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La Vénus physiologique : illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757)

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La Vénus physiologique : illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757)

WENGER, Alexandre Charles

Abstract

Le premier roman de Mme Riccoboni s'est rapidement imposé comme un chef-d'œuvre du genre épistolaire. Dès sa parution, Fanni Butlerd a frappé ses lecteurs par la simplicité pathétique avec laquelle elle évoque son amour malheureux. Mais en réduisant ce texte à l'expression spontanée d'une passion et en ne l'envisageant que comme une écriture du déversement de soi, peut-être le public du XVIIIe siècle et certains critiques actuels à sa suite sont-ils passés à côtés de ses enjeux proprement littéraires.

WENGER, Alexandre Charles. La Vénus physiologique : illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757). MLN , 2008, vol. 123, no. 4, p. 819-835

DOI : 10.1353/mln.0.0036

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85129

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La Vénus physiologique : Illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757)

Alexandre Wenger

De mémoire de rose, il n’y a qu’un jardinier au monde.

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686)

Fiction et réalité

Le premier roman de Mme Riccoboni s’est rapidement imposé comme un chef-d’œuvre du genre épistolaire. Dès sa parution, Fanni Butlerd a frappé ses lecteurs par la simplicité pathétique avec laquelle elle évoque son amour malheureux. Mais en réduisant ce texte à l’expres- sion spontanée d’une passion et en ne l’envisageant que comme une écriture du déversement de soi, peut-être le public du XVIIIe siècle et certains critiques actuels à sa suite sont-ils passés à côtés de ses enjeux proprement littéraires.

Dans son numéro de janvier 1757, le Mercure de France publie une

« Lettre traduite de l’Anglais. Mistress Fanni à Milord Charles C . . . Duc de R . . . », dans laquelle une femme se plaint de l’attitude d’un

« Pair de la Grande Bretagne » envers elle. Quelques mois plus tard, les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd à milord Charles Alfred de Caitombridge, comte de Plisinte, duc de Raslingth, écrites en 1735, traduites de l’anglais en 1756 par Adélaïde de Varançai sortent de presse ; elles se terminent par la lettre publiée dans le Mercure (assortie de menues modifications).

Mme Riccoboni sera rapidement reconnue pour en être l’auteure, son amie Mme Biancolelli ayant éventé le secret.

Comme l’a relevé Joan H. Stewart dans l’introduction à son édition

MLN 123 (2008): 819–835 © 2008 by The Johns Hopkins University Press

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de l’ouvrage, le fait qu’une lettre existe préalablement à son intégra- tion dans le roman soulève « la question des multiples interférences dans les Lettres de Fanni Butlerd entre fiction et réalité » (Stewart ix).

De fait, outre une topique courante dans les préfaces des romans épistolaires du XVIIIe siècle, qui présente ces derniers comme des correspondances réelles, la critique a insisté avec raison sur la parti- culière connivence que Mme Riccoboni entretient avec certaines de ses héroïnes : sa liaison de jeunesse avec le comte de Maillebois, qui la délaisse pour faire un mariage brillant, aurait ainsi inspiré l’histoire de Fanni1. Symétriquement, le ton et les formes de certaines lettres de cette dernière auraient nourri la correspondance amoureuse que, de nombreuses années plus tard, Mme Riccoboni entreprendra avec le jeune Robert Liston2.

Le succès immédiat et la supériorité que ses contemporains recon- naissent à Mme Riccoboni dans le roman épistolaire reposent en effet pour une large part sur la croyance en l’authenticité d’une écriture féminine, résultat d’une correspondance naturelle entre une forme générique – la lettre – et un ensemble de caractéristiques physiolo- giques. De fait, qu’il s’agisse de Grimm qui vante son « style élégant, léger et rapide », de Diderot qui affirme qu’elle « écrit comme un ange ; c’est un naturel, une pureté, une sensibilité, une élégance qu’on ne saurait trop admirer », de Goldoni qui évoque la « vérité des passions » qu’elle peint, ou de Rétif de La Bretonne qui apprécie sa

« manière de sexe, châtiée sans pédanterie et parfaitement agréable3 », tous admirent en Mme Riccoboni une plume spontanée et vraie jusque dans certaines maladresses de style4. Toutes proportions gardées, ce topos d’une écriture épistolaire transparente, émanation directe du sexe de l’écrivain et coupée de toute maîtrise créative, se retrouve de nos jours encore dans certaines études portant par exemple sur l’écriture-corps de Mme Riccoboni5.

Pourquoi Fanni est-elle si réelle ? Pourquoi a-t-on cru en la véridicité de ses expressions, au point d’en oublier parfois le caractère fictif du personnage et de n’y voir que l’expérience vécue par son auteure ?

1 Cette corrélation biographique sera légitimée par Mme Riccoboni elle-même en 1772, dans une lettre à son ami l’acteur David Garrick ; à ce sujet, voir Stewart x.

2 Voir Stewart xi.

3 Citations et références ad hoc données dans Trousson 167. Je souligne.

4 Grimm écrit encore au sujet des Lettres de Fanni Butlerd : « Elles ont été écrites très réellement, non pour le public, mais pour un amant chéri, et on le voit bien par la chaleur, le désordre, la folie, le naturel, et le tour original, qui y règnent. » Citation et référence données dans Trousson 172.

5 Voir le très mauvais article de Carmen Boustani dans la bibliographie.

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Les pages qui suivent ont pour ambition de montrer que la stratégie de publication des Lettres de Fanni Butlerd, de même que certains épisodes disséminés dans le roman, sont les indices d’un autre type d’interférence entre la fiction et la réalité, qui porte précisément sur la croyance en une écriture spontanée, mais qui met en jeu un ques- tionnement lié à la réception plus qu’à la production du texte.

