• Aucun résultat trouvé

Géographie Économie Société : Article pp.133-141 du Vol.17 n°1 (2015)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Géographie Économie Société : Article pp.133-141 du Vol.17 n°1 (2015)"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

Regards

Géographie, Économie, Société 17 (2015) 133-141

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Gilles Lipovetsky

Par Leïla Kebir

Auteur au parcours atypique, Gilles Lipovetsky se passionne pour notre société qu’il n’a de cesse d’analyser et de décrypter. Philosophe de la société, il observe les errances individualistes et hypermodernes contemporaines avec bienveillance. Si l’homo consumericus et le capitalisme dominent aujourd’hui, il nous rappelle que paradoxalement, l’homme n’a jamais été aussi libre de ses choix mais que son salut exige autre chose que la passion des choses et des marques.

* Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS (CRGA), lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, EA Lab’Urba, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée réalisée le 28 novembre 2014 à Paris.

(2)

Fonction actuelle : Essayiste

Discipline : Bien que philosophe de formation, je m’interroge moins sur les courants d’idées et leurs fondements que sur le fonctionne- ment et les évolutions de fond du monde contemporain. Mon intérêt se porte sur l’état de notre univers social avec un souci de théorisa- tion des grandes lignes structurantes du présent. Est à l’œuvre une philosophie sociale ou une philosophie sociologique du présent : le contraire d’une philosophie purement réflexive absorbée par le commentaire des grands textes de la tradition. Ma démarche est de type empirico-théorique.

Fonctions passées : Professeur des écoles, agrégé de philosophie.

 

Gilles Lipovetsky

 Né en 1944 à Millau, Gilles Lipovetsky arrive à l’âge d’un an à Paris où il grandira et fera ses études. Peu enthousiaste à l’égard des disciplines scolaires, c’est néanmoins avec passion qu’il découvre la philosophie en terminale. Son bac en poche il suit une année de droit sans conviction à la Sorbonne puis décide de se destiner à la philosophie. Il obtient sa licence en 1966, puis sa maîtrise. Il réussit son CAPES et part enseigner à Orange pen- dant deux ans. Au début des années 1970, il obtient son agrégation et un poste à Grenoble, ville dans laquelle il vit encore aujourd’hui.

Parallèlement à ses activités de professeur de philosophie, il mène des travaux de recherche et d’écriture dans la foulée de ses lectures et rencontres faites à l’Université. Proche de Jean- François Lyotard, il écrit un premier article sur la thèse de ce dernier, Discours, Figure, qui est publié dans la revue Critique en 1973. Vivement intéressé par le travail critique de Jean Baudrillard, il publie sur celui-ci, un article (1975) dans la même revue. En 1983, il rassemble quelques-uns de ses articles dans L’ère du vide publié chez Gallimard. Il avance le concept de néo-individualisme narcissique, capital selon lui pour comprendre le devenir des démo- craties occidentales. Il prend le contre-pied de l’idée dominante en sociologie selon laquelle l’individualisme est une fiction ou une simple superstructure « petite bourgeoise ». En 1987, il publie L’Empire de l’éphémère dans lequel il montre notamment que la mode et son carac- tère séducteur en perpétuel renouvellement sont au cœur du capitalisme de consommation.

Tandis qu’il publie en 1992 son troisième ouvrage Le crépuscule du devoir, il est nommé un an plus tard membre permanent du Conseil national des programmes1 présidé par Luc Ferry : il y restera jusqu’à sa dissolution en 2002. Gilles Lipovetsky poursuit ses recherches sur les transformations sociales et publie notamment, en 1997, La troisième femme. Dans cet ouvrage, il questionne la manière dont l’univers individualiste transforme la condition fémi- nine et conclut à l’existence d’une nouvelle féminité complexe, libre d’elle-même, recher- chant l’émancipation et l’égalité : une dynamique d’autonomisation qui n’est pourtant pas synonyme d’interchangeabilité réelle des rôles de sexe, les femmes restant toujours associées principalement aux pôles sentimentaux, esthétiques et domestiques. En 2004, il est nommé au Conseil d’analyse de la société tout juste créé par le Premier ministre de l’époque. Présidé

1 Le Conseil national des programmes a été créé en 1989 par le ministre de l’Éducation nationale française Consultatif et pluridisciplinaire, ce Conseil réunissait des personnalités et avait pour mission de réfléchir et de se prononcer sur l'élaboration des programmes scolaires et les enseignements en général.

