l’aspect financier, il réussit à exprimer dans ses dessins le témoignage des souffrances psychiques et physiques de sa vie tortueuse2. Le spectateur comprend le message, mais le doute persiste sur les inten- tions réelles du portraitiste.

Si, dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Georges Charbonnier se permet d’avancer qu’Antonin Artaud se limite à refaire son corps, il se trompe lorsqu’il affirme que « L’expérience mexicaine, la quête mexicaine, l’expérience du retran- chement, les tables de la loi données au théâtre, le corps vécu d’asile en asile, tout prend sa place dans le corps d’Antonin Artaud qui se crée enfin lui-même»29. Ce fantasme n’est pas réalisé. C’est cet inachèvement qui permet à Antonin Artaud d’avancer et de développer l’étendue des possibilités de son expression. Toute son œuvre est caractérisée par une recherche de son image et par un « travail de corporisation » qui lui permettent d’affronter la réalité0. Dans le texte « INS- TALLER LE BONHOMME » (OC XXII, pp. 429-42) appartenant à ses Cahiers du retour à Paris, Antonin Artaud retrace sa quête identitaire caractéristique de ses écrits, telle qu’elle se présente notamment dans les Cahiers de Rodez.

Je cherche un corps consistant, irréel, animique, corporel, comme celui ancré dans mon cerveau après l’I qui était le corps de l’âme, et je le cherche non en idée infinie mais finie, non en infini mais en espace, non en existence creusante mais en matière affirmative […]. (OC XVIII, p. 286)

Cette recherche du corps fantasmatique et fantasmé est infinie en termes existentiels. De la même manière, pendant la période asilaire, Artaud exacerbe le travail d’ « auto-affirmation »1 qu’il mène parallèlement dans le langage en

25. Jacques DerriDa, « Violence et métaphysique », dans Jacques DerriDa, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1967, p. 12.

26. En témoigne le fait que, lors de la représentation du Vieux-Colombier, André Gide se soit levé pour féliciter Antonin Artaud à la suite de sa conférence.

27. Selon Paule Thévenin, « il en avait plus d’une fois manifesté l’intention dans ses lettres » (Paule Thévenin, op. cit., pp. 4-6).

2. Cf. Ibid., p. .

29. Georges Charbonnier, op. cit., p. 192.

0. Cf. Catherine BoUthors-PaiLLart, op. cit., p. 9.

1. Cf. Ibid., p. 2.

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recourant à des déictiques et à des pronoms de la première personne du singu- lier.

C’est que ce n’est pas moi mais ce qui en moi fait l’esprit, l’âme, le cœur et le corps, ce n’est pas le moi-même, ni le soi, ni le lui, ni l’autre, et ce n’est pas Dieu, ce sera autre chose parce que je le veux car c’est Je. – Et mon je, à moi, ici, et pas le précédent car c’est dans la lutte de Je à Je que Je suis et je garderai pour moi pour l’instant sans Dieu ce me Je qui supprimera les 2 autres parce que, avant la lutte de Je à Je par moi, il n’y avait rien que moi sans moi. (OC XVI, p. 167)

Ce processus de réappropriation de soi, commencé à Rodez et consistant à répéter, à retourner et à confronter, ressemble en quelque sorte à l’ « ipséité »2 de Benveniste, telle que Jacques Derrida la définit dans « La raison du plus fort »

.

L’« ipséité » implique un retournement « quasi circulaire vers soi, à soi et sur soi de l’origine ». C’est une « auto-détermination souveraine », car l’ipse est le « soi- même qui se donne à lui-même sa loi ». L’ipse commence par soi et se termine en soi. C’est un « pouvoir qui se donne à lui-même sa loi, sa force de loi, sa représentation de soi […] dans la simultanéité de l’assemblage […] du “vivre ensemble” comme on dit aussi »4. Cette définition éminemment politique vaut aussi pour un Artaud-Roi qui règne sur ses « moi ».

