• Aucun résultat trouvé

La Révolution française Cahiers de l Institut d histoire de la Révolution française

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "La Révolution française Cahiers de l Institut d histoire de la Révolution française"

Copied!
126
0
0

Texte intégral

(1)

6 | 2014

La Révolution ou l'invention de la femme et de l'homme nouveaux

Stéphanie Roza et Pierre Serna (dir.)

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/lrf/1066 DOI : 10.4000/lrf.1066

ISSN : 2105-2557 Éditeur

IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066) Référence électronique

Stéphanie Roza et Pierre Serna (dir.), La Révolution française, 6 | 2014, « La Révolution ou l'invention de la femme et de l'homme nouveaux » [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2014, consulté le 10 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/1066 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1066 Ce document a été généré automatiquement le 10 octobre 2020.

© La Révolution française

(2)

Revenir sur la Révolution et l’invention d’un Homme nouveau n’est pas anodin un quart de siècle après le bicentenaire. La question de l’homme nouveau avait été, à partir de la remise en cause systématique des régimes communistes issus des révolutions du XXe siècle, largement empoisonnée par les utopies socialistes, se transformant en régimes liberticides. L’homme nouveau était au mieux un citoyen socialiste soumis dans un grand Est, au pire un robot humain ennemi de l’Ouest… Dans ces conditions, oser reposer la pertinence de l’invention d’un être-citoyen nouveau à partir de 1789, revenait à se confronter à la question détournée et mal posée de la matrice française des régimes socialistes du XXe siècle. Il faudrait faire référence à certains des travaux du Bicentenaire qui, déjà, avaient« reposé » la question, à commencer par le colloque de Rouen dirigé en 1989 par Claude Mazauric. Depuis le Bicentenaire, cette question est largement reposée dans des termes nouveaux – La Révolution est vue comme un laboratoire d’innovations, d’expérimentations…

(3)

SOMMAIRE

Introduction. La femme et l’homme nouveaux, une longue gestation de 225 ans… et plus …

Pierre Serna

Dossier

Former la « femme nouvelle »

Les débats à la Convention sur l’éducation publique des filles (septembre 1792-décembre 1793) Caroline Fayolle

Réformer le peuple français : la création du citoyen révolutionnaire et le rôle des institutions dans les œuvres de Saint-Just

Marylin Maeso

Former les citoyens de la République, de Morelly à Babeuf

Stéphanie Roza

Les républicains de Thermidor, ou produire du nouveau sans « homme nouveau »

Ayşe Yuva

L’homme révolutionné : les deux régimes narratifs de la répétition de l’Histoire.

Variations sur une note critique Louis Hincker

Les références au passé révolutionnaire : une matrice de « l’homme nouveau » dans la social-démocratie d’avant 1914 ?

Jean-Numa Ducange

Varia

Les commissaires de la Restauration auprès des Etats hispano-américains (1818-1826)

Daniel Gutiérrez Ardila

Compte rendu de lecture

Gilles Bertrand, Pierre Serna (dir.), La République en voyage, 1770-1830

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 442 pages Dominique Waquet

(4)

Introduction. La femme et l’homme nouveaux, une longue gestation de 225 ans… et plus …

Pierre Serna

1 Le 12 messidor an IX (30 juin 1801), Joseph-Marie de Gérando prononce l’éloge funèbre de Caffarelli du Falga, général de division mort à Saint Jean d’Acre le 8 floréal an VII (27 avril 1799), devant la deuxième classe de l’Institut National. Il y raconte une mort digne d’un héros de guerre. Alors que l’on vient de lui amputer le bras devant la forteresse inexpugnable :

Dans une sorte de délire, qui précéda ses derniers instants, il se crut en quelque sorte transporté en France, près du Directoire, qui le gouvernait alors, et plaidant devant lui, avec une éloquente ardue, la cause de l’instruction publique, il fait sentir que c’était sur cette base que devait être rétablie la restauration de mœurs nationales. Ainsi les sentiments habituels qui animaient sa vie, semblaient s’ouvrir un passage involontaire au milieu du trouble de ses sens, et le langage de la vertu survivant, en quelque sorte, sur ces lèvres, au souffle même de l’existence. Une impression de respect avait retenu dans le silence ceux qui l’entouraient. Ils élevèrent les yeux sur lui, et Caffarelli n’était plus1.

2 Par ce texte, Gérando pose de façon lumineuse et complexe à la fois les enjeux de ce qui fut l’un des axes structurants de la décennie précédente : comment les acteurs qui firent la Révolution ont-ils voulu transformer les Hommes en citoyens et comment ont- ils placé l’invention d’un homme nouveau, mais aussi d’une femme nouvelle, au cœur de cette entreprise2 ?

3 Revenir sur la Révolution et l’invention d’un Homme nouveau n’est pas anodin un quart de siècle après le bicentenaire. La question de l’homme nouveau avait été, à partir de la remise en cause systématique des régimes communistes issus des révolutions du XXe siècle, largement empoisonnée par les utopies socialistes, se transformant en régimes liberticides. L’homme nouveau était au mieux un citoyen socialiste soumis dans un grand Est, au pire un robot humain ennemi de l’Ouest… Dans ces conditions, oser reposer la pertinence de l’invention d’un être-citoyen nouveau à partir de 1789, revenait à se confronter à la question détournée et mal posée de la matrice française

(5)

des régimes socialistes du XXe siècle. Il faudrait faire référence à certains des travaux du Bicentenaire qui, déjà, avaient« reposé » la question, à commencer par le colloque de Rouen dirigé en 1989 par Claude Mazauric3. Depuis le Bicentenaire, cette question est largement reposée dans des termes nouveaux – La Révolution est vue comme un laboratoire d’innovations, d’expérimentations…

4 Le soupçon pesait sur la Révolution en général, sur la Terreur en particulier, pour avoir imaginé, avec leur utopie éducative, leur rêve de régénération, jusqu’à l’incongruité ultime du culte de l’Être suprême, les conditions d’une dénaturation de l’homme, qui loin de le faire renaître, avaient malencontreusement inventé un monstre, une sorte de Frankenstein avant la lettre, créature monstrueuse et préfigurant les horreurs du XXe siècle. Zeev Sternhell consacre, depuis plusieurs années, toute son énergie à démonter cette contre-vérité historique qui frise parfois la supercherie4. Qu’on l’écrive en toute simplicité : la Révolution française n’est pas la matrice des totalitarismes du XXe siècle, son citoyen et sa citoyenne de raison n’ont rien à voir avec les foules fanatisées du XXe siècle. Ainsi, il est temps (comme l’y invitent de nombreuses recherches actuelles) de reprendre le dossier et de le rouvrir sereinement pour reposer de façon nouvelle la question de l’Homme nouveau. C’est d’ailleurs logiquement que ce numéro spécial sur

« l’homme nouveau » succède au numéro sur l’éducation, présentée par Caroline Fayolle et Jean-Charles Butier5.

5 La particularité de ce volume est d’opérer une rencontre entre historiens et philosophes, en laissant largement la place aux philosophes et tout particulièrement aux jeunes chercheurs travaillant avec Jean Salem dans le séminaire « Marx au XXIe siècle ». De fait, les réflexes de citations sont différents entre historiens et philosophes ; les libertés prises par les philosophes dans l’usage de la chronologie ont pu sembler déroutantes pour les historiens ; les nécessités de contextualisation des historiens ont obligé à un dialogue serré avec les logiques de conceptualisation des philosophes. Le pari de l’interdisciplinarité est à ce prix et il appartient au lecteur de juger le résultat de ce travail commun. Il nous a cependant semblé que le sujet méritait cette réflexion croisée.