(3)

lui aussi par Luc Ferry, ce Conseil produira de nombreux rapports qui donneront lieu à divers ouvrages collectifs jusqu’à sa dissolution en 2013. Aujourd’hui, Gilles Lipovetsky poursuit ses activités en France et à l’étranger où il entretient des relations avec diverses universités dont il deviendra à trois reprises Docteur Honoris Causa (Université de Sherbrooke, 2001 ; Nouvelle Université Bulgare en 2005 ; Université d’Aveiro, 2013). Conférencier, il parcourt le monde. Il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur et publie coup sur coup Le Luxe éternel (2003), Les Temps hypermodernes (2004) et Le bonheur paradoxal (2006) dans lesquels il abandonne la notion de postmodernité. Poursuivant ses travaux sur l’hypermodernité, il publie en 2013 avec Jean Serroy L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste. Son dernier ouvrage De la légèreté, est sorti en janvier 2015.

Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la philosophie ?

Au début des années 60, nombre de jeunes – et moi en particulier - avaient une ouverture au monde égale à peu près à zéro. Je n’étais pas un « héritier » (au sens de Bourdieu) et n’ai eu aucune formation religieuse ; j’étais dans une famille athée, non politisée et ne m’intéres- sais à rien, ni à la politique, ni à la vie sociale, ni à l’art. Je ne pensais qu’à m’amuser. J’entre alors en classe de philosophie et cela a été comme une seconde naissance, une expérience extraordinaire, d’une très grande force. J’avais le sentiment de m’enrichir en permanence au contact de questions dont je n’avais jamais entendu parler. Jusqu’alors, en un sens, je ne connaissais rien, ne m’intéressais à rien et tout, subitement, commençait à s’éclairer et prendre de la densité. Ce fut une vraie passion. Ça m’intéressait tellement ! La philosophie a été une expérience vitale. C’est ce qui m’a conduit à faire des études de philo. L’importance du professeur a été cruciale. D’ailleurs, je crois que même avec Internet, le professeur res- tera irremplaçable. Moi qui ne lisais jamais de livres, je n’ai plus arrêté depuis.

Cette passion pour la philosophie va vous amener à développer, parallèlement à votre carrière de professeur agrégé, des recherches et à publier des ouvrages sur l’évolution de notre société.

Au cœur de votre recherche se trouve la question de l’individualisme qui sera centrale dans votre premier ouvrage « L’ère du vide » et que vous déclinerez par la suite dans « L’empire de l’éphémère » où vous investiguez le rôle croissant de la mode et ses ressorts.

En effet dans la continuité de mon travail sur l’individualisme contemporain, je me suis demandé comment cela se traduisait dans le paraître. Je ne connaissais rien à la mode. Pour la comprendre, j’ai dû remonter loin en arrière pour analyser son émergence et son devenir dans l’Histoire. Je me suis alors rendu compte que la mode n’était plus seulement la mode au sens strict. Dans nos sociétés « d’abondance », elle n’est plus uniquement dans le vêtement, elle s’est diffractée dans les médias, dans les modes de vie, dans l’économie et en particulier dans la consommation. Plus rien aujourd’hui dans l’univers consumériste n’échappe à la mode. Celle-ci constitue une matrice, une forme généralisée génératrice du nouvel univers économique et médiatique. Autrefois, la mode n’existait que dans le secteur restreint du vêtir et un peu dans la culture. À présent, elle envahit et restructure la totalité des domaines relatifs à la consommation (objets utili- taires, design, publicité, magasins, sports, accessoires). À partir des Trente glorieuses, la forme mode commence à pénétrer dans la production des biens de consommation de masse. L’éphémère, le renouvellement perpétuel des produits, la séduction deviennent des logiques structurelles. Et cela touche maintenant les loisirs, les transports et même