La thèse défendue dans cet article est donc la suivante : si Fanni a dès l’origine été perçue comme une manifestation par excellence du style simple et touchant attaché à la pratique épistolaire, c’est parce que Mme Riccoboni l’a, dans une large mesure, conçue comme un modèle physiologique, ou comme une incarnation des théories philosophiques et médicales de l’époque sur la nature féminine. L’adéquation du style épistolaire et de l’organisation féminine est si parfaitement illustrée par les lettres de Fanni qu’il semble bien que Mme Riccoboni a voulu en soumettre la pertinence au jugement de ses lecteurs. Ainsi, dans leur aboutissement formel même, les lettres suggéreraient un examen du mythe de l’écriture transparente ; plus encore, elles en autorise- raient une lecture ironique fondée, d’une part, sur la conscience du caractère construit d’un style épistolaire au demeurant défini par le naturel et, d’autre part, sur la force de l’illusion ainsi exercée sur les lecteurs, touchés et entraînés par l’authenticité dont, à leurs yeux, ce style est le signe.

A l’appui de notre démonstration, nous rappellerons d’abord quel- ques points de l’éclairage théorique que les physiologistes du XVIIIe siècle portaient sur l’activité artistique féminine, pour vérifier ensuite quelle place leurs réservent les Lettres de Fanni Butlerd. Puis nous nous interrogerons sur l’ironie de ces lettres, d’une part, en formulant l’hy- pothèse selon laquelle Alfred n’est pas nécessaire à l’amour de Fanni, d’autre part, en évoquant le surprenant éloge du bonheur borné des serins en cage, auquel l’héroïne se livre dans la lettre LVII.

Conformation physiologique et forme épistolaire

Les relations entre l’âme et le corps ou, pour reprendre la termino- logie dominant la seconde moitié du siècle, les rapports du moral et du physique, constituent l’un des sujets d’investigations majeurs pour les savants des Lumières. Diverses disciplines naissantes s’attachent ainsi à trouver l’exacte articulation entre des sensations éprouvées et les parties organiques qui doivent leur servir de substrat. Par exem- ple, dans l’Essai de psychologie (1755) puis dans l’Essai analytique sur les facultés de l’âme humaine (1759), le Genevois Charles Bonnet affirme

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que chaque impression, mais aussi chaque idée, laisse une empreinte physique spécifique dans la fibre organique, ce qui revient à connecter les considérations métaphysiques d’un Condillac et les observations anatomiques d’un Haller.

La physiologie des Lumières s’inscrit dans cette même veine psy- cho-organique6. Mais loin de s’en tenir à une stricte observation du fonctionnement animal, elle relie ce dernier, de manière parfois spéculative, à un ensemble de déterminants moraux et culturels.

Les physiologistes de l’époque, très influencés par le sensualisme, se définissent en effet eux-mêmes comme des médecins philosophes, en charge d’une réflexion sur la place et le rôle des individus dans la société. Leur pratique les amène non seulement à diagnostiquer l’état sanitaire d’un groupe socioprofessionnel – les gens de lettres par exemple – ou d’une nation tout entière, mais encore à prescrire des conseils d’hygiène comportementale. C’est dans cette perspective que s’est développée l’abondante réflexion des Lumières sur la nature féminine en général et sur le rapport des femmes à certaines formes artistiques en particulier7.

Dans un chapitre de sa célèbre Médecine de l’esprit (1753) intitulé

« De la Puissance du Sexe sur l’esprit »8, Antoine Le Camus écrit – sans particulière originalité en l’occurrence – qu’il faut avoir recours à la « conformation primordiale » pour expliquer le « génie singulier

& distinctif des femmes » (Le Camus 2 : 200–01). Charles-Augustin Vandermonde poursuit ce raisonnement dans son Essai sur la Manière de perfectionner l’espèce humaine (1756) : « Les femmes sont plus sujettes à l’amour & à l’inconstance ; c’est une suite nécessaire de leur struc- ture. Leurs fibres sont plus propres à être affectées par les objets qui irritent leur sensibilité, parce que le ressort est plus vif, les vibrations plus promptes. » (Vandermonde 1 : 392) Le caractère féminin serait donc marqué par l’impermanence, comme si les femmes vivaient des moments contigus mais sans liaison entre eux, une succession d’émo- tions bigarrées mais sans conservation en vue d’un savoir à constituer.

Les femmes vivraient dans l’instant bien plus que dans la durée, ce qui est loin d’être anodin dans une physiologie inspirée du dogme sensualiste selon lequel c’est la somme de nos expériences sensibles passées et présentes comparées les unes aux autres qui fonde l’enten-

6 Sur la physiologie des Lumières et ses principaux objets, voir Rey. Sur les rapports entre la physiologie et la littérature, voir Vila.