Je suis le maître et c’est une affirmation de retenue de puissance et non de dimension ou de volume de puissance. (OC XIX, p. 257)

Cette maîtrise de soi se présente à Rodez comme une retenue. Il s’agit plutôt de préserver « une certaine identité retrouvée ». Pour cela, Antonin Artaud doit

« [d]ire et écrire n’importe quoi pour ne pas perdre l’idée afin de s’en souvenir pour après faire sortir la vraie charpente, squelette d’incarnation (OC XX, p. 295) », in- carnation qui se caractérisera en 1947 comme un don de soi.

Cette spontanéité, cette volonté de naturel dans son autoportrait du 17 dé- cembre 1947, se trouve confirmée par le fait que les autres portraits d’Antonin Artaud furent tous retravaillés6 en vue de paraître à l’exposition intitulée Portraits et dessins par Antonin Artaud, qui eut lieu du 4 au 20 juillet 1947. L’autoportrait que nous avons choisi a été exécuté en une fois, preuve en est la clarté des lignes, même si cela n’empêche pas que l’œuvre ait été créée en vue d’être regardée par un autre.

L’objectif est toujours de provoquer des sensations chez le spectateur. À pro- pos de ses dessins, Artaud a d’ailleurs écrit sa volonté que « l’œil qui les regarde tombe » (OC XX, p. 170 ; commentaire du dessin La maladresse sexuelle de dieu7), ajoutant que les dessins sont des « sensations » : « Ce dessin est une sensation qui a

2. Ce concept d’« ipséité » présente aussi l’avantage d’éviter le positionnement entre auto- portrait et autobiographie, car, chez Artaud, l’œuvre est protéiforme.

. Cf. Jacques DerriDa, « La raison du plus fort (Y a-t-il des États voyous ?) », dans Voyous.

Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 200, p. 0.

4. Ibid.

. Paule Thévenin, op. cit., p. . 6. Cf. Ibid., p. 40.

7. Antonin ArtaUD, « La maladresse sexuelle de dieu », dans Dessins et portraits, op. cit., p.

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passé en moi comme on dit dans certaines légendes que la mort passe. / Et que j’ai voulu saisir au vol et dessiner absolument nue » (OC XXI, p. 22 ; commentaire du dessin La mort et l’homme).

Artaud, spectateur de ses propres sensations, en vient donc à la capture au vol de l’image nue. Cette saisie est aussi celle de la photographie. Ce qui provoque la sensation est le fait que l’image ne fixe pas. Chaque autoportrait d’Antonin Artaud est un nouvel « auto-engendrement »9, un don d’enfantement où la mère, le père et le fils se confondent, un véritable don de soi. C’est précisément ce qui semble ressortir des deux portraits d’Antonin Artaud (1946 et 1947).

D’une part, ce don de soi est contingent à une affectivité qui se retrouve dans les deux portraits. Dans l’autoportrait du 17 décembre 1946, les ombres faites de dégradés de gris qu’Artaud exécute en étalant le crayon avec son pouce envahissent l’image comme des caresses alors que, dans d’autres autoportraits, il donne des coups à son image. Fin 1946, Artaud a donc une relation de douce affection avec son visage, bienveillance que la photographie de Georges Pastier reproduit avec la saisie d’un Artaud s’endormant paisiblement comme bercé par une force supérieure.

D’autre part, les deux images représentent une tentative de dialogue. Dans l’autoportrait, Artaud dialogue non seulement avec lui-même, en se reflétant com- me dans un miroir mais aussi avec le spectateur. La position centrée des iris établit un contact, mais la mise en avant du cou et la fermeture des lèvres sont les indices d’une parole restée en travers de la gorge. Dans la photographie, c’est le photogra- phe qui nous adresse un message sur Antonin Artaud, ce dernier étant absent de la communication. Son image furtive et son visage relâché, dans un état feint – la cigarette le trahit – d’endormissement, Artaud simule la renonciation à un dialogue possible avec le spectateur.

Si l’affectivité et la tentative de dialogue rassemblent les deux portraits dans un don de soi, ce dernier se réalise aussi de manière différente. Les yeux de l’auto- portrait d’Artaud sont livides tandis que ceux de sa photographie semblent sourire.

Grand ouverts dans l’autoportrait, ils sont fermés dans la photographie.

