• Aucun résultat trouvé

View of Jeux et perturbations chez Vito Acconci, Douglas Huebler et John Baldessari

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "View of Jeux et perturbations chez Vito Acconci, Douglas Huebler et John Baldessari"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

Jeux et perturbations chez Vito Acconci,

Douglas Huebler et John Baldessari

Guillaume Le Gall - Paris-Sorbonne

Résumé

Le jeu est un phénomène central dans l’art conceptuel. Il est non seulement un moyen de se détourner des formes artistiques traditionnelles, mais il permet aussi d’activer des processus et des expérimentations. Quand le jeu comporte des règles, il contient la possibilité d’échouer, ce qui crée un certain désordre. Dans ce cadre, l’appareil photographique peut devenir un objet du jeu et produire des ratés et des erreurs.

Abstract

The game is a central phenomenon in conceptual art. It is not only a way to turn away from traditional artistic forms: it allows an activation of artistic processes and artistic experiments. If the game has rules, it also includes the possibility of failing, creating a certain amount of disorder. In this context, the camera can become an object of the game and produce mistakes and errors.

Mots Clés

photographie, art conceptuel, jeu, processus Photography, Conceptual art, Game, Process

(2)

16

Le jeu est très présent dans l’art conceptuel—on joue beaucoup chez les artistes conceptuels, plus qu’on ne le croit. Et le jeu est une des manières, parmi d’autres, de mettre au jour des processus artistiques. Il participe en cela d’une stratégie. Le jeu, par excellence, entraîne souvent des perturbations, des troubles, des désordres, de la confusion, du dérèglement, voire du chaos, mais aussi du détraquement, du déséquilibre, ou encore du cafouillage, autant d’états qui concourent à l’erreur photographique.

Dans le corpus de l’art conceptuel qui contient des photographies ratées, les erreurs sont souvent la manifestation d’un résultat aléatoire du jeu, c’est à dire la marque photographique de ce qui échappe au contrôle et procèderait du hasard. Prendre en compte ce corpus permet de regarder le jeu photographique comme une expérimentation visuelle au sein de laquelle le médium est en porte à faux avec les fondements de ce qui forme une bonne photographie, c’est-à-dire une photographie dont les éléments visuels qui la constituent sont stables, notamment par une utilisation conforme du cadre, de l’optique et de la mécanique.

Au sein de l’art conceptuel, ces jeux photographiques correspondent à des énoncés qui posent le cadre de l’expérience, autrement dit, qui édictent les règles nécessaires pour finalement faire apparaître un certain désordre des images. Chez Vito Acconci, l’erreur photographique est le résultat d’une expérience artistique. Il s’agit d’une expérimentation au sein de laquelle l’acte photographique va accompagner un processus artistique dont le résultat sera constitué, en partie, d’images qui portent la marque du hasard. Chez Douglas Huebler, l’erreur photographique se glisse dans le réseau d’images tributaires d’un aléatoire établi contre l’autorité ou la décision de l’artiste. Enfin, chez John Baldessari, l’erreur est la clef de voûte du travail photographique, du moins la condition de réussite d’une œuvre fondée sur le hasard.

Outre qu’elle est emblématique d’un usage spécifique du médium dans l’art conceptuel, l’erreur chez ces trois artistes vient renforcer l’idée que la photographie n’est qu’un moyen, un objet de transition, voire un véhicule, jamais une finalité. L’erreur vient se nicher au cœur d’un plus vaste dispositif établi par un énoncé conceptuel. Par-dessus tout, l’erreur photographique comme expérimentation visuelle coïncide chez ces artistes avec la nécessité de faire du jeu une des composantes de la redéfinition de l’œuvre d’art. Au-delà de la seule performance, le jeu, faut-il le rappeler, est plutôt l’apanage de l’enfance. Adulte, on se prête en effet moins facilement au jeu. Ainsi, le jeu est à la fois une manière de nier le sérieux de l’art, c’est-à-dire sa dimension rationnelle ou rationnalisante, et reste un des moyens de déplacer la question de la production de l’objet d’art vers l’activité et le processus artistique. Mais il faut noter que le jeu est surtout affaire de hasard, ou plus précisément implique le hasard comme principe subversif. Dans le cadre d’une expérimentation artistique, on ne sait pas toujours où le jeu mène, ni ce qu’il va produire réellement comme forme. Bien souvent, c’est le hasard qui va produire une sorte de réaction en chaîne, conduisant le processus artistique vers l’erreur, c’est-à-dire vers ce qui échappe au contrôle. Je vais ainsi montrer comment l’erreur photographique s’inscrit dans le programme des trois artistes que j’ai choisis, voire comment l’erreur photographique est programmée au sein de l’énoncé conceptuel qui précède la prise de vue.