6 La volonté d’inventer un homme nouveau a commencé avant même la Révolution dans la forme littéraire de la régénération6. Comment et pourquoi penser un être nouveau refaçonné par un idéal et une raison ? Cette personne nouvelle n’est pas l’irréalisable d’un moment, mais l’irréalisé d’une situation passéiste. Comment faire advenir le citoyen dans l’homme, ou plutôt, quelles structures voulues par le législateur doivent- elles convenir pour faire des habitants de la France, des êtres civilisés et politisés, c’est- à-dire appartenant en toute conscience au souverain pour lui donner une dimension concrète ? Pensée ainsi, la Révolution ne pose pas seulement le problème de l’utopie comme l’horizon quasi impossible à atteindre, mais au contraire, met à l’ordre du jour l’objectif à réaliser ici et maintenant dans la France révolutionnée et dans l’Europe subissant son influence. De fait, l’invention d’une nouvelle société, repose après 1789, sur la régénération des liens entre gouvernés et gouvernants, comme un plan de société globale articulé autour de l’idée que le monde est une somme de connaissances qu’il faut acquérir pour le comprendre et l’améliorer. Le second socle repose sur l’idée que ces connaissances ne peuvent s’acquérir que par une méthode précise qui nécessite la critique, c’est-à-dire la compréhension du mode de fonctionnement de ce monde et la recherche par exemple de deux éléments essentiels de notre culture : l’origine et la causalité. Ces deux éléments sont essentiels pour saisir l’intelligence particulière

(6)

développée par les Lumières, qui sont une pensée du début et une logique de l’enchainement7. Cela implique deux autres valeurs : la critique des systèmes qui refusent de remettre en cause leur origine (religion et pouvoir) et la nécessité de la transparence dans la méthode (d’où la politisation), comme propédeutique en marche.

Le défi de tous les républicains du XIXe siècle est de construire un modèle où, pour devenir citoyen, il faut faire le « métier de citoyen », au risque de la démocratie elle- même. D’où le cauchemar du populisme césarien, authentique perversion de l’utopie pédagogique révolutionnaire, et vraie invention du citoyen dénaturé votant encore au suffrage universel masculin mais pour renforcer désormais la dictature pesant sur lui8. Enfin le troisième appui du projet repose sur la nécessaire liberté de la part de celui qui entreprend de construire son savoir, afin de pouvoir disposer des connaissances, d’un savoir citoyen, par le biais de cercles, de clubs, de fêtes9. C’est là que le politique intervient comme constructeur du cadre qui permet une éducation pour tous, et qui fait de l’État, le garant immédiat de cette liberté. Pour s’exercer, cette liberté doit être garantie par une forme d’égalité dans l’accès au savoir, immense difficulté pour un régime sans cesse aux abois financièrement et sans cesse sur le qui-vive face à toutes les résistances qu’il doit affronter, résistances fondées sur le refus absolu de voir naître ce couple homme/femme nouveau doté d’une langue politique nouvelle10. Une fois ces prémisses posés, ce savoir politique et citoyen doit avoir une application utile, en ce siècle des réformes et des transformations sociales, économiques, techniques, à la hauteur d’une économie déjà mondiale et qui exige des connaissances précises en langues, en géographie, en mathématique, en sciences de la navigation, en économie politique, en art militaire – autant de « matières » qui sont au cœur du projet de refondation de l’humain.

7 Ainsi une nouvelle vision de l’homme et de la femme se dessine, positive, optimiste : l’être humain est naturellement perfectible à la condition de recevoir une instruction appropriée, qui peut et qui doit le transformer. Le but de cette instruction est la croyance en l’amélioration de la société dans tous ses domaines techniques, économiques et culturels, mais surtout dans deux directions importantes au cœur de la réflexion politique du XVIIIe siècle : le vivre en commun pacifié11. Ainsi la citoyenneté nouvelle est perçue comme un fait civilisationnel par les philosophes12. Mais pas seulement !13.

8 Il revient à Bertrand Binoche, dans un essai collectif qu’il a dirigé en 2004 autour du concept de « perfectibilité », d’avoir posé avec justesse les enjeux du problème par rapport à la spécificité de ce concept qui surgit dans une correspondance entre Grimm et Rousseau en 1755. Il marque un temps l’ensemble de la réflexion jusqu’à devenir moins utilisé et à finir par disparaître, puisqu’il n’est plus utilisé que de façon opératoire en 1838 dans la 48e leçon du Cours de philosophie positive de Comte14. Bertrand Binoche situe la question de la désacralisation et d’un long mouvement de laïcisation de la société au cœur du débat. À la perfection chrétienne qui sera réalisée dans l’au-delà, la perfectibilité des philosophes pose comme a priori la possibilité de réaliser ici-bas une esquisse de perfection humaine que chacun détient, et qu’il convient de porter à la réalisation et à l’épanouissement, par le moyen du savoir critique.

9 Bertrand Binoche pose ainsi les enjeux, fussent-ils dérangeants : qui est perfectible ? Tous les hommes par rapport aux animaux ? Tous les hommes blancs par rapport aux sauvages ? Tous les hommes par rapport aux femmes ? En fonction de la réponse, le modèle de société change du tout au tout et le message cosmopolite d’optimisme dans

(7)

la transformation de tous les êtres humains peut évoluer radicalement. Cela posé, il convient d’agencer des méthodes, des techniques, des résultats pour que l’Homme transformé soit à son tour capable de changer et d’améliorer le monde dans lequel il vit.

10 N’est-ce pas le rêve exprimé par Robespierre dans le célèbre discours prononcé le 29 juillet 1793, en écho au projet de Le Peletier : « Ainsi se formera une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée et qu’une barrière impénétrable aura séparée du contact impur des préjugés de notre espèce vieillie15 ? » N’est-ce pas encore Kant qui, dans un autre contexte, mais au même moment en 1793, assigne à l’humanité le privilège « de se perfectionner à l’infini »… : « À tous ceux qui nous exhortent à prendre patience en attendant l’autre monde, il faut répondre ; oui nous regardons vers cet autre monde qui n’est pas aussi clairement disjoint de celui-ci que vous le croyez16. »

11 Ces premiers éléments expliquent l’importance que les acteurs révolutionnaires vont consacrer à l’éducation, à l’enseignement et à l’instruction17. La Révolution se construit contre le système arbitraire de l’Ancien Régime et, à ce titre, elle n’a de cesse de mettre en avant qu’elle est en soi une éducation, un enseignement. Pour Dominique Julia, « le mythe pédagogique est au cœur du projet révolutionnaire : il s’agit de former un homme nouveau libéré de tous ces anciens préjugés et ouvert à un nouveau monde à déchiffrer qui se donne à voir, à posséder, et à comprendre18. » Former le peuple, par l’instruction, doit garantir l’unité nationale là où, auparavant, l’obscurité de l’ignorance permettait la division de sujets. L’éducation nationale doit construire les nouvelles mœurs des citoyens. Encore faut-il qu’ils sachent lire. Le 4 novembre 1790, La feuille villageoise qui mène un combat contre l’obscurantisme pose cette question : « Pourquoi les droits de l’homme ont-ils été si tard connus ? Réponse : parce que le peuple ne savait pas lire, il ne pouvait pas s’instruire par lui-même et il se laissait séduire par les autres19. » De façon saisissante et convaincante, Caroline Fayole décrit dans son article la place incontournable du projet pédagogique républicain dans ses marges, lorsqu’il s’occupe notamment des filles et de leur avenir. Encore faut-il convenir, comme l’explique l’auteure de l’article, que le contexte qui entoure l’école n’est pas moins important que la nature du programme d’apprentissage.

