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Du point au grain final

Sur un roman de Jean Ricardou

Jean-Pierre Montier

Résumé

Dans Le mot de la fin (1995), Guy Larroux retraçait ce que sont les fonctions majeures et les formules possibles de la clôture romanesque. La fin de roman est un lieu stratégique dans l’ordre narratif évidemment, mais elle peut aussi mettre en abyme une esthétique scripturaire, tous les grands romanciers étant conscients que dans le point dit “final” se joue à la fois la disparition de leur œuvre et les échos qu’elle aura. Dans la continuité des travaux de Larroux, j’envisage le point final tant comme signe typographique que comme figure du grain photographique. Je m’appuierai sur L’Observatoire de

Cannes, un roman de Jean Ricardou paru chez Minuit en 1961, qui à tous les niveaux de lecture (de

la trame fictionnelle aux réseaux métaphoriques) se construit comme photolittéraire, et qui me paraît permettre cette interprétation du point/grain final, typo- et photo-graphique. Dans ce roman dont tous les personnages gravitent autour de cet ancien Observatoire permettant d’admirer, du haut de la ville de Cannes, le panorama à 360°, Ricardou transpose tous les problèmes de la description romanesque que se posent les Nouveaux romanciers (dont il sera plus tard l’un des plus vigoureux théoriciens), et il adopte une position relativiste inspirée des géométries non-euclidiennes, dont il est beaucoup question à l’époque, pour faire varier les représentations des paysages, des scènes, des objets. De la sorte, le point est une figure de l’écriture, un terme de géométrie, et enfin l’élément minimal des photographies, prises ou collectionnées par tous les personnages de ce récit, l’un des plus originaux (et des plus méconnus) du Nouveau Roman.

Abstract

In Le mot de la fin (1995) Guy Larroux offers an overview of the forms and functions of a novel’s ending. The role of an ending is of course narrative, but it can also achieve strong aesthetic meaning, for all great novelists are aware of the fact that the final stop is both the end of the text and the beginning of its readerly afterlife. Just like Larroux, I consider the final stop as a sign that refers both to typography and to photography, more particularly to photography’s grain or resolution. My example will be a 1961 novel by Jean Ricardou, whose plot structure and metaphoric networks help interpret as a photo-literary production blending typographic and photographic readings of stop and grain. All characters are fascinated with the local observatory, offering a 360° panoramic view of the city of Cannes and the author of the novel uses this double framework to transpose in a fictional way the theoretical problems raised by the techniques of verbal description in the New Novel (of which Ricardou will become one

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of the major theoreticians). The author adopts a relativistic stance, strongly inspired by non-Euclidian geometry (a strongly debated issue in these years), in order to produce a wide range of descriptive variations of landscapes, scenes, and objects. By doing so he transforms the final stop in a metaphor of writing, a term of geometry as well as the minimal unit of the photographic pictures taken or collected by the characters of this novel, one of the most original but also alas one of the less known of the French New Novel.

Keywords

Jean Ricardou, Guy Larroux, New Novel, L’Observatoire de Cannes, Nouveau Roman, Literature and Photography, ending, description.

Petitesse et grandeur du point

Il suffit de laisser résonner les riches harmoniques du texte de cadrage élaboré pour ce colloque par Pascale Tollance et Laurence Petit pour s’apercevoir que, parmi toutes les questions littéraires, celle du « point » n’est ni accessoire ni ponctuelle, si l’on ose dire, et qu’à l’évidence elle ne concerne pas la seule syntaxe ni seulement l’histoire de l’écriture. Le point, en contexte écrit, est cet élément à la fois logique et rythmique sans la présence matérielle duquel la « senefiance » ‒ comme on disait à l’âge de la littérature médiévale, essentiellement orale, c’est-à-dire vocalement ponctuée ‒ peine à advenir, et la communication même à passer. Le point de fin de phrase eut son heure de gloire avec le code de Samuel Morse, transformant le full stop en véritable panneau de circulation : « stop » ! Un célèbre sketch d’Yves Montand et Simone Signoret, intitulé Le Télégramme, sut jouer avec élégance de cet élément a priori si peu poétique : en régime de communication orale, l’apodose vocale suffit à clore la phrase, et c’est justement ce que supprime le style télégraphique qui transforme le message amoureux dicté par Montand en une succession comique de mots déliés les uns d’avec les autres, sans respiration et donc sans corps. Or, le point n’assigne pas seulement un terme à une séquence ; il pointe : un objectif discursif ; il touche aussi : les destinataires du discours. Le titre du récent ouvrage de Peter Szendy, A coups de points, joue très pertinemment sur l’homophonie existant en français entre point et poing, de même qu’avant lui Roland Barthes, proposant la notion de « punctum » photographique, avait aussi joué non moins judicieusement de cet interfaçage entre ce qui est pointé et ce qui est poignant (Barthes 72-74).

Le point donc n’est pas exclusivement à considérer pour son utilité discursive, laquelle n’est de l’ordre ni de la restriction ni de l’inhibition. Certes il est une digue, il arrête un flux verbal, il canalise la signifiance ; outre qu’il rythme un discours, il marque la présence d’un sujet au cœur des mots, il pointe leur effet en direction d’un autre sujet. Pourtant, sauf en style télégraphique, ce signe conventionnel a pour principale vertu de présenter une discrétion qui confine à l’invisibilité ; il est comme la quille d’un navire, elle aussi immergée : il contrarie la dérive, oriente, permet de garder un cap, de tendre à toucher une terre émergée ou des êtres postulés.

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Aussi bien, la question de pose-t-elle de savoir comment faire sortir le point de cet état d’immersion et d’imperceptibilité qui convient si parfaitement aux fonctions qu’il assure. Existe-t-il un intérêt proprement littéraire à mettre en exergue le point, et à en faire une sorte de figure plutôt qu’un simple

signe infra-sémantique ? Le point a-t-il une existence au-delà de la seule syntaxe, et peut-on l’envisager

comme une figure ou même une forme ? Alors, quelle serait la forme d’un point, s’il en possédait une ? De quoi est-il une figure ? A-t-il un pouvoir figuratif ?

