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Ansar al-charia Tunisie : une institutionnalisation à la croisée des chemins

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chapitre 18

Ansar al-charia Tunisie : une institutionnalisation à la croisée des chemins

Michaël Béchir Ayari et Fabio Merone

Près de deux ans après son arrivée au pouvoir à la tête d’une alliance gouver- nementale, le parti du mouvement Ennahda1, une formation islamiste héritière de la confrérie des Frères musulmans, ne semble pas réussir à canaliser la contestation salafiste-jihadiste en plein essor dans le jeune sous-prolétariat des quartiers populaires. D’autant que la situation économique et sociale se détériore et qu’une partie de la population n’a toujours pas revu à la baisse ses exigences de dignité et de justice sociale mises au jour par le soulèvement de décembre-janvier 2010-2011, pas davantage qu’elle ne les a vues satisfaites.

Alors que nombre de Tunisiens sont profondément désillusionnés par les partis politiques, les jeunes déshérités des périphéries urbaines, lesquels étaient souvent en première ligne des affrontements avec la police durant la « révolu- tion », sont de plus en plus nombreux à exprimer leurs frustrations avec les catégories de pensée du mouvement jihadiste international des années 2000.

Autrement dit, la croissance de la mouvance salafiste-jihadiste est manifeste en Tunisie. Ansar al-charia, une jeune organisation salafiste-jihadiste qui s’érige peu à peu en représentante de cette mouvance hétérogène, est consi-

1. Le 23 octobre 2011, lors des élections pour une Assemblée nationale constituante (ANC), ce parti a obtenu près de 40 % des suffrages. Il a dirigé une coalition gouverne- mentale, la Troïka, jusqu’à l’adoption consensuelle d’une nouvelle Consti tution en janvier 2014, assortie de la formation d’un gouvernement dit « de technocrates » chargé de préparer les nouvelles élections, programmées pour la fin de la même année.

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dérée par les autorités comme responsable de la plupart des violences qui agitent le pays depuis la fuite de Ben Ali. Or, contrairement à une idée reçue, Ansar al-charia s’est engagé, depuis sa création, début 2011, sur la voie d’une institutionnalisation qui pourrait faire évoluer le salafisme-jihadisme à l’échelle internationale, tant sur le plan idéologique que politique. Mais pour l’heure ce processus semble compromis. Les autorités tunisiennes se sont engagées dans une politique répressive non ciblée qui renforce les contradic- tions internes d’Ansar al-charia. La probabilité que l’islamisme radical rede- vienne cause et conséquence d’une nouvelle consolidation autoritaire est ainsi plus que jamais importante.

La croissance de la mouvance salafiste-jihadiste

La mouvance salafiste-jihadiste en Tunisie est plus rigoriste que ne l’était le mouvement islamiste de matrice Frères musulmans durant les années 1980, c’est-à-dire au moment de l’âge d’or de sa « pureté révolutionnaire ».

Elle revendique notamment la fusion du politique et du religieux, la stricte application de la loi islamique, l’obligation du port du voile et la sépa- ration des sexes dans l’espace public, ainsi que l’interdiction de l’alcool. Elle est également beaucoup plus ancrée dans les zones périurbaines défavorisées, et, à ce titre, emprunte davantage au registre de la délinquance et de la vio- lence sociale et juvénile que son aîné. À bien des égards, sa base sociologique fait davantage penser à celle du Front islamique du Salut (FIS) algérien, une génération auparavant, qu’à celle du Mouvement de la tendance islamique (MTI), ancienne appellation de Ennahda entre 1981 et 1988, beaucoup plus orienté vers la petite bourgeoisie des centres urbains et les étudiants origi- naires de l’intérieur du pays.