7 Sur la femme dans la pensée et la science des Lumières, voir Schiebinger.

8 Il s’agit du tome 2, chap. II.

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dement9. En effet, comme le rappelle Pierre Roussel dans son Système physique et moral de la femme (1775), « la variété même des sensations s’oppose à leur durée »10 : la vivacité et la promptitude du caractère féminin, qui permettent d’embrasser une grande variété d’objets à la fois, ne sont par conséquent que l’autre face de l’inconstance, qui n’autorise l’approfondissement d’aucun, à commencer dans le domaine des sciences et des arts :

Toute la conséquence qu’on peut tirer de ce que les femmes ont les fibres plus molles, plus fines & plus délicates que celles des hommes, c’est qu’el- les doivent avoir un caractère plus enjoué & plus badin, un esprit plus vif & plus inconstant que celui des hommes qui ne leur permet pas de s’adonner à un genre d’étude triste, froid, ennuyeux, long & difficile. On les a vues, il est vrai, réussir dans la Poésie, dans les Romans, dans le style épistolaire ; mais les a-t-on vu arracher les épines de la Théologie, pâlir sur les volumes immenses des Lois, fonder les trésors de la Médecine […] ? (Le Camus 2 : 205–06)

L’avantage des femmes du côté de la sensibilité et de la délicatesse expliquerait donc la prédisposition pour les arts d’imitation (par opposition aux arts de création). Pour le dire avec Pierre Roussel, elles

« excellent, en peu de temps, dans tous les arts qui ne demandent que de l’adresse, parce que cette qualité dépend d’une succession rapide d’idées et de mouvements que l’organisation de leur sexe leur rend plus aisée » (Roussel 15–16).

Or, c’est précisément cette attention au moment présent et aux variations émotionnelles par le menu, au détriment d’une intelligence des grands ensembles, qui qualifie le rapport féminin à l’écriture. Pour Joseph Dorat par exemple, il ne fait aucun doute que les femmes écri- vent de la même manière qu’elles ressentent le monde : « Les femmes auteurs […] ont, si on peut le dire, plus de souplesse dans le cœur, et possèdent mieux que nous le grand art des développements : l’on dirait que l’attrait de leur sexe se communique à leurs ouvrages11 ». Là encore, cette idée largement partagée à l’époque trouve une explication dans les ouvrages de médecine :

9 Dans le Traité des sensations (1754), Condillac présente l’identité individuelle comme le fait d’éprouver à la fois une cohérence et une permanence de la perception du moi, autrement dit une présence à soi dans la durée (voir Condillac 292 passim). A ce titre, l’identité individuelle se fonde sur un « processus de liaison entre le passé et le présent », ce qui constitute « une forme première de la mémoire » (Jacot-Grapa 90).

10 Roussel 17. Nous référons à cet ouvrage bien qu’il soit postérieur aux Lettres de Fanni Butlerd car il présente sous forme synthétique des idées déjà largement attestées au début des années 1750.

11 Dorat 1 : 27–28. Je souligne.

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[La femme est plus sensible que l’homme,] c’est pourquoi elle est suscep- tible des plus fortes passions. Elle connaît, elle sent, elle rend le sentiment ; elle touche, réveille & enflamme. Elle peint le plaisir avec vérité, parce qu’elle ne tient ses couleurs & son pinceau que de la nature. Voilà les caractères que portent les ouvrages qui sortent de la main des grâces. Ils sont marqués au coin du bon goût & de la délicatesse : telles sont les productions de l’illustre Mme de Graffigny qui fait arracher des larmes à la tendresse, à l’admiration des applaudissements, & à la réflexion des éloges bien légitimes12. Dans cet extrait, Vandermonde exprime par un raccourci saisissant l’opinion selon laquelle l’impression sensible et sa transcription entre- tiennent chez les femmes un rapport de transparence. En outre, en insistant sur la peinture des émotions, sur la couleur de l’expression et sur le pinceau naturel, il réfère clairement au registre métaphorique de l’imagination, confirmant ainsi la nature instantanée et bouillonnante de l’écriture féminine13. Enfin, même si le roman épistolaire n’est pas explicitement mentionné, l’évocation de Mme de Graffigny, connue surtout pour les Lettres d’une Péruvienne, est emblématique de l’asso- ciation entre la conformation féminine et la forme épistolaire14.

Cette association est motivée par la conviction, à l’époque, que la lettre réalise une écriture de l’instant (on écrit tout de suite, jus- qu’à l’absurde dans certains romans épistolaires) et une écriture de l’impression immédiate (on écrit sur ce que l’on vient de vivre, sans temps de décantation entre les événements et leur transcription). À ce double titre, un roman épistolaire constituerait une composition disjointe : chaque lettre est l’expression d’une émotion vécue et toutes les lettres forment une succession de moments présents. Il n’y a pas de déroulement continu d’une pensée dans la durée, mais une conti- guïté de présents, comme découpés dans un même bloc de passion et actualisés par les lettres. Dans cette perspective d’une abolition de la distance entre l’émotion et son expression, le genre épistolaire devient un genre de reproduction du réel, mais pas un art de création, dans le sens où il donnerait forme au monde, où il en proposerait une mise en ordre. Genre naturel, fait d’une écriture fondée sur un rapport exclusif au présent, il correspondrait donc parfaitement à l’idée de conformation naturelle défendue par les physiologistes, en vertu de laquelle les productions de l’esprit féminin ne s’inscrivent

12 Vandermonde 390–91. Je souligne.

13 L’image qui fait de la mémoire un « copiste fidèle » et de l’imagination un « colo- riste » est convenue ; voir par exemple Diderot, Éléments de physiologie, 257.

14 A ce sujet, voir L’Epistolaire, un genre féminin ?

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ni dans l’Histoire ni dans la culture, parce qu’elles échappent à une construction dans la durée15.

Emploi(s) du temps

Dans quelle mesure les Lettres de Fanni Butlerd, considérées dès leur parution comme un chef-d’œuvre du genre, font-elles écho aux théo- ries des physiologistes ?

