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Philosophie et interdisciplinarité L expérience des Temps Modernes

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Pour citer ce texte : « Philosophie et interdisciplinarité : l’expérience des Temps Modernes », Nicole Mathieu et Bernard Hubert, Interdisciplinarité entre Natures et Sociétés, Peter Lang,

« Ecopolis », p. 133-143

Juliette Simont

Philosophie et interdisciplinarité L’expérience des Temps Modernes

Je suis parmi vous à un double titre : en tant que philosophe et en tant qu’ayant une certaine pratique de l’interdisciplinarité, que j’ai rapportée à mon expérience dans la revue Les Temps Modernes. Puisque c’est à une autre revue, Nature, Sciences, Société que nous devons l’initiative de ce colloque, cette expérience, à tort ou à raison, ne me semble pas sans pertinence.

J’articulerai mon propos en trois temps. Je dirai d’abord quelques mots du paysage où la question de l’interdisciplinarité, en son sens moderne, trouve, je crois, son origine pour les philosophes. J’en viendrai ensuite à Sartre, puisque c’est lui qui a fondé la revue Les Temps Modernes en 1945, au moment du triomphe de ce qu’on appelait l’existentialisme —une étiquette qu’il n’a pas voulue mais qu’il a fini par accepter ; je devrai alors réfléchir sur cet héritage

« existentialiste » et sur son rapport spécifique à l’interdisciplinarité.

J’aborderai enfin ma pratique de cette revue, pratique que je crois interdisciplinaire.

I

Un philosophe qui parle d’interdisciplinarité ou qui la pratique devrait toujours être d’une extrême prudence. Nous avons, en philosophie, un glorieux passé qui est devenu un considérable handicap si nous ne comprenons pas combien radicalement il est passé. La philosophie a régné, elle a été reine de toutes les disciplines. Nous savons tous que le temps de ce règne est passé. Et pourtant il en reste, chez certains d’entre nous, une sorte d’arrogance. La caducité de ce règne, c’est Kant qui l’a découverte, et cette découverte s’est faite dans le rapport à une autre discipline : en même temps que la philosophie

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était relativisée, c’était donc l’interdisciplinarité qui surgissait. Nous sommes quelques années avant la Révolution française, et c’est aussi une petite révolution, à son niveau, qu’ourdit Kant. Tandis que ses chers collègues continuaient imperturbablement à faire ce qu’ils avaient toujours fait et ce que leurs maîtres et prédécesseurs avaient fait avant eux, c’est-à-dire de la métaphysique —qu’on peut définir comme le savoir des premiers principes et des choses en elles-mêmes—, lui découvre la vétusté de cette discipline et ne mâche pas ses mots : on dit de la métaphysique, écrit-il dans l’introduction à la Critique de la raison pure, qu’elle est la « reine des sciences » et en vérité elle n’est plus qu’un « vieux dogmatisme vermoulu »1. Comment en est-on arrivé là ? C’est par contraste avec la science physique que Kant pose cette question : comment, demande-t-il, se fait-il que la science physique ne cesse de progresser alors que la métaphysique fait du sur place depuis des siècles?

Voilà le surgissement de l’interdisciplinarité. Une discipline autre agit sur la discipline « propre » et la modifie. La philosophie avait depuis des siècles un statut éminent et hégémonique, et au moins une discipline, la physique (newtonienne), devient autonome, l’oblige à faire l’expérience de ses déficiences et la contraint à la modestie. De là, deux questions se posent à Kant : D’où vient la ruine de la métaphysique ? Elle est étroitement liée à l’effondrement, au siècle des Lumières, de ce qui était jusqu’alors le fondement de la pensée : Dieu, créateur, garant de la création et de la place de l’homme dans la création comme détenteur de la capacité de la déchiffrer. 2) Comment sauver la philosophie du désastre ? En cherchant, pour elle, un nouveau fondement, qui ne sera plus absolu, mais relatif ; nous ne connaîtrons plus jamais philosophiquement l’Etre tel qu’il est en soi, mais nous parviendrons peut-être à donner une légitimité à une parole qui dit ce qu’il est pour nous, en réfléchissant aux conditions auxquelles nos énoncés peuvent être valables, en imposant des limites et des contraintes à notre pensée.