Les Photographic Works d’Acconci constituent un corpus d’images prises dans le cadre d’un énoncé conceptuel toujours simple et précis. Sur les panneaux présentant le résultat de l’action artistique, les images s’intègrent dans un schéma linguistique clairement exprimé. Les photographies ont été faites avec le fameux Kodak 124 instamatic, appareil élémentaire et léger que beaucoup d’artistes, notamment Smithson, ont utilisé. L’œuvre repose sur le principe de la réalisation de photographies prises du point de vue de l’artiste. L’appareil

(3)

est utilisé pour enregistrer ce qui se présente devant l’objectif. Pour le dire autrement, Acconci cherche à constater et à restituer photographiquement, depuis son corps photographiant, l’impact visuel d’une action. Notons que l’action est toujours photographique, qu’elle engage le corps autant que l’appareil. En ce sens, le corps et l’appareil sont indissociables.

Dans le cas des Photographic Works, la photographie est un moyen de vérifier ce que le corps enregistre, un peu comme si l’appareil était devenu une prothèse visuelle et se substituait à l’œil du corps en action. Nous pourrions à ce titre considérer que les Photographic Works d’Acconci sont des propositions inversées du projet d’Edward Muybridge qui s’est concrétisé par la publication d’Animal Locomotion. Chez Acconci, l’activité n’est plus observée depuis un dispositif extérieur, comme chez Muybridge, mais vue depuis le corps effectuant l’action. On sait par ailleurs à quel point Muybridge avait constitué un modèle pour beaucoup d’artiste de cette génération1. Dès 1967, Dan Graham avait publié un article intitulé « Muybridge Moments »2

dans lequel il citait la pensée de Zénon qui, associée aux travaux du chronophotographe, lui permettait de reconsidérer la représentation photographique du mouvement pour son travail. Plus tard, en 1973, Hollis Frampton publiait dans Artforum son célèbre article annoncé par la couverture du numéro illustrée d’une planche d’Animal Locomotion, et qui reprenait l’analyse des actions muybridgiennes à travers la pensée du philosophe présocratique3.

Si chez Acconci le dispositif de prise de vue est à l’inverse de celui de Muybridge, la photographie réalisée à travers l’activité est un formidable moyen de vérification. Car chez lui « L’Appareil-photo [est] utilisé comme une mémoire ». Il ajoute : « il me permet de continuer à voir (les photographies me montreront ce que je ne pourrais pas voir en effectuant l›action) »4. Au même titre que Muybridge essayait de trouver la solution

photographique pour visualiser la position des pates d’un cheval lancé au galop, Acconci se pose la question de savoir ce que l’on peut restituer, par exemple, quand on saute, quand on lance une balle, quand on chute, etc. À la vue des Photographic Works, il semble que l’artiste suit un programme d’inspiration muybridgienne, et d’expérimenter la vision photographique à travers une déclinaison d’activités.