Pour ce qui est de la forme, oui, le point en possède évidemment une, par laquelle il s’oppose à des signes diacritiques tels que la virgule, les tirets ou à d’autres marques de clôture forte (points d’exclamation, d’interrogation, de suspension). Visuellement, d’une part il évoque un rond ou un carré microscopiques ; d’autre part il s’oppose à la ligne, qui comme chacun sait n’est rien d’autre qu’une infinité de points juxtaposés. Si, au niveau phrastique, le point n’est qu’un signe discret, au niveau discursif, soit micro-cercle soit ligne, il est constitutif de l’idée même de texte, car la trame d’un tissu ne demeure ferme qu’à la condition d’être finalement nouée.

Pour ce qui est de la figure, oui, le point en est bien une, dans la mesure où il ponctue autant qu’il pointe, désigne : un arrêt, un terme, éventuellement une acmé. Au sens de trope, il recouvre l’ensemble des figures de clôture, de cadrage ou de nœud, voire même les marques de l’énonciation. Car un point n’est pas seulement un terme, une marque de fin : c’est essentiellement une construction. Tout point, potentiellement, est aussi un point de vue, au double sens du lieu d’où l’on voit et de la réflexion qui s’y construit. Ponctuer c’est donc assigner. Un acte volontariste et orgueilleux selon Pascal :

Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera1 ? (172)

Pourtant cet acte, significatif des limites de notre raison elle-même, est porteur de rationalité, condition de connaissance et bien entendu de plaisir esthétique.

Enfin, oui, le point possède éventuellement une dimension figurative : c’est ainsi très concrètement le cas, selon Alain Montandon, chez Edgar Allan Poe, dont :

tout l’art est un art du point final, représenté et imagé dans le texte sous diverses formes, comme le noir étang de la Maison Usher, le gouffre de Gordon Pym, le puits du Puits et la pendule ou la “dernière touche” de l’œil du Portrait ovale, la dernière touche noire, quand elle n’est pas superlativement blanche comme les dents de Bérénice. C’est de cet imaginaire du point noir, abîme du monde, sexe féminin ouvrant une béance mortelle, telle la fissure de la maison Usher qui engloutit Roderick comme une mâchoire d’ébène, siphon des corps et des âmes, dont il est question. (102)

Chez Poe, à tout le moins, le point est à la fois forme, figure et figuration : il fonctionne comme signe, doté d’une forme, renvoyant à des images matérielles présentes dans la fiction, et c’est en signalant la 1. Nous soulignons.

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clôture finale que le point fait circulairement communiquer, ou fusionner, ces trois niveaux.

Le point final, au plan de l’acte mimétique, concentre l’activité figurale qu’implique toute entreprise de restitution de la réalité visible, laquelle est de l’ordre du défi lancé aux deux infinis, puisqu’elle prétend à la complétude sans jamais pouvoir être exhaustive. En tant qu’il signale la fin d’un processus mimétique, le point final est un acteur de ce que Philippe Ortel dénomme un dispositif : « Devient “dispositif” toute

structure s’articlant à la conjoncture d’un réel immaîtrisable, autrement dit toute limite s’articulant à

un illimité » (389). Un roman comme Jacques le fataliste de Diderot orchestre magistralement cette articulation entre la limite imposée et le sans-limite visé, en proposant ironiquement au lecteur le choix entre trois fins possibles, puis en faisant sombrer Jacques dans un sommeil lui-même empli de rêves, donc de mots et d’images, à l’infini2. Le point est parfaitement apte à matérialiser la dialectique entre

les idées de fini et d’infini, vide et plein, et donc à servir de paradigme à l’activité mimétique elle-même et à la réalité (en tant que quantité indénombrable d’objets) qu’elle s’attache à transposer en langage écrit. Que la littérature orale, par définition, ne comporte pas de point n’est pas une objection : elle recourt à des formules ritualisées qui contribuent à distinguer entre la performance accomplie par le narrateur et l’histoire elle-même, la première étant achevable, la seconde au contraire potentiellement sans fin. Alors, comme dans Le bel Inconnu, la formule faisant office de point final, « Ci falt li romans et define », concrétise selon Claude Roussel le « divorce entre le caractère nécessairement fini du roman et le plaisir d’une histoire qui ne renonce pas à se poursuivre indéfiniment » (Montandon 20). Par son caractère formulaire et rituel, cette phrase, associée au silence puis aux applaudissements qui la suivent sans doute, matérialise la circularité de l’œuvre et pose la nécessité de son autonomie, au prix du divorce entre elle-même et les conditions qui ont permis son énonciation. De même le point final n’actualise le terme de la prestation que pour permettre à l’œuvre de défier sa propre finitude.

Peut-être, en littérature écrite, sont-ce les points de suspension qui sont les plus capables de figurer visuellement ce défi et cette circularité. Il peut advenir qu’ils signifient autre chose qu’un simple suspens ou une ellipse, qu’ils terminent un texte. C’est le cas notamment du Horla de Maupassant, ou encore de Paludes d’André Gide, clos par une ligne entière de points de suspension, qui sont bel et bien la figuration de la hantise de l’échec face à la feuille blanche inversée en hantise de la remplir sans nécessité, car selon Frantz Fabre : « Si Paludes se termine en boucle et tourne indéfiniment sur lui-même, c’est parce que tel est le destin de la littérature et de l’art en général » (Montandon 167). Les points de suspension concrétisent l’arbitraire de l’acte d’écrire ou d’énoncer, tout en transformant son produit, le texte, en objet signifiant dont l’autonomie est soumise à caution. Car l’on peut estimer que la manière dont se termine Paludes est un subterfuge pour récuser plus vastement « l’ineptie de vouloir conclure », selon l’expression de Flaubert (Lettre à Louise Bouilhet, 4 septembre 1840). Gide hypertrophie son point final, qui est en principe un signe hyper discret, un moment quasi nul, sachant que c’est en ce lieu 2. Voir Jean-Pierre Montier, « Jacques le fataliste et le lecteur impertinent », Poétique, n° 119, Paris, Seuil, septembre 1999, p. 343-361. Ce n’est pas seulement la fin du roman qui relève, dans ce chef-d’œuvre, de la notion de dispositif, telle que définie par Philippe Ortel ; c’est aussi son début, puisque dans l’incipit le dialogue entre Jacques et son Maître embraye parodiquement sur celui entre Trim et son oncle, dans Tristram Shandy de Sterne. Diderot accomplit ainsi le prodige de poser la possibilité d’un roman sans début (Jacques débute dans Tristram) ni fin, à l’image du monde physique tel qu’il se le représente. Dans un autre contexte culturel et esthétique, François Cheng montre comment l’art de l’écriture-peinture zen pense le trait du pinceau sous les auspices du « souffle » qui dialectise le vide et le plein (voir F. Cheng, Vide et plein, le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979).

