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Traduire Revue française de la traduction

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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240 | 2019

Quand la politique s’en mêle

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/traduire/1614 DOI : 10.4000/traduire.1614

ISSN : 2272-9992 Éditeur

Société française des traducteurs Édition imprimée

Date de publication : 20 juin 2019 ISSN : 0395-773X

Référence électronique

Traduire, 240 | 2019, « Quand la politique s’en mêle » [En ligne], mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/traduire/1614 ; DOI : https://doi.org/

10.4000/traduire.1614

Ce document a été généré automatiquement le 23 septembre 2020.

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NOTE DE LA RÉDACTION

Directrice de la publication : Agnès Debarge

Responsables du numéro : Noëlle Brunel, Marie-Céline Georg, Émilie Syssau, Catherine Viennot

Comité de rédaction : Aurélie Barbe, Carine Bouillery, Christine Cross, Elaine Holt, Isabelle Meurville, Bogena Mizera, Raphaël Rouby, Wanda Ruiz-Brunelot, Lydia Salazar Carrasco, David Wilson

Le comité de rédaction tient à remercier Marie Bilau, Françoise Fourault-Sicars, Aurélie Gobet, Eddy-Pierre Larra, Rossella Martin, Nelly Renault, Catherine Roy, Grace

Shalhoub, Françoise Vignon pour leurs contributions au présent numéro.

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SOMMAIRE

Édito

Noëlle Brunel, Marie-Céline Georg, Émilie Syssau et Catherine Viennot

Hommage à Maurice Morvillez

Françoise Wirth

L’autre moitié de l’humanité, aussi

Isabelle Meurville

Discours politique et récit national

Sabrina Ariès Lardeux

La « Pérégrination vers l’Ouest » de Xi Jinping

Ou quand le président chinois tente de se muer en politicien francophone Kevin Henry

Les pièges du langage totalitaire : traduire le nazisme

Petit manuel de survie Olivier Mannoni

Lu pour vous : La Langue de Trump, de Bérengère Viennot

Christine Cross

Enjeux politiques de la traduction des toponymes

Afaf Said

Traduire en langue des signes française : un acte militant ?

Aurélia Nana Gassa Gonga

Les voix de l’asile

Enjeux politiques de l’interprétariat dans la procédure de demande d’asile Maxime Maréchal

Lu pour vous : Tarjuman. Enquête sur une trahison française de Brice Andlauer et Quentin Müller

Agnès Debarge

Jeanne et Kurt Stern, des traducteurs en pleine guerre froide

Perrine Val

Hors cahier

Finance, éthique et traduction

Pierre Jeanson

Chansons pop : tradapter pour que résonne le sens

Antoine Guillemain

Lu pour vous : Diagonales de la communication interculturelle, de Martine Abadallah- Pretceille et Louis Porcher

El Mehdi Soltani

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Édito

Noëlle Brunel, Marie-Céline Georg, Émilie Syssau et Catherine Viennot

1 Ce numéro s’ouvre sur une triste nouvelle : Maurice Morvillez, pilier de la revue, nous a quittés en début d’année. Toute l’équipe de Traduire s’associe à l’hommage bien mérité que lui rend Françoise Wirth.

2 Nous entrons ensuite dans le vif du sujet : les défis de la traduction dans un contexte diplomatique, politique ou religieux.

3 Les premières contributions s’intéresseront aux distorsions du langage dans le discours. À quels écueils le traducteur fait-il face ? Comment réussit-il (ou non) à les contourner ? Ainsi, dans la lignée des débats sur l’écriture inclusive, Isabelle Meurville abordera-t-elle la difficulté de rendre la réalité de populations réfugiées par un masculin collectif et les stratégies employées pour rendre pleinement compte du triste sort de « l’autre partie de l’humanité ». Sabrina Ariès Lardeux développera quelques considérations autour du discours politique et du roman national, illustrant son propos par la Catalogne. Kevin Henry comparera deux traductions en français du manifeste écrit par le président chinois Xi Jinping, La Gouvernance de la Chine, l’une réalisée par les services liés au gouvernement chinois, l’autre par un groupe d’étudiants de l’université de Mons (Belgique), et montrera en quoi l’auteur tente de se faire adopter du lectorat francophone. Olivier Mannoni évoquera quant à lui sa pratique de traducteur de textes liés au Troisième Reich, écrits par les principaux promoteurs du nazisme, à travers un petit « manuel de survie » présentant une plasticité critique de la langue. Une particularité que relèvera également Christine Cross dans son compte rendu de La Langue de Trump, ouvrage dans lequel Bérengère Viennot revient sur les conséquences, pour les traducteurs de presse, de l’élection de Donald Trump à la présidence des États- Unis.

4 Dans un deuxième temps, nous verrons quelles répercussions peuvent avoir certains choix de traduction ou de pratiques traductives au quotidien : parfois, le traducteur ou l’interprète, volontairement ou non, ne s’efface pas derrière son texte. Ainsi Afaf Said soulignera-t-elle combien la traduction de toponymes (a fortiori celle des lieux saints de Jérusalem) peut avoir une connotation politique lourde et trahir la prise de parti en faveur d’une communauté plutôt que d’une autre. Aurélia Nana Gassa Gonga s’interrogera sur le caractère militant de la traduction en langue des signes française.

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Elle relatera notamment la difficile reconnaissance de la langue des signes française et la subtilité existant entre l’interprétation (oral/signes) réalisée par des entendants et la traduction (écrit/vidéo signée) effectuée par des sourds. Maxime Maréchal détaillera les enjeux politiques de l’interprétariat dans la procédure de demande d’asile et l’asymétrie entre l’individu ayant à prouver sa qualité de « vrai » réfugié et les administrations responsables de ces questions. Du reste, il est à déplorer que l’issue d’une telle procédure se révèle parfois être au détriment de la vie même des demandeurs. Agnès Debarge s’en fait l’écho dans sa recension de Tarjuman. Enquête sur une trahison française ; cet ouvrage retrace le sort en suspens des interprètes afghans ayant traduit pour les armées qui, venues libérer leur pays, les ont cependant abandonnés aux mains des talibans à leur départ.

5 Perrine Val, pour sa part, retracera le parcours de Jeanne et Kurt Stern, un couple de traducteurs et réalisateurs de films qui, en pleine guerre froide, travailla à la promotion de la littérature d’Allemagne de l’Est en France, et de la littérature ou du cinéma français en République démocratique allemande, parfois en prenant clairement position.

6 En hors cahier, Pierre Jeanson révélera l’existence de liens entre finance, éthique et traduction. Il expliquera comment des phénomènes tels que l’évasion fiscale, la corruption, le surendettement des États et le blanchiment d’argent peuvent faire dysfonctionner le système économique. Dans un tout autre registre, Antoine Guillemain nous livrera les secrets de la tradaptation de chansons pop. Invitant le public à comprendre le sens profond des chansons, il relativisera la notion de fidélité en traduction lorsqu’il s’agit de paroles de chansons. Enfin, El Mehdi Soltani proposera quelques points d’intérêt de l’ouvrage Diagonales de la communication interculturelle.

7 Vous aurez certainement remarqué que Traduire a fait peau neuve ! Nous espérons que le contenu de ce numéro vous plaira autant que sa nouvelle présentation et vous souhaitons une bonne lecture.