Quand on isole les photographies au sein des propositions linguistiques d’Acconci, nous sommes face à des images ambivalentes. Ces images présentent des erreurs photographiques : instabilités des cadrages, bougés, flous. Surtout, ces images ne contiennent pas de sujets apparents, c’est-à-dire que les motifs présents sur les images ne permettent pas une identification claire du sujet. Comme nous l’avons souligné plus haut, la difficulté à appréhender un sujet s’explique par le dispositif de prise de vue mis en place par l’artiste. L’objectif n’est pas tourné vers le sujet actif, mais prolonge le corps en action. Si les images ne contiennent pas de sujet, elles montrent en revanche des désordres et de la confusion. Et ce désordre est dynamique, c’est-à-dire qu’il renvoie à un corps en activité, celui de l’artiste. C’est là un point essentiel pour comprendre les fondements de cette série et la raison du désordre de ces images.

1 Voir à ce titre mon étude « Le temps suspendu du mouvement. Muybridge, un modèle pour l’art conceptuel », in Laurent Guido & Olivier Lugon (dir.), Fixe/Animé. Croisements de la photographie et du cinéma au XXe siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010.

2 Dan Graham, « Muybridge Moments », Arts Magazine, février 1967, pp. 23-24.

3 Hollis Frampton, « Eadweard Muybridge : Fragments of a Tesseract », Artforum, 11, no. 7, March 1973, pp. 43-52. 4 Vito Acconci, « Notebook Exceprts, 1969 », Vito Acconci. Photographic Works, New York, Brook Alexander, 1988, n.p. : « Camera used as storage : it allows me to keep seeing (the photographs will show me what I couldn’t see while performing the action) ».

(4)

18

Avant de produire des pièces conceptuelles, Acconci écrivait de la poésie. La nécessité d’investir le champ de l’art et de quitter celui de la poésie, était, dit-il, pour désormais pouvoir se placer dans l’espace réel :

Mes premières pièces, dans le contexte de l’art, étaient des moyens de me placer en dehors de la page et dans l’espace réel. Ces pièces photographiques étaient, littéralement, des moyens de me jeter dans mon environnement. Elles étaient des photos non pas d’une activité mais des photos faites à travers une activité ; l’activité […] pouvait produire une image.5

La caméra est un prolongement du corps en activité. Ce qui est restitué sur l’image photographique relève de l’activité artistique, comme si cette activité se traduisait photographiquement dans l’image. Ainsi l’image ratée, trouble et confuse, constitue non seulement le résultat de l’action photographique, c’est-à-dire des photographies faites à travers une activité qui malmène et bouleverse l’acte de la prise de vue, mais aussi la condition nécessaire pour restituer cette activité ou l’essence visuelle de cette activité. Autrement dit, le résultat propose la traduction ou le transfert de l’acte en image6.

Avec la Duration Piece #4, au contraire du dispositif imaginé par Acconci pour ses Photographic Works, Douglas Huebler tourne l’objectif de l’appareil photo vers un groupe d’enfants en train de jouer à la corde à sauter. Réalisée en 1968 la Duration Piece #4 est composée d’un énoncé conceptuel et de neuf photographies disposées en grille. C’est, comme l’indique l’énoncé, l’ensemble de ces éléments qui constitue la forme de la pièce. C’est important car les images ici n’ont pas de valeur pour elles-mêmes, c’est-à-dire que, d’un côté la pièce de Huebler n’est pas réductible aux seules images photographiques et que, de l’autre côté les images n’ont pas pour Huebler de dimension artistique. Cela, Huebler l’explique dès 1969 quand il dit concevoir la caméra comme un « dispositif de copie ‘stupide’ »7. Un an plus tard, il précisera que les « documents » visuels

sont des photographies prises de façon purement mécanique « par un appareil utilisé comme dispositif de reproduction » sans « décisions esthétiques »8 de la part du photographe. L’énoncé stipule que :

Des photographies de deux enfants jouant à la corde à sauter ont été faites selon l’ordre suivant : 3 photographies ont été faites à 10 secondes d’intervalle

3 photographies ont été faites à 20 secondes d’intervalle 3 photographies ont été faites à 30 secondes d’intervalle

Les neuf photographies ont été mélangées et jointes avec cet énoncé pour constituer la forme de cette pièce

5 Vito Acconci, « Notes on My Photographs, 1969-1970 », in Vito Acconci, 1988, op. cit., n.p. : « My first pieces, in art context, were ways to get myself off the page and into real space. These photographic pieces were ways to, literally, throw myself into my environment. They were photos not of an activity but through an activity ; the activity […] could produce a picture ».