(4)

l’alimentaire – puisque la publicité, le packaging, le merchandising s’y greffent. Nous sommes témoins du triomphe du système mode généralisée et du capitalisme de séduc- tion qui le porte. Dans L’empire de l’éphémère, je m’oppose au modèle de la distinction de Bourdieu selon lequel la mode existe, parce que des groupes s’opposent et veulent se distinguer les uns des autres, entraînant une interminable course-poursuite. La mode serait alors le fruit d’affrontements symboliques. Cette dimension, à l’évidence existe, mais l’on ne peut avec ce seul modèle comprendre l’apparition de la mode en Occident.

Le point crucial est que la mode est une institution d’essence non traditionnelle : tandis que la tradition est la perpétuation du passé, la mode implique la rupture avec le passé et le changement systématique. Autrement dit, lorsqu’apparaît la mode il y a une certaine rupture avec l’ordre de la tradition, même si cela ne concerne qu’un petit segment de la société. C’est ainsi que dans la mode il y a toujours une valorisation de l’individualité en même temps qu’il y a conformisme : chaque femme va porter une petite fleurette pour se différencier : ce que j’appelle le règne des différenciations marginales. La mode est un système de petites différences. Elle est inséparable d’un nouveau rapport au passé, à la collectivité et à l’individualité. C’est cette forme d’individualisme dont il faut rendre compte. Et le paradigme des luttes symboliques de classes n’y parvient pas.

Dans vos observations des transformations sociales et dans la continuité de vos travaux sur l’individualisme, vous défendez l’idée selon laquelle nous sommes dans une société d’hypermodernité. Qu’entendez-vous par hypermodernité et comment en êtes-vous arrivé à ce constat et en quoi celle-ci se distingue de la postmodernité ?

J’ai repris, au début des années 1980, l’idée de postmodernité mise en avant par Jean- François Lyotard dans La condition postmoderne. Ce concept m’était très utile parce qu’il permettait de traduire l’idée qu’on vivait une révolution culturelle majeure, une rup- ture avec la société disciplinaire (Foucault), autoritaire, révolutionnaire, sexiste, confor- miste. Le modèle de la consommation qui émergeait faisait que les individus voulaient être heureux ici et maintenant, « s’éclater », ne plus vivre uniquement pour travailler.

Ainsi, l’idée d’individualisme postmoderne que je proposais permettait de montrer que la modernité, telle que l’avaient analysée Michel Foucault ou Jean-François Lyotard, avec tout ce qu’elle comporte de discipline, de surveillance, de mécanicisme, de poids des idéologies, était en train d’être dépassée. J’ai donc défendu l’idée de post-modernité que j’ai analysée comme une seconde révolution moderne. Mais au fil du temps, je me suis rendu compte que ce concept véhiculait trop l’idée que la modernité était terminée. Or cela n’est absolument pas le cas.

En effet, ce que la modernité avait fait naître de plus fondamental et de nouveau, à savoir le marché, la technoscience, la démocratie et l’individualisme, ne faisait que s’amplifier.