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Hommage à Maurice Morvillez

Françoise Wirth

1 Maurice Morvillez, fidèle contributeur de Traduire, nous a quittés le 8 janvier 2019.

2 Maurice était depuis longtemps un pilier de la revue, mais quand je suis entrée à la commission Traduire, début 2007, je n’en savais rien. La revue était alors dirigée de main de maître par Dominique Martin et Marie Gravey, toutes deux, comme moi, de la région Rhône-Alpes.

3 À l’époque, les relectures d’épreuves se faisaient au crayon, à la main, sur de grandes feuilles envoyées aux relecteurs par l’imprimerie Compédit-Beauregard, qui a accompagné l’aventure de Traduire de 1996 à 2018. Cette tâche était assurée par deux personnes chargées de relire et d’annoter séparément les textes, puis de se concerter par téléphone pour harmoniser leurs commentaires et les reporter sur un seul jeu d’épreuves, renvoyé ensuite par la poste à l’imprimerie. En ce début d’année 2007, pour mes premières relectures d’épreuves, c’est avec Maurice Morvillez que j’ai fait équipe.

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Quelle formidable façon d’apprendre le « métier » et d’entrer dans la fabrication de la revue ! Rien de plus agréable que de travailler avec lui. J’ai pu d’emblée apprécier sa grande gentillesse, son ouverture d’esprit et sa modestie. Adhérente encore récente de la SFT en région, je ne m’étais pas beaucoup intéressée ni à l’histoire du syndicat ni à sa structure centrale. Et Maurice n’était pas du genre à rouler des mécaniques. S’il parlait volontiers de ses traductions techniques (traducteur, il était aussi terminologue et ingénieur), pas une fois je ne l’ai entendu rappeler les fonctions qu’il avait occupées à la SFT. Pourtant, difficile de dire qu’il ne s’y était pas investi ! Membre du Comité directeur de 1991 à 2003, il a successivement assumé les fonctions de trésorier adjoint, de trésorier, de secrétaire général et de président (en 1997). Le président de la SFT est d’office directeur de la publication de Traduire, mais Maurice est le seul à être directement passé de ce poste à celui de rédacteur en chef, qu’il occupa de 1998 à 2003.

Il prit alors la suite de Maurice Voituriez… C’est l’époque où Traduire avait ses « deux Maurice ». S’il n’était plus rédacteur en chef après 2003, il n’a pas quitté le comité de rédaction pour autant. Depuis 1998, et jusqu’à la fin de l’année 2018, il y a peu de numéros auxquels il n’ait pas contribué. Le compte est vite fait : Maurice a participé à la revue pendant vingt ans !

4 Quand j’étais rédactrice en chef de Traduire, il me téléphonait de temps en temps.

Parfois, je crois, sans qu’il le dise, simplement pour m’assurer de son soutien et me remonter le moral, car la tâche n’était pas de tout repos ; l’histoire de la revue n’a rien d’un long fleuve tranquille. Et cela marchait. Après l’appel de Maurice, je me sentais mieux. Comment résister à l’enthousiasme de cet octogénaire, toujours prêt à aller de l’avant, à voir l’avenir avec optimisme et à avaler sa part de travail ! Car Maurice était toujours partant malgré les années qui passaient. Il s’est mis sans problème à la relecture d’épreuves sur PDF, au maniement de Dropbox et même aux visioconférences ! Rien ne semblait devoir l’arrêter. J’avais le sentiment, moi qui ai quitté la commission avant lui, qu’il y serait toujours, qu’il était indestructible. Hélas, voilà que la Faucheuse est passée…

5 On se souvient, Maurice, et on te remercie de tout ce que tu as fait, pour la revue, pour le syndicat, pour les métiers de la traduction !

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L’autre moitié de l’humanité, aussi

Isabelle Meurville

Les ambassadrices du Quai d’Orsay

1 Épinglé pour son retard dans l’application de la loi Sauvadet, qui vise à faciliter l’accès au statut de fonctionnaire du personnel contractuel, le Quai d’Orsay réagissait à l’occasion d’un point presse le 7 décembre dernier en soulignant la féminisation de son encadrement supérieur (environ 30 %), qui se traduit notamment par un doublement du nombre d’ambassadrices en cinq ans, portant leur effectif à 46. La conférence annuelle qui les rassemble fin août convoque effectivement les ambassadeurs et les ambassadrices, sans craindre la lourdeur d’un doublet de quatre syllabes.

2 Avec l’entreprise de masculinisation – au titre du genre le plus noble, le masculin l’emporte sur le féminin – à la fin du XVIIe siècle, la langue française s’était vue

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confirmée comme un outil de pouvoir, notamment politique. Voilà pour la lettre. Quant à l’esprit, il se rebelle pour donner aussi de la visibilité à l’autre moitié de l’humanité.

La démarche est engagée depuis environ trois décennies, si l’on fait remonter la phase en cours à la création de la commission de terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions, fondée par Yvette Roudy et présidée par Benoîte Groult en 1984.

3 Bien des fruits ont mûri ou pourri sur les branches des initiatives prises depuis les années 1980. Citons, par exemple, les réactions outrées des quarante qui siègent à l’Académie française contre l’adoption du terme ambassadrice, alors que le premier dictionnaire publié en 1694 par ladite Académie comprenait ce terme et le définissait comme « une dame envoyée en ambassade […] ou la femme d’un ambassadeur ». Les deux acceptions existent donc depuis plus de trois cents ans, et la pratique en atteste.

Heureusement, le 28 février 2019, l’Académie française a fini par reconnaître du bout des lèvres qu’il n’existait « aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions ».

4 Autre illustration des remous de la féminisation (ou plutôt de la démasculinisation de la langue) : la polémique de l’automne 2017 autour de l’écriture inclusive et de l’affaire Hatier. La maison d’édition de manuels scolaires avait osé utiliser quelques doublets au long, paysans et paysannes, ainsi que quelques doublets abrégés, artisan·es. L’affaire a eu le mérite de soulever les incompréhensions, les objections et les contre-objections.

Nous ne reviendrons pas davantage sur cet épisode ; disons simplement que, pour beaucoup, l’écriture inclusive se réduirait à l’utilisation de marqueurs typographiques précédant un suffixe féminin. Il n’en est rien. Le français offre bien plus de solutions pour donner de la visibilité aux femmes, ainsi qu’aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette binarité.

Deux cas pratiques

1) Les réfugiés humanitaires du camp de Dadaab au Kenya

5 Le premier cas pratique exposé s’intéresse aux réfugiés humanitaires du camp de Dadaab au Kenya. Des familles entières sont concernées. Certaines vivent dans ce camp depuis vingt ans. L’enjeu de la communication consiste à donner un visage humain à la recherche de fonds d’une organisation non gouvernementale (ONG), sans réduire les personnes à leur statut de réfugiées, ce que tend à faire le terme masculin générique réfugiés.

6 Le document source recense des refugees, respondents, volunteers, managers, healthcare providers. Les choix retenus pour la traduction en français mêlent en alternance des sub-stantifs féminins et masculins avec des termes globalisants selon la perception du groupe et des individus. Il est ainsi question dans le document cible de familles réfugiées, de responsables communautaires, de bénévoles, d’une cheffe de mission, d’hommes et femmes (le doublet apparaît à une seule reprise), de personnes interrogées(dans le cadre d’un sondage), de participantes et de milliers de vies. La diversité des solutions permet de rendre un texte cohérent et respectueux de tout le monde.