6 Voir à ce titre Philippe Dubois, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990.

7 Douglas Huebler dans Prospect 69 : Internationale Vorschau auf die Kunst in den Galerien der Avantgarde. An International Preview of art from the world’s galleries, Düsseldorf, Kunsthalle, 1969, p. 26. Huebler reprendra l’expression dans son entretien avec Frédéric Paul. Voir à ce titre l’entretien avec l’artiste dans Frédéric Paul (éd.), Douglas Huebler. « Variable », etc., Frac Lim-ousin, Limoges, 1993, p. 119.

8 Douglas Huebler dans Artists and Photographs, New York, Multiples Inc., 1969, n.p. : « the document of appearence are photo-graphs that have been made with the camera used as a duplicating device whose operator makes no ‘aesthetic’ decisions ».

(5)

Le dispositif de la prise de vue repose sur des intervalles de temps répartis selon un protocole temporel défini par l’énoncé. À l’intérieur de cette durée, une séquence d’images photographiques rythme le processus de représentation. Mais, comme l’indique l’énoncé, les images ont été soigneusement mélangées afin d’éviter tout sens narratif. Le hasard ici est double. Il est convoqué pour troubler la lecture des images, mais il est aussi utilisé au sein du dispositif de prise de vue pour produire les images. Le protocole imaginé par Huebler provoque une série d’images qui se forment au hasard. En effet, le protocole de prise de vue se déroule indépendamment du jeu des enfants. En d’autres termes, ce n’est pas le jeu du saut à la corde, ses moments, son acmé par exemple, qui détermine les prises de vue. Le protocole ramène la prise de vue à une stricte temporalité qui dégage l’opérateur de toute décision. Le résultat ne peut être alors qu’aléatoire et présente, de fait, des erreurs photographiques, c’est-à-dire, ici une forme de confusion et de dérèglement, voire de chaos visuel.

Mais si le résultat est aléatoire, il n’en demeure pas moins que la séquence photographique traduit une forte dynamique des corps qui rappelle le travail d’Helen Levitt, parallèle que l’on pourrait élargir à une grande partie de la production photographique de l’école de New York. L’intérêt d’une étude comparative avec Levitt, notamment son travail concernant le jeu des enfants en milieu urbain, est double. D’une part, le rapprochement de quelques-unes des images de Levitt avec la Duration Piece #4 de Huebler montre des ressemblances incontestables. D’autre part, le jeu est ici un motif commun aux images. Chez Levitt, le jeu constitue en effet un sujet central dans son œuvre. Et son usage de la photographie a pour ambition de capter l’énergie qui se dégage des configurations urbaines créées par l’activité des enfants dans la rue. Dans son long texte introductif9 du livre A Way of Seing qui rassemble la série, James Agee revient sur la vision engendrée

par l’appareil photographique de Levitt qui demeure le plus proche de notre perception naturelle, « élastique, désinvolte, et subjective », et qui est celle avec laquelle nous « regardons ordinairement autour de nous ». Elle constitue essentiellement une forme d’antidote pour repousser « l’atrophie visuelle qui nous guette ». Et c’est parce que, mieux que n’importe quelle autre photographie, elle améliore notre capacité à voir « ce qui est devant nous »10. Néanmoins, chez Levitt, il ne s’agit pas d’erreurs photographiques. L’image photographique,

si elle doit restituer notre perception « élastique », répond à un projet documentaire, c’est-à-dire à une forme visuelle claire, et malgré tout ordonnée. Il faudra attendre le prolongement des expériences urbaines de Levitt chez William Klein ou Robert Frank pour voir s’installer une représentation photographique qui intègre l’erreur pour mieux restituer la dynamique des corps et de la vision.