Ce qui frappe de prime abord, c’est la disponibilité psychologique et temporelle totale de Fanni pour l’amour. L’amour constitue sa préoccupation unique et son occupation quasi exclusive. Aucune obligation ou presque, ni mondaine, ni sociale, ni familiale et surtout pas professionnelle, ne vient perturber un temps ouvert sans partage sur la relation amoureuse. Par ailleurs, on ne connaît rien du passé de Fanni ; jamais elle ne mentionne d’événement antérieur à son histoire avec Alfred, et elle évoque encore moins son enfance, ses parents, ses précepteurs . . . La chronologie se réduit strictement à sa relation avec Alfred, comme si rien n’existait en dehors de cette relation, et comme si rien – pas même elle – n’avait préexisté à cette relation. Par conséquent, toute l’intensité dramatique de l’histoire tissée par ses lettres est bornée à la situation présente.

Les choses apparaissent différemment pour Alfred, qui a déjà eu une maîtresse au moins (elle fait l’objet de la lettre XXVI) et qui aura une épouse après sa liaison avec Fanni. Et puis, à l’instar d’autres personnages masculins de Mme Riccoboni, Alfred est astreint à des obligations sociales. Il exerce des activités qui ne dépendent pas uni- quement de son propre décret et, surtout, il témoigne d’un goût appa- remment très masculin pour la gloire et la reconnaissance publique.

Fanni ne manque pas de lui reprocher son ambition et son orgueil, qui soustraient du temps à l’amour et qui s’opposent à la générosité de cœur et à la bonté naturelle dont elle se réclame16.

Cette dissymétrie entre le temps féminin et le temps masculin est évidemment problématique. Non seulement Fanni est contrainte

15 Laurent Versini relève que « [l]es “vérités de sentiment” – on dirait aujourd’hui l’intuition – que Marivaux oppose aux “vérités de démonstration” sont le privilège des femmes, et leur donnent beaucoup d’avance sur les hommes astreints aux longs détours du raisonnement » (Versini 59).

16 L’ambition masculine est abordée dans plusieurs lettres ; voir par exemple la lettre XVI, 21–22 (toutes les références aux Lettres de Fanni Butlerd donnent le numéro du chapitre en chiffre romain suivi de la pagination ; cette dernière renvoie à l’édition établie par Joan Hinde Stewart chez Droz).

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d’occuper son temps, de le remplir, ne fût-ce que pour se désen- nuyer, mais encore, elle est comme dépossédée d’un temps propre.

En effet, une fois éprise, sa disponibilité exclusive pour l’amour la dérobe à elle-même. Son emploi du temps ne dépend plus de sa volonté propre : au contraire, il n’est rythmé que par la présence ou l’absence de l’amant. L’existence de Fanni se partage dès lors entre la plénitude du temps comblé par la présence d’Alfred et la vacuité du temps entraîné par son absence17.

La passion remplit et donne sens au temps. Les lettres dans lesquelles Fanni évoque les moments passés avec son amant sont animées par une rhétorique qui réunit dans un même trop-plein de sentiments le passé, le présent et le futur ; la vie entière n’est plus rien à côté du moment partagé avec l’être aimé :

Un billet de votre main, un instant de votre vue, un baiser de votre bou- che, me causeront plus de plaisirs, que dix ans d’une stupide indifférence ne pourraient m’en procurer. Bon Dieu ! quand vous entrerez dans ma chambre, quand je lèverai les yeux sur vous, quand je me sentirai dans vos bras, quand je vous presserai dans les miens, me souviendrai-je des pleurs que votre éloignement me fait répandre ? non, je ne me souviendrai que de vous.18

Les moments pleins participent donc de la griserie amoureuse et suscitent chez l’héroïne une forme d’euphorie, l’illusion d’un présent inépui- sable et émotionnellement surabondant. En revanche, les moments vides révèlent le douloureux ennui d’un présent sans substance et la fondamentale immobilité du temps féminin :

Je suis triste, mon cher Alfred, et tout me le paraît depuis que je ne vous vois plus. Un amant aimé embellit tout ; [son] absence, au contraire, sème l’insipidité sur tout ; elle suspend la gaieté, éteint, ou du moins amortit les désirs. On s’éveille sans goûter le plaisir de revivre ; on se lève sans dessein, sans se rien promettre. La nonchalance préside à la toilette ; on se mire sans se voir ; on se coiffe sans choix ; on s’habille sans se parer. L’habitude fait mouvoir la machine, mais ses mouvements n’intéressent point. Le jour paraît long ; il dure, passe, finit, rien ne l’a marqué : il est anéanti, on ne se souvient pas qu’il a été. (Lettre LV, 78)

Alfred se présente comme un charme, en l’absence duquel le présent se trouve « dévitalisé », selon l’expression de Pierre Fauchery (Fau-

17 En l’absence d’Alfred, Fanni écrit que « je suis . . . comme si je n’étais point » (lettre XLVII, 64).

18 Lettre XLIX, 67. A noter le paradoxe que le souvenir ne porte plus sur le passé, mais uniquement sur le moment présent passé avec Alfred.

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chery 738). Fanni éprouve alors l’ennui jusqu’au dépérissement, et la stagnation temporelle jusqu’à l’oppression : « Cette aiguille semble immobile ; elle marche pourtant : elle va d’un pas égal. Mes désirs ne peuvent hâter ni ralentir son mouvement ; quand ira-t-elle sur six heures ? . . . J’écris pour calmer mon impatience, adoucir l’attente, vous prouver que mon cœur est sans cesse occupé de vous : j’écris pour écrire19. » L’écriture épistolaire devient une mécanique qui n’a pour fin qu’elle-même et pour seule fonction que de remplir par une chimère l’ennui présent.