Aussi n’est-il pas possible de dire que nous évoluons dans un monde postmoderne mais plutôt dans un monde hypermoderne, c’est-à-dire dans un univers dominé par l’escalade des logiques mêmes de la modernité. Jusqu’alors la modernité était limitée car, jusqu’en 1950, nombre de traditions demeuraient. Le poids des grandes idéologies, de l’éducation autori- taire et des normes de genre freinait la dynamique d’individualisation. L’économie de mar- ché était encadrée par les réglementations étatiques. L’art et le sport échappaient en grande partie aux règles du monde de l’entreprise. Mais le contexte a changé, les anciens freins à la modernisation marchande et individualiste ont sauté au profit, du coup d’une hypermoder-

(5)

nité dérégulée dont le « turbo-capitalisme » est l’une des figures emblématiques. La société s’agence désormais autour de trois axes fondamentaux : la technoscience, le marché, la logique individualiste-démocratique. Et, chose nouvelle, il n’y pas plus de contre-modèle crédible. Les critiques sont nombreuses mais ponctuelles et ne proposent plus un avenir radicalement différent de notre présent social et économique. C’est en ce sens que l’on est dans une modernité achevée, une hypermodernité. Cet univers a certes toujours des enne- mis rédhibitoires (terroristes, jihadistes) qui sont capables de nous « paniquer », mais inca- pables de mobiliser plus de quelques milliers d’acteurs et de ruiner la profonde légitimité de masse dont bénéficie, à présent, l’ordre démocratique.

Mais qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui a changé c’est que ces trois axes sont désormais les principes directeurs de la société se déployant de manière hyperbolique. La consommation jusqu’alors était enca- drée par les cultures de classe. Nombre de normes morales, sexuelles et familiales empê- chaient la dynamique d’individualisation d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Être une femme divorcée dans les années 50 était chose difficile. La politique aussi encadrait forte- ment les individus. Toujours dans les années 50, en pleine guerre froide, le parti commu- niste demandait aux militants un engagement corps et âme, une adhésion pleine et entière.

Il y avait un côté dogmatique, dirigiste très fort. Ce sont ces cadres qui se sont évaporés avec l’individu hypermoderne, à la carte, nomade, mobile, décoordonné, décloisonné.

Avec la seconde modernité triomphe un individu libéral délivré des anciennes contraintes d’appartenance, largement dépolitisé, absorbé par lui seul, hyperconsommateur de chan- gements, de voyages, de musiques, de communication. Un individualisme dorénavant sans cran d’arrêt, effréné, outrancier, hypertrophié.

Est-ce que cela est lié au développement de la société de consommation ?

Absolument. Avec le développement de la consommation de masse, la vie quotidienne baigne dans un climat de surchoix, d’offres diversifiées et délinéarisées. Chacun construit de plus en plus sa vie à la carte, de manière désynchronisée et déstandardisée. S’affirme en même temps un nouveau système de valeur. L’hédonisme devient socialement légitime et est célébré à longueur de temps. Peu à peu, il dissout les normes anciennes de la tradition car il invite à être soi, à s’accomplir, à refuser les obligations communautaires. Lorsqu’une société met en avant le bonheur privé, c’est là un bain acide pour les normes traditionnelles et rigoristes. Chacun devient une individualité qui recherche avant tout son propre bonheur.

La valorisation du bonheur privé qui accompagne la société de consommation conduit peu à peu à la dissolution des contraintes collectives, à des volontés d’autonomie individuelle sans limites dans un grand nombre de sphères (mariage, procréation, religion…).

Mais ces contraintes à l’individualisation ne sont-elles pas devenue tout simplement plus implicites ? Finalement, qu’est-ce qui définit le bonheur individuel selon vous ? Sans adopter une vision structuraliste, on a tout de même souvent l’impression que le « bonheur » se définit toujours au-delà de l’individu.

Pour simplifier, je dirais que nous sommes globalement de plus en plus dépendants d’une société marchande, parce que la satisfaction de nos besoins passe par un rapport monétisé.

C’est difficile, aujourd’hui, de faire quoi que ce soit sans mettre la main au portefeuille.

(6)

Mais en même temps le modèle hyperconsumériste n’impose rien dans le détail. Plus vous êtes tributaire de cette structure d’ensemble, plus vous êtes autonome dans le détail.