12 C’est pour cette raison que l’on ne saurait réduire dans cette introduction, l’invention des citoyens à l’école comme seul lieu physique de l’apprentissage. Plusieurs aspects de la Révolution à l’œuvre doivent être mentionnés pour comprendre cette dynamique de genèse d’un être politique nouveau. Quelques outils de l’opération d’accouchement de cet être nouveau peuvent être rappelés.

13 Ainsi, la fête révolutionnaire, comme moment essentiel de communion et d’apprentissage du politique. Les scénographies, les espaces cérémoniels, doivent éveiller les intelligences et mettre en acte le civisme naissant20. Le 19 octobre 1793, par exemple à Arles :

[…] Un pressoir de vendange avec son attirail, un chariot chargé de pères et de mères de famille, un autre chargé de la nombreuse famille d’un travailleur, une charrette surmontée d’un arc de triomphe en lauriers sous lequel sont placés un maure et une mauresque, une autre chargée de vieillards ou de blessés, une charrue attelée de deux mules conduites par un agriculteur, un chariot orné de guirlandes avec des jeunes gens trinquant le verre et chantant des hymnes à la liberté et à l’égalité, un autre chariot chargé de tableaux, portant sous un arc de triomphe, l’effigie du cardinal Maury, ensuite un sans culotte représentant un chiffoniste, monté sur un âne, les mains derrière le dos, et entouré de plusieurs membres du

(8)

Comité des sabres chantant le ‘Ça ira !’[...] D’autres sans-culottes portaient une représentation de la Montagne, au bas de laquelle on voyait un marais avec des crapauds. Un sans culotte portait dans un bassin les yeux de Marat21.

14 Les habits, les cocardes, les toponymies changées, le calendrier révolutionnaire et la façon de l’expliquer, de le diffuser, le développement du français comme langue de la nation, et donc son apprentissage, sont les atouts de ce nouveau corps de citoyens naissant à la liberté.

15 Le 7 novembre 1793, le vice-président de la section des Piques, le citoyen Sade, soumet à l’Assemblée un projet visant « à changer le nom des rues de son arrondissement qui portent des inscriptions proscrites, ignobles ou insignifiantes. » Dans ce projet, la rue des Capucines doit s’appeler la rue des Citoyennes françaises, sept jours après que la Convention a interdit aux femmes de former des clubs politiques. L’audace du marquis est à noter. La rue Saint Nicolas, s’appellera donc rue de l’Homme Libre, la rue de la Madeleine, rue de Cornélie et la rue de Suresnes qui s’y jette, rue des Gracques, afin de donner les noms des enfants à celle qui suit, portant le nom de la mère. Le projet est adopté à l’unanimité, puis envoyé aux administrateurs de la Commune ainsi qu’aux responsables des travaux publics22. L’espace public urbain doit ainsi porter la marque de cette invention de nouvelles citoyennes et citoyens, de leur particularité et de leur fécondité, invention que la fluidité de la circulation en ville doit illustrer. C’est le temps où Saint-Just, comme le décrit Marilyn Maeso, pense à la création du citoyen révolutionnaire et au rôle des institutions. L’expérience sera menée de façon radicale parfois sans qu’elle aboutisse, tout révolutionnaire à la recherche d’un homme nouveau se trouvant confronté au principe corrupteur de son expérience par excellence : le temps. Las, les montagnards ne parviennent pas à leur fin. Vient le temps de thermidor, de ses désenchantements… Mais le projet d’inventer un homme original et une femme nouvelle est-il abandonné après la répression sans précédent du peuple parisien au printemps 1795 ?

16 Une autre période se profile, celle du Directoire, période paradoxale et centrale dans la série d’articles qui suivent, de par les contradictions mêmes qu’elle met en scène, et les discours opposées qu’elle peut susciter. Il est une histoire possible de ce Directoire sous la forme de la république bourgeoise qui essentialise la nature d’un peuple violent, encore dans l’enfance, et qu’il devient impossible de pouvoir éduquer à court terme : au mieux faut-il le canaliser23. Encore faut-il, sans nullement occulter cette politique répressive menée à l’encontre du peuple, nuancer cette approche seulement négative et comprendre la démarche inverse du Directoire qui tient avant tout dans la volonté de reconstruire un système pédagogique, par le haut, à partir de l’Institut national, pour promouvoir la diffusion la plus large du modèle de la cité. Cette politique d’instruction nationale ne doit pas opérer seulement par l’entremise de l’école, mais par la transmission des « bonnes mœurs24. » Être exemplaire, codifier les comportements, éradiquer les spectacles de sang, récompenser, innover, imaginer le Muséum d’histoire naturelle comme un lieu ouvert au public pour exposer l’harmonie entre l’homme et la nature, montrer les réalisations industrielles, représentent autant d’impératifs de cette formation de citoyens nouveaux25. Entre le projet et la réalité se trouvent les tensions sociales d’une crise permanente, que l’appauvrissement du plus grand nombre rend patentes. Les opposants eux-mêmes aux projets de l’an III, les républicains démocrates de l’an VI et de l’an VII, cherchent une position intermédiaire entre l’utopie démocratique par l’égalité décrétée mais point vécue, et l’utopie républicaine par la liberté d’entreprendre, confirmée par le clivage de la méritocratie

(9)

proposée comme sélection naturelle, la seule juste lorsqu’elle est confirmée par le savoir, en réalité biaisée par le capital de fortune au départ. La République de l’an III se propose comme une république capacitaire. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’article 16 de « L’état politique des citoyens dans le texte de la Constitution » :

Les jeunes gens ne peuvent être inscrits sur le registre civique, s’ils ne prouvent qu’ils savent lire et écrire et exercer une profession mécanique. Les opérations manuelles de l’agriculture appartiennent aux professions mécaniques. Cet article n’aura d’exécution qu’à compter de l’an XII de la république26.

17 Le projet des Lumières se décline de façon précise. Le savoir construit la citoyenneté et la Constitution établit un calendrier précis de cette formation du nouvel homme républicain « parce-que-sachant-lire. » Cette condition doit se réaliser en neuf années, ce qui en dit long sur le pari politique, fondé sur l’espoir de formation de citoyens lettrés.

18 C’est à ce moment, entre la fin de l’année 1795 et la fin de l’année 1799, qu’une tension s’établit entre cette vision assagie de l’utopie devenue le projet républicain et, en opposition, la construction des utopies démocrates qui vont émerger même si une littérature officielle n’aura de cesse de les disqualifier. Une historiographie classique positive ou négative a retenu des projets politiques radicaux des babouvistes la subversion de leur dimension sociale. En revanche, la pédagogie commune de l’apprentissage, l’ensemble des règles nouvelles à partager et à expliquer, au moins autant subversives sont plus importantes pour comprendre la force de déstabilisation et la peur qu’a pu inspirer la Conspiration des Egaux une fois découverte au printemps 1796. C’est ce que démontre Stéphanie Roza dans son article, liant la pensée des Lumières avec celle des révolutionnaires, dans une perspective généalogique qui peut susciter le débat mais qui appelle à la réflexion.