Fanni tente de combler le temps en l’absence d’Alfred de deux manières, l’une rétrospective, l’autre prospective : « relire vos lettres, en attendre, en désirer, vous écrire ; voilà ce qui va remplir tous les instants de votre absence » (Lettre XLV, 60). Pour autant, cela ne correspond pas réellement à la prise de possession d’une durée. En effet, en se souvenant, ou en se réjouissant, Fanni cherche à actuali- ser une émotion, à éprouver à nouveau ou par avance la plénitude de la passion, grâce à une « imagination prompte qui, s’animant au souvenir du bien dont elle se retrace la jouissance, nous rend la faculté d’en jouir encore, et nous conduit à user indiscrètement de cet avantage. » (Lettre LXXXIV, 134–35). Le souvenir est subordonné à l’imagination, et le mode du rapport au temps n’est pas celui de la mémoire ou de l’anticipation, mais de la réviviscence et du désir.

En relisant les lettres d’Alfred, Fanni ramène le passé à elle pour en goûter à nouveau la sève : « Je me suis retirée dans mon petit cabinet : j’ai ouvert le tiroir qui renferme les gages précieux de votre amour.

J’ai lu toutes ces lettres si tendres ; je prononçais avec un sentiment délicieux des mots que votre main a tracés, que votre cœur a dictés.

Que cette lecture m’a touchée20 ! » Le passé n’existe pas en soi, mais pour l’émotion présente qu’il suscite, et la relecture des lettres motive la rédaction de nouvelles lettres qui, en réaffirmant le plaisir éprouvé, ont pour but de le perpétuer.

La difficulté de cette recherche permanente du paroxysme passion- nel consiste à tenir la note, toute prise de recul critique marquant inexorablement une perte d’intensité. Cette difficulté conduit para- doxalement Fanni à regretter de ne pouvoir oublier certains moments du bonheur passé, afin de les revivre à neuf ; c’est le cas lorsqu’elle évoque la consommation de la relation :

19 Lettre XL, 54. Je souligne.

20 Lettre L, 68. Je souligne.

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Il y a aujourd’hui vingt-trois jours, qu’à pareille heure, dans le même lieu, à la même place où j’écris, je ne croyais guère que l’on dût être cruelle. Il me paraissait bien doux, bien naturel de céder aux désirs d’un amant, de partager ses transports, d’être flattée de les exciter. […] Je crois voir encore ces yeux attendris, brillants d’amour et de plaisir, mêler tout à coup à leur douce langueur l’éclat de la joie. Eh quelle joie ! qu’elle était pure ! qu’elle était vraie ! Que ne puis-je te la faire oublier, et te la donner encore21 !

De tels regrets ne portent pas uniquement sur les événements retracés dans les lettres, mais également sur le plaisir attaché à la lecture de ces dernières : « Je prends un livre, je le laisse ; c’est votre lettre que je lis ; je la finis, je la recommence : je voudrais l’oublier pour la relire encore » (Lettre XIII, 16). Ce paradoxe d’un présent qui se vit par la réactualisation d’une intensité passée est le parfait exemple d’un temps qui s’immole et s’annule à lui-même. Pour Fanni, la durée est rabattue sur le présent exclusif de la passion, hors de tout déroulement chronologique et de toute signification continue ; elle est ramenée à une juxtaposition discontinue et hétéronome de moments présents22.

Incarnation d’un modèle physiologique

Cette « fulguration affective » (Fauchery 755) des lettres de Fanni est servie par une forme qui affiche sa (soi-disant) transparence.

L’héroïne exprime ce qu’elle ressent bien plus qu’elle ne livre le fruit de réflexions abstraites. À ses yeux, la lettre est le support d’un déversement spontané de soi : « J’écris vite, je ne saurais rêver à ce que je veux dire, ma plume court, elle suit ma fantaisie : mon style est tendre quelquefois ; tantôt badin, tantôt grave, triste même, souvent ennuyeux, toujours vrai » (Lettre LXXVIII, 121). Ou encore : « mon style est toujours assujetti aux impressions que mon âme reçoit. Je ne saurais prendre un ton que je serais forcée d’étudier ; et puis vous m’avez permis de répandre dans votre sein mes peines et mes plaisirs.

Mon cœur vous sera toujours ouvert ; vous y lirez comme moi-même » (Lettre LXV, 95). Le topos de la lisibilité du corps féminin, qui découle ici de l’affirmation du caractère naturel de l’écriture épistolaire, cor-

21 Lettre LVI, 80. Je souligne.

22 Pour Pierre Fauchery, la vie de l’héroïne romanesque est sujette à une « dictature du présent » : « ce qui est, soit le vœu, soit la loi de la femme romanesque. Son exis- tence n’apparaît pas comme une “expérience” continue, mais comme une succession de “moments” surgis soudain dans leur perfection. » (Fauchery 728)

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respond en outre aux théories physiologiques : le corps féminin n’est pas le lieu d’une expérience critique du monde, mais de son épreuve sensible que la lettre donne à lire parce que le signe scripturaire et le symptôme corporel ne font qu’un.

Les lettres réalisent en outre une écriture instantanée : la mention

« dans mon lit », qui apparaît en tête de plusieurs lettres, prouve que l’épanchement épistolaire ne souffre aucun délai23. Et même dans les rares cas où les lettres ne portent pas directement sur l’amour, Fanni se limite à la description de son environnement ou d’événements immédiats. Ainsi, plusieurs lettres semblent n’avoir d’autre propos que de « meubler » le néant. La lettre XX par exemple est écrite au réveil de Fanni, à midi. Dépitée de devoir attendre jusqu’à dix-huit heures pour voir Alfred, elle raconte quelques nouvelles sans conséquence, comme si elle n’écrivait que pour combler l’intervalle de six heures.