7 L’ONG en question a validé les choix retenus sans pouvoir s’empêcher de réinsérer à la dernière minute quelques termes au masculin générique qui n’ajoutent rien au message

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et rendent l’ensemble du document peu cohérent. Malheureusement, ce problème d’absence de contrôle par la traductrice avant la mise en ligne définitive est récurrent.

Grrr !!

2) La situation des survivantes yézidies

8 Le deuxième cas exposé relate la situation des survivantes yézidies, esclaves sexuelles des combattants de Daesh, enlevées dans le massacre de Sinjar. La traduction du rapport est commandée par une ONG qui donne quelques contraintes linguistiques, mais laisse une relative liberté de traduction, pour autant que les choix soient justifiés, évidemment.

9 Le contexte est celui d’une attaque violente de Daesh contre la population yézidie, minorité religieuse persécutée qui vit au pied du mont Sinjar au nord-ouest de l’Irak.

10 Le premier choix à faire est lié à cette population. Le vocable qui vient immédiatement à l’esprit pour les désigner est les Yézidis. Pourtant, après avoir lu le rapport entier et constaté qu’il décrit les souffrances des femmes de cette communauté, le choix se porte sur une alternance du générique masculin avec les expressions population yézidie et communauté yézidie. D’une part, le masculin générique s’efface partiellement, d’autre part, deux termes spécifiques, population et communauté, viennent ajouter à la fois un aspect humain et l’idée d’un groupe constitué, caractéristique qui prévaut dans ce cas sur le nom de la communauté en question, Yézidi, que le grand public en France ne connaît pas.

11 Le deuxième choix primordial vise un terme arabe, sabaya, préservé dans le texte source en anglais. Une consultation rapide de documents en ligne suffit à comprendre que le terme désigne des prisonnières de guerre. Il sera donc conservé en arabe, suivi de son explication lors de sa première occurrence au féminin uniquement, puis repris tel quel, en italique dans le corps du rapport.

12 Vient ensuite le mot qui demande le plus de réflexion, non par sa difficulté, mais en raison d’une décision préalable externe qui perturbe la donne et parce que la réalité que recouvre returnees impose la réflexion. Quel vocable adopter en français pour désigner les femmes et les filles qui reviennent de l’enfer ? Capturées par les soldats de Daesh lors du massacre du mont Sinjar, elles ont été envoyées dans d’autres villes et villages hors de leur région d’origine. Certaines ont été vendues sur des marchés aux esclaves. Elles ont été les esclaves sexuelles des combattants de Daesh (souvent étrangers) et se sont enfuies ou ont été libérées contre rançon. Elles regagnent détruites leur région natale pour découvrir que leur famille a disparu (assassinée ou réduite en esclavage).

13 Comment donc traduire returnee dans le cas de femmes enlevées en masse et asservies, notamment sexuellement ? On pense au cas analogue des lycéennes capturées par Boko Haram. Pour faire état de ce triste épisode, les rapports et la presse ont adopté en français les termes qui mettent en exergue la jeunesse des victimes : filles, jeunes filles, lycéennes (en anglais, Bring back our girls). Or dans le rapt des Yézidies, les violences touchent des femmes de tous âges.

14 Le nom anglais returnee désigne une personne qui rentre chez elle depuis l’étranger. Il est donc déjà inapproprié pour désigner dans cette langue le retour de ces femmes et filles qui n’ont pas quitté leur pays. Le site Merriam-Webster en donne même la

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définition suivante : one returning to the U.S. after military service overseas. Bref, la polysémie d’un mot et le glissement de sens dans l’usage caractérisent précisément une langue vivante. Plusieurs propositions spontanées viennent donc à l’esprit : rapatriées, revenantes ou survivantes. Examinons-les. Rapatriées inclut bien cette notion de revenir chez soi après un séjour à l’étranger. Il ne porte pas la force émotionnelle d’un déplacement contre son gré. Le substantif français véhicule, comme en anglais, l’idée de rentrer d’un pays étranger dans le sien. Revenantes pourrait convenir en ce qu’il ne renferme pas cette idée de venir de l’étranger et en ce que l’aspect fantomatique accolé à ce substantif rend bien compte de la gravité de la situation de ces femmes et filles.

Malheureusement, et c’est là que le bât blesse, la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) l’a retenu en 2017 pour désigner précisément les combattants et combattantes de Daesh qui rentrent dans leur nation d’origine, souvent un État membre de l’Union européenne ; l’Interactive Terminology for Europe (IATE) et le Grand dictionnaire terminologique (GDT) ont également retenu ce terme dans cette acception. Il n’est donc pas question de regrouper les victimes sous le même vocable que leurs agresseurs et agresseuses. Le terme survivantes finalement retenu rend bien compte des atrocités vécues par les victimes, indépendamment du fait qu’elles rentrent chez elles (dans le même pays) où une famille ne les attend pas nécessairement, et où le voisinage peut les stigmatiser et les ostraciser.

15 Enfin, parmi ces esclaves figuraient aussi des petits garçons. La question s’est donc posée d’adopter le masculin générique : esclaves sexuels, Yézidis, enlevés, violés, frappés, vendus sur les marchés, enfuis, libérés… Afin de tenir compte de l’écrasante majorité de femmes et de la caractéristique de crime sexuel et basé sur le genre, le choix final conserve les termes en français au féminin et précise de manière opportune la présence d’enfants, dont des garçons ; un paragraphe particulier du rapport leur était par ailleurs réservé.

16 Toutefois, la réflexion doit aller plus loin. Utiliser le viol et l’asservissement sexuel comme armes de guerre n’est malheureusement pas nouveau, et il est grand temps de nommer ces crimes, car ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Parmi diverses possibilités – ex-captives, échappées, ex-esclaves, affranchies, évadées, rescapées –, aucune ne rend précisément compte de la réalité. Les recherches font surgir le terme odalisque qui définit une esclave dans l’Empire ottoman, mais conserve de manière décalée une connotation valorisante et esthétique forte, car il relève d’un registre artistique, la peinture.

17 Pourquoi ne pas conserver le terme arabe de sabaya particulièrement contextualisant ? La réflexion est ouverte et l’usage tranchera.

18 En conclusion, qu’il s’agisse des institutions publiques, comme le Quai d’Orsay, ou des ONG, celles et ceux qui tiennent à équilibrer la visibilité des femmes à l’écrit contournent le masculin qui inclurait les femmes (il n’existe pas de neutre en français) et adoptent de plus en plus la rédaction non sexiste (ou écriture inclusive). Hors de nos frontières, avec l’administration fédérale et cantonale suisse1, par exemple, qui s’engage sincèrement sur cette voie sans nier les difficultés d’une langue genrée, c’est toute la francophonie qui passe à la vitesse supérieure.

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BIBLIOGRAPHIE

Sur la toile, la saisie des mots clés « guide de rédaction non sexiste » ou « guide de rédaction épicène » dans le champ recherche de votre moteur de recherche préféré font des miracles et vous embarquent instantanément dans un voyage à travers la francophonie.

BECQUER Annie et al., Femme, j’écris ton nom… : guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, France, La documentation française, 1999,

www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/994001174/index.shtml, consulté le 13 mai 2019.

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Collectif, Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe, France, 2015, http://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hcefh__guide_pratique_com_sans_stereo-_vf- _2015_11_05.pdf, consulté le 13 mai 2019.

Collectif, La féminisation des textes, Canada, Travaux publics et services gouvernementaux du Canada, Bureau de la traduction, TermiumPlus, www.btb.termiumplus.gc.ca/redac-chap?

