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LES ENTREPRISES MULTINATIONALES

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Academic year: 2022

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FRANÇOIS VALÉRY

LES ENTREPRISES MULTINATIONALES

I

l ne s'agit ici que de signaler certaines des questions que l'on peut se poser à propos des entreprises multinationales, sans bien entendu viser à être complet (ce qui serait impossible en quelques pages de revue sur un sujet qui a suscité ces derniers temps une abondante littérature, et au surplus bien au delà de ma compétence) ni porter le débat sur le terrain idéologique, comme on est souvent enclin à le faire. J'y ferai néanmoins une incursion en conclusion des remarques qui suivent. En bref, simplement présenter une sorte de catalogue annoté, en laissant de côté ce qui, à tort ou à raison, me paraît impossible à exposer rapidement, ou d'intérêt secondaire.

Entreprises ou sociétés : le premier de ces termes paraît préfé- rable, ne fût-ce que parce qu'il exprime mieux l'idée que ce ne sont pas seulement des liens financiers ou juridiques qui caractérisent le type d'organisation industrielle que l'on veut désigner, mais le fait que l'on a affaire à un ensemble de sociétés engagées dans la pro- duction de biens et de services. Multinationales, internationales, transnationales — les nuances que ces qualificatifs impliquent n'im- portent guère, s'il y en a. Il est question d'entreprises poursuivant leurs activités dans plusieurs pays (six au minimum, propose un auteur pour les besoins de son analyse ; le choix de ce nombre n'a d'autre raison d'être que de circonscrire l'enquête).

Ce qui amène à proposer une définition de ce que j'appellerai ici « entreprises multinationales » — terminologie qui paraît au sur- plus assez généralement admise. U n groupe de personnalités créé par l'O.N.U. a retenu la suivante : « entreprises qui possèdent ou contrôlent des installations de production de biens ou de services en dehors du pays dans lequel elles ont leur siège ». Nous laisserons de côté l'analyse de la notion de contrôle qui, de toute évidence, demanderait à être commentée et interprétée.

Il me semble à propos de citer ici l'auteur américain auquel j'ai fait allusion, Raymond Vernon, lequel écrit, dans un livre récemment

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paru en France (1) : « L'expression entreprise multinationale est parfois ambiguë et toujours imprécise. » Et il ajoute : « Ce que j'ai en vue est simplement un ensemble de sociétés diverses liées entre elles par une appartenance commune et répondant à une stratégie de direction unique. Une définition de cette sorte s'applique assez bien à Ford, Nestlé, I.B.M. ou Philips. »

Peut-on avoir une idée de l'importance, dans l'économie mon- diale, des entreprises répondant à une telle définition ? Il ne peut s'agir que d'un ordre de grandeur. D'après une estimation (entourée de beaucoup de réserves et de précautions) de l'Organisation de coopération et de développement économiques (O.C.D.E.), on pour- rait considérer que la valeur des biens et des services produits par des filiales de grandes entreprises multinationales dépasserait cinq cents milliards de dollars. Les plus grandes parmi les entreprises multinationales ont des chiffres d'affaires qui excèdent le produit natio- nal brut des pays de dimensions moyennes de l'O.C.D.E. (c'est-à- dire des pays industrialisés de l'Europe, de l'Amérique du Nord et du Pacifique qui ont des économies de marché). Pour certains pays, on estime à plus d'un tiers des exportations totales les transactions internes à de grands groupes internationaux d'entreprises. Si l'on admet que le taux de croissance de ces entreprises a été environ deux fois supérieur à celui de l'économie mondiale, cette importance devrait (si aucun élément nouveau n'intervient) s'accroître à l'avenir.

D'autre part, le degré de concentration de ces entreprises est très élevé. C'est ainsi que 187 entreprises américaines réalisent 80 % des investissements américains directs à l'étranger (Canada exclu).

Le nombre de leurs filiales est passé de 290 à la fin de la Première Guerre mondiale à 1 000 vers 1930 et à 6 000 en 1970. Un déve- loppement analogue pourrait sans doute être constaté en ce qui con- cerne les entreprises non américaines. Certains pensent que cette évolution se poursuivra, et qu'à la fin du siècle la production mon- diale serait concentrée dans un groupe de 200 à 300 firmes (il con- vient toutefois de ne pas oublier que, dans ce domaine comme dans d'autres, l'extrapolation est toujours risquée, et que bien des facteurs économiques ou politiques peuvent intervenir pour l'infléchir).

