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Avant-propos

Consacrer une livraison de revue d’études littéraires à une thématique telle qu’« indicible et littérarité » paraît sans doute tenir, selon le point de vue, de l’évidente nécessité ou de la prise de risque. À l’heure actuelle, il semble en effet difficile pour le critique d’évoquer l’une de ces notions sans que l’autre ne se profile aussitôt sur l’horizon de réflexion déployé, tant indicible et littérarité ont été – et restent ? – inextricablement liés dansla littérature contemporaine. Dans le même temps, d’aucuns trouveront peut-être hasardeux d’articuler un volume autour de deux notions qui, pour répandues qu’elles soient, n’en demeurent pas moins fondamentalement problématiques, ne faisant l’objet d’aucun consensus au sein du champ de la recherche en littérature.

D’une part, cinquante ans après que le terme de littérarité a fait son en- trée dans l’outillage conceptuel propre aux études littéraires françaises, et face à l’extraordinaire hétérogénéité d’un corpus aux bornes par ailleurs perméables et incertaines, la littérarité se doit d’être envisagée, ainsi que le souligne Thomas Aron, comme une notion essentiellement « relativ[e] et révisabl[e] »1. Et d’autre part, le concept d’indicible, outre les querelles définitoires qu’il suscite, pose une exigence et présuppose un excès2 que récusent « les deux grandes philo- sophies du langage de la fin du XXe siècle, l’herméneutique et la philosophie analytique »3, ainsi que le rappelle Christine Baron. Il n’en est pas moins vrai que, depuis près de deux cents ans, les écrivains n’ont de cesse de proclamer qu’« il y a de l’indicible », et que cette affirmation concerne l’objet littéraire au plus haut point.

Dans ce contexte, doit-on, en raison des débats que suscitent ces deux concepts, renoncer à s’interroger sur les rapports qu’ils entretiennent, et qui sem- blent bien être l’une des grandes affaires de la littérature contemporaine ? Cela serait d’autant plus regrettable que la mobilité de ces notions ne les rend pas inopérantes - au contraire, serait-on tenté d’ajouter : ainsi qu’on le constate dans les différents articles réunis dans cet ouvrage, travailler sur des concepts mou- vants, incontestablement discutables puisque souvent discutés, incite à envisager comme toujours spécifiques et inédits leur actualisation et les liens susceptibles

1. Thomas Aron, Littérature et littérarité. Un essai de mise au point, Paris, Les Belles Lettres, « An- nales littéraires de l’université de Besançon », 1984, p. 21. Si Thomas Aron travaille d’emblée dans la perspective de ce qu’il nomme une « littérarité restreinte », c’est que d’autres auteurs avant lui, cherchant à définir la notion, ont aussi pointé les impasses auxquelles elle peut conduire ; on songe, entre autres, aux travaux de Tzvetan Todorov, de Michel Arrivé ou encore de Mircea Marghescou, dont l’ouvrage Le Concept de littérarité (The Hague/Paris, Mouton, 1974), récemment réédité (Paris, Kimé, 2009), demeure une référence en la matière.

2. Voir Christine BAron, « Indicible, littéraire et expérience des limites : de Blanchot à Wittgenstein », dans Limites du langage : indicible ou silence, s. dir. Karl CogArd et Aline MurAt-Brunel, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 291.

3. Ibidem.

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de s’établir entre eux au sein d’une œuvre déterminée, aucune hypothèse les concernant ne pouvant raisonnablement prétendre à la validité « pour tout texte littéraire »4.