Le parallèle entre les photographies de l’Ecole de New York et les images de Huebler permet de reconsidérer certaines productions photographiques de l’art conceptuel dans le contexte plus large de la photographie documentaire et urbaine11. Néanmoins, la différence essentielle entre un artiste comme Huebler et les

photographes de l’Ecole de New York réside dans l’énoncé conceptuel qui assigne à ces images une place parmi un ensemble plus large. En revanche, l’idée d’améliorer notre capacité à voir « ce qui est devant nous », telle que l’a développée Agee à propos du travail de Levitt, rappelle les pièces d’Acconci et pourrait largement s’appliquer à de nombreuses pièces de Huebler qui reposent sur une investigation visuelle et photographique du monde.

9 Le texte de James Agee date de 1946. Agee avait, avec Walker Evans, publié Let Us Now Praise Famous Men en 1941. 10 James Agee, « Essay », in Helen Levitt, A Way of Seing, New York, Horizon Press, 1965 (notre traduction), p. 7.

11 Voir à ce titre l’essai de Gordon Hughes, « Game Face : Douglas Huebler and the Voiding of Photographic Portraiture », Art Journal, Vol. 66, N°4, 2007, p. 53-69.

(6)

20

Les images de la Duration Piece #4 nous renvoient aussi au choix particulier d’inclure la représentation d’une scène de la vie quotidienne dans le contexte de l’art conceptuel. Cette attention portée aux gestes de la vie quotidienne place Huebler très nettement du côté d’un art conceptuel impur tel que Joseph Kosuth l’avait défini par opposition à un art conceptuel pur. On pourrait à ce titre produire des corpus photographiques de l’art conceptuel en opposant la vision stable et documentaire des objets à la vision dynamique du monde. En 1981, revenant sur la distinction opéré par Kosuth, Huebler insiste et assume son penchant pour un art impur en déclarant : « mon intention a à voir avec certaines interactions sociales et un art conceptuel vu comme activité »12. En effet, de nombreuses pièces de Huebler impliquent une interaction sociale, mais aussi intime,

introduisant le quotidien, le banal, le prosaïque dans ses énoncés et ses images. Dans tout son travail, Huebler n’aura de cesse de répéter son refus à « être catalogué par les définitions exactes de l’art conceptuel »13.

Non seulement Huebler se détourne d’une orthodoxie, mais ira jusqu’à produire des pièces pleines d’humour et d’autodérision14. Dans son entretien avec Ruth K. Meyer, l’artiste précise qu’il « introduit désormais de

l’anecdote, ce qui est relativement impur, [et] introduit l’humour »15. C’est là le versant californien de son art

qui le rapproche davantage du travail de John Baldessari plutôt que de celui de Kosuth. On comprend mieux cette tendance chez lui à la lecture du programme conceptuel de cette vidéo de 11 minutes datée de 1974 intitulée Second Génération / Conceptual artists qui met en scène ses enfants devant suivre des instructions :

• walking to/from/by/at/near/up/down/around/behind the tree; • walking as far as the eye can see;

• having the plant teach you the alphabet;

• teaching the family dog (Tavi?) to behave like Man Ray;

• keeping a straight face while a young man whispers sweet nothings in your ear; • singing Baldessari’s Baldessari Sings Lewitt;

• executing a piece entitled “Family Ties”; • executing a “Wall Drawing” (in empty air)

L’énoncé mentionne plusieurs artistes dont William Wegman et John Baldessari. Huebler évoque en effet le chien Man Ray à qui Wegman, comme Huebler à ses enfants, dicte des actions à exécuter. Il est significatif que Huebler se réfère à un artiste qui a très tôt décidé de mettre le jeu, l’humour et la dérision au centre du travail, notamment par les différentes mises en scène de ses chiens successifs. La deuxième mention renvoie à John Baldessari chantant les phrases de Sol LeWitt. En 1972, Baldessari décide en effet de chanter les Sentences de Sol LeWitt devant une caméra vidéo. Comme l’artiste le précise en incipit de la captation, il s’agit à la

12 Ruth K. Meyer, « Doug Huebler : An Interview », The Ohio Arts Journal, May/June 1981, n.p. : « I can make a claim that my intention have to do with certain social interactions and conceptual art as activity ».