Dans la lettre LXIX, après avoir évoqué de menus potins sur diverses connaissances, elle s’interrompt au beau milieu d’une phrase pour commenter un présent qu’on vient de lui apporter. Dans la lettre LXIII encore, dont l’expression est proche de l’oralité, Fanni écrit ce qui lui passe par la tête, saute du coq à l’âne . . . Mais l’exemple le plus achevé de la proximité entre la chose et le mot est certainement ce

« . . . Là est un baiser . . . » qui interrompt la lettre XXX, le déictique là indiquant l’emplacement sur le papier où elle vient de déposer un baiser : il y a quasi simultanéité entre l’événement et sa transcription, entre l’élan charnel et l’élan scripturaire !

Il faut encore noter la très grande brièveté des lettres de Fanni, qui s’apparentent souvent à des billets d’humeur. Elles ne sont en outre jamais datées ; seul est indiqué le jour de la semaine, et la plupart du temps l’heure de la rédaction. Ce dernier élément compte plus qu’une date exacte, une lettre étant la transcription d’un état d’esprit souvent lié au moment du jour ou de la nuit. Surtout, ainsi détachées d’une chronologie vérifiable, les lettres confirment leur statut de traces immédiates, de touches expressives dépeignant l’état d’âme de l’épistolière. De nombreuses lettres sont d’ailleurs composées de plusieurs petits billets sans rapport entre eux, ni de ton ni de sujet, comme par exemple la lettre XLVII, constituée de trois billets respec- tivement écrits à trois moments différents de la journée.

23 C’est le cas des lettres XXIII, XXVI, LXXVI, etc. Dans une certaine mesure, l’écri- ture dans un lit s’oppose à l’écriture de cabinet ; elle est la marque d’un confort qui sied à l’expression de sentiments tendres mais pas à de secs raisonnements de l’esprit.

Commentant un billet précédemment écrit, Fanni précise qu’il est « l’ouvrage de la nuit et de la plus folle imagination » (Lettre XXX, 40).

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Dans les Lettres de Fanni Butlerd, l’épistolaire se présente donc comme une forme éminemment saccadée : le roman est composé de lettres courtes, qui sont elles-mêmes découpées en billets, que composent des phrases souvent brèves, presque scandées, elles-mêmes encore disloquées par d’innombrables points de suspension, d’interrogation et d’exclamation. Si cet usage de la ponctuation est courant dans le roman sensible, la fragmentation du discours et le morcellement de l’écriture qui en sont la conséquence peuvent aussi être interprétés comme l’envers de l’écoulement d’une prose ininterrompue ou, plus encore, du développement continu d’une pensée dans un traité savant. En revanche, cette forme accueille de façon privilégiée les impressions fugitives de l’héroïne et concorde de manière éclatante avec les notions d’impermanence et d’effervescence censées carac- tériser le rapport féminin à l’écriture aux yeux d’un Vandermonde ou d’un Roussel. En somme, le roman de Mme Riccoboni répond si parfaitement aux affirmations sur la nature féminine que tout bon physiologiste de l’époque devait voir dans l’histoire de Fanni le cas d’école dont il avait toujours rêvé. Fanni est un modèle d’expression sensible, l’incarnation de toutes les théories savantes sur la physiologie féminine.

Or, c’est précisément ce modèle physiologique que met en évidence la stratégie de publication du roman. Si la dernière lettre n’avait jamais paru qu’à la suite des autres, les lecteurs de l’époque auraient pu interpréter ce roman comme l’itinéraire d’une prise de conscience : celle d’une héroïne sensible, authentique, fatalement victime d’un amant non moins fatalement inconstant, et incapable de discerne- ment avant d’avoir été abandonnée. Mais en publiant la dernière lettre avant les autres, Mme Riccoboni attire l’attention des lecteurs sur la dimension construite de son texte et suggère la possibilité d’y voir un projet auctorial qui – précisément – se trouve à l’opposé de la spontanéité naturelle de l’expression à laquelle les lettres veulent nous faire croire. Les Lettres de Fanni Butlerd constituent-elles une accréditation du mythe de la transparence de l’écriture féminine ? L’enjeu ne serait-il pas plutôt ce mythe lui-même, autrement dit les conditions culturelles de la croyance en une écriture naturelle ? Fanni correspond trop bien au moule physiologique, au modèle de la nature féminine, pour que sa « perfection » ne dise pas quelque chose de l’archétype lui-même.

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« . . . heureuse petite femelle » : l’ironie riccobonienne

Dans la dernière lettre – de loin la plus longue de tout le roman – Fanni raconte une seconde fois toute son histoire avec Alfred. Ce faisant, elle prend systématiquement le contre-pied de tout ce qui précède, en réinterprétant le comportement de son amant à l’aune de sa trahison, et en reconstituant les événements à travers une causalité inédite.

Fanni se souvient méthodiquement de toute sa relation avec Alfred, et substitue ainsi la mémoire à l’imagination comme modalité de liaison avec le passé. À l’énonciation passionnée, empathique, incarnée et comme immergée qui caractérise l’ensemble de ses lettres, se substitue le point de vue raisonné, désinvesti, en surplomb de la dernière. Plus encore, au style apparemment spontané, empathique, immédiat de la correspondance, répond le développement argumenté et le ton réflexif de la dernière lettre, plus proche en cela d’un mémoire ana- lytique ou d’un traité critique que d’un roman épistolaire. Les phrases sont plus longues, les propositions s’enchaînent logiquement et les connecteurs argumentatifs ont remplacé les points de suspension. La dernière lettre procède donc à une totale révolution.