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* *

Les articles réunis dans ces pages sont pour moitié le fruit de la journée d’étude de l’Institut de littérature qui s’est tenue à l’UCL le 24 avril 2009 autour de la thématique « Indicible et littérarité », les autres contributions ayant été rédi- gées spécifiquement en vue de la présente parution. La grande majorité des œuvres qui y sont étudiées sont contemporaines de ou postérieures à la Seconde Guerre mondiale ; si cet événement a été fixé comme borne temporelle du corpus traité dans ce numéro, c’est qu’il s’était spontanément imposé comme tel lors de la jour- née d’étude, vraisemblablement en raison même de la problématique étudiée. En effet, si, au cours des siècles, nombre d’hommes de lettres ont cherché à appro- fondir dans et par leur œuvre la question du rapport à l’inexprimable5, force est de constater que la crise de confiance langagière qui a marqué – et signé – le début de l’ère contemporaine a conféré à ces préoccupations une acuité particulière. À cette époque, l’idée d’une possible inadéquation des mots au monde s’impose, en même temps que celle d’une hétérogénéité du langage et de la pensée. Dans ce contexte, les romantiques d’Iéna sont les premiers à avoir recours au terme d’ « indicible » pour qualifier ce qui, relevant de la subjectivité, ne peut être exprimé de manière satisfaisante par les mots. De cette nouvelle conception du langage émerge la figure d’un poète-prophète, résolu à faire face à « l’innomé comme tel »6, et pour qui le langage poétique est instrument de découverte et de « voyance ». Depuis lors, de nombreux écrivains se sont attachés à dénoncer, selon des postures et des modalités diverses, les manquements du langage. Cette tendance, omniprésente dans le champ de la littérature contemporaine, prit une ampleur et une dimension particulières à la suite de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les survivants des camps se sont trouvés confrontés à la difficulté de rendre compte par des mots de ce qu’ils avaient vu et vécu : l’indicible a alors envahi l’espace de « la parole vécue, du témoignage et de la transmission d’une mémoire »7, mais aussi, indirectement, l’espace littéraire, nombre d’écrivains s’interrogeant sur la possibilité d’encore écrire après une expé- rience « ni[ant] toute littérature »8. Ce traumatisme collectif a marqué un tournant décisif dans les rapports entre indicible et littérarité et ouvert la voie, directement

4. Thomas Aron, Littérature et littérarité, op. cit., p. 21.

5. Ainsi, à la question de savoir s’il est pertinent de parler d’indicible à propos du XVIIe siècle, âge de l’éloquence durant lequel a prévalu le postulat de la transparence de tout langage à lui-même, Karl Cogard répond par l’affirmative, car « la question des limites a toujours travaillé la réflexion sur le pouvoir de la langue à tout dire » (Karl CogArd, « Un lieu paradoxal, la description négative », dans Limites du langage, op. cit., p. 61).

6. Philippe duCAt, « Le complexe d’Eleusis. Hegel, Hölderlin et l’épreuve des limites du lan- gage », dans Limites du langage, op. cit., p. 277.

7. Paul-Augustin deproost, David MArtens, laurence vAn Ypersele et Myriam WAtthee- delMotte, « Le pouvoir de la parole », dans Mémoire et identité. Parcours dans l’imaginaire occidental, s.

dir. Paul-Augustin deproost, laurence vAn Ypersele et Myriam WAtthee-delMotte, Louvain-la- Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2008, p. 123.

8. Elie Wiesel, Un Juif aujourd’hui. Récits, essais, dialogues, Paris, Seuil, « H. C. Essais », 1977, p.

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ou non, aux nouveaux discours de l’indicible dont il est question dans ce volume, l’année 2010 constituant par défaut l’autre borne temporelle du corpus étudié.

Au cours de ces soixante années, le terme d’indicible a souvent retenti dans le domaine littéraire comme une revendication ou un constat, suscitant une tentation, voire même des tentatives de dépassement. En effet, qu’il soit imputé à la nature même du langage ou à celle des faits qu’il s’agit de nommer, l’indicible suscite fré- quemment l’envie de s’essayer malgré tout à repousser la limite, d’anéantir ou du moins de réduire cette altérité ultime que constitue nécessairement, pour l’être de langage qu’est l’homme, ce qui ne peut être dit. Réactivant l’étymologie du verbe traduire, toute tentative de translation de l’indicible en dicible, translation vers le mot d’abord, en mots ensuite, s’apparente en effet à un effort pour « tirer à soi » – au- trement dit, pour l’homme, dans la sphère du langage – ce qui provient d’un autre lieu, en l’occurrence radicalement autre, celui de l’innommable. Mais l’indicible, se dérobant à toute traduction littérale, est-il susceptible de trouver son lieu dans la littérature – de faire, autrement dit et pour filer la métaphore, l’objet d’une traduc- tion littéraire ?