La photographie d’Artaud montre donc le relâchement serein d’un homme aux yeux clos. Plénitude d’un regard fermé, les orifices sont comblés dans cet extrait des Cahiers du retour à Paris, rédigé vers la fin de l’été 1946.

Il n’y a que moi et rien,

même pas de vide, vraiment RIEN, pas d’espace,

moi et c’est tout. (OC XXIII, p. 472)

Pour Antonin Artaud, sa personne est constituée exclusivement du plein, comme il l’explique dans ce texte qui date du début de l’année 1946.

. ID., « La mort et l’homme », dans Dessins et portraits, op. cit., p. 17.

9. Jacques DerriDa, Artaud le Moma, op. cit., p. 4.

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Car je suis le plein absolu et il n’y a non seulement rien autour de moi mais pas de place pour le vide puisque je suis plein. (OC XIX, p. 208)

Or, s’il y a plein, il se construit toujours à partir du vide40 parce que, chez Artaud, « le vide est nécessaire et indispensable à la création »41. Il ne faut donc pas mélanger la conception de plénitude du corps d’Artaud et le vide du subjec- tile, ce dernier pouvant être une partie du corps humain. En effet, pour Artaud, le visage, comme le subjectile, « est une force vide […] la face humaine telle qu’elle est se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche / et les deux cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort »42. Regard dans le vide qu’observe aussi Artaud chez Van Gogh.

Mais van [sic] Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit.4

Le vide a donc la capacité de remplir ; il n’est pas inachèvement. Tout au contraire, il permet d’avancer sur le chemin de la plénitude que Jacques Derrida, dans Artaud le Moma, préfère remplacer par le terme « secret ».

C’est bien en creux, dans le creuset de l’abîme que cette véri-fication s’opère.

Elle se cherche dans la cavité génératrice et féconde d’un creuset qui pré- sente d’abord sa figure négative, le trou, le sans-fond de l’abîme, le caveau, la tombe, le lieu de mort ou la crypte. Le portraitiste cherche à décrypter une vérité, une vérité à rendre et à donner, à constituer en la restituant, à donner en retour tout en la produisant pour la première fois : dans des trous, dans ces failles ou dans des fentes. Pour la première fois dans le creux de ces béances.

Pour la première fois, en premier lieu, et dans ce premier coup, il n’y a plus, il ne devrait plus y avoir de place pour une opposition, ni même pour une distinction entre constituer et restituer, donner et rendre. Le vide de l’orifice, le chaos, le khaein, la béance abyssale du visage en l’ouverture de tous ses trous, de sa bouche de vérité, de ses yeux creusés, voilà le secret de cette indistinction impensable avant la force vivante du trait graphique […].44

Le geste du dessin comporte donc une action de révélation de la vérité que la photographie dissimule. Le corps d’Artaud se donne corporellement dans la photo- graphie, mais son âme y reste enfermée, car les trous y sont suturés.

Ce qui, dans les portraits de 1946 et de 1947, stupéfie le connaisseur de l’œu- vre d’Artaud, c’est l’abandon de soi qui rime avec le don de soi. Tout en jouant avec

40. Sur cette question du « vide » et du « plein », de nombreuses références à des textes de Rodez peuvent être faites. Artaud accompagne toujours la recherche de l’absolu de la découverte du vide, lequel est vu comme le résultat d’une perte par l’orifice. Pour exemple, la notion de corps total, sans organe comme le prescrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari, corps décrit par Artaud comme

« ni haut ni bas ni milieu mais pleine étendue (OC XX, p. 148).

41. Francine ViDieU-Larrère, Lecture de l’imaginaire des œuvres dernières de Antonin Artaud. La fabrique du corps écriture, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 2001, p. 92.

42. Antonin ArtaUD, Œuvres, op. cit., p. 14.

4. ID., Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p. 110.

44. Jacques DerriDa, Artaud le Moma, op. cit., pp. 61-62.

(12)

l’ouverture et la fermeture de son regard, Artaud cesse de chercher à se reconstituer afin d’offrir, par le dessin, le témoignage d’une vérité secrète et, par la photographie, un corps auquel on peut enfin « toucher ».

Deniz UygUr

Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)

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