A partir de ce moment-là, si le philosophe veut penser autrement qu’en vase clos, deux dispositions lui sont, je crois, indispensables. Je dirais presque deux vertus. La modestie et la curiosité. Je fais un bond en avant de deux siècles, je suis en 1984, c’est l’introduction de L’Usage des plaisirs, de Foucault. Il y explique comment et pourquoi il a été conduit à s’interroger sur la constitution du sujet du désir dans l’Antiquité grecque, comme philosophe, mais en se rapportant à un corpus d’historien. Modestie : « Il y a toujours

1 Critique de la raison pure, trad. A. Delamarre et F. Marty, in : Œuvres philosophiques, I,

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quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique quand il veut, de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est la vérité et comment la trouver. Mais c’est son droit d’explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être changé par l’exercice d’un savoir qui lui est étranger. Les études qui suivent sont des études d’histoire, par le domaine dont elles traitent et les références qu’elles prennent ; mais ce ne sont pas des travaux d’historien. C’est un exercice philosophique, qui a été long, tâtonnant et qui a eu souvent besoin de se corriger. Son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut lui permettre de penser autrement2 ». Curiosité : « Le motif qui m’a poussé était fort simple. C’est la curiosité —la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances et non pas, d’une certaine façon, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments, dans la vie, où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à penser et à réfléchir3. » Cela me semble une très bonne manière de penser la démarche interdisciplinaire pour un philosophe.

II

Avoir rappelé de rudiments kantiens me permet de marquer, par contraste, la spécificité de cette configuration de la pensée qu’on a nommée existentialisme, en gestation dans l’entre-deux-guerre, accouchée par la seconde guerre, qui explose à la Libération et domine le champ intellectuel français jusqu’au début des années 60. Kant, je l’ai dit, cherchait un nouveau fondement pour la philosophie. L’existentialisme naît quand, de façon à la fois dispersée et confluente, divers penseurs et/ou écrivains décident (peut-être sans mesurer la portée de cette décision) qu’il ne faut plus chercher un tel fondement, qu’il faut même le rejeter : que l’homme, le monde, et la relation de l’homme au monde sont sans fondement et que ce n’est pas là un manque qu’il faudrait combler, mais un fait absolu, qu’il faut regarder en face et assumer— qu’on le nomme déréliction comme Heidegger, absurde, comme Camus, contingence, comme Sartre. Certains d’entre vous se souviennent peut-être de La Nausée et de cette scène féroce et très drôle où Roquentin, qui découvrira la contingence sur la fameuse racine de marronnier, visite le musée de Bouville, où sont

2 Michel Foucault, L’Usage des plaisirs, « Tel », Gallimard, 1997, p. 16.

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portraiturés les notables, fondateurs, bâtisseurs de cette ville de province, tous ceux qui, assurés de leur légitimité, ignorent la contingence4. Roquentin les appelle les « Salauds » : la légitimité est devenue une antivaleur, un déguisement, un cache-misère, une illusion. Les deux guerres mondiales, la barbarie proprement insensée dont l’humanité s’est montrée capable, sont évidemment pour beaucoup dans ce renoncement à la quête d’un fondement.

Ce qui signifie que l’Histoire fait partie intégrante de l’existentialisme : finis, les empyrées pour purs penseurs, le tumulte du Dehors a fait irruption dans leurs concepts. De sorte que la pensée philosophique n’est plus, ou du moins plus seulement, de l’ordre du théorique, de l’abstrait, du savoir, elle est étroitement liée au concret ; de sorte, encore, la pensée et l’action ne sont plus distinctes. C’est un temps où les cloisons tombent, où le philosophe se sent tenu de se réaliser hors de sa discipline. Non plus parce qu’une autre discipline lui pose des questions théoriques (comme la physique newtonienne en posait à Kant), mais parce qu’il est devenu inévitable pour lui d’être pris à partie par le monde, qui déborde forcément le cadre de quelque spécialité que ce soit.

Simone Weil travaille en usine, Camus fait de la résistance, Sartre milite pour l’indépendance de l’Algérie : c’est l’engagement politique. Mais il n’y a pas que cela : les philosophes, même dans le champ de l’intellect, pratiquent d’autres disciplines que celles pour laquelle ils ont été formés, travaillent dans des secteurs pour lesquels ils n’étaient a priori pas faits. Sartre écrit du théâtre, des romans ou des reportages et, dès qu’il peut quitter son poste de professeur de philosophie grâce à un contrat avec la maison Pathé, il prend le large et écrit des scénarios. Canguilhem fait une thèse en médecine. Jean Wahl écrit de la poésie. Et voilà que je suis en plein dans le rapport spécifique de l’existentialisme avec l’interdisciplinarité, qui n’est pas du tout, alors, une

4 « Tous ceux qui firent partie de l’élite bouvilloise entre 1875 et 1910 étaient là, peints avec scrupule par Renaudas et par Bordurin. Les hommes ont construit Sainte-Cécile-de-la-Mer.