Il apparaît dans tous les cas qu’une fois le constat d’indicible posé, l’écri- vain ne conclut pas, comme le note Brémond à propos de Mallarmé, « donc tai- sons-nous », au contraire. « Il dit : donc parlons, mais de telle manière, et avec une telle perfection, que mon expérience de l’inexprimable devienne la vôtre »9. Si cette conviction qu’un travail suffisant sur la langue peut permettre d’en dépasser les limites – conviction qui ne fut d’ailleurs qu’un temps le fait de Mallarmé10 –, ne fait pas l’unanimité parmi les hommes de plume, ils n’en sont pas moins nombreux à conclure, comme lui, « donc parlons ». Parlons, dans le cadre d’une écriture « après Freud », pour répondre à la nécessité de dire « l’indicible du vécu, avec les moyens du langage élaborés pour le dicible et la vie courante »11. Parlons, dans le cas de la littérature dite concentrationnaire, parce que « le dicible est préférable à l’indicible, la parole humaine au grognement animal »12, et même si toute tentative d’exprimer l’expérience des camps implique d’affronter un inéluctable sentiment « d’inefficaci- té et de faillite dans la tentative de nommer ce qui s’est passé » 13. Parlons, dans tous les cas, et même s’il s’avère, comme il est écrit dans Le Livre des questions, que l’on

« ne sortir[a] jamais vainqueur du combat » et que « la défaite est le prix consenti »14. Au sein de la littérature d’après-guerre, les enjeux et les conditions de possi- bilité d’une écriture aimantée par la question de l’indicible sont multiples, de même que les modalités de rapport au langage qu’elle implique ; ainsi, quand certains écrivains imputent la difficulté, voire l’impossibilité de cette quête au caractère in- nommable, parce qu’horrible, de la réalité, d’autres s’attachent à dénoncer l’essence arbitraire de la langue ou sa généralité, ou encore notre condition d’êtres « dominés

9. Émile goiChot, Henri Brémond, historien de « la faim de Dieu », Grenoble, Jérôme Millon, 2006, p. 79.

10. Comme le note Marie-Chantal Killeen (Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible : Jabès, Blanchot, Duras, Paris, P.U.V., 2004, p. 17).

11. Henry BAuChAu, L’Écriture à l’écoute, Arles, Actes Sud, 2000, p. 19.

12. George seMprun, préface à Primo lévi, À une Heure incertaine, Paris, Gallimard, « Ar- cades », 1997, pp. 5-6.

13. Isaac BAzié, « Au seuil du chaos : devoir de mémoire, indicible et piège du devoir dire », dans Présence francophone, n° 63 : « Chaos, absurdité et folie dans le roman africain et antillais contem- porain », 2004, p. 32.

14. Edmond JABès, Le Livre des questions, Paris, Gallimard, 1963, p. 21.

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et transis par le langage »15, qui nous condamne à nous trouver toujours déjà dans la médiation. Confronté à la difficulté de dire, certains développent envers le langage une méfiance absolue, source d’une écriture au bord du silence ; à l’inverse, d’autres réaffirment leur confiance dans la parole littéraire, seule susceptible de repousser les limites du langage et de devenir le lieu d’une possible révélation. La plupart d’entre eux ancrent leur œuvre quelque part entre ces deux pôles, et l’un des objectifs de ce quatrième numéro d’Interférences littéraires est précisément d’approfondir la tension que ne manque pas de susciter la cohabitation, au sein d’un même texte, de ce mé- lange de confiance et de défiance envers le langage, confiance envers les possibilités expressives potentiellement infinies qu’il ouvre, méfiance envers les failles, les si- lences, les blancs qui lui sont inhérents.