La rupture marquée est telle que l’hypothèse d’une correspondance ontologique entre une forme et une conformation s’en trouve sapée, et que la convention sur laquelle repose l’écriture de toutes les lettres antérieures éclate de façon évidente. Par conséquent, la publication de l’ensemble ne doit plus être considérée comme un geste d’« exor- cisme »24 de la part de Fanni, mais comme une stratégie de Mme Riccoboni qui, en jouant de la réalité accordée à un personnage de fiction – ou, pour le dire autrement, de la mise en fiction d’un discours de vérité (la physiologie) – soumet à ses lecteurs une réflexion sur l’illusion romanesque. Si Fanni fait vrai, si ses contemporains sont per- suadés que ses lettres ont été réellement écrites par une authentique épistolière, c’est parce qu’elle est une parfaite construction culturelle, parce que, en tant que personnage de pure convention, elle répond aux attentes de lecteurs pour lesquels une femme amoureuse ne peut s’exprimer qu’à la manière de Fanni.

Or, ce mouvement par lequel Mme Riccoboni attire l’attention sur les mécanismes de l’illusion romanesque incite également à voir une certaine ironie dans le personnage de son héroïne. Que penser en

24 « Même après qu’Alfred lui a rendu les lettres qu’elle réclamait, elle n’arrive pas à dompter sa plume : elle en compose encore une, de loin la plus longue, pour les papiers publics. Et finalement – croyant sans doute trouver dans ce geste un exorcisme efficace – elle y joint une préface et fait publier toute la correspondance. » (Stewart xvii)

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effet du cas – au sens médical – de Fanni, émanation concrète d’une conception physiologique qui fait de la femme un être si prompt à l’embrasement passionnel que son amour peut quasiment se passer d’objet ? En effet, à mesure que l’on progresse dans la lecture, l’on prend conscience que la présence d’Alfred s’estompe, que son rôle s’amenuise, et que l’amour de l’amant le cède bientôt à l’amour de l’amour. Dans un premier temps, la place que devrait logiquement occuper Alfred est prise par ses lettres. Fanni se comporte en effet avec celles-ci comme elle en agirait avec celui-là ; les lettres sont l’amant. La confusion est manifeste par exemple lorsqu’elle écrit : « Je me plais à rester seule, à m’enfermer avec vous »25, où « vous » sont les lettres.

Elle noue une relation charnelle avec les lettres qu’elle reçoit ; elle en baise le papier, recherche un contact physique. Ainsi, à propos d’un billet qu’Alfred lui a glissé lors d’une soirée précédente et qu’elle relit :

« . . . Là est un baiser . . . il n’y est plus, mon cher Alfred, il y en a mille à présent . . . Non, vous ne m’avez jamais écrit avec ce feu . . . J’ai mis tout mon visage sur ce papier, qui a été dans vos mains. » (Lettre LIX, 85) Mais, dans un second temps, Fanni n’a même plus besoin des lettres d’Alfred, l’écriture des siennes propres suffisant à alimenter la « douce erreur » de son amour, pour reprendre son expression : « quel trésor […] que ces lettres, soulagement d’un cœur, et délices de l’autre ! enchanté de les écrire, on jouit du plaisir que l’on sent, et de celui qu’on va procurer » (Lettre LXXVIII, 121). De la relation amoureuse, il ne reste que la sensualité de l’épanchement. L’écriture de soi sert de substitut affectif tandis que le contact physique avec la matérialité des lettres sert de substitut érotique. Or, cet amour qui ne se nourrit que de lui-même rattache Fanni à un ensemble de pathologies féminines qui, de l’hystérie douce à la nymphomanie, ont abondamment nourri la réflexion sinon la fascination équivoque de nombreux médecins des Lumières. L’ironie de Mme Riccoboni tient donc dans ce tour de force de rendre attachant et intéressant – au sens fort que le XVIIIe siècle prêtait à ce terme – un cas pathologique. La fiction a le pouvoir de transformer en héroïne sensible un personnage qui, s’il figurait dans une nosologie de l’époque, se trouverait être une vaporeuse ou une chlorotique ou encore une hystérique à l’imagination lascive.

Dans la solitude laissée par le progressif amuïssement de la voix de l’amant, Fanni prend corps aux yeux des lecteurs, charmés par des

25 Lettre LXXI, 105. Outre les lettres, le portrait d’Alfred sert également d’objet féti- che : Fanni dort avec lui, l’embrasse, le boude, etc., mais contrairement à celle qu’elle entretient avec les lettres, cette relation se limite à la période d’absence d’Alfred.

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lettres qu’ils reconnaissent pour être authentiques là où elles illustrent un modèle physiologique, par une voix qu’ils croient singulière là où elle est cristallisation d’un discours savant, et par une parole qu’ils reçoivent comme le signe d’une sensibilité de cœur, là où elle peut être le symptôme d’une sensualité morbide.