Ils ont fondé, en 1882, la Fédération des Armateurs et Négociants de Bouville “pour grouper en un faisceau puissant toutes les bonnes volontés, coopérer à l’œuvre du redressement national et tenir en échec les partis du désordre…”. Ils ont fait de Bouville le port

commercial français le mieux outillé pour le déchargement des charbons et des bois. […] Ils ont brisé la fameuse grève des docks en 1898 et donné leurs fils à la Patrie en 1914. Les femmes, dignes compagnes de ces lutteurs, ont fondé la plupart des Patronages, des Crèches, des Ouvroirs. Mais elles furent, avant tout, des épouses et des mères. Elles ont élevés de beaux enfants, leur ont appris leurs devoirs et leurs droits, la religion, le respect des traditions qui ont fait la France. »(Sartre, La Nausée, in Œuvres romanesques,

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question épistémologique, mais une exigence du monde à l’égard des hommes, et des hommes à l’égard d’eux-mêmes et de leur compréhension du monde.

J’ai dit qu’à partir de Kant le philosophe est contraint de devenir modeste et d’abandonner l’idée que sa discipline règne sur les autres. Est-ce à un retour de l’impérialisme philosophique qu’on assiste avec l’existentialisme

« envahissant » diverses disciplines ? A mon sens, c’est tout le contraire : comme il ne s’agit plus de « réfléchir sur », à partir d’une position de surplomb, mais bien, plongé dans l’époque, de faire (de la politique, du théâtre, du journalisme, etc), il y a exposition et prise de risque. C’est la complexité du monde, avec en son centre la guerre comme un noyau obscur, qui réclame des philosophes qu’ils ne soient pas seulement des philosophes, qu’ils se confrontent au dehors, à leurs risques et périls : la possibilité de l’échec est inhérente à toute action ; pour ne prendre qu’un exemple politique, l’escadrille España de Malraux, piète pilote et piètre tireur, a été aussitôt en proie à des critiques féroces, la résistance effective de Sartre, généreuse et sincère mais d’un amateurisme déconcertant, fut un pétard mouillé dont il s’est gardé de se vanter par la suite (finalement, sa vraie œuvre de résistance fut L’Etre et le Néant, traité sur la liberté paru en 1943, en pleine Occupation).

Qu’est-ce que je retiens, par rapport à la question de l’interdisciplinarité, de cet héritage philosophique qui est le mien ? Aux deux dispositions que j’ai déjà mentionnées comme indispensables à la pratique de l’interdisciplinarité pour un philosophe, modestie et curiosité, j’en ajoute, du fait de cet héritage, une troisième, que je pourrais appeler l’indiscipline dans le rapport aux disciplines, un certain esprit de désordre qui permet d’éviter que l’interdisciplinarité ne devienne elle-même –ce qui serait un contresens– une spécialité universitaire.

Cette indiscipline, c’est ce qui me reste du rejet existentialiste de l’étroitesse des spécialités, du refus des légitimités établies, celles qui tiennent aux titres académiques ou autres consécrations et distinction sociales (n’oublions pas que Sartre a refusé le prix Nobel de littérature que lui avait valu Les Mots, dont les derniers mots, égalitaires, donnent la clé de ce refus d’une « distinction » :

« tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui5 »). Ce qui ne signifie aucunement, pour moi, un refus des savoirs eux-mêmes.

III

5 Sartre, Les Mots, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, « Bibliothèque de la

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Les Temps Modernes, maintenant. En 1943, Sartre, Beauvoir et quelques amis pensent à fonder une revue qui tenterait, selon les mots de Merleau-Ponty, très largement impliqué dans les premières années de cette aventure, de