Créations du monde moderne, les entreprises multinationales appa- raissent actives à le façonner. C'est dire que les questions que leur existence et leurs activités suscitent sont importantes. Mais elles sont aussi complexes et difficiles à formuler avec clarté et objectivité.

Ces questions ont d'abord trait à la réalité que les entreprises multinationales constituent, envisagée d'un point de vue interne.

Pourquoi devient-on entreprise multinationale, pour parler familière- ment ? Comment ? Mû par quelles forces, avec quels objectifs ? Exigence de la concurrence ou volonté de domination — défensive

(1) Les Conséquences économiques et politiques — entreprises multinatio- nales (Robert Laffont).

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ou offensive — rêve de technocrates ou « optimalisation » de la fonction de production — religion du progrès ou du profit ?

Pour se former une opinion qui ne résulte pas de positions a priori ou de préjugés idéologiques, i l conviendrait de poursuivre l'in- vestigation en profondeur, et de façon précise, cas par cas. Je me bornerai à émettre l'hypothèse que ce qui pousse une entreprise à internationaliser sa production n'est pas très différent de ce qui pousse une entreprise à s'étendre dans les frontières d'un pays donné.

Elargir son assise, disposer de moyens financiers accrus, développer les investissements, favoriser l'innovation, améliorer la position con- currentielle au besoin en absorbant des entreprises rivales, etc. A quoi s'ajoute sans doute, dans le cas qui nous occupe, le souci d'ac- compagner un effort d'exportation, de pénétrer plus aisément les marchés étrangers, d'utiliser les ressources de main-d'œuvre là où elles se trouvent et dans les meilleures conditions ; ou encore investir les profits de l'entreprise qui, lorsqu'il s'agit de ce que l'on nomme les oligopoles, ne pourraient peut-être pas l'être dans le pays considéré ; enfin se prémunir contre des risques sociaux ou politiques.

En un mot, le dynamisme propre à toute grande entreprise l'amène à déborder les frontières du pays où elle se trouve, et à se développer en une expansion jugée normale et saine par les uns, anormale et malsaine par les autres.

Ce jugement peut se référer aux conditions propres de fonction- nement de l'entreprise, à sa place dans l'économie, ou à des consi- dérations d'ordre politique, voire moral ou idéologique, dans les- quelles, pour l'instant du moins, je m'abstiens d'entrer.

Autre question qui vient à l'esprit : comment se constitue une entreprise multinationale ? Ici encore, c'est affaire de cas d'espèce, et les réponses ne pourraient être apportées que par des études mono- graphiques consacrées à des firmes particulières. Le processus ne diffère sans doute guère de celui qui permet à une entreprise natio- nale d'étendre ses activités. Une grande entreprise peut être conduite soit à créer des filiales, soit à acquérir la propriété ou le contrôle d'entreprises existantes. L a différence, dans le cas des multinatio- nales, est que ces opérations peuvent être et sont souvent financées par un investissement direct à l'étranger.

Mais pas nécessairement, car i l peut parfaitement être fait appel au marché de capitaux des pays où les filiales sont situées.

Comme le dit Raymond Vernon dans l'ouvrage cité, « la fon- dation d'une filiale est quelque chose de totalement différent d'un investissement de portefeuille ». A u surplus, ce qui caractérise les entreprises multinationales et ce qui fait qu'elles posent des pro- blèmes distincts de ceux qui sont inhérents au phénomène de l'in- vestissement international, c'est l'existence, qui a été signalée ci- dessus, d'une stratégie mise au service d'une certaine politique.

Autre question qui se présente tout naturellement : dans quels domaines de l'activité économique s'exerce de préférence l'activité des entreprises supranationales ? Une nouvelle fois, i l est malaisé

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de répondre en termes généraux. Mais on peut toutefois constater que ces entreprises sont en général engagées dans des activités néces- sitant de grands investissements et mettant en œuvre une technologie relativement avancée et parfois très avancée — chimie, métallurgie de certains métaux, électricité, électronique, plastiques, transports, voire papier et textile, ou encore recherche et exploitation de ma- tières premières telles que le pétrole.