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du texte que l’œuvre se joue comme un tout. Cette « ineptie » pourtant, tout auteur sait qu’il doit peu ou prou l’assumer, parce qu’elle fait partie du contrat de lecture aussi bien que de la geste auctoriale, quitte à faire semblant de refuser cette contrainte en recourant à ces points de suspension, voire à l’absence de tout signe de ponctuation terminale (comme dans Paradis, de Philippe Sollers3).

Le point, finalement

Parmi donc tous les points que comporte un texte, il en est un qui diffère qualitativement de tous les autres. Le point final n’a pas exactement le même statut : à la bordure externe du texte, il a forcément un effet de cadre (renvoyant à la matérialité du texte, à la page, aux blancs et aux noirs, ainsi qu’à l’incipit) en même temps qu’un effet de clausule en tant qu’il est aussi à la bordure interne. Il est presque un point comme les précédents, sauf qu’il pointe un choix terminatif qui suspend le texte tant comme énoncé que comme fiction (de la même façon dont nous disions plus haut que la formule orale achevant un roman médiéval avait vocation à dissocier l’histoire narrée des conditions de son énonciation). Il est le seul de tous les points du texte à fonctionner comme un panneau signalétique, un vrai « stop », un arrêt absolu. Mais cet arrêt est aussi un nœud formel, par exemple dans un texte tel que L’Observatoire de Cannes de Jean Ricardou, dont nous allons plus loin parler, qui se présente clairement non comme un roman naturaliste dont, après son dénouement, on peut parfois attendre une suite (sur le modèle de Germinal par exemple4) mais comme un récit s’énonçant au second degré, donné à lire comme dénudation de tous

les phénomènes proprement textuels qu’il charrie. Un tel point final pose donc la fin du dénouement narratif, mais il est en outre un véritable acte esthétique dans la mesure où il marque la revendication d’une certain type de relation entre le narrateur et le texte que le lecteur a eu sous les yeux, et qui s’est dérobé à sa vue, irrémédiablement, comme sous l’effet d’un pur mécanisme, qui n’est pas celui de la syntaxe mais celui de l’objet textuel, en l’espèce d’une certaine conception du texte dans laquelle, nous le verrons, la relation entre le donné à voir et le donné à lire est explicitement problématisée.

Ce point final, nous l’allons privilégier pour deux motifs. D’abord, parce qu’un point final non seulement assigne, mais aussi signe. Qu’il précède ou non la signature proprement dite, marquant la décision de terminer un discours, il porte le sceau de celle ou celui qui l’a prise : « Conclure, mettre un terme, est un fait d’autorité » (8), écrit Alain Montandon. C’est bien l’autorité de l’auteur, donc sa signature, qui s’y joue. En outre, le point final est par excellence celui qui peut concentrer ces trois niveaux d’analyse (forme, figure, figuration) ci-dessus évoqués. Et ce pour une raison paradoxale : si le point final est celui après lequel en principe il n’y a rien, il faut pourtant résister au caractère tautologique de cette définition, car c’est sur ce rien, ce vide, que s’édifie la signifiance du texte, c’est de lui qu’il tient sa forme (sa limite), c’est en lui qu’il s’abolit et s’achève comme ensemble de figures (au sens rhétorique de clausule), et c’est enfin avec ce rien que le texte tout entier se referme et se donne (selon une expression qu’on trouve chez Aristote et Plotin) comme « belle totalité ». Ainsi Iouri Lotman peut-il parler de « fonction modélisante de la fin »5. Un point final, en soulignant l’artificialité de toute fin (son

3. Voir Guy Larroux, Le mot de la fin La clôture romanesque en question, Paris, Nathan, 1995, 18. 4. Sur le modèle de clôture réaliste et naturaliste, voir Guy Larroux, chapitre VI, 107 et suivantes.

5. Iouri Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard (trad. française), 1973 (cité par Alain Montandon, 7).

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arbitraire, son « ineptie »), renvoie en réalité au modèle mimétique adopté par l’œuvre et aux effets qu’il a exercés sur le lecteur en qui cette dernière, idéalement, se prolonge. Henry James écrit :

C’est un fait universellement reconnu que les relations ne s’arrêtent nulle part, et le délicat problème de l’artiste consiste éternellement à dessiner, suivant une géométrie qui lui est propre, le

cercle dans lequel elles donneront avec succès l’impression qu’elles s’arrêtent.6

Nous soulignons les termes de « cercle » et de « géométrie », car nous les retrouverons plus loin pour l’étude particulière du roman de Ricardou que nous allons proposer.

Autrement dit, c’est à l’articulation des niveaux pragmatique et esthétique que nous nous saisirons de cette question, à l’exemple d’Isabelle Serça, qui dans son Esthétique de la ponctuation fait converger à juste titre les problèmes rencontrés en littérature et dans les arts (musique, peinture, cinéma, architecture même), puisqu’aussi bien le point est autant un terminus qu’un tourniquet (cet inassignable mais indispensable lieu, selon Pascal), celui autour duquel tourne tout entière l’activité de représentation, quels qu’en soient les moyens et les vecteurs. Loin de prendre congé du lecteur, le point final est ce moment clé où le texte « s’autodésigne »(Larroux 84), en tant qu’y convergent les trois acceptions du mot « fin » selon Philippe Hamon, à savoir la terminaison, la finition et la finalité (Hamon, 1975 : 500). Le point final est à différencier du « mot de la fin », qui, lui, est nécessairement rhétorique7,

car dans un certain nombre de cas (peu nombreux sans doute mais significatifs) il est ‒ telle sera notre hypothèse ‒ un signe qui non seulement signale mais en outre fait figuration. En cela, il participerait absolument de l’activité de représentation, la mimésis qui est au cœur de l’écriture littéraire, dont il duplique l’énigme, dont il symbolise le mystère, pour reprendre Aragon qui écrit : « Si, pour moi, le début d’écrire est un mystère, plus grand est le mystère de finir, ce silence qui suit l’écriture » (96). Nouveau roman, nouveau dispositif optique