La situation sécuritaire s’est par ailleurs détériorée et le pays connaît une aggravation des violences sociales, juvéniles, politiques et religieuses2 que les autorités et la plupart des médias amalgament et mettent sur le compte d’Ansar al-charia : vigilantisme, intimidation de « laïques », émeutes urbaines déclenchées à la suite de supposées provocations contre l’islam, incendies de mausolées appartenant à des confréries soufies, attaque de l’ambassade américaine, assassinats de deux figures de l’opposition sécula- riste, exécution d’un commissaire de police dans une zone périurbaine de la capitale, meurtres de dizaines de membres des forces de sécurité lors

2. Voir International Crisis Group, Tunisie : violences et défi salafiste, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, n137, 2013.

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d’embuscades et d’affrontements armés, notamment près de la frontière algérienne.

À la fin d’août 2013, le ministère de l’Intérieur apporte les « preuves » de l’implication d’Ansar al-charia dans ces violences. Ali Larayedh, alors chef du gouvernement et ancien ministre de l’Intérieur (décembre 2011-février 2013), classe officiellement le groupe comme organisation terroriste. Cela signifie sur le plan juridique qu’y appartenir constitue désormais un crime.

Depuis, les arrestations de militants et sympathisants du collectif salafiste- jihadiste se multiplient. La plupart sont entrés dans la clandestinité. Jusqu’où ira cette fermeté ? L’État ne court-il pas le risque de confondre diffusion des catégories de pensée islamistes radicales dans des milieux sociaux crimino- gènes et appartenance à une organisation terroriste ? Autrement dit, en amalgamant « islamo-banditisme », jeune sous-prolétariat périurbain et militantisme salafiste-jihadiste, ne risque-t-il pas d’accélérer la production de ce mélange des genres, voire de renforcer la grogne sociale des catégories sociales les plus mobilisables ?

En effet, la réponse sécuritaire optimale est difficile à concevoir dans le contexte actuel de polarisation idéologique, de violence et de crise politique à l’échelle du monde arabe. Ennahda, le parti islamiste qui a dirigé la coalition gouvernementale jusqu’au début de l’année 2014, est tiraillé par des objectifs politiques de court terme qui l’encouragent, d’un côté, à recourir à la rhéto- rique du gradualisme islamique – « une fois la société islamisée, le véritable État islamique s’imposera de lui-même, mais il faut du temps » – pour calmer ses bases et éviter l’hémorragie de militants, voire la scission, et de l’autre à maintenir vivante la figure de l’altérité islamiste radicale – en l’occurrence Ansar al-charia – afin de renforcer la position centriste qui constitue sa légitimité de parti islamiste « modéré » en mesure de vaincre le terrorisme par le dialogue et la démocratie. Cette tension, en fin de compte, l’empêche de clarifier son identité politique et religieuse et ainsi de rassurer l’opposition non islamiste. De fait, pour le camp séculariste, chaque nouvelle violence est l’occasion de montrer à la classe moyenne éduquée que la souveraineté de l’État et du droit ainsi que le pluralisme des valeurs et des modes de vie sont en danger, voire qu’une reprise en main sécuritaire vigoureuse est nécessaire pour le salut du pays avec, sans, ou contre les islamistes d’Ennahda.

Deux politiques s’offrent ainsi au gouvernement. Tout d’abord, très prosaïquement, empêcher autant que possible les catégories de pensée du mouvement jihadiste international de se diffuser dans la société. Considérer le groupe salafiste-jihadiste le plus visible – Ansar al-charia – comme une simple organisation terroriste utilisant la violence pour déstabiliser les forces

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de l’ordre et la prédication pacifique pour gagner le soutien des populations locales. C’est ce qu’est en train d’expérimenter le ministère de l’Intérieur. Or, cette réponse sécuritaire, laquelle peut se décliner en de nombreuses variantes, semble périlleuse. D’une part, elle fait courir le risque d’une radicalisation d’une partie des groupuscules, voire des individus isolés, formant la mou- vance salafiste-jihadiste. Ceux-ci, affaiblis, pourraient innover tactiquement en jouant à celui qui riposte de la manière la plus spectaculaire et combat de la manière la plus meurtrière. D’autre part, elle a de fortes chances de ren- forcer la capacité des salafistes-jihadistes à créer autour d’eux un bloc social issu de la jeunesse des quartiers défavorisés.