« déchiffrer le présent, d’une manière aussi complète et fidèle que possible, qui n’en préjuge pas le sens, qui même en reconnaisse le chaos et le non-sens là où ils se trouvent6 ». Cette entreprise n’aboutit finalement qu’en octobre 1945, à cause de la pénurie de papier due à la guerre. Tous les points que j’ai évoqués à propos de l’existentialisme et de son rapport particulier à l’interdisciplinarité, c’est-à-dire —comme les mots de Merleau le rappellent—

l’importance décisive de l’époque présente, l’hétérogénéité des domaines d’intérêt et le mélange des genres, l’attirance pour le dehors, le refus des légitimités convenues, la place donnée au concret, tous ces points se retrouvent dans la revue. Ce déchiffrement de l’époque, qui en est aussi un défrichement, a fait apparaître, dans les sommaires, toutes les grandes signatures du XXème siècle (et du temps où elles n’étaient pas encore grandes), de Lacan à Lévi-Strauss, de Beckett à Genet, de Queneau à Faulkner et Lorca, de Ponge à Glissant, de Merleau-Ponty à Hannah Arendt et Baudrillard en passant par Bourdieu. Mais aussi des textes rédigés par des anonymes et complètement immergés dans le concret, les récits de vie : vie d’un juif (novembre 45), vie d’un Allemand (février 1946), vie d’une prostituée (1946), vie d’un Français SS (1952), vie quelconque d’une femme quelconque (1977) : c’est la parole donnée à ceux qui, normalement, ne l’ont pas. La révolte de la Hongrie, la dénonciation de la torture en Algérie, les beatniks, l’apparition du livre de poche, les problèmes du structuralisme, le conflit israélo-arabe, la dénonciation du sexisme ordinaire, la résistance au Larzac, le nucléaire, l’affaire Heidegger (en 1946 ! alors qu’elle allait « éclater » à grand fracas 40 ans plus tard avec le livre de V. Farias), autant de sujets, pris au hasard, de dossiers ou numéros spéciaux dans ce que sont, pour moi, les TM lointains, ceux dont je n’ai pas été contemporaine, et que je connais parce que je me documente : l’éventail est vaste. Lire les sommaires des TM, ou même seulement leurs gros titres, c’est réellement un aperçu du XXème siècle, avec des incursions sur tous les continents et sur tous les terrains chauds. En même temps, se forgeait, se maintenait, s’adaptait ce qu’on appelle ligne éditoriale, cette unité à la fois mouvante et fixe, pas du tout transparente, presque souterraine, qui tient autant à la sensibilité qu’à l’intellect, qui ne se résume pas à un accord politique ou doctrinal, qui est faite de sédimentation historique, de croisement de nombreuses personnalités, de textes accumulés.

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Sartre la définissait, dans les années 70, en réponse à un intervieweur fougueusement politisé qui reprochait aux TM de n’avoir pas pris explicitement position dans une campagne présidentielle (nous avons eu également ce débat entre nous, assez récemment) : « Une revue n’a pas à prendre position dans toutes les circonstances de la vie politique. Nous ne sommes pas un groupe politique avec une ligne étroitement définie. L’unité d’une revue telle que Les Temps Modernes, qui est de gauche bien sûr, mais qui est surtout une revue de réflexion et de témoignage, se situe à un autre niveau : elle se marque à la longue, par l’ensemble des textes, même si ceux-ci peuvent parfois paraître incompatibles à première vue7. »

Donc, 70 ans de revue, avec ses hauts et ses bas, ses périodes chaudes (pendant la guerre d’Algérie, la revue fut saisie plusieurs fois) et ses périodes de reflux, ses déchirures, ses brouilles parfois sanglantes, ses changements de direction (peu nombreux), de comité (beaucoup plus nombreux), les mutations du paysage éditorial, du statut et de la diffusion des revues. Et

« nous » sommes encore là, un « nous » dont ceux d’entre nous qui nous s’investissent dans cette revue ressentent la cohésion ; dont témoignent aussi des extérieurs, quand nous parlons avec eux de tel ou tel numéro. Cette cohésion, notre actuel directeur, Claude Lanzmann, l’a, je trouve, très bien définie : il parle de maintenir un « cap de non-infidélité » à la revue telle que la voulurent ses fondateurs. Le détour par le négatif est essentiel : être positivement fidèle à la pensée de Sartre et au passé de la revue n’aurait aucun sens : le monde a trop changé, et c’est bien du monde présent qu’il faut rendre compte ; et la revue a changé elle aussi. Le plus souvent, notre appartenance à cette entreprise commune, de longue haleine, ne nous prescrit pas ce que nous devons faire, mais nous avertit de ce que nous ne pouvons pas faire sans trahir quelque chose d’important (ce qui arrive parfois, par de déplaisants enchaînements de circonstances, et c’est fort désagréable). Certaines particularités, qui peuvent sembler anecdotiques, ne le sont en réalité pas du tout et sont indispensables à cette « non infidélité » : le signataire d’un article des TM ne peut pas faire suivre son nom du cortège de ses qualité académiques ou autres, toujours en raison du dernier mot égalitaire de Les Mots. Je ne sais pas s’il existe encore une revue susceptible de publier des textes sans rien savoir de leur auteur, sinon le texte même : ça nous arrive ; ou de ne pas assommer ceux qui écrivent avec des consignes sur le-nombre-de-

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signes-espaces compris. C’est notre règle. Tout cela a quelque chose à voir avec ce que Sartre appelait liberté.