Il me paraît ainsi que l’on peut trouver l’un de ces exemples de fin romanesque où le point qui l’achève fait figuration dans ce roman de Jean Ricardou intitulé L’Observatoire de Cannes. On le sait, la notoriété de Ricardou romancier est nettement moins importante que celle du théoricien et critique qui a largement contribué à la théorie du nouveau roman8. Aussi bien ‒ et c’est fort regrettable ‒ les études critiques

concernant ses propres romans sont-elles assez rares. L’universitaire américain Michel Sirvent aborde toutefois ce roman paru en 1961 dans un article qu’il consacre à un parallèle intéressant entre Paul Valéry et Jean Ricardou, dans lequel il pointe que la fameuse dénonciation de l’arbitraire romanesque (et notamment de la fin du roman) par Valéry se voit prise à contre-pied par l’usage que fait le romancier de chiffres (le 2, le 3, le 8) pour organiser ses descriptions, pour ordonner la composition du texte, 6. Henry James, préface à Roderick Hudson, cité par Alain Montandon, 7.

7. Je renvoie derechef à l’excellent ouvrage de Guy Larroux, et notamment au chapitre III, 83 et suivantes. 8. Jean Ricardou publie en 1967 Problèmes du nouveau roman (Paris, Seuil, coll. « Tel Quel »), puis Pour une

théorie du nouveau roman en 1971 chez le même éditeur ; il co-dirige avec F. Van Rossum-Guyon la publication

des actes du colloque de Cerisy Nouveau roman : hier, aujourd’hui (Paris, UGE, « 10/18 », 1972, 2 volumes, réédités par Hermann en 2011).

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pour scander son déploiement selon l’espace propre au livre, de sorte que « Fondant ce qu’on appelle communément le “rythme”, la “composition”, voire la “disposition” d’un écrit, le facteur numérique [invite] dès lors l’acte de lecture à devenir une activité de déchiffrement tout à fait dynamique » (Sirvent 264), et donc pleinement « poétique » au sens de Valéry. C’est cependant sur un autre aspect important de ce texte que nous souhaitons pour notre part nous concentrer. Outre le « facteur numérique » en effet, un autre facteur est particulièrement repérable pour le « lecteur actif » (selon une terminologie largement en usage désormais, mais qui doit beaucoup en fait à Ricardou) : un facteur qu’on pourrait dénommer référentiel. Il s’agit du référent photographique, au sens à la fois de mécanisme optique et d’image à usage plus ou moins vulgaire produite par ce procédé (les cartes postales par exemple, mais également les images érotiques). Ces divers « facteurs », au demeurant, constituant les pièces de ce que Philippe Ortel dénomme dispositif (voir supra), ou plus exactement « dispositif de visibilité », puisque la tension référentielle de l’acte mimétique ne saurait se passer d’éléments techniques ni symboliques9.

Le motif narratif est simple : le titre,L’Observatoire de Cannes, fait allusion à un édifice célèbre

de la ville natale de Jean Ricardou, construit par la Société Immobilière de Paris et du littoral en 1928 pour relier le centre-ville à la colline de Super Cannes, grâce à un funiculaire traversant le vallon des Gabres. Au terme du trajet, le touriste avait accès à un restaurant panoramique ainsi qu’à une tour observatoire située à 233 mètres d’altitude, qui offrait une vue remarquable sur toute la baie de la ville balnéaire. La gare de départ, de style néo-provençal, avait été décorée par Louis Pastour : ces peintures font l’objet dans le roman d’une ekphrasis, ce qui est en soi une mise en abyme de la fonction de cet observatoire puisque les peintures murales de Pastour dépeignent le paysage vu du haut du panorama auquel mène le funiculaire, un paysage qui du reste est encore dupliqué par la table d’orientation que peuvent consulter les touristes. Au total, on a une magnifique figure d’emboîtements en cascade, puisque, outre les vues peintes par Pastour et la table d’orientation, la tour avec la lunette dont elle est évidemment dotée servent à voir panoramiquement un paysage « de carte postale », qui est lui-même l’un des sites les plus largement popularisés sous cette forme, car les touristes achètent à la gare des cartes-postales disposées sur des présentoirs en forme de tourniquets (autre « appareil optique »), des touristes eux-mêmes munis d’appareils photographiques prenant des photos souvenirs s’inspirant du modèle de la carte postale, des touristes enfin qui, dans le funiculaire, sortent leur album de photos, tout en regardant défiler un paysage lointain qui est de temps à autre caché, comme obturé, par les pans rocheux ou les arbres entre lesquels montent les wagonnets !… La construction narrative ricardolienne multiplie les effets mécanistes, en passant fréquemment, dans un même paragraphe et sans transition, d’un type de focale à un autre (d’un très gros plan à une optique très large), en articulant comme par des « déclics » les changements d’un système de perception optique à un autre (lunette, appareil photo, belvédère, funiculaire, vue d’un masque de plongée sous-marine, mécanismes d’obturation), en passant d’un type d’image matrice à un autre (cartes postales, panoramas des murs de la gare ou vus de la tour, albums photographiques).

Déjà pléthorique, le mécanisme d’emboîtement des images, et j’oserais dire de « mise en boîte » 9. « Que peut-on appeler un dispositif de visibilité ? C’est l’ensemble des facteurs techniques, pragmatiques et symboliques valorisant telle ou telle qualité du visible à une époque donnée. Pour le dire autrement, la prépondérance d’une qualité visuelle dépend de ce qu’une époque peut voir (techniquement), veut voir et échanger (pragmatiquement) et doit voir (symboliquement). » Philippe Ortel, Les mutations du visible, à paraître.