Cette stratégie, en d’autres termes, pourrait engendrer le contraire de l’effet escompté. En effet, les catégories de pensée du mouvement jihadiste international restent pour l’heure, aux yeux de cette population, le seul réfé- rentiel politique radicalement antisystème qui leur offre des motivations et des perspectives de court terme (insertion dans l’économie urbaine) et de long terme (utopie islamique, millénarisme évoquant le retour du Mehdi ou messie).

Une autre solution consisterait à laisser Ansar al-charia s’ériger en repré- sentant de la mouvance salafiste-jihadiste de manière, en premier lieu, à ce qu’en poursuivant son processus d’institutionnalisation, déjà entamé depuis deux ans, il puisse canaliser certains de ses sympathisants enclins à la violence.

Les autorités et le parti islamiste Ennahda semblent avoir renoncé à cette option. Pourtant, celle-ci gagnerait à être expérimentée, ne serait-ce que sur le plan sécuritaire. Ansar al-charia s’est, en effet, toujours démarqué des vio- lences, affirmant que celles-ci étaient, soit des manipulations de services secrets ou d’anciens caciques du régime de Ben Ali, soit des débordements d’individus isolés poussés par leur « excès de zèle pour la cause du vrai islam3 ».

L’organisation soutient activementles jihadistes qui « s’attaquent aux dictateurs encore au pouvoir dans le monde musulman4 ». Plusieurs centaines de mili- tants d’Ansar al-charia seraient partis combattre aux côtés des jihadistes maliens et syriens en 2012-2013. Cependant, elle déclare refuser la violence en Tunisie, considérant pour l’heure le pays comme « une terre de prédication pacifique dans laquelle il faut s’enraciner et non une terre de jihad5 ».

En second lieu, tolérer ses activités lui permettrait de continuer son travail de révision des catégories de la pensée jihadiste internationale. Ce

3. Cheikh Ramzi, entretien avec l’un des coauteurs, Msaken, mars 2013.

4. Leader d’Ansar al-charia, entretien avec les auteurs, janvier 2013.

5. Ibid.

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travail a été entamé par des idéologues de la mouvance à l’échelle mondiale dès 2005. En un sens, Ansar al-charia en constitue le produit tout autant que la mise à l’épreuve. À ce titre, plutôt que de suivre la stratégie du jihad global popularisée par Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, cette organisa- tion salafiste-jihadiste pourrait fort bien suivre la voie des partis issus des Frères musulmans.

Aussi pourrait-elle tout autant demeurer radicale dans ses visées poli- tiques, à l’instar du Front islamique du Salut (FIS) algérien une génération plus tôt – ce que les caractéristiques sociologiques de sa base militante tendent à suggérer –, que se modérer comme Ennahda, trente ans auparavant6, sous l’effet d’une triple pression sécuritaire (travail policier et militaire de préven- tion et de répression), sociale (s’adapter à la société tunisienne dans une optique pragmatique) et politique (respecter les règles du jeu fixées par le régime, fût-il plus proche du modèle démocratique qu’autoritaire).

Ce processus dépendrait moins de la propension des leaders d’Ansar al- charia à cadrer les revendications de leur base sociale que d’un subtil dosage que le gouvernement devrait déterminer avec discernement – s’il ne veut pas courir le risque de radicaliser la mouvance. Ce dosage, peu objectivable, s’appa- renterait au filtrage des oppositions radicales qu’opérait l’autoritarisme, en alternant, d’un côté, ouverture, libéralisation politique et dialogue et de l’autre, fermeture, dé-libéralisation politique et exclusion7.