Autrement dit, à mesure que vous êtes assujetti à l’existence marchandisée, le détail de ce que vous faites et de ce que vous choisissez dans la vie est à votre libre disposition : lieu de vacances, marques, sports, consommations culturelles. Nous sommes « matraqués » de pubs dans les rues et sur internet, mais non « conditionnés ». Vous pouvez regarder des publicités de Whisky à longueur de journée, si vous n’aimez pas cela jamais vous n’achè- terez une bouteille de scotch. La publicité diffuse le modèle du bonheur marchand, mais n’a d’impact que sur les choses marginales de la vie (acheter telle marque plutôt que telle autre). Son pouvoir est à peu près nul sur les grandes options de notre vie.

Mais le problème est qu’il y a un retour de bâton. À mesure que l’ordre marchand s’infiltre partout, les besoins grandissent sans nécessairement que le budget ne suive au même rythme. Cela pose de nouveaux problèmes. Lorsque tout un ensemble de besoins ne peuvent plus être satisfaits, le poids de la vie marchande commence véritablement à se faire sentir sur l’existence. Les contraintes matérielles pèsent, je pense, en un sens plus lourdement aujourd’hui que par le passé. Il y avait alors une culture de la pauvreté. On vivait avec quasiment rien. Aujourd’hui, c’est devenu anxiogène, très difficile.

Ce que vous décrivez ne trouve-t-il pas son paroxysme dans ce que vous appelez le capitalisme esthétisé dont le déploiement, qui a commencé au début du siècle dernier s’appuie sur l’esthétique et la séduction et promeut la consommation expérientielle ? Au-delà des questions de différenciation des produits par le « marketing » et de « design » ?

Du côté de la demande, on observe en effet le développement de ce que j’appelle la consommation émotionnelle ou consommation expérientielle. Il s’agit là d’un type de consommation recherchée en vue du plaisir, d’une satisfaction « intimisée » et non pas en fonction d’une conformité à des modèles de classe. Non pas une consommation pour se grandir aux yeux des autres, être admis dans un certain milieu, afficher un standing, mais une réponse à des désirs de plaisirs et de bien être personnel. Jean Baudrillard disait que lorsqu’on achète une télévision c’est pour l’installer dans sa salle à manger en signe de réussite et de standing, pour montrer qu’on a réussi. Ce modèle de consom- mation statutaire existe encore bien sûr, mais dans nos sociétés, il n’est plus dominant.

Aujourd’hui, vous n’achetez pas un Smartphone pour éblouir les autres. Vous n’im- pressionnez d’ailleurs plus grand monde de cette manière. Vous l’achetez avant tout pour être connecté, être appelé, jouer, obtenir des informations très rapidement, écouter votre « playlist » dans le métro, prendre des photos. Veblen a analysé la consommation ostentatoire il y a un siècle et l’a étudiée dans un monde bourgeois, extraordinairement conformiste. Aujourd’hui, il peut toujours y avoir une part de snobisme (la consomma- tion bling bling, l’affichage des logos chez les nouveaux riches) : il ne s’agit pas de le nier. Mais de plus en plus les personnes veulent vivre des choses pour eux, ressentir,

« s’éclater ». On achète une télévision pour s’informer et surtout regarder des films, des séries, se détendre une fois rentré chez soi ! On fait du tourisme, on part en vacances pour découvrir les merveilles du monde, ressentir des émotions, oublier les tracas du quotidien. La consommation de ce genre n’est plus de type honorifique mais émotion- nelle ou expérientielle. Elle renvoie à des recherches personnelles de plaisir, d’évasion, de communication, de loisir, d’expérience.

(7)

Et du côté de l’offre ?