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(du réel mais aussi bien sûr du lecteur, invité y résister et à devenir en fait lui-même un « mécanicien » de la lecture) ne s’arrête pourtant pas là. Car le roman de Ricardou dédouble encore cet « Observatoire de Cannes » : c’est également le nom d’un cabaret de strip-tease, dont un dépliant publicitaire assure : « Si vous repartez de Cannes sans être allé à l’Observatoire, vous aurez fait un voyage inutile. Panoramas sensationnels » (Ricardou 147). Outre l’allusion évidente à la culture du « panorama », historiquement liée à la diffusion de la photographie10, c’est par conséquent la dimension du double ou de la duplication

des images à l’infini qui compte. Le lecteur doit conjuguer deux observatoires, celui de Super Cannes et le cabaret, subsumés par le livre lui-même (qui par son titre est un troisième « Observatoire »). En adepte de la démarche dialectique, Ricardou fait en sorte que ce soit la conjonction des deux référents portant le même nom d’Observatoire qui donne son sens et son mouvement à l’activité de lecture du livre identiquement dénommé, en tant qu’elle relève elle-même à la fois de l’observation et de la dénudation : le lecteur est provoqué par ces emboîtements, incité à mettre à plat ou à nu les procédés scripturaires, comme les plagistes se déshabillent au bord de l’eau ou comme la strip-teaseuse de la boîte de nuit ôte ses vêtements. De sorte que, selon les termes du texte de 4e de couverture :

L’Observatoire de Cannes est ce belvédère construit au sommet de l’une des collines qui entourent la ville. On y accède par un funiculaire. La lente ascension du véhicule, qui tout en se rapprochant de l’objectif fixé, fait tomber successivement tous les obstacles à la vue, et dénude, peu à peu, les divers secteurs du paysage, constitue la représentation assez exacte du mouvement du livre, ce progressif dévoilement, dans un train, sur la plage, parmi les mimosas ou dans la mer, du corps bronzé d’une jeune étrangère. Les différentes étapes de cette mise à nu d’un corps et de l’espace, situées en différents moments de temps, se recomposent selon la temporalité même de la lecture. […] Le réel n’est ni le simple monde extérieur, ni le pur phantasme, mais la résultante de l’un et de l’autre, leur exacte confluence, qu’une écriture descriptive, telle qu’on vient de la définir, se propose de mettre à jour, à chaque instant11. (147)

L’on a ainsi affaire à un texte dans lequel tout est au moins double, plus exactement à un texte qui produit (et repose sur) des images, comme n’importe quel texte littéraire certes, mais à ceci près qu’il ne se donne à lire qu’en tant que succession d’images fabriquées, et ne donne à voir ces images ‒ quoiqu’elle soient attachées à un référent visuel réel ‒ qu’en tant qu’elles ne sont bel et bien que du texte, compris comme « résultante » de réel et de « pur phantasme » (c’est-à-dire d’images). C’est donc le terme même d’image qui change d’acception : outre son sens rhétorique, il faut l’entendre également comme un dispositif singulier posant des rapports entre diverses dimensions, autrement dit selon la même logique qui conduit Henri Vanlier à souligner combien l’image photographique est en décalage avec notre conception traditionnelle de l’image :

C’est donc presque trop de dire qu’une photo, négatif ou positif, est une image. Au sens spontané, im-age vient d’im-itation et renvoie d’abord à l’acte de sculpter (les imagos des ancêtres) ou de dessiner, ce qui nous situe bien dans la catégorie du signe, non de l’indice. L’empreinte-indice qu’est la photo ne saurait être une image en ce sens-là. Elle est bien une image, mais au sens des mathématiciens quand ils disent que, dans une application, b est l’image de a par f. Et en effet le 10. Voir Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993.

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grain d’halogénure virant au noir (b) est une image d’un photon (a) par un objectif (f)12.

Évoquer l’omniprésence d’un « référent photographique » n’est donc pas un vain mot. Avant qu’elle ne soit théorisée, Ricardou prend acte de cette qualité indicielle propre à l’image photographique et place au centre de sa conception de l’écriture cette triple capacité qu’elle a d’adhérer à son référent (d’en émaner, de le doublonner), de proposer un nombre quasi infini de point de vues (du détail infime à la vue panoramique) et d’être reproductible (duplicable) à satiété. Il est du reste fort possible que ces capacités-là soient pour Ricardou autant de marques du caractère profondément illusoire de la prétention de la photographie à restituer le réel, puisque, après tout, les usages qui en sont faits par les touristes, par le voyeur qui détaille les corps d’une « jeune étrangère » sur la plage, ou par les spectateurs du cabaret ne sont pas sans évoquer les critiques de Baudelaire sur la vulgarité intrinsèque du procédé. Il n’empêche que la singularité de ce texte est d’abord de récuser une démarche qui eût consisté en la simple transposition d’art, et de proposer une restitution dialectique du « réel », dans une écriture romanesque (L’Observatoire

de Cannes est sous-titré « roman ») conçue comme « confluence » actualisée « à chaque instant » par la

lecture pensée comme consistant à « mettre à jour » justement cette distinction essentielle entre réalité et réel, qui fait bien entendu partie de toute l’histoire de l’activité mimétique, mais que l’apparition de la photographie comme procédé censément hyperréaliste a contribué à mettre particulièrement en exergue13.

Et c’est par un ultime acte de dédoublement que la lecture, en tant que « dénudation », transforme ce texte en roman érotique : avec le doublon sémantique implicite, entre, d’un côté, la ville de Cannes, et de l’autre l’appellation donnée familièrement aux jambes, qui en argot se disent aussi « cannes ». Le roman propose en effet d’amples et récurrentes descriptions de jambes féminines, se pliant, se dépliant, se croisant… S’il y a bien jeu de mots entre « Cannes » et les jambes des femmes qui fascinent tous les hommes, c’est qu’en un sens le roman ne raconte rien d’autre que « l’aventure d’une écriture » conçue comme un désir de lire, de voir et de jouir absolument confondus, de sorte que le motif du voyeurisme agrège le Cabaret, la forme phallique de la tour de l’observatoire, le personnage du photographe avec son appareil sur le ventre, les descriptions des mouvements des jambes des femmes dans le funiculaire 12. Henri Vanlier, « Le non-acte photographique », L’acte photographique, colloque de la Sorbonne, Paris Audiovisuel et ACCP, Laplume, « Les Cahiers de la Photographie », n° 8, 4e trimestre 1982, p. 29. Vanlier

emploie ici l’expression « empreinte-indice », qui lui est propre mais s’inspire évidemment de Charles S. Peirce. Je conserve cette expression, car elle a l’avantage de concentrer les catégories d’icône et d’indice, telles que Peirce les définit (§ 247 et 248 de ses Éléments de logique, 1903). L’icône étant un signe ressemblant à un Objet ; l’indice étant un signe physiquement affecté par l’Objet auquel il renvoie. Voir C. S. Peirce, Écrits sur le

signe, édition Deledalle, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1978, 135-165. Dans la littérature sémioticienne,