13 « Douglas Huebler : An Interview By Arthur R. Rose », Provincetown Arts, August 1986, p. 21 : « Ever since I’ve been a so-called Conceptualist I’ve resisted being pigeon holed by the definitions of Conceptual correctness rendered by some of my collegues ».

14 Voir au sujet de l’humour dans l’art conceptuel : Heather Diack, « The Gravity of Levity : Humour as Conceptual Critique », RACAR : revue d’art canadienne / Canadian Art Review, Vol. 37, N°1, p. 75-86.

(7)

fois d’un hommage et d’une manière de diffuser auprès d’un public plus large les idées de Sol LeWitt sur l’art conceptuel, cantonnées, dit-il, aux catalogues d’exposition. L’ensemble de la vidéo place l’humour au centre de la proposition et renvoie implicitement à une autre des vidéos de Baldessari, I Will Not Make Any

More Boring Art, réalisée en 1971. Sur la base de ce titre déclaratif, face à la caméra, Baldessari s’adresse au

spectateur et promet, comme un mauvais élève qui aurait fauté, de ne plus faire d’art ennuyeux. Il va alors développer un art du jeu, et notamment du hasard, plutôt qu’un art fondé sur une approche rationnelle, à l’image de tout le versant « pur » de l’art conceptuel.

En 1973, avec Throwing Three Balls in the Air to Get a Straight Line (Best of Thirty-Six Attempts), Baldessari imagine un jeu qui deviendra une pièce emblématique. Throwing Three Balls est un jeu photographique qui consiste à figer par l’image trois balles oranges lancées dans les airs de manière à former une ligne droite. Les règles mettent en jeu la capacité de l’instantané photographique à venir ordonner une forme dont l’évolution dépend du hasard, de la physique des corps (la pesanteur), voire de la météorologie (le vent). Tout comme chez Huebler, la prise de vue est indexée sur le protocole. L’opérateur prend la photographie quand il pense pouvoir aligner ces balles. Le hasard est ici central dans la mesure où l’opérateur n’a qu’une emprise relative sur la forme que prennent les balles et n’a de choix que celui de composer avec la fortune d’un instant décisif qui seul pourra forcer les éléments à venir s’aligner selon le point la perspective créée par l’optique. En revanche, aidé par la photographie, l’artiste réussi à figer un mouvement en une figure. En réalité, il s’agit d’une délégation photographique puisque la femme de l’artiste prend les images sous ses instructions.

Pour autant, et pour suivre l’idée de Robin Kelsey dans son essai Photography and the art of chance16,

comme beaucoup de l’art produit à cette époque, Throwing Three Balls « cache une grande complexité analytique dans une forme simple »17. En cela, il faut aller chercher dans l’histoire de la photographie et de

ses croisements avec le champ artistique l’arrière-plan de la proposition de Baldessari. Un premier élément de cet arrière-plan est constitué par l’œuvre de Duchamp, et plus particulièrement par 3 Stoppages-étalon. Il est nécessaire de faire un petit détour par la question du hasard comme producteur de formes, question nécessaire pour comprendre l’enjeu de l’art de Baldessari et, a fortiori, de l’œuvre qui nous intéresse ici.

3 Stoppages-étalon de Duchamp pourrait constituer le socle de la plupart des œuvres photoconceptuelles

qui reposent sur le principe du hasard comme producteur de formes. À ce titre, Baldessari reconnaît lui-même sa dette envers l’œuvre de Duchamp18. Comme la plupart de son entourage artistique de la côte ouest

américaine, Baldessari avait notamment vu la rétrospective de Duchamp au Pasadena Art Museum organisée par Walter Hoppes en 196319. Dans la chronologie de l’œuvre de Marcel Duchamp, 3 Stoppages-étalon marque

le passage entre peinture et readymade. Dans la conférence « À propos de moi-même » qu’il donna en 1964 dans plusieurs musées et universités aux États-Unis, il explique: « Cette expérience fut faite en 1913 pour emprisonner et conserver des formes obtenues par le hasard, par mon hasard »20.