19 Les républicains démocrates de l’an VII et de l’an VIII n’ont eu de cesse d’imaginer les outils nécessaires à cette parthénogénèse, cet acte qui permet de s’enfanter soi-même27. La construction civique de la femme et de l’homme nouveaux s’effectuait dans les réunions, les cercles citoyens, par la diffusion d’un savoir dans les assemblées électorales primaires, sorte de propédeutique politique in situ, qu’exprime bien le programme paru dans le Journal des hommes libres les 4, 8 et 18 thermidor an VII, sous la plume de Félix Le Pelletier. Parmi les neuf injonctions programmatiques, celle d’« établir une éducation égale et commune » est le quatrième point28. Encore quelques semaines et après le coup d’État, ce dernier, avec Antonelle, n’auront plus que le projet utopique de se replier en Normandie et de construire sur les riches propriétés de Le Pelletier des colonies de petites maisonnées capables d’accueillir des républicains, hommes nouveaux déjà vieillis. Échec de l’invention d’un nouvel Homme ? Preuve que le projet de cette gauche radicale était réellement utopique au sens d’irréalisable autrement que sous la forme de maisonnées en Normandie ? En revanche, ce qui est une forme de contre-utopie, est cette société bourgeoise qui tente d’imposer une pacification et une prospérité possible de tous, au moment où les tensions sociales ne cessent de se tendre. Un combat à front renversé se construit : les utopistes ne sont pas ceux que l’on croit et le jeune Marx ne tardera pas à le dénoncer. Michelle Riot-Sarcey a étudié et mis à jour ce groupe de libéraux à leur tour pris dans les utopies de ce qu’ils imaginent être leur représentation du monde dans sa dimension positive29. L’article d’AyseYuva sur les idéologues vient heureusement éclairer ce côté libéral et important de la question, démontrant que la gauche radicale n’a pas été, loin s’en faut, la seule

(10)

mouvance politique à interroger cette modernité politique qu’a constituée l’apparition de citoyennes et citoyens nouveaux.

20 L’histoire ne s’arrête pas là et le XIXe siècle ne cessera de poser cette question comme le rappelle l’article de Louis Hincker.

21 Il faudrait surtout garder en tête, avant la lecture des articles qui suivent, non seulement la dimension expérimentale de l’homme nouveau qui implique succès, mais aussi échecs. Il s’agit surtout de ne pas oublier ce que la prudence doit apprendre à tout amateur d’histoire de la Révolution ancienne, sous la forme d’une évidence le plus souvent oubliée. Si les hommes nouveaux et les femmes nouvelles ont eu tant de mal à émerger dans le réel historique, c’est tout simplement parce que les femmes et les hommes anciens résistaient de toutes leurs forces pour faire échouer le projet. Parmi les révolutionnaires eux-mêmes, nombreux furent ceux qui doutèrent de la capacité du fait révolutionnaire à inventer un futur meilleur.

22 Ainsi sans aller chercher dans la littérature de la Contre-révolution, les projets d’invention d’un être politique nouveau durent provoquer suffisamment de peur sociale pour initier une réaction puissante, tout au long de la Révolution, mais qui n’éclate véritablement que sous le Consulat, au moment où se repose la question de l’éducation et les limites de ses ambitions. Il faut garder en mémoire cette pensée réactive, réactionnaire, pour saisir la force des projets éducatifs démocratiques, et la crainte qu’ils ont inspirée. Que l’on relise quelques-unes des réflexions privées et publiques de Roederer pour s’en convaincre :

Dire qu’une impossibilité physique rendra toujours incompatible les travaux du laboureur avec le talent consommé d’un Voltaire ou les hautes conceptions de Locke et de Newton, c’est une vérité des plus communes… voyez cette main calleuse, épaisse et brune, qui bat le fer, manie la hache, soulève un fardeau et essayer de lui faire tracer d‘élégants contours ou parcourir rapidement les touches d’un clavier. Eh bien ! L’effet est le même sur les facultés morales. Ce même travail qui raidit et endurcit les membres produit un effet semblable sur l’esprit et la pensée. Le corps et l’âme y gagnent tous deux en force et en masse, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce qu’ils perdent tous deux en grâce et en sensibilité30.

Et plus loin :

Il ne s’agit plus de donner de faux espoirs à une vile populace, impossible à régénérer et pire, qui risque avec un vernis de savoir de remettre en cause constamment un ordre établi. Désormais la loi n’invente plus, par la science politique, un nouveau citoyen. Elle assigne à chacun sa place et doit strictement contrôler et limiter l’accès du plus grand nombre au savoir. Roederer pour appuyer sa remarque mordante, s’était, avec une ironie cruelle moqué de ce jeune paysan

« placé chez un procureur de l’endroit par son père, et qui ne crut rien de plus nécessaire que de suivre des cours de législation… il n’y avait rien de plus comique comme de l’entendre larder ses gros propos de belles expressions sorties de la bouche du professeur. Il les appliquait à crever de rire et mon lourdaud de raisonner, de se pavaner de se croire en vérité une bonne tête31.

La conclusion ne tarde pas à s’imposer :

L’État se ruine en impression de livres qu’on ne lit point, en traitements de professeurs qui ne professent point, voyons un peu si cet excès ridicule n’est pas moins aussi à craindre que l’excès contraire, s’il ne tend pas à faire naitre parmi nous une populace toujours croissante, de déclamateurs et d’égorgeurs mutins, prêts à répondre à tout et toujours rebelles au devoir, habiles à confondre les idées les plus saines, à décrire, à ridiculiser les usages les plus utiles ou les opinions les plus respectables, surtout inaptes à tous les métiers utiles, consommateurs à la fois avides et dédaigneux, en un mot réunissant toute l’insolence, les prétentions et les

(11)

besoins de la richesse, à la convoitise, la servile dépendance les petites vues et tous les vices de la pauvreté32.

23 De la façon la plus explicite qui soit, est abandonné le projet global qui consistait à faire naître en chacun des membres du corps social le meilleur de lui-même, à partir du constat de l’égalité de tous, pourtant moteur du souffle de 178933. Nombreux, mais réduits au silence, sont alors ceux qui désormais remettent à plus tard ces projets d’invention de nouveaux hommes et femmes. En 1800, dans De la Littérature considérée sous ses rapports avec les institutions sociales, Germaine de Staël continue de plaider pour un système de perfectibilité de l’espèce humaine, mais en prenant garde de penser la perfectibilité comme une modification qualitative des personnes, là où elle ne consiste plus qu’en l’accumulation des connaissances. Pour elle, les progrès ne sont que successifs, palliatifs, et n’autorisent aucunement « les rêveries de quelques penseurs sur un avenir sans vraisemblance34. »

24 Le débat sur le sens à donner à l’invention d’un Homme nouveau perdure tout au long du XIXe siècle, voire au-delà. Il revient à Jean-Numa Ducange de montrer l’acuité de la problématique de l’homme nouveau parmi les socialistes allemands du début du XXe siècle, au moment où les révolutions du XXe siècle, on l’a quelque peu oublié, tentent de se poser en solution pour sortir de l’enfer social qu’a imposée la seconde révolution industrielle.

25 L’introduction pourrait se terminer sur ce constat négatif, cela empêcherait de comprendre pourquoi l’ensemble du XIXe siècle puis du début du XXe siècle, a voulu réaliser les idéaux positifs de transformations de l’Homme portés par le souffle de 1789.

Certes l’Homme nouveau de la Révolution pourrait se résumer au notable issu de 1799.

Ce serait réducteur. AyseYuva le montre de façon éclairante dans le corpus de textes de Germaine de Staël ou de Benjamin Constant qu’elle revisite. Il ne s’agirait plus seulement de construire un Homme nouveau mais au moins de le débarrasser des violences de l’Ancien Régime et de celles des guerres civiles de 1793. Il fallait pour cela former les esprits par les sciences de l’homme, encore en construction. Les mœurs nouvelles, les sociabilités pacifiées, le vivre ensemble dans une nouvelle langue simple, devaient s’inventer pour fonder une société civile régénérée, dans l’espoir de construire la cité sur de nouvelles valeurs, dans un régime républicain nouveau.