Ansar al-charia et le mouvement jihadiste international

Ansar al-charia naît en avril 2011. Il est le premier du nom et sera rapidement suivi par deux homonymes, l’un en Libye, l’autre au Yémen. Il est dirigé par Seifallah Ben Hassine, dit Abou Iyadh8, l’ancien premier émir du Groupe combattant tunisien (GCT), un collectif classé parmi les organisations ter- roristes par le Conseil de sécurité des Nations unies au lendemain du 11

6. Béchir Ayari, Michaël, « Le “dire” et le “faire” du mouvement islamiste tunisien : chronique d’un aggiornamento perpétuel par-delà les régimes (1972-2011) », dans Samir Amghar (dir.), Les islamistes au défi du pouvoir. Évolutions d’une idéologie, Paris, Michalon, 2012, p. 59-77.

7. Ferrié, Jean-Noël, « Les Frères musulmans égyptiens et la modération », Maghreb- Machrek, n194, 2007-2008, p. 25-37 ; Cavatorta, Francesco et Fabio Merone, « Moderation through Exclusion ? The Journey of the Tunisian Ennahda from Fundamentalist to Conservative Party », Democratization, vol. 20, n5, 2013, p. 857-875.

8. Celui-ci aurait combattu en Afghanistan. Il a été arrêté en 2003 en Turquie et extradé en Tunisie. Condamné à plus de quarante ans de prison, il a bénéficié de l’amnistie des prisonniers politiques après la chute de Ben Ali.

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septembre 2001. Ansar al-charia est une organisation salafiste-jihadiste qui, dans le contexte ouvert par le « Printemps arabe » et l’arrivée de l’islamisme dit « modéré » au pouvoir, éprouve sur le terrain tunisien les théorisations des idéologues jihadistes de la deuxième moitié des années 2000.

L’idée d’un tel projet avait germé dès cette époque dans les esprits des jihadistes tunisiens qui avaient vécu une expérience de jihad de combat et étaient détenus dans les geôles de Ben Ali entre 2003 et 2011. L’objectif était de « constituer une organisation islamiste “nouvelle” qui s’inspire idéologi- quement du mouvement jihadiste international mais soit implantée dans le contexte spécifique tunisien9 ».

S’il est vrai que les dirigeants d’al-Qaida, particulièrement Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, ont marqué l’imaginaire de milliers de jeunes par leur geste révolutionnaire, le mouvement jihadiste sunnite international est loin de se limiter à ces deux leaders charismatiques. Celui-ci les précède sur le plan historique et les dépasse quant à ses composantes. Plus exactement, Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri ont représenté une « avant-garde combattante » dans une conjoncture internationale particulière où les États- Unis d’Amérique étaient perçus comme le principal agresseur des États musulmans10. Or, dès le milieu des années 2000, des savants hétérodoxes, voire révisionnistes pour certains, dont les plus connus sont Abou Mohamed al-Moqdassi et Abou Mondher al-Shanqiti, ont été conduits à critiquer l’utilité de certaines actions terroristes, jusqu’à réexaminer les objectifs stratégiques mêmes du jihad mineur ou jihad de combat11.

À l’évidence, Ansar al-charia naît en Tunisie comme un mouvement salafiste-jihadiste « révisionniste » particulièrement inspiré de la pensée d’Abou Mohamed al-Maqdissi et ce, même si Abou Iyadh, le dirigeant de l’organisation, est souvent considéré comme un disciple du plus orthodoxe Abou Qottada al-Falistini12, idéologue d’al-Qaida en Europe.

9. Voir Merone, Fabio, Intervista : Hassen Ben Brik, Lo stato islamico non con la froza, almeno per ora. http://bit.ly/17RrFpr.

10. Voir Wiktorowicz, Quintan, « The New Global Threat : Transnational Salafi and Jihad », Middle East Policy, vol. 8, n4, 2001, p. 18-38.

11. Voir notamment Heggahmmer, Thomas, « Jihadi-Salafis or Revolutionaries ? On Theology and Politics in the Study of Militant Islamism », dans Roel Meijer (dir.), Global Salafism, London/New York, Hurst/Columbia University Press, 2009, p. 244-266.