L’hypothèse d’une mise à distance ironique des effets d’une écri- ture naturellement féminine se trouve confirmée dans la lettre LVII, dans laquelle Fanni fait l’éloge du bonheur borné d’une serine dans sa cage :

Miss Betzi m’a donné deux jolis serins : ils sont ensemble, s’aiment, se caressent, rien ne les trouble, rien ne les contraint. Je m’amuse à les voir badiner, s’appeler, se répondre : ils s’entendent, le mâle a des soins empres- sés pour la femelle . . . heureuse petite femelle ! Sa cabane est son univers ; ses désirs ne s’égarent point au-delà de cet espace, elle y trouve ses besoins et ses plaisirs ; que nous procure de plus notre intelligence ? La faculté de parler nous a donné celle d’étendre nos idées en nous les communiquant ; la vanité née de l’étude a mesuré les cieux, partagé la terre, traversé les mers, formé des empires ; les sciences ont appris à braver le ciel même dont elles ont parcouru les sphères ; et parmi tant d’avantages, l’homme n’a rien trouvé pour son bonheur. (Lettre LVII, 81–82)

Le ton dissertatif et la nature des considérations exprimées dans cet extrait tranchent avec l’évocation habituelle de sa passion par Fanni ; par ailleurs, le bonheur à la fois futile et carcéral de la serine, opposé aux progrès des sciences et des arts par ailleurs qualifiés de « vanité », peut surprendre. On sait que dans la peinture de l’époque – celle des Van Loo, Greuze, etc. –, les passereaux retenus par une jeune fille au bout d’un ruban ou alors morts entre ses mains peuvent être les symboles de sa virginité préservée ou perdue. Mais le serin se distingue par une qualité supplémentaire : il chante de manière charmante26. Tous les dictionnaires, depuis la fin du XVIIe siècle, insistent sur ce point en précisant néanmoins que la qualité de son chant ne s’acquiert qu’au prix d’une éducation consciencieusement serinée27. En outre, bien qu’incertaine, l’une de ses étymologies rapproche le serin de la sirène, que les mythologies méridionales représentent comme une femme à corps d’oiseau qui séduit les marins par son chant.

On saisit alors mieux la remarque que Mme Riccoboni met dans la bouche de son héroïne : Fanni et le serin partagent leur condition

26 La 4ème édition du Dictionnaire de L’Académie française (1762), 716, donne : « Serin, ine. s. Petit oiseau dont le chant est fort agréable, & auquel on apprend à siffler. »

27 Le terme apparaîtra au début du XIXe siècle.

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existentielle. Comme le passereau, Fanni a été éduquée à assurer l’agrément d’une société sans remettre en question l’absence de liberté que suppose cette éducation : sa parole est à la fois superficielle et pétillante, agréable sans être grave. A nouveau, l’ironie provient du fait que, comme l’oiseau par son chant, Fanni enchante par ses lettres.

Bien qu’il s’oppose à la « faculté de parler » à l’origine de l’art et de la culture, le chant du serin n’en est pas moins le résultat d’une accul- turation par l’éducation : comme ce chant, qui répond aux attentes de ses maîtres, la perfection stylistique accordée aux lettres de Fanni repose sur un naturel de convention28.

En tant qu’avatar ou incarnation d’une théorie physiologique, Fanni se place également aux côtés de la statue de Condillac, des différents Pygmalion des Lumières de Boureau-Deslandes à Restif de la Bretonne, ou encore des automates de Vaucanson ; elle s’inscrit dans ces expérimentations sur la créature ou sur la machine humaine qui fascinent tant les lettrés du XVIIIe siècle. Fanni est une « vénus physiologique » qui s’inscrit dans la lignée de la vénus physique de Maupertuis (1745), de la vénus métaphysique de La Mettrie (1751) ou encore de la vénus anatomique de Gautier d’Agoty (1746–174829). Le roman de Mme Riccoboni devient ainsi le lieu de la confrontation entre le lecteur et une sorte d’automate humain ; mais en réduisant le comportement de son héroïne à un fonctionnement physiologique stéréotypé, il dévoile également l’aspect proprement déshumanisant d’une telle physiologie. Le motif du serin démontre en effet que l’appréhension scientifique du naturel féminin se fait sur le mode d’une animalisation, c’est-à-dire d’une réduction de la femme – pour reprendre le singulier d’objectivation employé par les médecins de l’époque – à un ensemble de fonctions animales. Mme Riccoboni met donc à l’épreuve de l’illusion romanesque les effets de cette adéquation postulée entre forme épistolaire et conformation féminine, appelée à

28 Ce naturel de convention ressort d’autant plus clairement que les serins étaient éduqués à chanter grâce à des serinettes (« petit orgue de Barbarie aujourd’hui en usage pour apprendre aux serins à chanter plusieurs airs » – Encyclopédie ou Dictionnaire rai- sonné des arts, des sciences et des métiers, t. XV (1775), 96). Si la serinette est une machine imitative de la nature, le chant du serin devient, quant à lui, imitatif de la machine ! Dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot (1769), ce dernier recourra précisément à la comparaison entre la serinette et le serin pour réfléchir à l’articulation entre la machine et la nature.

29 Il s’agit de la planche XIV de la Myologie complette en couleur et grandeur naturelle de Jacques Fabien Gautier d’Agoty (Paris : Gautier, Quillau père et fils, & Lamesle, 1746–1748), intitulée « Femme de dos, disséquée de la nuque au sacrum » et dite l’Ange anatomique ou la Vénus anatomique.

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une fortune particulière à partir de la seconde moitié du siècle grâce à la littérature pédagogique et morale pour les jeunes filles. Elle sug- gère également par le jeu entre la croyance scientifique et l’illusion romanesque qu’un discours sur la nature féminine est une fiction qui n’a de réalité que pour celui ou celle qui veut bien y croire30.

Université de Genève

BIBLIOGRAPHIE

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30 Je remercie le professeur Michel Jeanneret pour sa relecture de cet article.

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