C. FREINET
Une grande conquête de la pédagogie moderne:
L'EXPRESSION LIBRE DE L'ENFANT
C'est nécessairement par rapport à ce qui fut, et à ce qui reste encore eomme un reliquat de périodes dépassées qu'on mesure et qu'on juge un progrès.
Ce qui fut avait alors des raisons d'êt.re, e1 quelques-unes de ces raisons subsistent,, renforcées par l'automatisme d'habitudes et de mécaniques dont on ne modifie qu'à grand-peine le •rythme el l'orientation.
Ajoutons encore que la nouveauté a toujours contre elle la coalition de toutes les forces qui, installées dans des modes de vie et. de travail dont elles bénéficient, s'opposent par tous les moyens aux individus, aux groupes, nux inventions et aux techniques qui ont. l'audace d'aller de l'avant, d'in- nover et de créer.
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*Il serait in1éressant de rechercher, dans l'histoire de l'éducation, à quel moment et pour quelles raisons il y a eu, dans les processus d'acquisition et de culture, Ja bifurca1ion dont nous pâtissons encore ; comment et pour- quoi l'Ecole a tourné le dos aux pratiques naturelles qui, de tous temps, ont. assuré la maîtrise de la marche, de la langue et de toutes les techniques majeures d'apprentissage ; comment et pourquoi le Verbe, devenu explica- tion, leçon, et plus tard verbiage, a supplanté l'expérience qui fut, et qui reste à l'origine de toutes les conquêtes. Le procès méthodique et définitif de la « scolastique » reste à faire, qui réduirait à néant les prétentions de ceux qui, en son nom, jettent volontiers l'anathème sur les efforls laborieux des défenseurs de la culture moderne.
C'est sans doute parce que les scoliastres se sont séparés de la vie, qu'ils sont allés chercher dans les parchemins et dans les traditions les raisons mêmes de leurs hautes fonctions qu'est née puis s'est affirmée une pratique parallèle de format.ion humaine qui a ses rites, ses motifs, ses sanctions et ses buts, comme un monde à part, gardé par d'infranchissables barrières que la démocratisation contemporaine n'est pas encore parvenue à abattre .
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Cette pédagogie traditionnelle qui, à travers dix siècles marqués par des bouleversements matériels, techniques et sociaux a conservé à peu près in- tacts son esprit et ses pratiques, n'a que faire de l'affirmation précoce des personnalités. La bifurcation doit au contraire être prise très tôt, el. les chemins de traverse qui ramèneraient à la vie seront soigneusement colmatés avant même d'être praticables.
Ce que celle pédagogie traditionnelle doit enseigner, c'est justement ce qui n'existe ni dans la pensée de l'enfant ni dans l'expérience de sa vie. Ce qu'elle révèle, ce qu'elle inculque n'a aucune !race dans le comportement initial des éduqués. C'est. contre eux et malgré eux que se bâtit arlificielle- ment leur culture.
Nous ne nions pas qu'une telle formation d'autorité n'ait abouti, dans certains cas exceptionnels à la réalisalidn de prototypes qui, bien souvent d'ailleurs, ont su dépasser la scolastique pour retrouver la vie. Il est normal qu'une classe sociale que la richesse a rendue privilégiée, recher- che cette formation exceptionnelle qui lui donne prestjge et puissance.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'une telle fonnalion ne saurait être vala- ble pour l'éducation ries masses qui aspirent. aujourd'hui à se gouverner elles- mêmes, à même la vie qui reste à enrichir et à promouvoir .
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Une pédagogie moderne efficiente doit, sous peine de stérilité, et dès Je début, éviter la bifurcation et s'intégrer à la \'ie.
Or, il y a bifurcation prématurée quand !'Ecole impose à l'enfant qui entre en classe la lectu1·e de trxles écrits par les adultes et qui sonL sans rapport. avec ses proprPs pr~orc11pntions, quand on lui impose la lecture de mots et de phrases qui n'ont. pour lui aucune résonance vivante, quand on lui fait étudier des leçons et. faire des devoirs qui sont des sacrifices vains à une technique désormais condamnée.
Avec l'expression libre dans tous lt>s domaines, pour loules les disciplines, nous évitons la bifurcation pour nous engager délibérémenl dans le courant de la vie.
Cela ne signifie poinl, comme on a voulu souvent nous t>n accuser, que
nous sous-estimions les fonctions d'éducation, que nous laissions croire à l'enfant qu'il peut, par sa propre spontanéité, aller plus loin que l'expérience passée des adultes qui l'on! précédé. Nous parlons seulement de ce qui est, et, pllr les chemin3 normaux de la vie, nous tâcho11s, par tous les moyens,
~!'aller le plus loin possible en un effort 1riotivé d'expérience, d'intelligence, de construction et de progrès.
Il~' fauî, certes, d'aut1'es techniques, un rrnt1·e cspl"it, des buts nouveaux.
011 n'avance pas dans les voies de la vie par les 111êmes pratiques que dans les couloirs sans solril de ln bifurcation. li y faut surtout des hommes déga- tiés de l'envoùlemc11t scolastique, qui cherclwnl loyalernenî, expérimentale- 1nent les chemins d'une vie nouvelle.
Ces impératifs sont à la base de la rénovation scolaire que nous avons entreprise sous le signe tle l'expression libre el de l'imprimerie à !'Ecole.
r.'esl pour en rappeler la primauté, c'est. pour qu'on ne croie pas qu'il s11ffit, pow· être sauvé, de s'engager ù la hâle tians quelques chemins de 1.raversc nostalgiques, que nous avons choisi comme thème général de notre prochain Con){rrs de Paris: L'expression libre de l'enfant, facteur de formation, de 1·endement et de discipline.