16 Robin Kelsey, Photography and the art of chance, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2015. 17 Robin Kelsey, 2015, op. cit., p. 285 (notre traduction).

18 Voir Robin Kelsey, op. cit., 2015, p. 286 et l’entretien de Baldessari pour les archives orales de l’art américain consultables sur le site de la Smithsonian Institution. Oral history interview with John Baldessari, 4-5 Avril 1992 (https://www.aaa.si.edu/collec-tions/interviews/oral-history-interview-john-baldessari-11806).

19 Nous n’avons d’ailleurs pas fini, à mon sens, de mesurer l’importance de cette rétrospective sur les artistes de l’art conceptuel ou affiliés.

(8)

22

En effet, l’artiste a laissé tomber sur des panneaux peints en bleu de Prusse, depuis une hauteur d’un mètre, trois fils d’un mètre chacun. Un vernis a alors été déposé afin de garder figée la forme tombée de chacun de ces fils. Ensuite, trois règles en bois ont été réalisées d’après le dessin formé par ces fils, qui servent à Duchamp de gabarit du hasard. Pour Duchamp, il s’agissait par ce processus que le mètre « absorbe » la troisième dimension dans sa chute. Ce processus est équivalent à la photographie en ce sens que celle-ci opère toujours une projection des trois dimensions sur les deux dimensions de l’image.

Sur le modèle duchampien, Baldessari choisit la photographie comme médium pour éprouver le hasard. Il remplace les formes figées des ficelles par une tentative photographique d’alignement des balles afin de faire l’expérience de la géométrie ordonnée par le hasard. Baldessari pousse le parallèle formel en remplaçant les lignes sinueuses qui se détachent sur du bleu de Prusse par des lignes géométriques formées par trois balles oranges qui contrastent avec le fond bleu azur du ciel californien. Mais à la différence de Duchamp qui s’appuie sur le hasard pour déformer des lignes droites, Baldessari utilise le hasard pour former des figures géométriques approximatives. Le choix du médium photographique chez Baldessari, contrairement aux ficelles de Duchamp, permet à Baldessari de montrer des objets en lévitation. Désormais, les balles ne retomberont plus. La photographie, ici, permet de nier la loi de la gravitation.

Throwing Three Balls renvoie aussi directement à une autre expérience photographique de Baldessari qui

intègre dans son programme l’erreur photographique, le ratage, ou plutôt, comme on va le voir l’entrave faite à la réalisation d’une bonne photographie ou d’une photographie qui serait « magnifique » pour reprendre l’expression de Baldessari. En 1971, l’artiste participe à Pier 18, le projet du Moma qui proposait de rassembler en une exposition différentes collaborations entre des artistes conceptuels et les deux photographes Harry Shunk et Janos Kender sur un quai désaffecté. Baldessari avait plusieurs projets dont celui de faire rebondir une balle en caoutchouc. Son instruction auprès des photographes était de centrer la balle dans le cadre de l’appareil, sans tenir compte de l’environnement et de l’arrière-plan. Ce protocole avait été imaginé par Baldessari car il connaissait la réputation des deux opérateurs. Quelques années plus tard, il rapportait : « j’étais très conscient de leur réputation, et ma stratégie était de les empêcher de faire de magnifiques photographies. Je me suis dit qu’ils devraient être tellement occupés (à essayer de centrer la balle sur l’image) qu’ils ne pourraient pas composer [l’image]. J’ai suivi cette idée, l’utilisant comme un dispositif »21. Baldessari connaissait le travail

des deux photographes, notamment l’image réalisée pour éterniser le saut dans le vide de Klein. Nous savons par ailleurs que le travail de Klein, comme celui de Duchamp, était très important pour Baldessari. En 1961, il visite l’exposition des monochromes de Klein présentée à la Dwan Gallery de Los Angeles. Lui-même rapporte qu’il était très impressionné par la visite de l’exposition : « c’était un défi à tout ce que je connaissais, dit-il, … quelque chose s’était cassé »22.