Au seuil de ce volume, le texte de Michel lisse appréhende l’indicible selon une double modalité. Avec un corpus partiellement ancré en deçà de la borne tem- porelle que constitue pour la majorité des textes de ce numéro la Seconde Guerre mondiale, cet article invite précisément à envisager l’indicible indépendamment de toute détermination spatio-temporelle particulière, comme une situation « quasi ontologique » dont rendent compte certains textes littéraires – ici, en l’occurrence, Bartelby the Scrivener de Melville et « (Une scène primitive ?) », passage de L’Écriture du désastre de Maurice Blanchot. D’autre part, il aborde l’indicible en tant qu’effet textuel spécifique, suscitant dans le chef du lecteur une irréductible indécidabilité interprétative.

Les cinq contributions suivantes interrogent spécifiquement les rapports entre indicible et littérarité au sein d’un corpus ancré dans l’expérience de la Se- conde Guerre mondiale et de deux de ses corrélats dramatiques, la déportation et la Shoah. Jeanne-Marie ClerC s’intéresse ainsi au journal d’Etty Hillesum, Juive néerlandaise décédée à Auschwitz, qui présente la spécificité d’avoir été élaboré sur un double horizon d’indicibilité : d’une part, et presqu’en arrière plan, un indicible historique et collectif, celui des persécutions contre les Juifs, qui constitue le quoti- dien de la diariste ; et d’autre part, un indicible quasi mystique, la jeune femme s’ef- forçant de rendre compte dans son journal de l’évolution psychique, et plus encore spirituelle qui est la sienne au cours des années 1941 à 1943. Du parcours analytique proposé par l’auteur de l’article, il ressort que le journal d’Etty Hillesum constitue le creuset d’une constante réflexion sur le « quoi écrire » et « comment l’écrire », ouvrant la voie à un dire nourri d’une expérience intime du silence et conférant à ce témoignage le statut d’œuvre littéraire à part entière.

À la fois œuvre littéraire et témoignage de l’expérience concentrationnaire, L’Espèce humaine de Robert Antelme se distingue également par ce double statut.

Yannick MAlgouzou montre comment, jouant de cette duplicité générique, et sans considération pour les intentions déclarées d’Antelme, certains théoriciens français ont utilisé cet ouvrage pour valider ou fonder leur conception de la littérature en se référant à l’expérience des camps. Maurice Blanchot voit ainsi dans l’événement concentrationnaire le pendant exacerbé de l’expérience de la mort à laquelle s’appa- rente à ses yeux tout acte d’écriture et, dans L’Espèce humaine, une tentative d’appro- cher l’indicible par le biais de l’entreprise littéraire. Pour Perec, à l’inverse, l’œuvre d’Antelme incarne une nouvelle modalité de description du réel, et triomphe par le

15. Michel FouCAult, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 311.

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biais de la littérarisation d’un indicible injustement érigé en dogme par une littéra- ture ayant perdu tout pouvoir.

Littérariser l’indicible, en l’occurrence celui de la douleur de l’attente, c’est également ce à quoi s’emploie Marguerite Duras dans « La douleur ». Étudiant les divergences somme toute ponctuelles – passages supprimés ou plus rarement ajoutés, modifications des temps verbaux ou des formes pronominales – existant entre « La douleur » et les Cahiers de la guerre, récemment publiés, qui en constituent l’avant-texte, Ania WroBleWsKi soutient l’hypothèse que ces modifications s’appa- rentent à une entreprise de littérarisation qui, si elle ne permet pas à Duras de dé- passer sa douleur, lui permet du moins de la mettre à distance, en la décloisonnant de l’unique sphère du vécu pour l’inscrire également dans celle de la littérature.

Ania Wroblewski souligne par ailleurs dans son article que l’indicible, pour Duras, touche non seulement au sentiment de sa propre douleur, mais aussi à celle de Robert L., indicible car inconnue, dès lors sans cesse imaginée et de ce fait res- sentie par l’auteur de façon très vive, voire accrue. Cet indicible de la souffrance personnelle augmentée de celle, imaginée, de l’autre, est également à l’origine de l’écriture de La dernière Lettre de Vassili Grossman, dont la mère fut assassinée par les Nazis. Pour l’écrivain, indicibles sont la souffrance et les remords que suscitent en lui cette mort ; indicibles, également, les circonstances qui entourent cet événe- ment, non seulement parce qu’elles relèvent de l’horreur, mais aussi parce qu’elles n’ont pu être relatées. Dominique Bonnet analyse dès lors comment, en s’adressant par le biais d’une fiction littéraire la dernière lettre qu’aurait pu lui écrire sa mère, l’auteur contourne l’indicibilité de sa souffrance et de ses remords, qu’il place dans la bouche de sa mère, et restaure la parole maternelle pour la préserver de l’oubli.