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Collectif, Mettre au féminin, Belgique, Fédération Wallonie-Bruxelles Culture, 2014, www.languefrancaise.cfwb.be/index.php?

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Collectif, Les mots de l’égalité, Lausanne (Suisse), université de Lausanne, 2018, www.unil.ch/

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Collectif, Guide de formulation non sexiste des textes administratifs et législatifs de la Confédération, Suisse, Chancellerie fédérale, 2000, www.unige.ch/rectorat/egalite/files/9414/0353/2732/

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GYGAX Pascal, vidéo lors du Salon international de l’écriture, rétrospective 2018, Colombier, Suisse, 2018, www.salonecriture.org/rétrospective-2018/vidéos/, consulté le 13 mai 2019.

HADOT Pierre, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2004.

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MEURVILLE Isabelle et al., Dictionnaire des synonymes et termes proches épicènes, Chaffois (France), 2019, www.translature.com/dictionnaire-des-synonymes-epicenes/, consulté le 13 mai 2019.

PERROT Michelle, Les Femmes ou le silence de l’histoire, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2012.

VIENNOT Éliane, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Paris, iXe, coll. « XX-Y-Z », 2017.

VIENNOT Éliane, Le Langage inclusif. Pourquoi, Comment, Paris, iXe, coll. « XX-Y-Z », 2018.

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VIENNOT Éliane, L’Académie contre la langue française, Paris, iXe, coll. « XX-Y-Z », 2016.

YAGUELLO Marina, Les Mots et les femmes, essai d’approche sociolinguistique de la condition féminine, Lausanne (Suisse), Nadir Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2002.

NOTES

1. Journée d’étude du 25 janvier 2019 organisée par l’université de Genève sur le thème « La rédaction législative et administrative inclusive : la francophonie entre impulsions et résistances » – www.unige.ch/formcont/cours/redaction-inclusive

AUTEUR

ISABELLE MEURVILLE

Traductrice indépendante de l’anglais vers le français, Isabelle Meurville est diplômée de l’université de Rennes 2. Elle accompagne les entreprises de la filière Environnement et les organisations de droits fondamentaux dans leur communication écrite : traduction, création de contenu et veille thématique multilingue. Depuis vingt ans, elle applique les règles de rédaction non sexiste pour sa clientèle et propose désormais une formation « Écrire sans exclure ». Isabelle Meurville a déjà publié dans la revue Traduire une fiction intitulée « C’est curieux chez les linguistes ce besoin de faire des phrases » (no 233 « Voyage en équipage »).

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Discours politique et récit national

Sabrina Ariès Lardeux

1 En ces temps de crise des vieux États-nations, le récit national s’invite bien souvent dans le discours politique, soit pour préciser le contour de frontières perçues comme floues, soit pour exalter et défendre une identité nationale prétendument menacée.

Loin du traducteur l’idée de juger ce recours aux mythes fondateurs convoqués pour rassembler un peuple autour d’un même récit. La question est plus ardue lorsqu’il s’agit de le retranscrire dans le cadre de relations diplomatiques ou pour la presse. Outre les références culturelles, sociales et historiques, les connotations et les euphémismes présents dans le discours politique témoignent d’une élasticité des concepts qu’il n’est pas toujours aisé de traduire – et cela davantage encore dans le discours national- nationaliste conçu pour exalter le sentiment d’appartenance à une communauté d’esprit et de destin. C’est précisément le caractère mouvant – et parfois glissant, voire ambigu – des termes utilisés dans ce type de discours qui le rend si délicat à traduire.

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Qu’il s’adresse à une frange restreinte de la population ou qu’il vise à toucher l’audience la plus large possible, le discours national-nationaliste use toujours de l’art d’écrire les fluctuations de son propre récit historique. Cette ambiguïté obligera bien souvent le traducteur à nager dans les eaux troubles de la nuance et de l’interprétation, tout en s’efforçant d’analyser, avec la distance adéquate et sans s’y noyer, les actes et les contextes de communication, ainsi que les rôles et les comportements des locuteurs et des destinataires. À propos de la notion d’ambiguïté du discours diplomatique, Olivier Arifon indique :

Dans la langue française, un grand nombre d’expressions montrent la richesse de cette notion : ambages, allusions, demi-mots, contenus latents, sens cachés, sous-entendus, arrière-pensées, etc. Les procédures de langage, leurs compréhensions, en un mot l’analyse des situations du discours, des silences et des affirmations, sont bien une aptitude indispensable au métier de diplomate.

2 Remplaçons diplomate par traducteur et le tour est joué : voilà le portrait-robot du parfait traducteur de discours politique et/ou diplomatique ! Même si cela semble une évidence, celui-ci doit, pour mener sa tâche à bien, se défaire de ses oripeaux culturels, historiques et politiques pour parvenir à se mettre à égale distance du locuteur et du destinataire. Une lapalissade qui se transforme parfois en gageure.

3 Pour illustrer mon propos, je m’appuierai en particulier sur la « crise catalane » et les stratégies de communication politique mobilisées par le gouvernement catalan pour promouvoir la cause indépendantiste par-delà ses frontières, notamment en France et en Belgique, depuis 2010 et plus intensément depuis le 1er octobre 2017. De prime abord, la tradition jacobine française et la définition de la nation qui en découle rendent l’existence d’une nation catalane au sein de l’Espagne difficilement audible.

Nous verrons que le récit national, par sa spécificité, complique la transposition des éléments de langage du discours nationaliste d’une langue à l’autre. Le choix des termes revêt un caractère essentiel lorsqu’il s’agit de sensibiliser un auditoire à une cause, quelle qu’elle soit. Le procés indépendantiste catalan ne déroge pas à la règle, émaillant ses discours de références à la lutte pour les droits civiques dans les États- Unis des années 1950-1960, à la répression de la dictature franquiste, à la Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore à la révolution ukrainienne de 2014, pour tenter d’entrer en résonance avec une mémoire universelle plutôt que catalano- centrée. Lorsque les mots « démocratie », « peuple », « nation », « prisonniers politiques », « répression » sont agités comme des chiffons rouges dans les discours, quel espace existe-t-il pour le traducteur, devenu jongleur (ou funambule, c’est selon) sur la piste des éléments de langage, de la langue de bois et autres novlangues du cirque politico-médiatique ?

Le récit national, entre histoire intime et identité collective

4 Avant d’entrer dans le vif du sujet, je me dois de répondre à deux questions : qu’est-ce qui distingue ce que l’on nomme le récit national de tout autre type de discours politique ? En quoi cela affecte-t-il particulièrement l’acte de traduire ?

5 Dans la tradition historiographique française héritée du XIXe siècle, dont les figures tutélaires sont Ernest Lavisse et Jules Michelet, le récit national (voire le « roman national ») se conçoit comme un récit patriotique et centralisateur, tout à la louange de

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la nation, avec ses héros et ses hauts faits d’armes, tout autant science que liturgie. Il suffit de relire la couverture du manuel d’histoire de France à l’attention du cours moyen rédigé par Lavisse (édition de 1913) pour saisir l’ampleur de cette mission politique :

Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France. Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la France.

Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande.

