On ne parle que de médecine personnalisée, ces jours. Autant qu’à une tendance forte, ça ressemble à de la paresse intellectuelle. Mais le commerce n’ayant aucun besoin de support raisonnable, s’organise une vaste et dynami que façon de vendre du «moi» médicalisé. De nom
breuses entreprises fournissant de la généti que individualisée ont d’ailleurs incorporé du «moi»
dans leur nom : 23andme, knome ou decode me, par exemple. Pour le moment, cependant, il y a loin des promesses aux résultats. On s’excite, on promet qu’on va voir ce qu’on va voir, et seul avance de manière fulgurante le modèle com
mercial. La révolution thérapeutique traîne.
D’une part parce que les caractéristiques de notre moi, celles de notre génome en particu
lier, ne sont signifiantes que dans la mesure où elles peuvent être comparées à celles d’un collectif, d’un «nous», le plus vaste possible : les deux savoirs coévoluent, et cela prend du temps. D’autre part parce que nous sommes des animaux sociaux qui dépérissent dans la solitude, qui ont davantage besoin de relations avec les autres que de surinvestigation de leur propre existence, et dont les mœurs du groupe déterminent une bonne part de la santé.
Prenez un Genevois moyen et maigre. Il s’esti me probablement seul responsable de sa svel
tesse. Il fait le fier (et pourtant, ce n’est pas le genre des autochtones), s’attribue une bonne partie du mérite. Ou encore, il estime avoir une bonne hérédité. En tout cela, il a tort. Du moins en partie. Car ce que montre l’épidémio
logie, c’est qu’il existe (à Genève au moins…) une corrélation forte entre le poids d’un individu et celui de ses voisins. Idris Guessous et coll.
l’ont détaillée dans une passionnante étude analysant les variations, quartier par quartier, du poids de la population genevoise.1 Des clusters pondéraux sont apparus. Ni le statut socioéconomique ni le niveau d’éducation ne suffisent à expliquer les différences observées, même si les quartiers aisés montraient une moindre prévalence de surpoids. D’autres fac
teurs déterminent le niveau local de l’IMC. Peut
être l’ambiance sociale des quartiers ou certains aspects de l’environnement urbain. En tout cas, nul habitant n’est une île. Sans le savoir, cha
cun calque ses comportements sur ceux des autres. Pour maigrir, mieux vaut probablement choisir un quartier à faible taux de surpoids que de noter chaque jour les calories absor
bées dans une application de Quantified self (qui en plus vous fait implicitement la morale).
On pourrait se dire : peutêtre la médecine personnalisée au sens d’une adaptation de la pratique à la génétique n’estelle pas encore au point, mais il reste que les habitudes indi
viduelles influencent la santé plus que tout autre facteur. Façon de voir biaisée, là encore.
Comme le montre une gigantesque métaana
lyse, incluant 148 études portant sur plus de 300 000 personnes,2 les individus ayant un fort réseau social ont 50% de chances de sur
vie en plus par rapport à ceux qui entretiennent un système de relation faible. «La puissance de l’effet s’avère comparable à celle de l’arrêt du tabagisme et dépasse celle de nombreux facteurs de risque de mortalité connus (obésité, inactivité, par exemple)» concluent les auteurs de l’analyse. Cet effet ne dépend pas de l’âge, ni du niveau préalable de santé ni des causes du décès. Pour tout le monde, «le manque de contact humain prédit la mortalité».
L’étude révèle qu’une «intégration sociale complexe» se montre davantage corrélée à une bonne santé qu’un critère plus élémen
taire, comme le fait de vivre en couple plutôt que seul. Mais elle ne permet pas de décrypter dans le détail l’efficacité des différentes rela
tions. L’épidémiologie s’approche du phéno
mène sans en percer l’alchimie.
Face à ces résultats, les soignants devraient mettre à jour leur liste de conseils préventifs.