Olivier odAert se penche également sur la possibilité de représenter l’in- dicible par le biais de la fiction littéraire, quoique selon des modalités différentes.

Revenant sur les accusations d’invraisemblance qu’a suscitées en 2006 la parution des Bienveillantes, l’auteur de l’article montre comment Jonathan Littell s’est en fait employé à construire volontairement un personnage en rupture avec le profil du nazi type, sur le plan psychanalytique notamment. Olivier Odaert pointe dans ce parti-pris controversé la condition de réussite du projet de Littell : la capacité de ce roman à représenter l’indicible tiendrait précisément à ce droit à l’invraisemblance qui distingue la littérature du discours historique, et dont elle se doit de jouer pour ouvrir à une compréhension subjective d’un événement tel que la Shoah, que son indicible horreur situe hors de portée de toute vraisemblance.

Sur toile de fond d’une autre guerre, celle du Vietnam, l’étude d’Eugene l.

ArvA sur Going After Cacciato (1978) de Tim O’Brien interroge également les pos- sibilités de représentation et de témoignage qu’offre la littérature aux bourreaux.

Mais à la différence du narrateur des Bienveillantes, celui du roman d’O’Brien, double littéraire de l’écrivain lui-même vétéran du Vietnam, est écrasé par le sentiment de culpabilité et profondément traumatisé par son expérience de la guerre. Dans ce contexte, Eugene Arva étudie le déploiement dans ce roman de ce qu’il nomme

« l’imagination traumatique », dont les procédés, apparentés à ceux du réalisme ma- gique, visent à combler les blancs de la mémoire traumatique ; la littérarisation de l’indicible, sous-tendue par ce mode de pensée particulier, rend seule possible l’éla- boration d’un récit cohérent, conçu à la fois comme une tentative d’extériorisation

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du trauma et de témoignage de l’indicible horreur de la guerre, dont un réalisme strictement mimétique ne pourrait rendre compte.

À l’inverse, dans Moisson de crânes (2000), ouvrage qui trouve son origine dans le projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », Abdourahman Ali Waberi opte pour l’élaboration d’un récit labyrinthique et fragmentaire. Thibault gArdereAu

analyse, dans ce contexte, les procédés littéraires auxquels recourt l’écrivain – géné- ricité protéiforme, intertextualité d’atmosphère, polyphonie, etc. – comme autant de traces d’une esthétique de l’évitement devant lui permettre d’affronter l’indicible du génocide rwandais sans prétendre l’épuiser ou le totaliser. L’auteur de l’article souligne cependant le risque d’une telle écriture qui, témoignant d’une certaine confiance dans la possibilité de transmettre l’indicible par le biais sa littérarisation, ne peut déployer toutes ses potentialités que soumise à un lecteur modèle, lettré et averti.

C’est d’une toute autre démarche que relève l’entreprise littéraire de Kossi Efoui, écrivain africain également. Caroline giguère montre en effet comment, usant de procédés spécifiques comme la parodie de témoignage ou l’arrêt sur image, propice à l’insertion d’un métadiscours littéraire, l’écrivain dénonce l’incapacité des discours sociaux à rendre compte du réel et sème le doute sur la possibilité de té- moigner de quelque manière que ce soit de l’ « événement », sur la nature duquel il garde par conséquent le silence. L’indicible n’en structure pas moins le texte litté- raire, qui s’emploie non à l’exprimer mais à le thématiser – par exemple par le motif récurrent du masque d’ébahissement, sceau de l’événement sur les corps qui se voient dès lors figés au bord d’une parole impossible.