6 Pour Patrick Boucheron et Nicolas Delalande, auteurs avec un collectif de 122 historiennes et historiens d’une Histoire mondiale de la France (Éditions du Seuil, 2017) cherchant à offrir une vision alternative de l’histoire qui soit dégagée du parti pris du roman national trop souvent exploité par le discours politique,

[l]’histoire des appartenances montre en effet que l’identification nationale ne s’impose qu’au XIXe siècle, à travers des dispositifs, des discours ou des politiques publiques dont les historiennes et les historiens se font les analystes minutieux.

7 Ainsi, le récit national s’élabore à partir de vérités énoncées par certains historiens soucieux de surligner les évènements fondateurs, unificateurs – et si possible glorificateurs – de leur pays. Il est repris à l’envi par des hommes et des femmes politiques de tout bord utilisant l’histoire pour justifier une posture morale ou politique. Preuve de l’importance de l’enjeu politique du récit historique et national, et à la suite du succès remporté par l’entreprise de Patrick Boucheron, on verra d’ailleurs apparaître en Espagne une Historia mundial de España, sous la direction de Xosé M.

Nuñez Seixas (Ediciones Destino, 2018), et, en Catalogne, une Història mundial de Catalunya, sous la direction de Borja de Riquer (Ediciones 62, 2018).

8 Dans le contexte catalan, le discours national-nationaliste recourt abondamment au récit historique pour fédérer le peuple autour du projet indépendantiste, à l’instar des propos tenus par Artur Mas, alors président de la Généralité de Catalogne, lors de son allocution du 27 septembre 2014 – après la signature du décret convoquant la consultation du 9 novembre 2014 sur l’avenir politique de la Catalogne :

Tengo el honor de ser el 129 presidente de la Generalitat de Cataluña, institución creada en 1359 y que desde la primera presidencia de Berenguer de Cruïlles ha reflejado durante casi siete siglos la voluntad de autogobierno de los catalanes. A lo largo de estos siete siglos solamente imposiciones externas han provocado la suspensión del autogobierno. Un autogobierno que la voluntad expresa del pueblo catalán siempre ha deseado recuperar. Nuestras raíces son profundas, como lo es la solidez de nuestro sentimiento. Pero más sólidas resultan todavía la voluntad y la determinación de construir un país mejor de cara al futuro. Un buen país.

J’ai l’honneur d’être le 129e président de la Généralité de Catalogne, institution créée en 1359 et qui, depuis la première présidence de Berenguer de Cruïlles, a affirmé pendant près de sept siècles la volonté des Catalans de se gouverner eux-mêmes.

Au cours de ces sept siècles, le gouvernement autonome n’a dû sa suspension qu’à des contraintes extérieures. Un gouvernement autonome que la volonté expresse du peuple catalan a toujours désiré retrouver. Nos racines sont aussi profondes que notre sentiment est solide. Mais plus solides encore sont notre volonté et notre détermination à construire un meilleur pays pour l’avenir. Un bon pays.

9 De son côté, l’historien Jaume Sobrequés i Callicó explique dans l’ouvrage Història de Catalunya que son travail répond tout autant à « une intention scrupuleusement

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rigoureuse » qu’à « une motivation sociale et politique », ainsi qu’à « une volonté inébranlable de servir le pays ».

10 On l’aura compris, cette invitation incessante de l’histoire dans le discours politique et cette irruption du récit national dans le champ de la parole publique représentent un enjeu de taille pour le traducteur : comment se défaire de son propre bagage historico- politico-culturel (conscient ou inconscient) pour ne pas tomber dans les écueils de la surinterprétation ? Et comment transcrire la part d’inconscient collectif culturel et émotionnel du discours national ?

Les métamorphoses du discours

11 Après « l’intensive opération nationalisatrice, voire renationalisatrice, de la société catalane » du pujolisme (Jordi Pujol a été président de la Généralité de Catalogne de 1980 à 2003), bien détaillée par Jordi Canal dans un ouvrage publié peu de temps après le référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017, le discours nationaliste a entamé il y a plusieurs années une nouvelle étape d’extériorisation de la cause qu’il défend sur la scène internationale, à savoir le droit à l’autodétermination de la nation catalane. Cette divulgation, portée par une campagne de lobbying auprès de différents organismes et institutions européens, conduit à l’adoption des codes du discours diplomatique, plus neutre et formel.

12 Il ne s’agit plus d’exalter le sentiment d’appartenance à la nation catalane (avec succès depuis plus de trente ans, d’après Jordi Canal), mais bien plutôt de justifier – vis-à-vis de l’extérieur – et de légitimer une communauté de destin dans l’exercice de son droit fondamental d’exister et de choisir. Si je donne cette précision, ce n’est pas tant pour le plaisir de décortiquer et de gloser sur les stratégies de communication politique mises en œuvre dans le discours indépendantiste catalan, que pour montrer que le destinataire ayant changé, son objectif n’est plus le même et partant, la charge du propos en est transformée.

13 Pour montrer que le « problème catalan » ne peut se réduire à une simple (et ô combien complexe) question de politique intérieure de l’État espagnol, mais qu’il relève d’une problématique éminemment européenne, les dirigeants indépendantistes doivent adopter un discours qui ne les situe plus seulement dans le champ intérieur et intime de l’identité, mais dans celui plus standardisé et formel des relations entre pays. Faire appel, en somme, à un langage commun, à une terminologie dont la puissance évocatrice transcende les frontières culturelles. Si leurs réalités et leurs manifestations peuvent différer, les termes « répression », « injustice », « démocratie » renvoient bon an mal an à une mémoire et à une compréhension communes. Pour être efficace, le discours doit ainsi adopter une approche stratégique dont l’objectif est de démultiplier son audience en procédant à un double mouvement de dilution et de radicalisation de la langue pour être compris de tous. Ainsi, dans son allocution de déclaration/

suspension d’indépendance de la Catalogne sous la forme d’une République, Carles Puigdemont proclamait le 10 octobre 2017 :

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Vivim un moment excepcional, de dimensió històrica. Les seves conseqüències i efectes van molt més enllà del nostre país i s’ha fet evident que, lluny de ser un afer domèstic i intern, com sovint hem hagut d’escoltar de part dels qui han negligit la seva responsabilitat per no voler conèixer el que estava passant, Catalunya és un afer europeu.

Nous vivons un moment exceptionnel, historique. Ses conséquences et ses effets dépassent les frontières de notre pays, et il est aujourd’hui évident que, contrairement à ce que nous avons coutume d’entendre de la part de ceux qui négligent leur responsabilité en refusant de voir ce qui est en train de se produire, la Catalogne ne se limite pas à une question de politique interne, mais concerne bel et bien toute l’Europe.

14 Or, si l’on sait que l’une des prémisses à l’acte de traduire est de bien définir le locuteur et le destinataire, force est de constater que le destinataire n’est plus un, mais multiple.

Nous vivons dans une époque où les actes de paroles – institutionnels ou non – sont amplifiés. Qu’un responsable politique publie une saillie sur Twitter, s’exprime au micro d’un journaliste au détour d’un couloir ou prononce un discours formel, ses mots se retrouveront propulsés sur des centaines de supports (réseaux sociaux, dépêches de presse), tronçonnés, décortiqués et commentés jusqu’à la lie. Cette situation modifie profondément la charge du discours et a entraîné l’émergence d’une culture du

« clash » ou du « buzz » qui ne conçoit la prise de parole que comme une course au mieux-disant ou comme une parole plus vraie que la vérité elle-même. Pour Joanna Nowicki et Michaël Oustinoff,

[l]a « langue de bois » est perçue comme la langue d’hier, obsolète et ringarde. Elle est souvent remplacée aujourd’hui par le « parler vrai », une langue sans détour qui – contrairement à la langue de bois qui communique sans informer – informe en communiquant, directement dans la langue de l’autre, une langue simple, comprise par tous et non réservée à une élite.