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Nous voudrions aujourd'hui, par ce numéro spécial, attirer l'attention des éducateurs, des psychologues, tles psychanalystes et des pédagogues sur deux vertus essentielles et capitales de l'expression libre:
la connaissance profo11de 1 vivante 1 expérimentale de l'enfant dans son milieu;
l'aspect libérateur et thérapautique d'une technique de travail scolaire et de culture qui puise sa source au plus profond< lie la vie des individus et qui rétahlit des circuits obstrués par les pratiques dogmatiques et autoritaires.
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Que la connaissance de l'enfant soit indispensable à toute formation va- lable, nul ne le nie plus aujourd'hui, tlu moins théoriquement sinon prati- quement, et la pédagogie s'applique plus ou moins expérimentalement à aUeindre à cette connaissance par c!Ps éludes spécialisées, des tests, de savants procédés d'exploration et de détect.ion qui ont comme tare essen- tielle d'agir de l'extérieur avec des préoccupation cl'objeclivité mal compri- ses et dont la portée reste douteuse.
Nous agissons par l'intérieur.
Pal' nos techniques, l'enfant jadis refoulé et inquiet se découvre et se livre clans ses paroles, dans ses écrits, dans ses gestes, dans ses actes, dans
toutes les réactions complexes de la vie
1 dans un milieu dont nous avons découvert la clé et qui nous devient desormais familier. Nous sommes à l'écoute de ces réactions comme le jardinier veille à l'harmonie de ses par- terres mais qui n'en est pas moins sensible, en même temps, à une branche anormalement flétrie, à une fleur qui pousse prématurément ou qui se des- sèche avant d'avoir produit son fruit..
Nous entrouvrons une porte nouvelle à la psychologie et à la pédagogie.
Nous souhaitons que les quelques observations ici réunies en préface à la grande enquête que nous continuons internationalement, décident les cher- cheurs à prendre en considération le fait nouveau dont nous montrons la portée et nous aident à en préciser avec science et méthode les données et les buts.
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Et, deuxième aspect de notre enquête, notre expérience rejoint tout à la fois le bon sens populaire et les enseignemenb de la psychanalyse lorsqu'elle apporte des preuves flagrantes de la transformation psychologique, psychi- que, morale et sociale, physiologique aussi, des individus qui en bénéficient.
Les méthodes traditionnelles d'enseignement. dogmatique et autoritaire ratatinent - au propre et au figuré - des écoliers qui se mettent naturelle- ment sur la défensive avant d'être poussés à contre-cœur vers la pénombre de la bifurcation, et qui regardent avec envie, par-clessus les baies, la promesse des chemins abanàonnés. Une double vie s'institue en eux avec ce qu'elle a toujours de déplorable sur le comportement et le destin de ceux qui en sont victimes. Des complications individuelles et sociales se fixent peu à peu en dangereuses et tenaces techniques de vie ; des complexes im- prévus et qu'on a longtemps ignorés, évoluent jusqu'à la névrose, comme des étoffes dont on aurait mal préparé la trame, sans résistance et sans har- monie et qui s'effilochent au hasard des accrocs et des résistances.
L'Ecole ordinaire ignore toutes ces résurgences d'une vie qui se défend par tous les moyens, bons ou mauvais, qui sont à sa portée. Elle aiguill~
sa clientèle vers les bifurcations sans issue où, clans un monde à part, par des techniques anormales, on s'acharne et on s'essouffle à compliquer les problèmes mal posés qui troublent et désaxent les enfants qui y sont préma- turément soumis.
Les exemples ci-dessous vous diront qu'il existe une vérit.able thérapeu- tique contre les erreurs, le déséquilibre, les fausses manœuvres, les aberra- tions et les troubles dont notre époque dénaturée u décuplé les dangers. Des camarades vous disent ici les transformations spectaculaires obtenues dans Je comportement et parfois même dans la physiologie des enfants par des techniques éducatives à base d'expression libre.
Des enquêtes plus méthodiques que nolli menons internationalement et
dont nous étudierons plus scientifiquement les résultats montreront prochai- nement. que, par cet apport. exceptionnel, nos techniques sont en passe de modifier profondément le climat. éducatif et d'atteindre à des conquêtes qui, pour n'être parfois que difficilement. mesurables, n'en sont pas moins es- sentielles dans les processus de vie que nous aurons ainsi normalisés.
Nous pourrions dire, comme conclusion à cette première et élémentaire prospection :
L'Ecole traditionnelle prépare, entretient et cultive les désadaptations, les déséquilibres, les anorexies et les névroses.
Nos techniques d'expression libre par ! 'imprimerie à ! 'Ecole, le journal scolaire, la correspondance interscolaire, l'étude du milieu, les réalisations historiques, scientifiques et artistiques redressent les individus, leur don- nent une nouvelle assise, consolident leur trame, assoient. et normalisent leur comporlemeni, éclairent les yeux, redressent les corps, donnent à l'es- prit dynamisme et décision, toutes choses qui manquent tragiquement aux générations malmenées d'aujourd'hui .
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Ce premier essai, ces quelques témoignages sans prétention ne font qu'amorcer et situer le problème que nous étudierons d'une façon plus sys- tématique et plus probante dans les mois à venir.
Nous demandons en attendant à tous les camarades pratiquant nos tech- niques de nous apporter leurs témoignages. II nous les faut nombreux et décisifs pour que nous puissions dominer les doutes, les craintes et. parfois même les railleries de ceux qui, dans les luhyrinthes de !'Olympe, oublient l'enfant, sa nature, ses besoins, ses rêves el ses Pspoirs.
C. FREINET.