Du point de vue de l’offre, il y a aujourd’hui tout un ensemble de dispositifs rele- vant du marketing qui visent à offrir des lieux marchands, capables de procurer une expérience sensorielle à l’acheteur (fun shopping, marketing polysensoriel, retailtain- ment…). Aussi, l’évolution du design marque un changement important allant dans le même sens. Le design inaugural, celui du Bauhaus, de Breuer, de Rietveld, de Le Corbusier, est un design rationaliste, « d’ingénieur ». Il s’agit de parvenir à la vérité de l’objet, d’éliminer tout ce qui est superfétatoire, d’où une sorte de rigorisme dans l’ob- jet qui doit, fondamentalement, être fonctionnel et rationnel. L’ornementation depuis Loos est à bannir comme signe de décadence. Comme le dit d’ailleurs Le Corbusier à propos de son approche de l’urbanisme, la machine doit être le modèle. Avec pour résultat, des objets ascétiques, un peu impersonnels, à forte charge de modernité révo- lutionnaire – il y avait la volonté d’une rupture radicale avec la tradition ornementale.

Le premier design est un design puritain, froid, austère parce qu’il ne vise pas le plaisir mais la rationalité de l’objet. Les moulures, les colonnes, les ensembles rembourrés et capitonnés etc. sont tout ce que détestent les avant-gardistes.

Puis viennent les années 60 avec le Pop qui réhabilite une sorte de ludisme, et les années 70 durant lesquelles est remise au premier plan du design l’expérience du consommateur. L’objet ne doit pas exister pour le créateur ou pour sa seule structure, mais en fonction d’un usage, d’une satisfaction du consommateur. Si vous comparez le siège de Rietveld au pouf Sacco des années 70, le premier est un siège fonctionnel et rationnel, il n’y pas d’expérience sensible. Le second, ce fameux pouf à bille, mou, qui épouse la forme du corps et dans lequel on se vautre, a une dimension d’emblée sensualiste. Il renvoie au corps de sensations et non plus simplement à l’objet rationnel.

Plus largement, dans la foulée du Pop, de plus en plus d’objets aujourd’hui, racontent des histoires et donc touchent à l’imaginaire. C’est un design sensible, émotionnel qui l’emporte : un design hypermoderne. Hyper, au sens où il intègre les opposés. Le design moderne était « anti », anti-bourgeois, anti-tradition, anti-ornementation. Le design hypermoderne ne s’oppose à rien : il joue avec les hybridations, mélange les référentiels et les matériaux. Il peut être épuré mais il sera alors amusant, poétique ou suggestif. Il y aura de l’expérience, du sensible, du plaisir, dans les matériaux, le tou- cher, etc. La logique de l’hyper est de plus en plus celle des hybridations : aujourd’hui, on métisse tout. Pour le plaisir du consommateur et pour… la dynamique des ventes.

Le design sensible est l’enfant des nouvelles aspirations individualistes et de la prédo- minance de la logique commerciale.

Vous placez l’émergence de ce capitalisme dans le fil d’évolution de nos sociétés humaines.

Qu’est-ce que cette phase apporte à l’émancipation de l’Homme ? Après le siècle des lumières et de l’aspiration à la raison, qu’apporte ce capitalisme qui exacerbe le sensible et la course au plaisir ? Ne nous éloigne-t-il pas un peu plus de la compréhension et la prise de conscience qui demande justement un dépassement de la seule sphère individuelle ?

Le capitalisme artiste n’a évidemment pas pour but l’émancipation des hommes. Toute cette économie expérientielle, (design, loisirs, jeu, tourisme, films, musique etc.) c’est d’abord du commerce et des affaires. Le capitalisme a compris que prendre en compte l’expérience du consommateur était un vecteur de développement d’affaires fantastiques :

(8)

pourquoi ? Parce que l’expérience individuelle, les demandes de beauté, de séduction, de sensations nouvelles n’ont pas de limites. Chacun en redemande encore et toujours. Déjà Loewy l’avait compris qui avançait l’idée : La laideur se vend mal.