15 Dès lors, comment traduire la charge du discours tout en adoptant les codes du marketing politique, alliant tout à la fois paroles creuses et paroles crues ?

16 Cette charge du discours repose sur ce que John R. Searle nomme les faits institutionnels :

Je propose d’appeler ces faits auxquels se rapporte le groupe d’affirmation mentionné plus haut, des faits institutionnels.

Il s’agit bien de faits, mais leur existence, à la différence des faits bruts, suppose l’existence de certaines institutions humaines. […] C’est seulement parce qu’existe l’institution de la monnaie, que j’ai en ce moment dans la main un billet de cinq dollars. Retirez l’institution, et je n’aurai plus qu’un morceau de papier sur lequel sont inscrites des choses en gris et vert.

17 Cependant, cette institution ne peut exister que si le contexte culturel, historique et social est défini. Dès lors que le destinataire est multiple et que les actes de langage sont polymorphes, que reste-t-il de la charge du discours, du signifiant et du signifié ? Doit-on pour autant adopter les sacro-saints éléments de langage standardisé au bénéfice d’une lingua franca et au détriment de la part intraduisible de la charge du discours ?

18 Cette question de la langue franque se pose dès lors qu’une déclaration est extraite de son contexte (culturel, historique, politique) et largement diffusée. Dans le discours national-nationaliste catalan, on a déjà eu l’occasion de relever de tels marqueurs d’ajustement. Si l’intervention de Carles Puigdemont se situait dans le registre des valeurs universelles (démocratie, droit à l’autodétermination des peuples, droits fondamentaux) adoptant le langage formel des relations internationales, d’autres

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éléments de langage introduits dans les prises de parole publique visent quant à eux à mobiliser une charge émotionnelle, un sens universellement reconnu et identifiable par tous. Prenons par exemple la référence aux drets civils ou aux drets cívics. À de nombreuses reprises, la confusion est faite en catalan et en français entre « droits civils » et « droits civiques », dans la presse comme dans les discours. Qu’elle soit volontaire ou non, cette erreur de transposition d’un concept juridique d’un système institutionnel vers un autre révèle pourtant la difficulté à traduire l’intention du propos. Or, outre la nuance juridique entre droits civils et droits civiques, la charge de l’un ou l’autre terme est substantiellement différente. Si le locuteur parle de droits civils, il se place automatiquement dans le champ des valeurs et principes universels, ratifiés par l’Assemblée générale des Nations unies dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté le 16 décembre 1966. En revanche, s’il renvoie à la défense des droits civiques des Catalans, il introduit une allusion aux luttes menées entre 1945 et 1970 par le Mouvement des droits civiques aux États-Unis pour obtenir le droit de vote des Noirs américains et mettre un terme à la ségrégation dans les États du Sud. Dans un cas, il s’agit de légitimer une cause en la plaçant sous l’égide d’une autorité universellement reconnue (ou presque), dans l’autre, d’exacerber le caractère discriminatoire d’un déni de reconnaissance de la légitimité de cette même cause. Dans les deux cas, on constate que les faits institutionnels permettant de capter et de retranscrire la charge du discours sont définis par les termes choisis par le locuteur et par le contexte dans lequel il souhaite s’inscrire de manière volontaire ou non. On voit également qu’ils peuvent être largement modifiés par le vocable retenu par le traducteur, altérant de ce fait la finalité et la portée du discours. Il n’existerait donc pas de langue franche, non plus que d’éléments de langage, sans faits institutionnels, ni de faits institutionnels sans éléments de langage. Au traducteur de les maîtriser, CQFD ?

19 Revenons au portrait-robot du parfait traducteur/diplomate, esquissé au début de notre propos. Le voici à présent affublé du costume de démiurge du discours, maniant l’art d’interpréter le doute et usant d’habiles litotes pour contourner les écueils d’une communication floue et ambiguë destinée à un auditoire diffus. Ce serait oublier que derrière son masque bifrons, le traducteur est à la fois critique et historien du discours, analyste et fin praticien des langages. Il est, pour reprendre la comparaison de Jacques Catteau entre le traducteur et l’acteur, « à la fois spectateur froid et tranquille de son propre jeu, soumis sans cesse à l’analyse, et pourtant dispensateur de l’émotion la plus vraie ».

BIBLIOGRAPHIE

ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

ARIFON Olivier, « Langue diplomatique et langage formel : un code à double entente », in Hermès, La Revue, 58, p. 69-78, 2010, www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2010-3-page-69.htm, consulté le 13 mai 2019.

(20)

BOUCHERON Patrick, DELALANDE Nicolas, « Récit national et histoire mondiale. Comment écrire l’histoire de France au XXIe siècle ? », in Histoire@Politique, 31, p. 17-26, www.cairn.info/revue- histoire-politique-2017-1-page-17.htm, consulté le 13 mai 2019.

CANAL Jordi, Con permiso de Kafka, el proceso independentista en Cataluña, Madrid, Atalaya, coll.

« Península », 2018.

CATTEAU Jacques, « Les masques du traducteur », in Équivalences, 1-2, p. 7-18, 1991, www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_1991_num1_1133, consulté le 13 mai 2019.

NOWICKI Joanna, OUSTINOFF Michaël, « La langue de bois, notion clé du monde contemporain », in Hermès, La Revue, 71, 2015, p. 201-207, www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-1- page-201.htm, consulté le 13 mai 2019.

OUSTINOFF Michaël, « Langues de bois d’hier et parler vrai d’aujourd’hui : de la “novlangue” aux

“spin doctors” », in Hermès, La Revue, 58, 2010, p. 15-21, www.cairn.info/revue-hermes-la- revue-2010-3-page-15.htm, consulté le 13 mai 2019.

SEARLE John R., Les Actes de langage, essai de philosophie du langage, Paris, Hermann, Éditeurs des sciences et des arts, coll. « Savoir : Lettres », 1972.

AUTEUR

SABRINA ARIÈS LARDEUX

Sabrina Ariès Lardeux est traductrice indépendante de l’espagnol et du catalan au français. Après avoir vécu et exercé dans la province de Gérone (Espagne) pendant dix ans, elle vient de

s’installer en Aquitaine. S’intéressant particulièrement à la science politique et à la res publica d’un côté comme de l’autre de la frontière pyrénéenne, elle s’est spécialisée dans la traduction de la communication institutionnelle et politique.

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La « Pérégrination vers l’Ouest » de Xi Jinping

Ou quand le président chinois tente de se muer en politicien francophone

Kevin Henry

1 Depuis son avènement en 1949, le régime communiste chinois recourt amplement à la propagande pour galvaniser les masses et répandre la bonne parole. Toutefois, l’ascension en 2012-2013 du président Xi Jinping a vu une inflation galopante de ces entreprises de matraquage idéologique.

2 Dans la continuité de cet élan propagandiste, un autre phénomène à l’œuvre en Chine est le prosélytisme inédit pratiqué vers l’étranger. Partenaire essentiel dans le contexte de la mondialisation, le pays, dont les intentions restent opaques, inquiète les autres nations. À grand renfort de soft power, l’Empire du Milieu tente donc, au-delà des

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arguments économiques, de séduire la planète en mettant en avant la richesse et le succès de sa culture, mais aussi de son modèle politique et de son idéologie.