Dès 2005, ces penseurs sont davantage cités dans les forums de discussion jihadistes que les dirigeants d’al-Qaida. Cf. Heffelfinger, Chris, « The Ideological Voices of the Jihadi Movement », Terrorism Monitor, vol. 4, n24, 2006. http://www.jamestown.org/.

12. Voir Zelin Y., Aaron, « Maqdisi’s Disciples in Libya and Tunisia », Foreign Policy, 14/11/2012.

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Sur le plan doctrinal, durant la deuxième moitié des années 2000, Abou Mohamed al-Maqdissi, auteur du Millat Ibrahim (« La religion d’Abraham »), opère un véritable mouvement de refondation de la pensée jihadiste domi- nante. Partant de la « révolte légitime » contre la famille saoudienne, il en arrive à justifier, sur le plan théologique, la révolte contre les dictatures du monde arabe, jusque-là peu mises à l’index par al-Qaida et les partisans du jihad global, qui préféraient s’attaquer à l’Occident, maître éloigné de ces régimes tyranniques13.

La portée révisionniste de la pensée d’Abou Mohamed al-Maqdissi est évidente lorsque l’on suit son raisonnement sur l’usage indiscriminé de la violence. Il commence par critiquer le caractère « sanguinaire » de son ancien élève, Abou Moussab al-Zarkawi, et distingue le jihad al-nikaiyya (combattre pour créer des dommages chez l’ennemi) du jihad al-tamkîn (jihad de conso- lidation), ce dernier étant une manière de renforcer des acquis ou une position stratégique14.

Pour autant, Abou Mohamed al-Maqdissi est loin de rejeter la doctrine jihadiste. Le jihad mineur (jihad de combat) demeure de son point de vue un recours possible contre les gouvernants injustes, en l’occurrence les dictateurs arabes. C’est ce que mettent impitoyablement en pratique ses disciples du Jabhat al-nusra (« Front de soutien des gens du Levant ») sur le champ de bataille syrien, afin de réaliser l’objectif stratégique : l’établissement de l’État islamique.

En conséquence, si le jihad mineur reste l’un des instruments possibles pour réaliser cet État, son bien-fondé dépend des circonstances et doit être, de surcroît, motivé par une interprétation théologique stricte et rigoureuse.

À cet égard, la da‘wa (prédication) – et c’est ici que se situe l’apport le plus important de Abou Mohamed al-Maqdissi – est une forme de jihad tout aussi appréciable (jihad al-tamkîn). Évoquer la da‘wa sans renoncer au principe de l’obligation du recours au jihad lui permet ainsi d’opérer ce travail de révision tout en restant dans les limites du système de pensée jihadiste.

13. La stratégie du jihad global popularisée par al-Qaida au début des années 2000 consiste, en effet, à attaquer l’ennemi lointain (l’Occident) au lieu de l’ennemi proche (le régime dictatorial et mécréant).

14. Cette distinction renvoie également à la critique de la violence et du jihad de combat comme une fin en soi, entamée dans la deuxième moitié des années 2000 par le Syrien Abou Basir al-Tartusi. Principal idéologue de l’opposition fondamentaliste armée syrienne en 2012-2013, il avait en 2005 vivement condamné les attentats de Londres.

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Selon le contexte, cette réflexion légitime ainsi l’engagement dans une lutte éminemment politique, laquelle sera conduite à l’aide d’une forme théologisée de communication et de persuasion politique, la da‘wa, le tout dans une optique pragmatique. On est loin, ici, de la vision messianique et apocalyptique d’al-Qaida qui ciblait aveuglément l’ennemi mécréant.