Si les guerres et les génocides constituent, tant sur le plan individuel que collectif, des événements traumatiques que la littérature s’efforce régulièrement de mettre en mots, d’autres formes d’indicible y cherchent un lieu pour s’écrire et se communiquer. Ainsi, Marie holdsWorth étudie la manière dont Sarah Maitland tente, dans Home Truths (1993), d’appréhender le divin. L’écrivain s’interroge sur la possibilité de représenter Dieu par le biais de la forme romanesque, compte tenu de l’incapacité du langage à exprimer l’ineffable et de la clôture propre au genre, contrastant avec l’infinitude de la divinité. Home Truths constitue une tentative de dé- passer cette double aporie en soumettant à cet objectif un maximum de paramètres romanesques, tels l’intrigue, les thèmes, la spatialité ou encore la focalisation. Si Maitland, par le biais de cette littérarisation spécifique, échoue à construire une re- présentation absolue de Dieu, elle n’en réussit pas moins à exprimer quelque chose du divin, qui se profile dans ce roman comme un indicible appelé à faire l’objet de mise en mots, et donc d’interprétations différentes, selon les individus.

Les Bains de Kiraly (2008) propose une réflexion sur une autre forme d’indicible, celui de la perte et du deuil. Sur le point de devenir père, Gabriel, le narrateur, trau- matisé par la mort de sa sœur dont il lui est impossible de parler, fuit sa compagne enceinte, terrorisé à l’idée d’être à l’origine d’une vie condamnée à s’achever un jour.

Vincent engel analyse la fuite du narrateur comme une tentative de déplacement, s’apparentant en fait à un piétinement, celui de l’indicible. Ce roman a ceci de par- ticulier qu’il donne à penser sur le caractère nécessairement unique et inédit de l’ex- pression de l’indicible : en effet, comme le souligne l’auteur de l’article, le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern montre qu’il ne suffit pas, une fois restaurée la

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confiance dans le pouvoir des mots, de s’approprier ceux des autres : le dépassement de l’indicible doit nécessairement passer par l’élaboration d’un récit personnel.

Si l’indicible trouve pour certains sa source dans la nature de l’entité ou de l’événement à verbaliser, pour d’autres, il tient davantage à la nature même du lan- gage et, partant, de l’écriture. Sous l’angle de la responsabilité envers l’autre, J. M.

Coetzee déploie ainsi dans son œuvre une vaste réflexion sur les pouvoirs ambigus du langage, réflexion dont Chiara loMBArdi s’attache à souligner les résonnances avec les travaux de Maurice Blanchot, entre autres. Récusant le réalisme tradition- nel, s’insurgeant contre l’esthétisation gratuite de l’horreur, approfondissant le lien entre culture et humanité, Coetzee accorde dans son œuvre une place privilégiée à l’allégorie, conçue comme moyen de déployer un dire multiple, résistant aux ten- tatives d’interprétations univoques. Dans cette perspective, Chiara Lombardi pro- pose de comprendre l’intertextualité que tissent certains de ses romans aux mythes d’Orphée, et d’Éros et Psyché, comme un support à l’allégorisation de la relation paradoxale qu’entretiennent le moi et l’autre, mais aussi la vie et l’écriture, et que ne cesse d’interroger l’œuvre de Coetzee.

Pour Frans Kellendonck, c’est à l’impossibilité d’expérimenter directement le réel sans passer par le biais du langage que tient l’indicible, et à l’incapacité d’ex- primer ce que pourrait être cette expérience brute du réel qui en découle. Dans son article, Matthieu sergier montre que si cet aspect de la condition humaine consti- tue certes une pierre d’achoppement pour l’écrivain comme pour ses personnages, celui-ci esquisse, notamment dans son dernier roman, une alternative à la méfiance langagière que génère cette situation, alternative qui passe par l’acceptation de ce cloisonnement langagier, par la conscience de l’ironie intrinsèque de la parole et par une responsabilisation de l’acte de lecture.