Philippe Dubois s’inspire lui aussi de Peirce, mais emploie le terme « index », à peu près dans le même sens que l’« empreinte-indice » de Vanlier, pour désigner ce que Peirce dénomme la deuxième classe de signes, à savoir l’indice (voir Dubois, L’acte photographique, Bruxelles, Labor, 1983, 45). Mais quelle que soit la terminologie adoptée, l’important est de considérer que l’usage fait des travaux de Peirce par la sémiotique moderne a visé à déconnecter la photographie, en tant qu’image, de seule logique figurative ou mimétique traditionnelle. Ce qu’on retrouve chez Rosalind Krauss, écrivant : « Toute photographie est le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière. » (R. Krauss, « Notes on the index », October, n° 3, MIT Press, 1977, cité par Dubois, 67).

13. Je renvoie au beau livre d’Henri Vanlier, Philosophie de la photographie, dont le sixième chapitre est consacré à l’étude du positionnement singulier de l’image photographique, « entre le réel et la réalité » : « Dans ce cas, la réalité désigne le réel en tant qu’il est déjà ressaisi et organisé dans des systèmes de signes […]. Le réel, par contre, c’est ce qui échappe à la réalité ainsi comprise, tout ce qui est avant elle, après, en-dessous, ce qui n’est pas encore apprivoisé dans nos relations techniques, scientifiques, sociales […]. » (ACCP, Laplume, « Les Cahiers de la Photographie », hors série,1983, 42; nouvelle édition: Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2004.

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ou sur la plage, des images parfois télémétriques qui portent jusqu’à l’infiniment petit, jusque sous la mer, où sont présentes des « ulves » (algues marines, appelées familièrement « laitues de mer ») qui appellent par homophonie le mot « vulve », tout cela noué autour d’images évoquant le phallus (la tour elle-même, mais aussi bien sûr l’appareil photo) ainsi que l’éjaculation, dont l’écume engendrée par les vagues est l’une des nombreuses métaphores à multiple entente, aboutissant à l’accomplissement d’un « plaisir du texte » comme dira Barthes, pris en son sens le plus littéral14.

Du grain de la photo au point déposé sur la p(l)age

Mais n’est-il-pas advenu que nous ayons perdu notre point (final) de vue ? Pour autant qu’on puisse la circonscrire aux derniers paragraphes du roman, la fin de L’Observatoire de Cannes n’est pas sans évoquer celle d’un texte de Roussel intitulé La Vue15. Il ne s’agit pas d’un fait de citation déclaré ni

implicite, Ricardou n’ayant pas encore lu le poème de Roussel à l’époque de la rédaction du roman, mais les deux textes ont en commun de proposer un mode de clôture qui est de l’ordre de l’autoreprésentation, grâce à des verbes terminaux sémantiquement proches (« emporté » chez Roussel, « disparu » chez Ricardou), tout en convoquant les technologies sur lesquelles le déploiement du texte s’est construit, à savoir des appareillages optiques référables à la photographie. Roussel termine son long poème en expliquant que celui qui tient le porte-plume à vue va devoir, à cause de la fatigue, le reposer et faire ainsi cesser l’illusion ; Ricardou focalise son ultime description sur cet objet, qui constitue la réalité dernière de toute photographie, le grain.

Une précision avant de reproduire les dernière lignes du roman : le découpage est nécessairement arbitraire ; mais dans ce qui va suivre, outre le sème « grain, granulosité », il faudrait être attentif à tout le vocabulaire de la géométrie (octogone, surface, base, angle, globe — et le point relève évidemment aussi de ce même vocabulaire), car Ricardou, au fil de l’ensemble du roman, n’a cessé de jouer entre ce qui est à trois dimensions (les volumes : globes, pyramides) et à deux dimensions (les surfaces, les angles). La fiction renvoie à un monde en trois dimensions, mais la photographie a en commun avec le livre d’être reproduite sur une surface plane. Quoique… Car une photographie, « empreinte-indice » justement, physiquement connectée à son référent qui y est comme présent, change le régime normal de la fiction, oscillant entre les trois dimensions du réel dont elle s’est imprégnée et ce qui est strictement planaire, papiers de la photo ou du livre, imprimés sur une simple surface16. Mais c’est bien en tant qu’il

est imaginairement tri- et matériellement bi-dimensionnel que le référent photographique va à présent 14. L’ouvrage de Barthes portant ce titre sera publié au Seuil en 1973. Notons évidemment que la dimension érotique est sans doute elle aussi une résultante de la présence de la logique photographique comme mode ou modèle d’écriture. Henri Vanlier écrit par exemple : « La photographie est l’instrument pornographique par excellence. » (Philosophie de la photographie, 95).

15. Voir Jean-Pierre Montier, « Et vint La Vue », Littérature et photographie, dir. Montier, Louvel, Méaux, Ortel, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 413-430.

16. Voir Tristan Garcia, « Quelle est l’épaisseur d’une image ? L’ontologie de la photographie et la question de la platitude », communication présentée lors de la journée d’étude « Photolittérature – Nouveaux développements » les 22 et 23 mars 2012, Université Rennes 2, Cellam, publié sur Phlit le 10/03/2013. url : http://phlit.org/ press/?p=1310

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opérer une transition en douceur entre grain et point final : […] Les yeux clos.

Les deux lèvres.

Le verso de la carte postale. Le schéma de l’Observatoire. Les deux octogones concentriques. Les angles hachurés de la vision.