La consommation émotionnelle n’est pas le fruit de l’humanisme, mais d’un système économique intégrant systématiquement le référentiel esthétique. Le capitalisme de consommation n’est autre qu’un système de rationalité comptable incorporant la dimen- sion créative dans son offre. Le cinéma en a été le prototypique. Hollywood c’est à la fois des stars, des beautés sublimes, des films qui font rire et pleurer mais aussi du busi- ness exacerbé. Soit la conjonction de principes antinomiques : rentabilité et imagination, rationalité et émotion, efficience et intuition. C’est ce que j’appelle le capitalisme artiste comme ingénierie des rêves et des émotions, relative dé-différentiation des sphères éco- nomiques et esthétiques, dérégulation des distinctions entre l’économie et l’art, l’indus- trie et le style, le divertissement et la culture, le commercial et le créatif : désormais, avec le capitalisme artiste, ces sphères s’hybrident, se mêlent, s’interpénètrent.

Les critiques de ce capitalisme trans-esthétique sont légion. On l’accuse de créer de l’ad- diction, de manipuler les désirs, d’abrutir les individus, de générer un hyperindividualisme autocentré et irresponsable. Il y a aussi les injustices, les nouvelles formes de pauvreté et puis le fait que ce système ne rende pas heureux. Il y a de plus en plus de choix consumé- riste, pourtant on n’est pas de plus en plus heureux. Cela met à mal l’optimisme de l’âge des Lumières qui pensait que plus on serait libre plus grandirait le bonheur des hommes.

À l’évidence la société d’hyperconsommation, ses plaisirs, son bien-être, ne règle pas tout. Loin de là. On évoque actuellement le drame de ces jeunes partis faire le Jihad en Syrie. On compte environ 1 000 français dans ce cas. La plupart sont nés en France. Ils ont bu du Coca, écouté du rock, acheté des marques etc. Pourquoi s’engagent-ils dans cette voie nihiliste ? Ce phénomène montre que ce système ne suffit pas à remplir leur vie. Nous avons la responsabilité de lutter contre ces formes d’embrigadement et de fanatisme. Le capita- lisme peut y contribuer à sa manière, par les transformations du management et surtout en créant des emplois. Mais ça ne suffira pas. L’école, l’éducation, la culture ont un rôle majeur à jouer en diffusant les valeurs humanistes, mais aussi et surtout en aidant les jeunes à deve- nir créatifs, à s’investir dans des projets qui leur procurent l’estime d’eux-mêmes. L’idéal de l’humanité ne peut se ramener à voyager, acheter des marques et à en changer. On peut déplorer que l’évolution d’homo sapiens depuis 40 000 ans, ait conduit à se donner comme but ultime d’acquérir des marques. Le consumérisme marchand n’est pas le diable et ses mérites sont aussi nombreux qu’incontestables : il permet de mieux vivre, de savourer de nombreux plaisirs, d’être en bonne santé, de communiquer. Mais on peut déplorer sa place excessive dans nos vies. Lorsque ce modèle absorbe tout, cela devient insupportable car il occulte les autres dimensions de l’homme : penser, agir, créer, partager, innover… Ce sont ces dimensions qu’il faut promouvoir. Le capitalisme a sa place en tant que producteur de richesses et maintenant d’expériences mais il ne peut tout résoudre. D’autres dimensions, d’autres relais, doivent s’y employer. Nous devons valoriser tout ce qui permet aux hommes de penser, de créer, de partager, de faire changer les choses inacceptables de ce monde. Il faut souhaiter que la dimension du politique, que nous n’avons pas abordée ici, saura être présente sans quoi nous risquons d’être précipités dans le gouffre.

En dépit des défis qui se multiplient, je ne suis pas pessimiste. Nous ne sommes pas au degré zéro des valeurs et il n’y a jamais eu autant de bénévoles et d’associations… cela

(9)

signifie qu’à mesure que les personnes sont prises dans l’orbite de la consommation, tout se passe comme si cela ne leur suffisait pas. La consommation ne peut pas tout donner.

Elle n’offre que des satisfactions ponctuelles. Si l’on se dit : « ce monde je ne l’aime pas pour telle ou telle raison » et que l’on constitue une association pour combattre ce phéno- mène, on peut trouver un certain bonheur à faire évoluer les choses. Le consommateur ne doit pas étouffer le citoyen et le créateur, le goût de travailler, d’inventer, de progresser, d’améliorer le monde.