NOTES

1. Joseph-Marie DEGÉRANDO, Vie du général Cafarelli du Falga, lue à la séance de la 2e classe de l’Institut national, le 12 messidor an IX, Paris, chez Fuchs, 1801, p. 80

2. Sur l’importance de Gérando dans les systèmes de pensée réformateurs, voir Jean-Luc CHAPPEY, Carole CHRISTEN et Igor MOULLIER (dir.), Joseph-Marie de Gérando (1772-1842). Connaître et réformer la société, Rennes, PUR, « Collection Carnot », 2014.

3. Claude MAZAURIC (dir.), La Révolution française et l’homme moderne, Paris, Messidor, 1989.

4. Zeev STERNHELL, Les anti-Lumières, du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2011 (2006).

(12)

5. « Pédagogies, utopies et révolutions (1789-1848) », La Révolution française, n° 4, 2013. http://

lrf.revues.org/791

6. Mona OZOUF, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989.

7. Jean-Marie GOULEMOT, Le règne de l’histoire, discours historique et Révolution, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Albin Michel, 1996.

8. ClaudeNICOLET, L’idée républicaine en France au XIXe siècle. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1984.

9. Michel VOVELLE, La mentalité révolutionnaire, Société et mentalités sous la Révolution française, Paris Messidor, 1985.

10. Michel de CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL, Une Politique de la langue, La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975.

11. Jean-Luc CHAPPEY, La Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, Société des Études Robespierristes, 2002.

12. CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, « dixième époque : des progrès futurs de l’esprit humain », Paris réed. GF, 1988, p. 265-297.

13. Voir l’article de Jean-Luc CHAPPEY, « Révolution, régénération, civilisation : les enjeux culturels des dynamiques politiques », dans Jean Luc CHAPPEY, Bernard GAINOT, Guillaume MAZEAU, Frédéric RÉGENT, Pierre SERNA, Pour quoi faire la Révolution, Agone, Marseille, 2012, p. 115 -148.

14. Bertrand BINOCHE (dir.), L’homme perfectible, Seyssel, Champ Vallon, 2004.

15. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres complètes, Paris, Société des Etudes Robespierristes, tome X, p. 32.

16. Cité par Bertrand BINOCHE, op. cit, p 31.

17. Voir le numéro spécial de La Révolution française, « Pédagogies, utopies et révolutions (1789-1848) », 2013, http://lrf.revues.org/7914

18. Dominique JULIA, La révolution. Les trois couleurs du tableau, Paris, Belin 1986 ; Jean-Luc

CHAPPEY, « Les écoles de la Révolution : pour en finir avec la thèse de la table rase », dans Michel

BIARD (dir.), La Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010, p. 331-343.

19. Ibid.

20. Christina SCHROË, RepublikimExperiment. SymbolishePolitikimrevolutionârenFrankreich (1792-1799), Weimar, BöhlauVerlag, 2014.

21. Médiathèque d’Arles, MSS 2352, Récit de Véran, opposant notoire à la révolution, qui écrit ses souvenirs à partir de 1800. Émile Fassin, un érudit du XIXe siècle, recopia le journal de Véran et l’appela « le vieil Arles, 1794, journal de la révolution ».

22. Gilbert LELY, Vie du marquis de Sade, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditions, 1982, p. 487.

23. Voir, entre autres, Discours préliminaire au projet de constitution pour la république française, prononcé par Boissy d’Anglas, au nom de la commission des Onze, Séance du 5 messidor an III. http://

www.droitpolitique.com/spip.php?article96, consulté le 1er juillet 2014 ; Jean-Luc CHAPPEY,

« Questions sur le ’pouvoir des intellectuels’ en France dans le moment 1800 », dans Anne BAILLOT, Ayse YUVA (dir.), France-Allemagne. Figures de l’intellectuel entre révolution et réaction 1780-1848, Lille, Septentrion, Coll. « Mondes germaniques », 2014, p. 65-83; Id., « The New Elites. Questions about Political, Social and Cultural Reconstruction after the Terror », dans David ANDRESS (dir.), Oxford Handbook Online of French Revolution, 2014.

24. Charles Guillaume THÉREMIN, De la situation intérieure de la République, Paris, Maradan, 1797.

25. James LIVESEY, Making democracy in the French Revolution, Harvard, Harvard Press, 2001; Pierre

SERNA, « The republican menagerie: animal politics in the French Revolution », French History, 2014 28, p. 188-206.

26. Jean-Luc CHAPPEY, « Raison et citoyenneté : les fondements culturels d’une distinction sociale et politique sous le Directoire », dans Raymonde MONNIER (dir.), Citoyen et citoyenneté sous la Révolution française, Actes du Colloque de Vizille du 24-25 septembre 2005, Paris, Société des études

(13)

robespierristes, 2006, p. 279-288 ; Id., « Le Portique républicain et les enjeux de la mobilisation des arts autour de brumaire an VIII », Philippe BOURDIN, Gérard LOUBINOUX (dir.), Les arts de la scène et la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2004, p. 487-508.

27. Bernard GAINOT, 1799, Un nouveau jacobinisme ?, Paris, Éditions du CTHS, 2001.

28. Pierre SERNA, Antonelle, aristocrate révolutionnaire 1747-1817, Paris, Le Félin, p. 371.

29. Michèle RIOT-SARCEY, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

30. Pierre-Louis ROEDERER, Mémoires d’économie publique de morale et de politique, Paris, imprimerie du Journal de Paris, an VIII/1799, t. I, p. 281-282.

31. Ibid., t. II, p. 87-88.

32. Ibid.,.t. I, p. 289.

33. Voir encore sur cette rupture entre le projet « civilisateur » du Directoire et la remise en ordre du Consulat, Jean-Luc CHAPPEY, « Le nain, le médecin et le divin marquis », Annales historiques de la Révolution française, n° 374, oct.-déc. 2013, p. 53-83.

34.Germaine de STAËL,De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales[1800], Genève, Droz, 1959, t. 1, p. 10.

(14)

Dossier

(15)

Former la « femme nouvelle »

Les débats à la Convention sur l’éducation publique des filles (septembre 1792-décembre 1793)

Caroline Fayolle

1 En décembre 1792, le député de la Gironde, Ducos1, déclare à la Convention : « je ne sais quel degré d’importance on attache à l’établissement des écoles primaires ; je pense, pour moi, que nous leur devrons notre véritable régénération, l’accord des mœurs et des lois, sans lequel il n’y a point de liberté2. » Après l’abolition de la monarchie le 21 septembre 1792, les députés conçoivent la mise en place de l’école républicaine comme un impératif politique lié à l’urgence de la régénération du peuple3. L’espoir de voir rapidement s’établir une éducation nouvelle capable de former des citoyens anime alors l’ensemble de la société. Des militants de sociétés populaires, des pédagogues et des savants aspirent à participer à la refonte du système d’instruction publique en envoyant à l’Assemblée des pétitions, des projets pédagogiques ou encore des manuels élémentaires. Dans ce contexte, les législateurs décident le 21 janvier 1793 de mettre l’instruction continuellement à l’ordre du jour. Jusqu’au 29 frimaire an II (19 décembre 1793), date du vote de la loi Bouquier sur l’instruction publique, différents plans d’éducation vont s’affronter à la Convention4. La question de l’accès des filles à l’école publique occupe une place non négligeable dans les discussions. Alors que la reconnaissance des droits civils des femmes et du droit au divorce (septembre 1792) induit de nouveaux rapports entre les sexes, les conventionnels s’emparent du débat sur l’éducation féminine initié à l’époque des Lumières5. Ils tentent d’inventer pour les femmes une éducation républicaine capable de les régénérer.