Notons que ces secteurs sont en même temps des secteurs-clés, soit qu'il s'agisse de productions essentielles à l'économie — ou même à la sécurité — d'un Etat moderne, soit de matières pre- mières vitales comme le pétrole. Cette situation ne s'explique pas — ou du moins n'a pas besoin d'être expliquée — par une sorte de cons- piration internationale de pouvoirs plus ou moins occultes (encore que les arrière-pensées, par exemple politiques, puissent ne pas être étrangères dans certains cas à la stratégie de certaines firmes) mais par la nature des choses inhérente à la structure d'un système économique donné (ce qui se passe dans d'autres systèmes, pour répondre à des exigences qui ne doivent pas être fondamentale- ment différentes, dès lors que ces systèmes visent au dévelop- pement de sociétés modernes de type industriel, mériterait d'être examiné).

Quoi qu'il en soit, i l s'agit donc d'entreprises puissantes, situées dans des secteurs-clés, poursuivant des politiques qui ieur sont pro- pres, en débordant le cadre historique des Etats-Nations.

Il faut ajouter que bien qu'il existe de nombreuses grandes entre- prises multinationales dont le siège se trouve en Europe ou ailleurs, beaucoup d'entre elles sont d'origine américaine. Cela n'a rien en soi qui doive surprendre : i l est normal que ce soit la « super- puissance » économique, celle qui dispose des plus grandes ressources et de la technologie la plus élaborée, qui ait donné naissance au plus grand nombre de « super-entreprises » (outre l'utilisation de circonstances monétaires — surévaluation prolongée du dollar — pro- pices à un tel développement).

De là à assimiler le « déferlement au dehors » (2) de groupes internationaux puissants à un certain impérialisme, à y voir une volonté délibérée et concertée de domination, i l y a un pas souvent franchi.

On peut en effet imaginer qu'un gouvernement utilise la force que représente une entreprise multinationale à des fins politiques.

On peut concevoir réciproquement qu'une grande entreprise multi- nationale obtienne le soutien du gouvernement du pays dont elle est ressortissante, ou de certains organes de ce gouvernement, pour atteindre des objectifs qui lui soient propres. Mais l'idée d'une conju- ration de certaines grandes entreprises d'un pays donné, quel qu'il

(2) Développements sans dépendances, Pierre Uri (Ed. Calmann-Lévy, 264 p., 30 F).

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soit, pour dominer certains secteurs économiques ou certaines régions du monde, serait contestée par beaucoup et ne pourrait être avancée qu'en référence à des cas bien spécifiés.

Quels sont d'abord les problèmes qui se posent au pays d'origine, celui où est située la firme qui a fait naître le groupe interna- tional ? Si on les exprime en termes d'inconvénients et d'avan- tages, on peut dire que parmi les premiers sont souvent citées l'ex- portation des capitaux, d'emplois, de technologie ; la possibilité, réelle ou supposée, de tourner les dispositions fiscales, les règles en matière de crédit, les lois antitrusts, voire de fausser les prix. Parmi les effets positifs, on retient l'incidence favorable sur la balance des paiements du rapatriement des bénéfices, l'expansion et la stimulation, directe ou indirecte, de l'économie, l'amélioration de la position sur les marchés extérieurs, la faculté offerte d'un développement tech- nologique qui réserve à la firme d'origine la part la plus avancée.

En un mot, d'un côté la notion de « perte de substance », de l'autre, celle d'expansion faisant jouer la division du travail en faveur du pays d'origine, sans bien entendu qu'un bilan puisse être établi, sauf pour certains aspects bien définis (balance des paiements par exemple), et encore.

Pour les pays d'accueil, les problèmes sont plus nombreux, plus sérieux, en tout cas plus aisés à mettre en évidence et plus sensibles à l'opinion publique. Certes i l est souvent reconnu que l'implantation de filiales des grandes firmes étrangères apporte aux pays d'accueil de l'activité, des moyens de financement, de la technologie ; qu'elle peut avoir pour effet indirect de stimuler l'économie, de contribuer à améliorer la position du pays d'accueil en matière commerciale et de paiements. Mais, comme dans le cas précédent, la crainte est expri- mée que les filiales ne tournent la réglementation dans les différents domaines que j'ai déjà indiqués ; que l'effort propre du pays d'ac- cueil, pour ce qui est de l'innovation et de la technologie, ne soit décou- ragé ou stérilisé ; que les travailleurs ne fassent finalement les frais de l'opération, du fait que les filiales peuvent mieux résister à une grève, réduire ou même mettre fin à leurs activités, par exemple en cas de récession, ou encore les transférer dans des pays où les condi- tions d'emploi sont plus favorables ou la législation sociale moins exigeante.