Bonus

Quel est votre registre esthétique favori ?

Je dirais l’architecture et le cinéma. Le cinéma parce que malgré ce que d’aucuns affirment, il reste encore très vivant et créatif. L’architecture j’y vois un art qui, créant des édifices absolument superbes aujourd’hui, me donnent une émotion que je ne trouve plus dans les autres domaines de l’art. Mais cela dépend des périodes. Si vous m’aviez posé la question dans les années 70, j’aurais probablement dit la peinture.

Vous qui voyagez beaucoup quelle est votre ville/lieu favori ?

Je me sens assez cosmopolite mais j’aime particulièrement l’Europe. Partout je m’y sens chez moi. Je ne parle pourtant pas les langues. J’adore Lisbonne, Amsterdam, Madrid, Barcelone. Je voyage régulièrement en Amérique latine où les gens sont très cha- leureux ce que j’apprécie beaucoup. Mais dans ces voyages, je ne suis pas touriste du tout.

Il m’arrive d’aller au Brésil ou au Mexique pour 3 jours. Je fais une conférence puis je rentre. Je reste un moderne sur ce plan-là. Comme je le disais j’aime l’Europe et j’espère que ce continent va savoir sortir de la panne de dynamisme qui est la sienne.

Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié ?

Je ne sais trop que vous dire… pourtant je n’arrête pas de lire ! Je ne suis pas un expert je lis sur des sujets très variés en fonction de ce que j’écris. En ce moment, je prépare un livre sur la séduction, je lis des textes sur les animaux, sur les parures du paléolithique, sur la galanterie… Mon dernier ouvrage m’a amené à lire des ouvrages très intéressants sur l’architecture que je ne connaissais pas. Finalement, les livres me font voir le réel et me donnent le goût d’observer ce à quoi je ne prêtais pas attention. Alors que généralement, le processus est plutôt contraire : on découvre d’abord le réel que l’on approfondit ensuite par la lecture.

Sélection d’ouvrages

1983, L’ère du vide, Gallimard, Paris.

1987, L’empire de l’éphémère, Gallimard Paris.

1997, La troisième femme, Gallimard, Paris 2003, Le luxe éternel, Gallimard, Paris 2004, Les temps hypermodernes, Grasset, Paris.

2006, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Gallimard, Paris.

2013, avec Serroy, J., L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, Paris.

2015, De la légèreté, Grasset, Paris.

(10)

Références

Documents relatifs

L’intérêt ensuite de comparer les départements d’Ille-et-Vilaine et du Rhône est de trois ordres : 1 ils partagent avec la grande majorité des départements métropolitains

Des politiques de densification douce articulées à des stratégies de centralité locale Les observations menées à Magny-les-Hameaux et à Guelph, deux municipalités, différentes

‘la mobilité’ ? », apporte des arguments à la mise en garde de l’auteur. D’une part, la tendance à la valorisation de la mobilité peut pour lui s’immiscer partout.

Il y a de la géographie politique dans les tribus africaines, mais il faut d’autres outils pour les traiter ; dans Espace et Pouvoir, j’ai donc essayé de trouver des cadres

Le titre du chapitre, présentant le logement social comme résiduel en France, ne paraît pas tout à fait adapté, dans la mesure où d’autres analyses montrent que le modèle

De la même manière, seulement 2 % des entreprises du secteur des industries culturelles et créatives du Grand Manchester ont fait une demande de brevet, principalement

Résultats : conventions et mondes de production dans le secteur vitivinicole espagnol Pour appliquer la méthodologie préalablement décrite au secteur du vin, nous avons pensé

Les chiffres fournis par l’INSEE sou- lignent sans ambiguïté que nous serons alors face à un « poids lourd » représentant près de deux millions d’habitants, et s’étendant