Le coin de carton, en heurtant le sommet de la dune miniature où la joue repose, provoque une microscopique avalanche.

Toute la pente du sable frémit. La surface inclinée s’épanche au plus bas, vers l’oreille, vers la joue.

Chaque grain, toujours plus proche, isolé par son propre mouvement de l’effondrement de la masse, bascule, rebondit, déséquilibre de nouveaux grains qui, à leur tour, basculent, rebondissent, s’entrechoquent, dévalent jusqu’à la base du pan incliné, jusqu’à la tour gauche où ils se déposent, millimètre par millimètre, jusqu’à la joue bronzée, poreuse, à peine frémissante. Les yeux sont clos.

Les deux jambes s’écartent, un peu, semble-t-il, l’une de l’autre. L’ellipse blonde.

Les deux lèvres…

Les grains se font plus rares, plus espacés.

Le phénomène s’amenuise, se réduit à un imperceptible battement de cils, à une plus exacte application des paupières sur les deux globes qu’elles épousent, à l’indiscernable espacement des deux lèvres liquides, à la culbute des sept ou huit derniers grains, du dernier grain, enfin, qui n’atteint même pas la joue, s’immobilise à mi-pente, minuscule, éblouissant, aussitôt disparu17. (Ricardou 201-202)

La relative difficulté de lecture est due au fait que le texte noue plusieurs descriptions les unes aux autres, celle d’une photographie sur carte postale, et celle du corps d’une femme allongée sur une plage près d’un château de sable. La métaphore du château de sable qui disparaît scande la disparition du texte (clin d’œil à Kafka ? c’est l’œuvre bien sûr qui est un « château »), mais c’est bien l’isotopie du « grain » qui permet de faire converger ceux du sable, ceux de la peau et ceux de la photographie, ceux du papier, ceux de la matière même. Le grain est la matière commune de ces trois référents, et le point final est ce grain textuel en quoi tout à la fois s’engloutit et se sublime fantasmatiquement.

Car une photographie n’est rien d’autre qu’une juxtaposition de grains réactifs diversement noircis sous l’effet de la lumière plus ou moins intense18. Le grain photographique c’est l’interface entre

la réalité et le réel, c’est l’irreprésentable réel photonique devenu trame et donc texte. L’Observatoire de

Cannes, dont l’incipit s’ouvre sur des citations en exergue portant sur l’illusion19, se clôt avec un vaste

mouvement à l’issue duquel tous les objets décrits sont réduits à des grains se mélangeant les uns aux autres, combinés les uns avec les autres : grains de la carte postale, montrant une jeune femme allongée sur la plage, qui finit comme tout papier en « feuille morte » (200) après avoir été manipulée, recourbée 17. Les mots « grain » sont mis en italiques par nous. Il convient d’ajouter naturellement que ce que Guy Larroux dénomme le « protocole de sortie du texte » (Larroux, 110 et suivantes) s’étend bien en-deçà de cette trentaine de lignes terminales (il comprend au moins les deux derniers chapitres des 31 que comporte le roman). Mais il va de soi que nous ne pouvions matériellement ici ni les reproduire ni les étudier en détail.

18. Voir Henri Vanlier, Philosophie de la photographie, 71.

19. La définition de l’illusion par Littré, et une citation de Jean Paulhan : « Que dire du cas où notre idée implique en soi l’illusion, et ne supporte, pour ainsi dire, point d’autre contenu ? ».

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entre pouce et index, mais grains aussi de la peau de cette jeune étrangère confondus avec ceux du sable sur lequel s’appuie sa joue. La fin de L’Observatoire de Cannes orchestre la progressive confusion, ou fusion, des grains de sable, de peau, de papier, de lumière enfin (la lumière étant ondulation et grain de matière). Cette disparition des conditions de visibilité, de luminosité, joue un rôle majeur dans certaines fins de roman (Les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo20). Ici, elle accomplit, porte à son

acmé la relation de belligérance tendue au fil du roman entre les conditions de la « scopie » et celles de la « graphie »21, en convergeant vers un point final dont le réseau métaphorique fait qu’il paraît aussi

bien noir que brillant : le dernier grain est « minuscule, éblouissant » ; mais il est aussi une sorte de « trou noir », à cause du tissu d’images à double entente renvoyant tant aux yeux qu’au vagin (« Les yeux sont clos./ Les deux jambes s’écartent, un peu, semble-t-il, l’une de l’autre./ L’ellipse blonde./ Les deux lèvres… »). La circularité s’accomplit dans la figure de l’ellipse terminale qui est en outre une figuration de l’origine absolue, de la vie aussi bien que du désir, cet aveuglant trou noir qui fait songer à Poe (évoqué plus haut) mais surtout au tableau de Courbet, dont Françoise Gaillard a magistralement démontré qu’il concentrait les apories de la modernité22.

Entre éblouissement solaire et point noir (aveugle) de l’origine de toute vue : une oscillation qui fait partie de tout contrat de lecture, dont le récit a précisé les clauses avec les deux lieux scéniques où il se concrétise, ces deux observatoires, celui, lumineux, de Super-Cannes ; celui, nocturne, du cabaret. Préparant cette fin de roman, les chapitres 28 et 29 sont scandés par le mot « Noir » placé en alinéa pour restituer l’effet de rideau et l’éclairage particulier du projecteur sur la stripteaseuse : l’espace du livre lui-même se transforme en écran, blanc sur noir ou noir sur blanc. Mais grain ou trou, le point final est bien cet acte esthétique renvoyant aux termes d’un pacte de lecture inauguré par le titre lui-même qui énonçait implicitement l’étroite conjonction entre le voir (par le trou des divers appareils optiques), l’écrire et le lire, sous le signe du désir qui n’a jamais d’autre terme que de renvoyer lui aussi à sa propre et aveugle origine23.

Dans cette fusion du grain, du trou et du point se joue selon moi tout l’intérêt du roman de Ricardou, qui construit un dispositif polémique par lequel le texte à la fois pose et conteste l’hégémonie du visuel en associant le lecteur à l’activité scripturaire dans ce que Sirvent appelle un « espace de parution » (82) où l’écriture, l’écrit et la lecture sont solidairement convoqués pour redisposer les termes 20. Voir Jean-Pierre Montier, « Le “finale” des Travailleurs de la mer : horizon et limite du texte romanesque »,

Littérature, n° 135, Paris, Larousse, septembre 2004, 3-23.