En bref, à l'apport de substance que constitue ou peut constituer l'activité d'une entreprise multinationale pour un pays d'accueil s'oppose l'éventualité d'une perte d'autonomie dans tous les domaines, voire d'une sorte d'aliénation de la souveraineté nationale (jusques et y compris dans le domaine de la défense). Car si dans le pays d'origine est parfois exprimée la crainte que les entreprises multina- tionales, en exportant leur technologie, puissent réduire la marge de sécurité dont bénéficie le pays considéré, inversement les pays d'ac- cueil peuvent redouter d'être rendus entièrement dépendants, dans certains secteurs de pointe, d'entreprises étrangères, et par consé- quent dépendants aussi pour ce qui est de leur sécurité.

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Des considérations du même ordre sont valables en ce qui con- cerne les pays en voie de développement, mais elles prennent une acuité plus grande du fait de la disproportion des forces en pré- sence. On peut en outre se demander dans quelle mesure l'implan- tation d'une grande entreprise dans de tels pays constitue une greffe de substance utile pour une économie qui en est à un tout autre stade de développement ; mais ce problème devrait être examiné dans le contexte d'une révision des politiques de développement (révi- sion que les voix les plus autorisées ont appelée depuis un certain temps).

Quant aux problèmes posés à la communauté internationale, ils ne sont ni moins nombreux, ni moins importants. On peut se deman- der quelles sont la valeur et la portée actuelles des règles qui régis- sent de façon générale les échanges, l'investissement international, les mouvements de capitaux, dans un monde où les relations internes aux entreprises multinationales, difficiles à connaître, donc à appré- cier, jouent sûrement cependant un rôle non négligeable.

C'est ainsi que le directeur du G.A.T.T. déclarait en 1971 : « Les lois du commerce intérieur et extérieur — et la théorie économique sur laquelle elles se fondent — paraissent ignorer pour une bonne part que de nombreuses entreprises modernes importantes ne connais- sent plus de frontières nationales, tout en s'engageant dans des transactions qui ne concernent que ces entreprises mêmes, et ont ainsi acquis une souplesse qui leur permet d'échapper dans certains cas à certaines obligations qui s'imposent aux Etats. »

Le Conseil économique et social, les instances de la Communauté européenne, se préoccupent également du problème. L'O.C.D.E. a été chargée de l'étudier, en liaison avec celui de l'investissement inter- national, mais dans sa spécificité et sous tous ses aspects.

Comment obtenir de meilleures informations sur les transactions internes aux entreprises, en vue de les rendre plus « transparentes » ? Comment se rendre compte, par exemple, du rôle qu'elles sont sus- ceptibles de jouer pour alimenter certains mouvements de capitaux de caractère spéculatif, comme on les en a accusées, de façon exces- sive et souvent sans preuves (les Etats-Unis, pour leur part, ont entre- pris une enquête concernant les opérations monétaires des entreprises multinationales sises dans leur pays) ?

Comment apprécier la mise en œuvre, par certaines entreprises, de pratiques commerciales restrictives, ayant éventuellement pour effet ,1a fixation abusive des prix, la limitation de la concurrence, la répartition des marchés, les restrictions en matière de brevets ? Ou encore, comment mettre au jour les moyens dont disposent les groupes internationaux pour échapper à la fiscalité (voire à profiter des faci- lités offertes par les havres fiscaux) ?

Comment, enfin, mieux connaître la fonction que les entreprises multinationales remplissent dans la diffusion de la technologie ou, inversement, le rôle négatif qu'elles peuvent jouer à cet égard ?

Outre l'intérêt évident qu'il y a à élucider des questions de cet

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ordre, une meilleure connaissance de la situation sous ses différents aspects devrait aider à « démythifier », comme on dit parfois, une réalité qui paraît d'autant plus inquiétante qu'elle reste entourée de mystère — ou même, pensent certains, qu'elle s'en entoure à des- sein.