2 La régénération des femmes par l’éducation, loin de s’imposer comme une évidence, suscite des controverses durant les premières années de la Révolution. Si les femmes sont déterminées par la nature et par leur organe reproducteur comme le pensent des médecins de la fin du XVIIIe siècle6, peuvent-elles être perfectionnées et assimilées au corps de la Nation ? L’abbé Grégoire, théoricien de la régénération des groupes particuliers, comme les juifs ou les noirs, répond négativement. L’éducation, qu’il conçoit comme un moyen pour effacer les différences artificielles entre les hommes, trouve sa limite dans la différence sexuelle. Cette différence, qui est inscrite dans

(16)

l’ordre naturel et qui ne peut donc être effacée, justifie pour lui l’impossible régénération des femmes7. De même, des législateurs comme Mirabeau, Daunou ou Talleyrand, estimant que les femmes sont destinées par la « nature » à un rôle purement domestique, préconisent pour les filles une éducation dans le cadre du foyer8. Condorcet en revanche défend sur cette question une opinion alors très minoritaire : il revendique en effet, dans son Rapport présenté devant l’Assemblée législative les 20 et 21 avril 1792, le droit des femmes à s’instruire et à se perfectionner au sein de l’école publique. Après l’instauration de la République, le point de vue défendu par Condorcet tend à l’emporter à l’assemblée. La majorité des conventionnels, qu’ils soient catégorisés comme Girondins ou Montagnards, s’accordent en effet, à quelques exceptions près9, sur la nécessité et l’avantage d’ouvrir aux filles les écoles primaires publiques. Comment expliquer ce changement de perspective ?

3 Cet article défend la thèse selon laquelle ce changement est lié à la reconnaissance par les conventionnels du rôle fondamental des femmes dans l’entreprise de régénération de la société. Dans un contexte où la guerre et la menace contre-révolutionnaire rendent nécessaire l’union de toutes les forces de la Nation, s’impose aux députés l’idée que l’avènement de l’« homme nouveau » dépend de celui d’une « femme nouvelle. » Pour autant, leurs plans d’éducation témoignent de divergences sur les moyens pédagogiques à mettre en œuvre pour opérer une régénération des femmes par l’école.

La figure de la « femme nouvelle » permet d’interroger à la fois l’élaboration des normes républicaines de féminité et les rapports de pouvoir entre les sexes qui traversent la notion de régénération. Si cette dernière désigne pour les hommes un processus transformant l’« esclave » en homme libre, elle n’implique pas pour les femmes une émancipation politique. À l’exception des conventionnels girondins Jacques-Marie Rouzet et Pierre Guyomar qui, à la suite de Condorcet, revendiquent en 1793 l’accès des femmes au droit de suffrage10, les législateurs entendent en effet transformer et perfectionner les femmes tout en les maintenant dans le statut de citoyennes passives. Pour interroger les enjeux spécifiques de la régénération des femmes, il s’agira d’analyser avec le concept du genre11 l’ensemble des discours des conventionnels qui évoquent l’éducation des filles lors des débats de préparation de la première loi scolaire révolutionnaire12. Dans un premier temps, seront étudiés les arguments qui fondent le projet des conventionnels d’intégrer les filles dans l’école publique. On verra que leur objectif est de contrôler l’influence des femmes sur les mœurs et de faire advenir un nouveau modèle de féminité républicaine. Dans un second temps, seront analysés les enjeux du maintien d’une différence des sexes au sein de l’école pourtant conçue comme un creuset visant à homogénéiser le corps social.

1. Régénérer les femmes par l’école républicaine

4 Dans les plans d’éducation étudiés, la volonté des conventionnels d’ouvrir aux filles l’école républicaine se fonde sur deux principaux arguments qui sont inextricablement liés. Le premier est la reconnaissance de l’influence essentielle des femmes sur les mœurs et sur les hommes. Le second renvoie à la nécessité de forger un nouveau modèle de féminité propre à consolider la République naissante.

(17)

L’influence des femmes

5 Dans son Rapport sur l’instruction publique (20 décembre 1792), le Montagnard Romme13 entreprend de défendre face à la Convention l’accès des filles à l’école républicaine.

S’appuyant sur des arguments élaborés par Condorcet dans le Cinquième mémoire sur l’instruction publique (1791) et dans son Rapport d’avril 1792, il affirme que les femmes doivent être éduquées « pour elles-mêmes14. » Alors que l’éducation des femmes est généralement pensée par les députés en fonction des hommes et de leurs intérêts, Romme replace ainsi les femmes au centre du débat. Romme insiste aussi sur l’influence essentielle que détiendraient les femmes sur les hommes :

Elles ne doivent pas être étrangères aux vertus sociales, puisque, outre qu’elles en ont besoin pour elles-mêmes, elles peuvent les développer ou les fortifier dans le cœur de l’homme. Si dans l’ordre naturel et social, l’homme est appelé à exécuter et agir, la femme, par une influence impérieuse et nécessaire, est appelée à imprimer à la volonté une impulsion plus forte et plus véhémente15.

6 Comme le remarque Anne Verjus, l’influence des femmes est posée dès 1793 comme

« inaccessible au changement. » Les gouvernants se voient en conséquence contraints de la prendre en compte « sous peine de s’aliéner la moitié de la nation et d’aller vers sa propre défaite16. » Pour Romme il s’agit, en effet, non pas seulement de prendre en compte cette influence mais de l’instrumentaliser au profit de la République naissante, de faire en sorte qu’elle acquière « un caractère vraiment social et utile17. » Le contrôle de l’« empire des femmes » devenant un impératif politique, il importe aux révolutionnaires que la République s’empare de l’éducation des femmes. C’est aussi l’avis du député de la Haute-Garonne Calès18, alors proche de la Montagne, qui est convaincu de l’importance cruciale de l’influence des femmes : « il est […] certain qu’enfants, adolescents, hommes formés, vieillards, nous sommes entraînés, maîtrisés par les penchants des femmes ; il est certain qu’elles influent sur nos vies et sur nos vertus19. » Calès prévient en conséquence des dangers qui pèseraient sur la Révolution si les conventionnels ne prenaient pas en compte cette influence : « quelles craintes, dis-je, ne doit pas concevoir le législateur qui veut réformer les mœurs, si n’ayant pas songé à l’éducation des femmes, il s’aperçoit qu’elles peuvent rendre inutile l’instruction donnée aux hommes20 ? » Mais Calès précise que pour mettre l’influence des femmes au profit de la République, il importe dans un premier temps d’effacer en elles les traces de l’Ancien Régime et de les émanciper de la tutelle du clergé :

L’intérêt qu’inspirent les femmes par elles-mêmes, leur influence sur les penchants des hommes, la nécessité et la facilité de détruire en elles les préjugés que leurs parents, leurs sociétés et, dans ce temps surtout, les conseils perfides et pernicieux que les prêtres leur ont donnés, doivent engager le législateur à s’occuper sérieusement de cette partie de l’instruction publique21.

7 Le clergé profiterait en effet de l’ignorance des femmes et de leur sensibilité exacerbée, qui serait naturellement encline à la superstition, pour étendre sur elles son emprise.

Cette idée est partagée par le député montagnard Lakanal22. Le 26 juin 1793, il présente à la Convention, au nom du Comité d’instruction publique alors dominé par Sieyès, le Projet de décret pour l’établissement de l’instruction nationale qui prévoit lui aussi que

« chaque école nationale [sera] divisée en deux sections, une pour les garçons, l’autre pour les filles » (article 5). Pour justifier cette proposition, Lakanal dans son Discours préliminaire lu le même jour devant l’Assemblée, déclare :

Si les femmes avaient été éclairées, le fanatisme sacerdotal n’aurait pas écrit la Révolution en caractères de sang dans tant de cités infortunées, les bourreaux en

(18)

étole eussent menacé la liberté d’un courroux impuissant. Rendons à cette intéressante portion de l’espèce humaine tous les droits à la gloire23.