3 La publication multilingue de l’ouvrage doctrinal en deux volumes 《

习 近平 谈 治国理 政》

La Gouvernance de la Chine (Xi 2014a/b, 2018a/b), qui réunit des retranscriptions de discours, allocutions, communiqués et autres entretiens de Xi Jinping depuis sa nomination, est un exemple symptomatique de cette fièvre prosélyte qui gagne le pays.

Les Éditions en langues étrangères (

外文出版社

), qui patronnent le recueil, sont une branche de l’Administration chinoise de publication et de diffusion en langues étrangères (

中国外文出版 发 行事 业 局

), organe dépendant du département de la Publicité du Comité central du Parti communiste chinois (

中共中央宣 传 部

). L’identité des traducteurs qui ont participé à cette entreprise sans précédent reste inconnue, mais il ne fait aucun doute que les versions étrangères ont été effectuées par des équipes locales de langue maternelle chinoise du Bureau de compilation et de traduction du Comité central du PCC (

中共中央 编译 局

), ce qui explique en partie leur hétérogénéité stylistique et idiomatique.

4 Dans le présent article, nous examinerons la rhétorique de La Gouvernance de la Chine dans sa version française avec les outils de l’analyse du discours (Amossy 2006, Charteris-Black 2014, Chilton 2004) et à travers le prisme des translational norms (Toury 2012). À l’heure où les investissements considérables que l’Empire du Milieu consacre à ses forces armées suscitent l’interrogation de l’Occident, il semble bienvenu de déconstruire les discours du président chinois consacrés à la politique militaire ; nous chercherons ainsi à montrer comment la traduction a tenté de surmonter la difficulté d’allier surenchère nationaliste destinée au public chinois et volonté d’apaisement sur la scène internationale. Les quatre documents, réunis au sein du chapitre XII du volume II consacré à l’« Édification des forces armées », sont les suivants :

《充分发挥政治工作对强军兴军的生命线作用》 « Mettre pleinement en valeur le rôle du travail politique en tant que ligne vitale dans le renforcement et la montée en gamme de notre armée » (Xi 2018a : 499-505) ;

《全面实施改革强军战略》 « Mettre en œuvre sur tous les plans la stratégie de renforcement militaire par la réforme » (Xi 2018a : 506-514) ;

《加快形成军民融合深度发展格局》 « Accélérer la mise en place d’une architecture de développement en profondeur de l’intégration civilo-militaire » (Xi 2018a : 515-519) ;

《把强军事业不断推向前进》 « Promouvoir constamment l’édification d’une armée puissante » (Xi 2018a : 520-525).

5 Nous compléterons notre exposé en confrontant la traduction officielle et celle effectuée par nos étudiants de master 1 en traduction chinois-français lors du séminaire « Ateliers de traduction ». Suivant une approche socioconstructiviste, cette unité d’enseignement, qui regroupe pendant deux semaines tous les étudiants de master 1 en Traduction et en Interprétation de l’université de Mons (toutes finalités et langues confondues), propose une simulation d’un bureau de traduction multilingue professionnel, où les étudiants sont tenus de participer à toutes les étapes du traitement d’un projet dans le domaine de la traduction ou de l’interprétation. Dans l’optique d’une recherche critique, nos étudiants ont reçu la consigne de restituer au mieux la rhétorique de Xi Jinping en français, tout en se conformant à sa visée propagandiste. Par cet exercice, qui reproduit au plus près les conditions de travail des traducteurs chinois originaux, nous estimons être en mesure de comparer de manière

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pertinente et efficace les sensibilités particulières de traducteurs sinophones et francophones dans un projet explicitement prosélyte.

Analyse

6 Notre analyse s’articulera autour des trois composantes majeures de la rhétorique aristotélicienne classique :

l’éthos, qui représente le style que doit adopter l’orateur pour capter l’attention et gagner la confiance de l’auditoire, afin de se rendre crédible et sympathique ;

le logos, qui correspond à la logique, au raisonnement et au mode de construction de l’argumentation et s’adresse à l’esprit rationnel et objectif de l’interlocuteur ;

le pathos, qui rassemble les techniques stylistiques visant à susciter des passions, des désirs et des émotions et s’adresse à la sensibilité de l’auditoire.

1) L’adaptation à l’auditoire et la construction de l’éthos

7 L’un des traits qui frappent immédiatement le lecteur de La Gouvernance de la Chine touche à l’architecture argumentative des allocutions de Xi Jinping. Les pratiques discursives du chinois, radicalement différentes de celles du français, auraient pu faire craindre une certaine confusion. Et cela à tort, puisque des phrases parfois très longues de l’orateur sont souvent coupées. Ce réordonnancement rhétorique a pour effet d’accroître la crédibilité de l’auteur auprès du public en rendant son discours plus rationnel et cohérent. On note toutefois que ce rehaussement de l’éthos de Xi Jinping par le biais de cette mise en scène discursive est moins accusé dans la traduction officielle que dans la version proposée par les étudiants, qui se sont montrés très soucieux de (re)structurer et d’« alléger » le discours du président, quitte à supprimer parfois des passages jugés redondants. C’est notamment le cas dans l’exemple suivant, extrait du deuxième texte :

中央国家机关、地方各级党委和政府要强化大局观念,把支持深化国防和 军队改 革当作分内的事,拿出一些特殊措施和倾斜政策,主动帮助解决好 退役军人、职 工安置工作,党政军民齐心协力,共同落实深化国防和军队 改革各项任务,推动 全面实施改革强军战略不断取得新的进展,为实现中 国梦、强军梦作出新的更大 的贡献。 (Xi 2018b)

Les organismes d’État relevant de l’autorité centrale ainsi que les comités du Parti et les gouvernements locaux aux divers échelons doivent renforcer leur conscience de l’intérêt général, considérer comme le leur le soutien à l’approfondissement de la réforme de la défense nationale et de l’armée, adopter des mesures spéciales et des politiques préférentielles afin d’aider de leur propre initiative la réinsertion des militaires et employés démobilisés. Le Parti, le gouvernement ainsi que les autorités militaires et civiles doivent conjuguer leurs efforts pour mettre à exécution les diverses tâches destinées à l’approfondissement de la réforme de la défense nationale et de l’armée, pour obtenir sans cesse de nouveaux progrès dans l’application de la stratégie de renforcement militaire par la réforme, et pouvoir contribuer toujours davantage à la réalisation du rêve chinois et à celle du rêve du renforcement militaire. (Xi 2018a : 514)

Il est du devoir des organes centraux de l’État, des comités locaux du Parti et du gouvernement de renforcer le concept d’intérêt public, de soutenir le renforcement de la réforme de la défense nationale et de l’armée. Il faut adopter des mesures particulières et mener des politiques préférentielles pour aider activement à résoudre le problème de retraite des vétérans et de la réaffectation du personnel. Le Parti, le gouvernement, le corps militaire et le peuple devront travailler ensemble pour renforcer et promouvoir la pleine

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mise en œuvre de la stratégie de réforme et renforcement de l’armée, faire des progrès tactiques pour atteindre de nouveaux objectifs et apporter de nouvelles contributions plus importantes à la réalisation du rêve chinois et militaire. (Ateliers de traduction 20191)