Le saut dans le vide était devenu une icône pour ces artistes qui travaillaient au croisement de la photographie, de la performance et de l’art conceptuel. Mais on peut aussi considérer que le projet de Baldessari pour Pier

18 est aussi déjà une façon de dépasser l’œuvre de Klein, voire, il faut bien le reconnaître, de la tourner en

dérision. En demandant aux photographes qui avaient capturé le saut de Klein à son climax de photographier

21 Sidra Stich, « Conceptual Alchemy : A conversation with John Baldessari », American Art, 19, n°1, 2005, p. 81, cité dans Kelsey, 2015, op. cit., p. 293 (notre traduction).

(9)

désormais une balle en caoutchouc dont l’envol dépend de la qualité de sa matière et de son choc avec le sol, Baldessari propose une métaphore négative et fait du saut de Klein un emblème éculé de l’avant garde moderniste. Désormais, avec le projet de Baldessari pour Pier 18, les photographes doivent composer avec le prosaïsme d’une balle de caoutchouc ainsi qu’avec le hasard et le banal déterminés par le protocole. Et quand Baldessari commande à des opérateurs de photographier des balles, c’est un jeu, mais c’est aussi une façon de se libérer de l’impératif dogmatique de l’artiste comme figure de la subjectivité. Au contraire d’Yves Klein qui incarne le monochrome, forme ultime de l’art moderniste, Baldessari imagine l’art comme un jeu qui consiste à lancer des balles dans l’espace désacralisé et techniciste d’Apollo 11 et des hommes qui, en 1969, avaient marché sur la lune. Déstabiliser l’opérateur des images, c’est aussi une manière de faire de l’erreur photographique ou du ratage photographique de nouvelles conditions pour redéfinir l’art après le modernisme.

Guillaume Le Gall is maître de conférence of contemporary art history at the University of Paris-Sorbonne.

He has curated exhibitions of contemporary photography (Fabricca dell’immagine, Villa Médicis, 2004; Learning Photography, FRAC Haute-Normandie, 2012). His recent publications include: La peinture mé-canique. Le diorama de Daguerre (Mare & Martin , 2013) and Paris passion, Eugène Atget (YellowKorner, 2014).

Références

Documents relatifs

La frontalité en tant que moyen formel dans la photographie cherche à miner la spécificité du médium – le snapshot, l’image fugitive – par temporalisation ; tout doit être

Avec l’arrivée du téléphone mobile, des algorithmes de fusion d’images permettent de concilier une excellente qualité avec un capteur et un objectif minuscules.. De

Le diaphragme permet de régler la quantité de lumière qui rentrera dans votre appareil  photo pendant le temps de la prise de vue. . Le choix du diaphragme permet aussi de déterminer

L’héritage de l’œuvre de Michel Foucault se rend ici manifeste dans le choix du contenu et des titres des installations dont on va parler, mais il faudrait également

Mais le besoin de se questionner aussi sur la pertinence de la peinture était à l’origine de cette édition. Claude Briand-Picard se plaint d’un manque de regard « institutionnel »,

Les obstacles à une communication de qualité entre soi- gnants et médecins, notamment dans les situations de fin de vie, sont multiples [47] : absence de formation sur la prise

En tant que gestionnaire des terres du domaine de l’État et responsable de la mise en valeur des ressources énergétiques et minérales ainsi que du territoire du Québec, le

Selon certains auteurs, elles auraient un effet sur la réorganisation corticale au niveau central (Oh, Kim & Paik, 2007), sur l’activité myoéléctrique (Suiter,