8 Lakanal entend ainsi alarmer les autres conventionnels sur les risques qui découleraient pour la République de l’exclusion des femmes de l’école publique qui est alors conçue comme le moyen de lutte le plus efficace contre le « virus aristocratique et sacerdotal24. » Cette idée suppose aussi le combat contre les écoles particulières tenues par des religieuses réfractaires qui tendent à se multiplier notamment depuis le décret du 18 août 1792 supprimant toutes les congrégations enseignantes séculières. C’est d’ailleurs sur la proposition de Lakanal que la Convention décrète le 3 octobre 1793 que

« les filles attachées à de ci-devant congrégations de leur sexe, et employées au service des pauvres, au soin des malades, à l’éducation ou à l’instruction, qui n’ont pas prêté dans le temps le serment déterminé par la loi, sont dès cet instant déchues de toutes fonctions relatives à ces objets25. » Le décret précise que « les corps administratifs sont tenus, sous leur responsabilité, de faire remplacer de suite lesdites filles par des citoyennes connues par leur attachement à la Révolution. »

9 Pour user de leur influence en faveur de la République, les femmes ne doivent pas seulement être libérées de l’emprise de l’Église contre-révolutionnaire. Elles doivent aussi être elles-mêmes régénérées pour accomplir leur mission politique. Les débats sur l’école publique sont ainsi l’occasion pour les conventionnels de définir des normes de la féminité nouvelle.

La mère républicaine ou la matrice des citoyens

10 Dès le début de la Révolution, les femmes de l’aristocratie sont accusées d’avoir profondément dénaturé la féminité et diffusé dans le corps social des habitudes vicieuses. Les conventionnels aspirent en conséquence à soigner les femmes, à les régénérer, c’est-à-dire ici à leur réapprendre leur nature oubliée ou corrompue par les siècles de « tyrannie. » Dans leurs plans d’éducation, la figure de la « femme régénérée » se confond avec celle de la « mère républicaine26 » construite contre la figure stéréotypée de la « mauvaise mère » aristocrate27, dont elle est l’antithèse. Alors que la mauvaise mère aristocrate est vicieuse, égoïste et artificielle, la mère républicaine est vertueuse, modeste et naturelle28. L’enjeu pour les députés est tout d’abord de façonner par l’éducation un corps maternel robuste capable, selon l’expression utilisée le 10 août 1793 par le président de la Convention Hérault de Séchelles « d’enfanter un peuple de héros29. » Pour Baraillon30, l’éducation a pour objectif de rendre les Françaises « plus fécondes que les Chinoises » et de leur permettre d’enfanter la « race républicaine », des citoyens ayant la force de « nos ancêtres, les Gaulois31. » Parce qu’ils dénatureraient le corps des femmes et auraient de mauvaises conséquences sur leur fertilité, Joseph Serre32, député des Hautes-Alpes, proche de la nébuleuse girondine, condamne les artifices vestimentaires issus de la mode de l’Ancien Régime. Dans son plan d’éducation, il estime par exemple qu’il est nécessaire « d’accoutumer les filles à mépriser de bonne heure les préjugés meurtriers qui dégradent l’espèce humaine et intervertissent l’ordre établi par la nature. » Il préconise en conséquence l’interdiction des corsets, « l’usage du maillot et les corps à baleine33. » La mode « régénérée », suivant les théories de Rousseau, implique le port de vêtements jugés plus naturels car laissant plus d’aisance et de liberté aux mouvements du corps34. L’usage des nourrices, symbole de la corruption des femmes de l’Ancien Régime, est aussi clairement dénoncé par les conventionnels qui entendent éduquer les

(19)

femmes à la pratique de l’allaitement et au soin des nourrissons. En témoigne le plan d’éducation du Montagnard Le Peletier de Saint-Fargeau présenté à l’Assemblée le 13 juillet 1793, jour de la mort de Marat35. Défendu par Robespierre, qui s’exprime alors au nom de la Commission d’instruction publique, ce plan précise :

Voici dans quelles bornes je crois qu’il faut renfermer [l’] action [de la loi]. Donner aux mères encouragements, secours, instructions ; les intéresser efficacement à allaiter leurs enfants, les éclairer sur les erreurs et les négligences nuisibles, sur les soins et les attentions salutaires ; rendre pour elles la naissance et la conservation de leurs enfants, non plus une charge pénible, mais au contraire une source d’aisance et l’objet d’une espérance progressive36.

11 Comme l’allaitement, l’art de l’accouchement attire l’attention des conventionnels.

Léonard Bourdon, député montagnard du Loiret et pédagogue37, préconise dans son plan d’éducation que « nulle personne ne sera admise à être instituteur, qu’il n’ait acquis des connaissances dans l’art de la chirurgie ; et à être institutrice, qu’elle ne soit instruite dans l’art des accouchements38. »

12 La mère républicaine se définit aussi par son rôle pédagogique et politique. Élaborée sur le modèle rousseauiste, elle apparaît au cœur du nouveau dispositif conçu par les conventionnels pour garantir la régénération du peuple. Les mères républicaines n’engendrent plus des sujets mais des frères égaux39. Elles sont censées permettre l’avènement d’un peuple nouveau « chez lequel la liberté et l’égalité seront devenues une seconde nature40. » Dans le contexte révolutionnaire où l’ensemble des domaines de la société est objet de politisation, il n’y a donc pas d’étanchéité entre le privé et le public, la famille et la Cité. La mère républicaine, depuis son foyer, doit fabriquer le citoyen. Dans son plan d’éducation, le conventionnel Duval41 rappelle aux femmes ce devoir :

Que la mère s’attache donc à fortifier le physique de son enfant ; qu’elle le prépare, par les mouvements du corps, aux exercices de la pensée, aux efforts du génie.

Garde-toi, mère follement attentive, de bercer ton fils sur des fleurs, la mollesse est un attentat contre la nature : fais en sorte que Patrie soit le premier mot qu’il articule, et qu’amour de la loi soit la première syntaxe de son langage42.

13 Afin de former des mères vertueuses, capables non pas seulement d’inspirer aux hommes les principes révolutionnaires mais aussi de les inciter à combattre pour la Nation43, des conventionnels envisagent de former politiquement les filles au sein de l’école publique. Duval propose que soient enseignées aux petites filles comme aux petits garçons « des notions claires, mais succinctes, des administrations et autres institutions civiles et politiques établies dans la République44 », mais aussi qu’il leur soit expliqué « d’une manière lumineuse, les droits de l’homme et du citoyen, tous les points de la constitution, toutes les lois fondamentales de la République45. » C’est aussi l’avis de Serre qui souligne la nécessité de leur transmettre « la connaissance des droits et des devoirs de l’homme46. » Delacroix47 préconise quant à lui que « les institutrices enseigneront à leurs élèves les hymnes à la liberté48. » Le Projet de décret pour l’établissement de l’instruction nationale proposé par le Comité d’instruction publique va même jusqu’à recommander que les écoles de filles, comme celles des garçons, soient organisées « à peu près sur le plan de la grande société politique et républicaine49. » L’école permettrait ainsi de former politiquement les filles en leur faisant expérimenter les rouages de la vie républicaine.