Si la question de l’indicible travaille en profondeur le discours romanesque, se- lon des modalités et en fonction d’enjeux multiples, elle se trouve également au cœur de l’élaboration d’un certain dire poétique, le genre permettant avantageusement au poète d’opérer directement dans la chair même du langage. Marianne FroYe s’inté- resse ainsi à la manière dont l’œuvre d’André Frénaud se construit sur une conception ambivalente du langage, le poète hésitant entre désir de célébration de la langue et ten- tation de dénoncer ses faiblesses. Elle étudie la tentative de littérarisation de l’indicible comme constitutive, chez Frénaud, de toute parole poétique : outre le travail langagier que cette tension induit au niveau micro-textuel, elle conduit le poète à l’élaboration d’un métadiscours conçu moins comme un commentaire critique que comme un autre versant du poème, dont il s’agirait de suppléer les manques.

Fondée sur le sentiment de l’inadéquation des mots au monde, l’œuvre d’An- drea Zanzotto oscille également entre la conviction d’une indicibilité insurmontable et des élans de confiance dans les possibilités du poème. Au sein de cette dynamique générale, Giorgia Bongiorno s’attache à mettre en évidence, par l’analyse de deux recueils distants de près de trente ans, l’évolution qui travaille l’entreprise de litté- rarisation de l’indicible à laquelle se livre le poète, puisque à un indicible symbolisé dans le premier recueil étudié succède, trente ans plus tard, un indicible près de submerger l’écriture elle-même.

Chez Ghérasim Luca, ainsi que l’analyse Serge MArtin, la relation du poème à l’indicible ne consiste pas en une tentative de dire le rien, un parti-pris de ne rien

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dire, et surtout pas en un absolu littéraire ; car l’indicible ne doit pas être dit mais entendu, grâce au poème, comme un silence du langage, un « dire volubile de l’in- nommé », de l’imperceptible, qui n’est pas sans rapport avec l’indécidable – un écho au premier texte qui ouvre ce recueil. L’œuvre de Ghérasim Luca noue grâce au langage, au sein du langage, une relation à la vie qui sollicite tant l’écoute du poète que l’écoute du lecteur, ou de l’auditeur, une écoute de ce qui ne peut pas être dit.

Pour conclure, l’article de Nicolas pinon invite à une réflexion transdiscipli- naire, abordant la question de l’écriture de l’indicible du point de vue du psycho- logue clinicien, et pointant l’impact sur l’écrivain/victime de la réception de ses écrits. Il s’agit pour l’auteur de l’article d’envisager trois situations ou modes de verbalisation de l’expérience a priori indicible que constitue le viol : le témoignage écrit, le roman de fiction et l’expression dans le cadre thérapeutique. Identifiant l’ajout métaphorique comme caractéristique de la littérarisation de l’expérience du viol, l’auteur souligne par ailleurs le caractère essentiellement ambivalent de la ten- tative de symbolisation et de resubjectivation qui se joue dans l’acte d’écriture : car si la littérarisation de l’indicible du viol peut contribuer à restaurer un sentiment de maîtrise sur le vécu traumatique, elle expose aussi la victime au risque de se voir dé- possédée de ses mots par une réception inadéquate, strictement littéraire, négligeant l’ancrage essentiellement référentiel, et donc subjectif, de ce type de textes.

On le voit, le constat d’indicibilité s’avère susceptible de susciter des positions théoriques et des entreprises scripturales diverses et variées. Chacun de textes étudiés dans ce volume, dans sa singularité, pointe néanmoins vers une source commune, cette limite à partir de laquelle les mots viennent à manquer et qui marquerait « non pas la fin de l’écriture mais sa véritable origine, sa plus concrète exigence »16 ; dans cette perspective, la confrontation à l’indicible constituerait non seulement le signe distinctif, mais le fondement même d’une certaine forme de littérature contempo- raine. Une sorte de lutte avec l’ange au terme de laquelle la marque conférée au texte serait celle de la littérarité même ? C’est en tout cas l’une des hypothèses majeures que se propose d’approfondir ce quatrième numéro d’Interférences littéraires.

Lauriane sABle

Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)

16. Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible, op. cit., p. 12.

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