Ce travail de recadrage idéologique a pu s’effectuer, sinon grâce à la légitimité scholastique d’un personnage de l’envergure d’Abou Mohamed al-Maqdissi, du moins en raison de la perception diffuse, partagée par nombre de jeunes jihadistes, de l’entrée imminente dans un nouveau cycle de contes- tation15. En effet, en Tunisie, le départ de Ben Ali, en ouvrant « l’ère de la chute des régimes tyranniques16 », viendra en attester, ce qui explique, à bien des égards, l’appel d’air jihadiste que sa fuite a engendré : des milliers de jeunes musulmans frustrés par des années d’indifférentisme vis-à-vis de leur propre dictateur y trouvent l’occasion, tout en libérant leur impatience, de mettre les thèses d’Abou Mohamed al-Maqdissi à l’épreuve des faits. Il s’agira désor- mais, pour eux, d’orienter leur courroux jihadiste vers les autocrates encore au pouvoir, tout en commençant l’exploration d’un répertoire d’action non- violent, formulé en termes de da‘wa, dans les pays où les dictateurs sont déjà tombés.

L’ouverture démocratique et l’« affaiblissement des États17 » qui ont suivi la chute des autocrates en Tunisie, Égypte et Libye ont accéléré l’évolution idéologique du mouvement jihadiste international en lui offrant pour la première fois des espaces publics à investir. L’idée d’Abou Mohamed al-Maq- dissi de valoriser le jihad al-tamkîn (jihad de consolidation) trouve ainsi les conditions de sa réalisation. Simultanément, l’émergence de ces espaces ouverts à la prédication salafiste-jihadiste justifie le recours à un mode d’action légaliste, ce qui, du même coup, illustre la pertinence du révision- nisme de l’auteur du Millat Ibrahim.

Si Ansar al-charia est donc, sans équivoque, le rejeton légitime du mou- vement jihadiste international, il ne doit pas être confondu avec une simple

« vitrine politique d’al-Qaida ». Plus exactement, sa création a permis l’union entre, d’un côté, des jihadistes orthodoxes, aguerris par leurs faits d’armes, à

15. Leaders d’Ansar al-charia, entretiens avec les auteurs, 2012-2013. Voir également Naji, Abou Bakr, The Management of Savagery, 2006. http://bit.ly/1fp0EMS

16. Khatib Idrissi, entretien avec l’un des coauteurs, Sidi Ali Ben Aoun, septembre 2012.

17. Ibid.

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l’instar d’Abou Iyadh, Sami Essid18 ou Hassen Brik19, lesquels se reconvertissent sur le plan individuel vers une forme d’engagement moins coûteux et moins risqué, étant donné leur perception d’une ouverture des opportunités poli- tiques et dans une certaine mesure professionnelles, déclenchée par la fuite de l’autocrate20, et de l’autre, une nouvelle cohorte de jeunes Tunisiens, socia- lisée par le courant maqdissiste21.

Le recours à la da‘wa s’est, en ce sens, imposé « naturellement » comme plate-forme commune de l’organisation, celle-ci étant perçue par nombre de ses membres, comme le laboratoire du renouvellement de la pensée jihadiste internationale. Cette da‘wa est, en fait, une sorte de propagande par l’activité sociale et caritative. Celle-ci ouvre la voie à une vision entrepreneuriale du politique (conquérir de nouveaux militants ou clients et surtout ne pas s’en isoler) qui fait écho au pragmatisme et au gradualisme éprouvés une génération plus tôt par les mouvements islamistes de matrice Frères musulmans. Pour Abou al-Mouwahed, un jeune leader d’Ansar al-charia :

Nous appliquons notre religion de manière intégrale, mais en ayant parfaite- ment conscience du sens de la réalité historique dans laquelle nous sommes immergés. Nous ne vendons pas la religion au nom de la politique comme l’ont fait les Frères musulmans. Nous adaptons cette religion à la réalité. En cela nous nous distinguons des groupes takfiristes qui sacrifient la réalité au nom d’une religion qui ne prend pas en compte la société dans laquelle elle doit s’insérer. (Abou al-Mouwahed, entretien avec l’un des co-auteurs, La Manouba, mars 2013)

Ce premier Ansar al-Charia a été accueilli de manière enthousiaste dans la mouvance jihadiste internationale. Abou Mondher al-Shanquiti, un pro- mulgateur de fatwa dans le très populaire forum jihadiste « Tawhîd wal jihad »,

18. Durant les années 1990, Sami Essid était considéré par les services antiterro- ristes en Europe comme un jihadiste particulièrement dangereux. Actif à Milan, il a été extradé en Tunisie au début de la décennie 2000. Emprisonné, il sortira de prison en mars 2011 avec les autres jihadistes à la suite de l’amnistie générale des prisonniers politiques de l’ère Ben Ali.