A u delà même de ce résultat, en soi déjà important, les investi- gations et les analyses des instances internationales devraient aider les gouvernements, ainsi que la communauté internationale, à définir une politique à l'égard des entreprises multinationales. Il y aurait éventuellement avantage à ce que les attitudes des différents pays soient, au moins dans une certaine mesure, harmonisées, ne fût-ce que pour éviter de possibles distorsions. La règle, en matière d'in- vestissements étrangers, est le traitement national. Mais on constate des exceptions, pour des motifs qui peuvent d'ailleurs être parfaite- ment fondés. Une certaine harmonisation des politiques gouvernemen- tales serait sans doute de l'intérêt des entreprises elles-mêmes, dont on évoque, souvent pour la déplorer, la puissance, mais dont on ne signale que peu la vulnérabilité.

Ces entreprises, outre les problèmes internes qu'elles ont à ré- soudre, rencontrent en effet des obstacles à leur fonctionnement.

Justifiées ou non, les mesures qui peuvent être prises pour limiter leur expansion peuvent leur causer de sérieuses difficultés (sans parler des mesures de nationalisation auxquelles leurs filiales sont exposées). Mais sans mettre en cause le droit souverain des Etats à prendre de telles mesures, qui peuvent dans certains cas être du domaine de la légitime défense, des règles, par exemple du type

« code de bonne conduite », reconnues par la communauté interna- tionale et par les Etats qui la composent, pourraient constituer pour tous, y compris pour les entreprises, une garantie.

A u surplus, s'il est vrai qu'une part très substantielle et croissante des transactions commerciales et financières dans le monde s'effec- tue « à l'intérieur » des groupes internationaux, n'est-il pas anormal qu'elle s'opère en dehors de telles règles ? L a question est posée, en tout cas, à l'O.C.D.E., qui réunit tous les pays actuellement en mesure de donner naissance à des entreprises multinationales. On peut d'ailleurs penser que, par suite de la redistribution de la richesse qui paraît être en cours, d'autres pays s'ajouteront à la liste. L'intérêt d'un code de bonne conduite ne ferait que croître. Cette opinion m'est, bien entendu, personnelle et je la donne pour ce qu'elle vaut.

Un objectif de cette nature, qui ne met pas en cause l'existence des entreprises considérées, paraîtra en tout cas bien modeste à ceux qui ont, à leur sujet, des vues radicales. C'est ce point que je vou- drais aborder brièvement en conclusion de mes observations.

Et d'abord, une remarque qui semblera sans doute naïve. Pour apprécier en bien ou en mal la contribution que les entreprises mul- tinationales apportent à l'économie mondiale, i l faudrait faire la comparaison avec une situation où elles n'existeraient pas — ce qui

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constituerait un jugement hypothétique qui, finalement, ne pourrait que refléter une prise de position idéologique.

Le développement des entreprises multinationales est un fait du monde moderne — un peu, si l'on veut, comme celui des « grandes surfaces ». L'idéologie n'a guère à y voir. Le développement a coïn- cidé avec une période de prodigieuse croissance économique. Où est la cause, où est l'effet ? On peut en discuter, mais on ne peut refuser de constater une corrélation.

Cela dit, on peut parfaitement considérer que cette croissance elle-même a des aspects négatifs ; qu'elle crée un état de choses où les inégalités, loin de se réduire, soit entre nations riches et pauvres, soit entre riches et pauvres d'une même nation, ne s'atténuent guère dans la plupart des cas, ou trop lentement ; où la généralisation d'un modèle de consommation, dont les groupes internationaux sont, entre autres, les vecteurs, ne fait que rendre plus patentes ces inéga- lités, en uniformisant les désirs et, partant, en exaspérant les frustra- tions.

On peut enfin considérer l'action des entreprises multinationales comme négative du point de vue de la culture dans la mesure où elles contribuent précisément à niveler les singularités culturelles et à répandre ce qu'on appelle la société de consommation.

Mais est-ce là faire le procès des entreprises multinationales, ou celui d'une conception de la croissance dont jusqu'à récemment les considérations qualitatives ont trop été écartées ? Est-ce même faire le procès d'un certain système économique — celui qui prévaut à l'Occident — ou de tout système qui tend à développer une société de type industriel ?