14 Dans les plans d’éducation étudiés, la régénération spécifique des femmes par l’institution scolaire se compose ainsi en deux mouvements : le premier est négatif, il

(20)

s’agit d’effacer en elles les traces du passé monarchique, de les défaire de l’influence du clergé ; le second est positif et vise à leur inculquer la vertu et les normes républicaines de féminité. L’intégration des filles dans le « moule républicain50 » de l’école, censé aplanir les différences artificielles entre les enfants et homogénéiser la société, ne vise pas pour autant pour les conventionnels à effacer la différence sexuelle. Bien au contraire, la fabrique de l’« homme nouveau » et de la « femme nouvelle » implique une naturalisation des identités sexuées, un retour à un ordre « naturel » fondé sur une partition sexuée des rôles sociaux et politiques.

2. Régénération et naturalisation de la différence des sexes

15 Trois points permettent de mieux saisir comment la grande majorité des conventionnels entendent maintenir dans le creuset scolaire la différence entre les sexes : l’organisation par l’école publique de la division sexuée des travaux, l’inégalité face à l’instruction entre garçons et filles et enfin le refus de la mixité. Ces points suscitent pour autant des débats qui témoignent alors d’une pluralité de voies possibles et qui transcendent le clivage entre Girondins et Montagnard.

Maintenir la division sexuée des travaux

16 Le maintien de la division sexuée des professions, qui a été contestée par des citoyennes et des citoyens au début de la Révolution51, constitue un objectif de l’école publique pour le député des Hautes-Pyrénées Dupont52. Dans ses Bases de l’éducation publique, il affirme : « l’éducation devant prendre la nature pour modèle, il sera fait une distinction des arts et métiers qui devraient être exercés par les femmes, et de ceux à exercer par les hommes (art. 8)53. » Léonard Bourdon, qui préconise que l’école soit organisée comme une petite république, la conçoit aussi comme une petite société structurée par la division sexuée des activités économiques. Il prévoit l’établissement d’écoles communales pour garçons qui y recevraient « des leçons élémentaires sur la théorie de l’agriculture, des métiers les plus nécessaires, et de l’art de la guerre », et pour filles qui « s’exercent aux différents ouvrages qui conviennent à leur sexe54. » De même, il imagine des maisons communes d’éducation fonctionnant en mode autarcique : « les maisons de filles sont en correspondance avec celles destinées aux garçons ; elles font les habits, le linge de ceux-ci, qui en échange leur fournissent des denrées de leur récolte, des livres55. » L’école devient ainsi le microcosme d’une société

« naturelle » puisque fonctionnant sur la répartition sexuée du travail. Filles et garçons y feraient l’apprentissage d’une mutuelle dépendance fondée sur l’échange de biens.

Alors que Le Peletier de Saint-Fargeau défend l’idée selon laquelle l’école primaire ne doit pas former à « une industrie particulière » mais doit divulguer le goût du travail en général56, il précise lui aussi que les filles doivent en priorité apprendre « à filer, à coudre, à blanchir57. » Robespierre , dans son Projet de décret sur l’éducation publique, qui reproduit en grande partie le plan de Le Peletier de Saint-Fargeau et qu’il présente à la Convention le 29 juillet 179358, reprend à son compte cette division des apprentissages entre les sexes :

Les garçons seront employés à des travaux analogues à leur âge, soit dans les ateliers des manufactures qui se trouveraient à portée des maisons d’éducation

(21)

nationale, soit à des ouvrages qui pourront s’exécuter dans l’intérieur même de la maison : tous sont exercés à travailler la terre. Les filles apprendront à filer, à coudre, à blanchir […]59.

17 Ainsi Le Peletier de Saint-Fargeau, dont le plan constitue une référence pour penser la fabrique de l’égalité républicaine pour une partie de la Montagne, et Robespierre , qui conçoit le principe d’égalité politique et sociale comme le premier fondement de la République, ont tous deux imaginé une école qui vise à reproduire une division du travail entre les sexes qui est inégalitaire puisqu’elle cantonne les femmes dans des métiers peu diversifiés et socialement peu valorisés. Par ailleurs, l’enseignement manuel des filles relève non pas seulement de l’éducation professionnelle, mais aussi de la formation aux travaux domestiques. L’école publique est envisagée par la très grande majorité des conventionnels comme le lieu où les filles peuvent apprendre les travaux domestiques. Nicolas Hentz60, député de la Moselle , prévoit par exemple que les institutrices « enseignent séparément à leurs jeunes élèves les occupations domestiques. » Elles les « exercent à la filature, à la couture, au tricot » et « leur expliquent les devoirs d’épouses et de mère61. »

Une instruction égale entre les sexes ?

18 Si la majorité des députés s’accordent sur la nécessité de reproduire une division sexuée des rôles sociaux par l’école, leurs avis divergent sur la question de l’instruction intellectuelle des filles. Delacroix précise que, si l’instruction des filles doit concerner, comme celle des garçons, plusieurs enseignements relatifs aux droits de l’homme, à l’apprentissage de la langue, à la « science des nombres » à celle de la nature62, le contenu des enseignements des filles est cependant restreint « aux premiers éléments63. » De plus, elles n’ont pas accès, contrairement aux garçons, aux savoirs relatifs aux « premières notions sur les forces motrices et leur direction » et à la

« connaissance des principales substances terrestres, des métaux, des minéraux64. » Le Peletier de Saint-Fargeau, tout comme Robespierre, mettent en place aussi de légères différences entre l’instruction intellectuelle des deux sexes. Comme les garçons, les filles apprennent à lire, écrire, compter, à développer leur mémoire en apprenant des chants civiques et à acquérir quelques notions de morale et d’économie domestique et rurale. Cependant, à la différence des garçons, elles n’acquièrent pas la connaissance relative à « la constitution de leur pays65. » De plus, elles exercent leur mémoire, non pas comme les garçons en apprenant « les traits les plus frappants de l’histoire des peuples libres et de celle de la Révolution française », mais les « quelques traits de l’histoire, propres à développer les vertus de leur sexe66. » L’enseignement de l’histoire, instrumentalisé au profit de l’enseignement patriotique, vise ainsi moins l’instruction des petites filles que leur éducation morale67. Cependant, plusieurs plans d’éducation primaires n’estiment pas nécessaire de différencier l’instruction intellectuelle des deux sexes. Le projet de Joseph Serre est un des plus clairs sur ce point. Pour le député, « ce qu’il faut que l’homme sache, la femme doit le connaître68. » Filles et garçons apprendraient « à lire, à écrire, les règles de l’arithmétique » ; « la connaissance des droits et des devoirs de l’homme » ; « les principes de la morale ou religion naturelle ; les moyens simples de conserver, de rétablir leur santé ; ceux de subsister ; les principes de la langue française ; l’abrégé de l’histoire, de la géographie ; les principes et les avantages de l’agriculture, du commerce, des métiers et des professions de première nécessité69. » Le plan du Comité d’instruction publique souligne aussi que

Références

Documents relatifs

 Sous l’Ancien Régime, la société est très inégalitaire - le clergé (hommes d’Eglise) : 115 000 - la noblesse (aristocrates, seigneurs) - le tiers-état (reste de

Son adversaire Michel Vovelle juge que « La Révolution française reprend dans cette nouvelle lecture une cohésion certaine (on est loin du dérapage), mais, hélas, ce n'est pas en

Annales des Etudes de la Révolution française et la collection des documents de Michel Bernstein : 2009 (C 11).. - Institut pour le développement de l’intelligence Sociale

Voyons maintenant comment sont répartis ces trois ordres….. Voyons maintenant

Ces grands motifs Nous ont déterminé à convoquer l'Assemblée des États de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour Nous conseiller et Nous assister. dans toutes les

Beaucoup de députés (du tiers état, mais également de la noblesse ou du clergé) sont en colère contre ce. système

Le 14 juillet 1789, le peuple parisien pénètre dans une prison et y met le. Cet événement

Suite à tous les évènements que nous avons vus, l’Assemblée Nationale a.. instauré en France un nouveau régime