8 La variété lexicale et syntaxique est aussi l’une des techniques auxquelles les équipes de traducteurs ont recouru le plus souvent pour relever le discours. En effet, alors que Xi Jinping, en bon orateur chinois, ne s’émeut pas de ressasser les mêmes termes, le français abhorre généralement la répétition. Par conséquent, là où les propos de Xi Jinping abondent en réitérations, les traducteurs ont soigneusement veillé à ne pas les reproduire, les étudiants belges se montrant plus sensibles à la diversification des solutions. Par exemple, dans le quatrième texte (Xi 2018a : 520-525), le terme fourre- tout 发

展 « développer/développement », dont on relève vingt occurrences, est traduit

par « évolution » (1 item), « développer/développement » (4 + 13) ou Ø (2) dans la version officielle, mais par « évolution » (2), « promouvoir » (2), « avancement » (3),

« développement » (2), « croissance » (1), « mise au point » (1), « nourrir » (1) ou Ø (8) dans la version de nos étudiants. Cet exemple illustre une autre stratégie facilement applicable, la suppression du terme inopportunément répété. On remarquera toutefois que cette règle ne s’applique pas aux anaphores, très fréquentes chez Xi Jinping. Ainsi, dans le troisième discours (Xi 2018a : 515-519), le syntagme推

进军 民融合深度 发 展, qui

introduit cinq paragraphes sur huit, est-il rendu systématiquement « afin de promouvoir le développement en profondeur de l’intégration civilo-militaire » par les traducteurs chinois et « pour une intégration civilo-militaire approfondie » par nos étudiants francophones ; pour accentuer la progression argumentative, ces derniers y ajoutent cependant des connecteurs logiques (« également », « de plus », « enfin »).

9 Dans tous les cas, les manipulations effectuées servent à « localiser », alléger et polir le discours de l’Autre en le rendant plus policé, cartésien et ordonné. Xi Jinping apparaît ainsi comme un tribun « à la française » prototypique et fantasmé : avisé et maître de sa communication, pondéré et mesuré.

2) La modulation du pathos et les figures de style

10 Pour réussir à convaincre son public de la pertinence de son argumentation, l’orateur recourt, entre autres, au pathos : il cherche à susciter une certaine émotion auprès de son auditoire afin de le rapprocher de ses opinions.

11 Dans notre cas, la difficulté à laquelle sont confrontés les traducteurs tient à l’hétérogénéité des publics cibles originaux et à leur non-adéquation avec ceux de la version française. En effet, le livre La Gouvernance de la Chine, destiné à persuader un lectorat non sinophone des bienfaits de la pensée de Xi Jinping, est intégralement constitué d’allocutions et de propos prononcés dans des circonstances variées. Dès lors, vaut-il mieux choisir la fidélité au cadre spatio-temporel initial, au risque d’aliéner le lecteur final par l’évocation de sentiments qui lui sont étrangers, ou l’adaptation à un nouvel allocutaire composite, en s’exposant alors à la dénaturation du ton original ? Ce questionnement, qui rappelle l’opposition dressée par Lawrence Venuti (1995) entre domestication et foreignization, rejoint la séparation qu’opère Christiane Nord (1997/2008 : 64-70) entre la « traduction documentaire », qui, bien que destinée aux lecteurs de la culture cible, témoigne d’une interaction communicative dans la culture source, et la « traduction instrumentale », qui vise une interaction en culture cible fondée sur une interaction en culture source. Concernant les quatre textes analysés ici, nous qualifierons leurs traductions d’« hétéro-fonctionnelles », selon la typologie de

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Nord : leur intégration dans La Gouvernance de la Chine leur assigne des fonctions (référentielle, expressive, appellative et phatique) similaires, mais non identiques à celles des textes sources.

12 Tout l’enjeu d’une analyse critique des discours sur l’« Édification des forces armées » sera ainsi de déterminer sous quelles modalités les accents martiaux, potentiellement menaçants, de Xi Jinping ont été transmis en français. Nous avons déjà constaté comment la réorganisation de la structure argumentative, la diversification du vocabulaire et la suppression de redites contribuent à rehausser l’éthos du président chinois, en y apportant une touche de rationalité. Ce même appareil stylistique sert tout autant à feutrer le ton péremptoire de Xi Jinping qu’à rendre sa rhétorique belliqueuse et ronflante moins intimidante pour le public francophone. Tant les traducteurs chinois que nos étudiants francophones natifs nous ont semblé avoir relevé cette gageure, quoiqu’avec une sophistication et une finesse différentes. Un exemple patent de cette tendance au polissage stylistique peut être trouvé dans le passage suivant, tiré du quatrième texte :

[…] 中国人民珍爱和平,我们决不搞侵略扩张,但我们有战胜一切侵略的 信心。

我们绝不允许任何人、任何组织、任何政党、在任何时候、以任何 形式、把任何 一块中国领土从中国分裂出去,谁都不要指望我们会吞下损 害我国主权、安全、

发展利益的苦果。人民军队要坚决维护中国共产党领 导和我国社会主义制度,坚 决维护国家主权、安全、发展利益,坚决维护 地区和世界和平。 (Xi 2018b) Le peuple chinois chérit la paix. Nous ne nous livrerons pas à l’agression ou à l’expansion, mais nous avons la confiance de pouvoir vaincre tous les agresseurs. Nous ne permettrons à quiconque, à aucune organisation, ni à aucun parti politique, de séparer une quelconque partie du territoire chinois, à quelque moment que ce soit et sous quelque forme que ce soit.

Personne ne peut s’attendre à ce que nous acceptions sans broncher un préjudice à la souveraineté, à la sécurité et aux intérêts en matière de développement de la Chine. L’armée populaire doit fermement sauvegarder la direction du Parti communiste chinois et le régime socialiste de notre pays, résolument défendre la souveraineté nationale et les intérêts en matière de développement du pays, ainsi que la paix régionale et mondiale. (Xi 2018a : 522-523)

Le peuple chinois est épris de paix. Nous ne viserons jamais l’invasion ni l’expansion, mais nous avons bon espoir de pouvoir repousser tout ennemi. Nous ne laisserons aucun peuple, organisation, ou parti politique, à aucun moment, et en aucun cas, s’emparer d’une partie de notre territoire. Nous ne vacillerons pas face aux menaces qui nuisent à notre souveraineté, à notre sécurité et à notre développement. L’Armée populaire doit renforcer la direction du Parti communiste et du système socialiste chinois, protéger la souveraineté, la sécurité et les intérêts de notre croissance, et garantir résolument la paix régionale et mondiale. (Ateliers de traduction 2019)

13 Pour obtenir l’adhésion d’un public, s’appuyer sur la doxa, c’est-à-dire sur le bon sens commun et sur les opinions présumées de l’auditoire, s’avère primordial. Pour ce faire, l’orateur habile n’hésitera pas à user de figures de style et de formules toutes faites : les premières, par leur caractère potentiellement original, attirent l’attention ; les secondes, lieux privilégiés du stéréotype, acquièrent une légitimité de leur répétition.

Le discours politique est connu pour tirer parti de ces deux stratégies, surtout de la deuxième, fondement de la « langue de bois ». Xi Jinping confirme cette tendance : depuis son investiture, il multiplie les effets d’annonce en psalmodiant à qui mieux mieux les mêmes slogans. Il n’est pas non plus avare de citations, comme l’atteste le premier discours, d’où sont notamment tirés les items suivants ; leur origine littéraire est explicitée, dans toutes les versions, dans des notes en bas de page :

“秉纲而目自张,执本而末自从。”

“为将之道,当先治心。”

Références

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