J’ai l’air, en parlant de cette cohésion, de cette ligne, de m’éloigner de l’interdisciplinarité, mais je crois qu’il n’en est rien. Car c’est à travers cette ligne que nous nous projetons dans des massifs de savoirs, de pratiques et d’événements dont nous ne savons au départ pas grand-chose —sinon que nous gagnerions à remédier à cette ignorance. Qu’est-ce que le comité de rédaction ? Une multiplicité unifiée au moins en partie par l’héritage dont j’ai parlé, mais aussi très diverse : formations différentes, affinités très divergentes de chacun avec tels pays, langue, culture, secteur culturel. Cette multiplicité discute et, en fonction de ces affinités, des idées naissent, très empiriquement, dans le plus grand désordre. Puis, si l’idée dépasse le stade embryonnaire, il faut aller en terrain peu connu ou inconnu. C’est alors que celui qui se charge d’un numéro ou d’un dossier contacte et/ou rencontre des auteurs potentiels, souvent détenteurs, sur le sujet, d’un savoir beaucoup plus pointu et précis que le sien. Parfois c’est l’inverse : c’est un dossier ou un numéro qui vient vers nous et nous demande l’hospitalité. C’est à partir de ce moment-là, quand un sujet est accepté et que des contacts sont pris, que commence le vrai travail, qui est une négociation et une dialectique, entre la revue, avec l’esprit auquel elle tient et qu’elle est capable de promouvoir, si paradoxal que cela paraisse, même quand nous ne connaissons pas grand- chose à ce dont il s’agit, et les détenteurs du savoir, les acteurs des disciplines.

Il arrive très souvent, le plus souvent je crois, que cette négociation se passe bien et que des deux côtés on apprenne. Mais des tensions surgissent aussi. Le schéma le plus courant d’une tension, c’est celui-ci : Untel, qu’il soit demandeur ou sollicité, arrive, avec son incontestable compétence et la maîtrise d’un champ que nous ne maîtrisons pas. Et il attend que notre incompétence (avouée) nous pousse à nous effacer, à nous taire, à lui signer un chèque en blanc. Il pense pouvoir utiliser les pages des TM comme il le ferait d’une revue universitaire relevant de sa spécialité, avec son lectorat de toujours et en étant au-dessus de toute critique, puisqu’il occupe la chaire de…, a déjà publié sur…, etc. Or nous ne donnons jamais de chèque en blanc et nous ne nous offrons jamais comme support ou hébergement passif. Au fur et à mesure que, grâce aux collaborations et aux textes qui nous sont fournis, nous parvenons, par facettes successives, à saisir la complexité d’un problème, nous devenons aussi capables de voir ce qui, éventuellement, ne va pas dans ce qu’on nous propose : ici, on tente de nous faire accepter des exclusions que nous n’avons aucune raison de cautionner, de nous faire endosser un parti-

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pris idéologique qui n’est pas le nôtre, ici, on essaye de laisser tel aspect du problème dans l’ombre parce qu’il est gênant, etc. Quand tout se passe bien, la négociation est très productive : les spécialistes, en même temps qu’ils nous enseignent leur savoir, apprennent de nous, de notre indiscipline et des exigences de notre vocation généraliste, qu’il peut y avoir, dans le savoir spécialisé, une dimension d’aveuglement ; notre relative ignorance et nos exigences sont pour eux, alors, un révélateur, une mise à l’épreuve, un défi pédagogique. Nous, de notre côté, nous incarnons pour eux notre lectorat, qui n’est précisément pas celui d’une revue spécialisée. Cette interaction entre savoirs et non-savoir, disciplines et indiscipline, est à la fois un travail sur la matière du numéro et un travail permanent de la revue sur elle-même.