Il me semble que Pierre Uri, dans l'ouvrage déjà cité, pose bien le problème lorsqu'il écrit : « Les entreprises multinationales sont engagées dans un débat qui les dépasse. Ce que certains mettent en question en elles, c'est tout le système de l'entreprise privée, de la propriété des moyens de production. » A quoi, dit-il, s'ajoutent « des doutes sur la continuité de la croissance, qui s'en prennent à la fois à la limitation des ressources et à la dégradation de l'environnement ».

Ces doutes dont i l fait état, ce sont en fait ceux de la société dite capitaliste, laquelle a enregistré de considérables succès et a montré, notamment depuis la Seconde Guerre mondiale, les facultés d'adap- tation qu'elle conserve, mais qui a échoué en ceci, qui est fort important : se justifier à ses propres yeux. Cette neurasthénie du capitalisme peut être aussi bien pressentiment d'un déclin que crise de conscience plus ou moins passagère. Il est en tout cas certain que le rôle croissant et les modalités d'opération des entreprises mul- tinationales, qui en sont, dit encore le même auteur, « le symbole le plus parlant et la forme la plus achevée », devraient l'inviter à un examen de conscience.

Il n'est pas après tout certain, du moins à mes yeux, que, comme le prévoient certains experts, la production mondiale se trouve, vers l'an 2000, concentrée entre les mains de 200 à 300 entreprises. Car

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c'est oublier la réaction du milieu, l'opposition possible des Etats- Nations à ce nouveau pouvoir et aussi l'éventualité, qu'on ne peut écarter, d'un ralentissement de l'expansion. Mais s'il devait en être ainsi, et qu'on aboutisse à une telle concentration, ne se trouverait-on pas placé devant une situation où l'économie de marché se nierait elle-même, où le libéralisme économique serait en quelque sorte sa propre victime, où la réalité du pouvoir échapperait non seulement aux Etats-Nations, mais à tout contrôle des peuples ? Ne serait-ce pas alors le libéralisme politique qui serait en péril ?

En fait, ce que l'opinion publique reproche aux entreprises mul- tinationales, mise à part la position de ceux qui, comme i l a été dit, veulent un changement radical du système économique — c'est de constituer un pouvoir dont on ne sait que peu de chose et, en quelque sorte, déshumanisé. On les blâme d'être conditionnées par la seule recherche du profit (mais ne faut-il pas dénoncer ici un abus de langage ; que dirait-on d'entreprises qui viseraient à travailler à perte ? Tout dépend de la façon dont le profit est réinvesti et réparti). On leur fait grief d'échapper à la souveraineté des Etats- Nations. Encore faut-il analyser ce grief. Leur en veut-on d'être « apa- trides » ou au contraire d'être dans certains cas des instruments au service d'une puissance dominante ?

Ne doit-on pas au surplus se demander si leur caractère inter- national ne va pas dans le sens de l'évolution, et même du progrès ; si ces entreprises ne concourent pas à une division internationale du travail (quel que soit le contenu de ce concept assez obscur), préfi- gurant une organisation plus rationnelle d'une économie mondiale que les barrières historiques ne cloisonneraient plus ?

J'avais songé à intituler cet article : « Dieu et les Entreprises multinationales », pour mettre en évidence qu'un pouvoir dépourvu de référence idéologique, voire métaphysique, tout autant que de racines historiques et qui n'est guère motivé que par son propre exercice, risque de se perdre. Mais la politique économique de Dieu reste, quoi qu'on en dise, assez mal connue.

C'eût d'ailleurs été aller à rencontre de mon propos, qui était d'essayer de montrer pourquoi le problème se pose, pourquoi i l est, si je puis dire, « à la mode », et à qui il se pose.

En tout état de cause, les gouvernements, les organisations inter- nationales, ne peuvent plus le laisser de côté. Il y a tout avantage

à ce qu'il soit considéré en dehors de toutes vues a priori, afin de déterminer dans quelle mesure la force croissante de ces structures contribue à l'intérêt général, et comment on pourrait — par exemple, en mettant au point certaines règles dont les différents gouverne- ments et les organisations internationales s'inspireraient — faire en sorte qu'il en soit bien ainsi.

FRANÇOIS V A L E R Y

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