Aux classiques sujets d’intervention que sont le tabagisme, l’exercice physique et la nutrition, il leur faudrait ajouter les relations sociales. Il leur faudrait même mettre ces relations en tête de liste. Parce qu’elles représentent la ma
nière la plus efficace d’améliorer non seule
ment la survie, mais aussi la qualité de vie. Le problème, bien sûr, est que prendre au sérieux l’immense question des liens humains deman
derait un changement de paradigme de l’en
semble du système de santé. Un changement bien plus difficile à mener – demandant des innovations pratiques et idéologiques autre
ment plus osées – que celui que l’industrie high tech tente de nous imposer avec la mé
decine personnalisée.
En résumé, c’est comme si l’essentiel de notre liberté et de notre santé se jouait non pas au niveau individuel, ni à celui des relations d’une société entière, mais dans le mésosocial. Le niveau, autrement dit, des petits groupes, de l’environnement humain immédiat, du réseau des individus. La science aime étudier les aspects cognitifs et affectifs des liens sociaux.
Mais cette démarche passe souvent à distance d’une réalité à la complexité immense. Pour comprendre ce que veut dire être un animal social, il faut observer des singes dans la na
ture. Leurs amusements continus, les signes d’affection, les jalousies, les parades nuptia les, les violences, les pratiques sexuelles et les gestes de tendresse, les malentendus, les mouvements d’humeur et les rites de tout cela, les codes structurant et leurs transgressions continuelles. Que sommesnous d’autres, nous les humains ? Nous aussi avons besoin de ce
jeu social pour notre santé et notre liberté, autre
ment dit le développement de nousmêmes.
Même à l’intérieur du système de soins : la relation soignantsoigné, les négociations, sé
ductions et mensonges pour obtenir des avan
tages thérapeutiques ou humains, les dons et contredons, la solidarité de groupe en socia
lisant les risques, tout cela fait partie de notre manière d’être des animaux sociaux.
Quant à la réalité de notre époque, elle est que le niveau du mésosocial tend à se faire capter par le niveau global, mondialisé. Et que les écarts individuels s’estompent. Sommesnous vraiment, demande Alex Pentland dans le New Scientist,3 des êtres dotés d’une pensée in
dépendante, interagissant librement entre eux ? L’étude des faits montre plutôt le contraire : aux plans économique, politique ou consumé
riste, nous nous comportons de façon toujours plus grégaire.
Ce que dévoile l’approche du Big Data s’avère encore plus troublant. «En combinant les don
nées des smartphones, des cartes de crédit, des médias sociaux et d’autres sources, écrit Pentland, nous pouvons observer les humains de la même manière que les biologistes peu
vent observer des animaux dans leur habitat naturel grâce à des caméras et des sonars».
Et que voiton, en les regardant ainsi ? Que leurs idées et leurs actions suivent des flux prévisibles.
D’où cette conclusion de l’auteur : «il est temps que nous sortions de la fiction qui voit dans l’individu l’unité de la rationalité et re
connaissions que notre raison est largement déterminée par la fabrique sociale qui nous environne».
C’est pour se protéger de prétentions de
venant exagérées de cette fabrique que la dé
fense de la vie privée est si importante. En son absence, «le pouvoir qu’ont les entreprises et les gouvernements de nous manipuler devient virtuellement sans limites».
Pour la médecine, trois devoirs. Un : promou
voir les liens sociaux. Deux : protéger la diver
sité et l’autonomie des individus, donc des in
teractions humaines. Trois : porter un regard critique sur la fabrique sociale. La santé, c’est la liberté, non la normalité ou la conformité.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
896 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 16 avril 2014
1 Guessous I, Joost S, Jeannot E, Theler JM, Mahler P, Gaspoz JM et le GIRAPH Group. A comparison of the spatial dependence of body mass index among adults and children in a Swiss general population. Nutr Dia
betes 2014;4:e111.
2 HoltLunstad J, Smith TB, Layton JB. Social relation
ships and mortality risk : A metaanalytic review. PLoS Med 2010;7:e1000316.
3 Pentland A. The death of individuality. New Sci 2014;
301.
L’homme sain : un animal social
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