Un exemple concret, que je connais bien. Peu après être entrée dans cette revue, me demandant ce que je pouvais lui apporter en fonction de mes propres affinités, j’ai décidé de réaliser un numéro sur la question basque, puisque je suis la seule, dans ce comité, à connaître en profondeur l’Espagne, sa langue et sa culture. C’était en 2000-2001, l’ETA tuait beaucoup alors, c’est à peu près tout ce que je savais : l’effusion de sang. Je suis allée à Bilbao, j’ai parlé à un nombre incroyable de gens. Dans la rue, à l’université, dans les partis politiques, dans les deux camps. Je suis allée dans les villages aussi, et à San Sebastian. Le chaudron basque bouillonnait tellement que tout un chacun voulait parler. J’ai écouté jusqu’à avoir l’intuition de la complexité du problème, jusqu’à ressentir, de façon proche, les mythologies nationales, la violence, la peur, l’accumulation des rancoeurs, l’extrême tension d’un tout petit pays où tout le monde connaît tout le monde, où les ennemis se côtoient sans cesse. Je me souviens avoir parlé avec José Ramón Recalde, un homme politique socialiste de San Sebastian, non nationaliste, avec un passé de résistance au franquisme. Il m’avait promis un article, dont j’avoue avoir oublié le thème. Ce que je n’oublierai jamais, en revanche, c’est que, moins d’une semaine après notre rencontre, devant la porte de chez lui, il prenait une balle dans la tête —le tireur était maladroit et ne réussit qu’à lui fracasser la mâchoire. José Ramón Recalde, finalement, n’a pas écrit pour les TM. Je me suis mise à éplucher, systématiquement, la presse de toute tendance. Pour cerner la situation, il fallait des historiens, des sociologues, des linguistes, des juristes, des gens de culture, des écrivains, des enseignants, des militants, des politiques, des témoignages ; et il fallait que soient présents les deux camps (le camp indépendantiste et le camp constitutionnaliste, partisan de l’autonomie dans le cadre de la constitution espagnole), donc il fallait aussi un peu ruser : il est vraisemblable que, si j’avais donné la composition du sommaire aux

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fallu aussi prendre une décision : jusqu’où aller dans la parole donnée à tous ? Il aurait facile de rencontrer un etarra et de l’écouter. J’ai décidé que je ne le ferais pas, que je donnerais la parole, sans discrimination, à ceux dont la parole était la seule arme, et ne sais pas du tout si j’ai eu raison. Ce travail a duré plusieurs mois, entre lectures, relectures, traduction. Les auteurs m’ont tout appris, le comité apprenait à ma suite et validait mon travail. Je crois avoir construit quelque chose de très complet, qui venait combler un manque en France. J’ai aussi raté quelque chose, je m’en suis rendu compte trop tard : j’étais aveuglée par mon savoir, et mes camarades, submergés par les informations que je déversais sur eux pendant des mois, n’ont pas su me poser une question pourtant nécessaire : mais quelle est la politique d’Aznar par rapport à l’ETA ? Je maîtrisais tellement l’actualité que c’était pour moi évident. Ce ne l’était pas en France, cela demandait un article.

Depuis, j’ai fait ou accompagné beaucoup de numéros du même genre. J’ai travaillé avec des médecins et des humanitaires, avec des critiques littéraires, j’ai travaillé sur les grèves de 2009 aux Antilles françaises, sur la crise grecque, sur l’expansion chinoise en Afrique, sur l’antipsychiatrie, sur les harkis, sur bien d’autres sujets auxquels ma formation, c’est le moins qu’on puisse dire, ne me destine pas. Toujours avec le même culot initial (curiosité) : allons-y, déployons nos antennes, nous trouverons les bonnes personnes ; toujours avec la même prudence (ou modestie) : je sais que mes outils philosophiques, à part l’imprégnation existentialiste que j’ai mentionnée et qui est le moteur même de ma curiosité, vont m’être d’une utilité très restreinte, voire nulle, et que des mots d’ordre que j’entends souvent, du genre « confronter la pensée de Levinas au génocide rwandais » ou « voir ce que Faulkner peut apporter à la phénoménologie » sont vains : s’il reste de la philosophie dans mes approches, c’est malgré moi et dans la mesure où elle est rentrée dans mes os, jamais par entreprise explicite —la pensée philosophique n’a pas à se mêler de tout. Et il y a toujours, aussi, cette dialectique qui cherche à équilibrer la rigueur des savoirs par la force heuristique des questionnements et la légitimité des disciplines par une indiscipline de principe ainsi que par d’autres types de paroles moins savants.

Juliette Simont

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