21. Je renvoie ici à Michel Sirvent, qui parle de la « dimension scriptographique » de l’écriture de Ricardou. Jean

Ricardou, de Tel Quel au nouveau roman textuel, Amsterdam, Rodopi, 200174. Sirvent renvoie en particulier à

l’incipit de La Prise de Constantinople, qui dans la lignée mallarméenne en effet s’inaugure sur le mot « Rien », suivi d’un large espace blanc après lequel on lit la phrase : « Sinon, peut-être, affleurant, le décalage qu’instaure telle certitude. » Ricardou est à l’évidence un écrivain qui a pleinement conscience de l’importance formelle de ces lieux stratégiques que sont l’incipit et l’explicit romanesque.

22. Françoise Gaillard, « Allégorie d’un fantasme fin de siècle : Courbet, L’Origine du monde », Brutalité et

représentation, dir. M.-T. Mathet, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2006, 307-316.

23. Au cinéma, il existe une scène célèbre où le point final est comme figuré par une balle de tennis : il s’agit du film d’Antonioni, Blow up, dans lequel l’enquête menée sur un probable meurtre dans un jardin londonien passe par l’agrandissement d’un détail photographique infime, qui prouve qu’il y a bien eu assassinat mais dissout le processus probatoire lui-même dans une sorte de jeu (métaphorisé à la fin sur le court de tennis par la balle dont s’empare le héros pour la relancer indéfiniment) posant la quête d’un état ultime du réel (le point, le grain, la balle) comme relevant de la fiction, du phantasme.

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de la relation entre le visible, le lisible et le scriptible. Tel est le nouveau contrat qu’énonce la quatrième de couverture : « Le réel n’est ni le simple monde extérieur, ni le pur phantasme, mais la résultante de l’un et de l’autre, leur exacte confluence, qu’une écriture descriptive, telle qu’on vient de la définir, se propose de mettre à jour, à chaque instant »24. Le référent photographique permet de mettre en scène,

dans L’Observatoire de Cannes, la visée mimétique, mais sa déclinaison en cadres, grains, points, trous, etc., figure ironiquement le décalage constitutif entre le dire et le dit, entre la fiction qui donne à voir (des paysages, des personnages, des objets) et l’artifice mimétique qui la compose de mots.

Par ce point final / grain terminal, s’assume pleinement à la fois la reconnaissance de ce que Brassaï à propos de Proust nommait « l’emprise de la photographie »25 , et son inverse, la mise en avant

d’une relation polémique entre une écriture jalouse de son autonomie et qui pourtant prend parfaitement acte de ce que le « donner à voir » de l’écrivain ne peut dorénavant éviter d’en passer par les voies des techniques de construction du réel telles que la photographie a contribué à les constituer dans notre culture, quitte en effet à brouiller les catégories esthétiques distinguant les objets nobles des objets triviaux (peinture/carte postale ; littérature artiste/érotique), ou plutôt quitte à jouer le jeu de ce brouillage en assumant pleinement la dimension érotique du plaisir de lire et d’écrire.

Bibliographie Ouvrages

Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997. Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993

Guy Larroux, Le mot de la fin La clôture romanesque en question, Paris, Nathan, 1995

Alain Montandon, Le point final, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, fascicule 20, 1984.

Isabelle Serça, Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012.

Peter Szendy, A coups de points. La ponctuation comme expérience, Paris, Minuit, 2013.

Henri Vanlier, Philosophie de la photographie, ACCP, Laplume, « Les Cahiers de la Photographie », hors série, 1983.

Articles

Françoise Gaillard, « Allégorie d’un fantasme fin de siècle : Courbet, L’Origine du monde », Brutalité

et représentation, dir. M.-T. Mathet, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2006, p.

307-316.

24. On remarquera au passage le terme « résultante », relevant du vocabulaire des mathématiques, évoquant la manière dont, plus haut, Vanlier posait l’image photographique comme la résultante d’une application.

(14)

Tristan Garcia, « Quelle est l’épaisseur d’une image ? L’ontologie de la photographie et la question de la platitude », publié sur Phlit le 10/03/2013. url : http://phlit.org/press/?p=1310

Philippe Hamon, « Clausules », Poétique, n° 24, 1975.

Jean-Pierre Montier, « Jacques le fataliste et le lecteur impertinent », Poétique, n° 119, Paris, Seuil, septembre 1999, p. 343-361.

Jean-Pierre Montier, « Et vint La Vue », Littérature et photographie, dir. Montier, Louvel, Méaux, Ortel, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 413-430.

Jean-Pierre Montier, « Le “finale” des Travailleurs de la mer : horizon et limite du texte romanesque »,

Littérature, n° 135, Paris, Larousse, septembre 2004, p. 3-23.

Michel Sirvent, « Chiffrement, déchiffrement, de Paul Valéry à Jean Ricardou », The French Review, Vol. 66, N° 2 (dec. 1992).

Michel Sirvent, Jean Ricardou, de Tel Quel au nouveau roman textuel, Amsterdam, Rodopi, 2001 Henri Vanlier, « Le non-acte photographique », L’acte photographique, colloque de la Sorbonne, Paris

Audiovisuel et ACCP, Laplume, « Les Cahiers de la Photographie », n° 8, 4e trimestre 1982.

Jean-Pierre Montier est Professeur à l’Université européenne de Bretagne-Rennes 2. Il a dirigé le Cellam (Centre d’études des littératures et langues anciennes et modernes) de 2003 à 2013, et ses recherches portent sur les relations entre littérature et photographie, via notamment le site http://www.phlit.org

qu’il a créé. Il a publié récemment Revoir Cartier-Bresson (en co-direction avec Anne Cartier-Bresson, Textuel, 2009) et Carrefour Stieglitz (en co-direction avec Jay Bochner, PUR, 2012). Il prépare la parution de deux ouvrages, Transactions photolittéraires, et Les écrivains vus par la photographie. Email: jean-pierre.montier@uhb.fr

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