19. Hassan Brik était à Damas au début des années 2000. Arrêté par les autorités syriennes, il est extradé en Tunisie, emprisonné, et libéré en 2006. Il aurait été respon- sable de l’envoi de jihadistes de Syrie en Irak. Hassen Brik, entretien avec l’un des coauteurs, 2012.

20. Leaders d’Ansar al-charia, entretiens avec les auteurs, 2012-2013.

21. Nombre de jeunes militants d’Ansar al-charia connaissent par cœur de longs extraits des œuvres de l’auteur du Millat Ibrahim. Militants d’Ansar al-charia, entretiens avec les auteurs, 2012-2013.

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a conseillé aux nouveaux groupes jihadistes d’opter pour ce label. Sa position a été certainement motivée par le succès de l’expérience tunisienne, laquelle, de ce point de vue, pourrait bien influencer le jihadisme international.

Un mouvement social-jihadiste ?

La nouveauté apportée par l’expérience d’Ansar al-charia dans la galaxie salafiste-jihadiste réside dans les activités sociales et caritatives que ses mili- tants, nombre de jeunes issus des quartiers défavorisés, organisent. Cela le rapproche, en un sens, de groupes comme la Jama‘a al-islamiyya dans les banlieues populaires du Caire ou le Front islamique du Salut (FIS) dans la périphérie d’Alger dans les années 1980, voire du Hamas en Palestine ou du Hezbollah au Liban dans les années 2000.

Plus précisément, cette organisation a pratiquement tendance à créer et représenter un groupe social tout entier : le jeune sous-prolétariat des quar- tiers populaires, qui se sent floué par le pacte électoraliste conclu par les autres composantes de la société tunisienne peu de temps après la fuite de Ben Ali, plus exactement à la fin du « moment révolutionnaire », lorsque les partis politiques déjà constitués ont commencé à cadrer la contestation au cours du sit-in dit de la « Kasba II » (21 février-4 mars 2011).

Même si le nombre d’activistes et surtout de sympathisants de l’organi- sation est difficile à estimer – il semble toutefois atteindre les 30 000 per- sonnes22 –, il est clair qu’Ansar al-charia est profondément implanté dans les zones périurbaines de la capitale (notamment à la cité Ettadhaman, peuplée de 400 000 habitants), au sein de certaines villes de la côte nord (Menzel Bourguiba, Sejnane), dans le nord-ouest du pays comme à Jendouba, dans la ceinture périphérique de Sfax et de Kairouan, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid (centre-ouest) et au sein de petites agglomérations rurales comme Sidi Ali Ben Aoun.

Ansar al-charia bénéficie d’une aura de sympathie dans la jeunesse des zones périurbaines qui va bien au-delà de son cercle de militants au sens littéral du terme. L’identification à l’organisation jihadiste transcende le sentiment d’appartenance au quartier populaire (« nous sommes les fils du quartier ») et s’en nourrit, tout en intégrant les codes de ce milieu. Ce n’est pas un hasard si en mai 2013, à la suite d’une démonstration de force policière contre le collectif, les groupes « ultra » de supporters des principales équipes de football (Espérance, Club Africain, Étoile du Sahel), lesquels avaient testé

22. International Crisis Group, Tunisie : violences et défi salafiste, op. cit.

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les limites de l’appareil policier lors d’affrontements réguliers sous Ben Ali dès 200723 et importé leurs savoir-faire lors des journées de décembre-janvier 2010-2011, ont déclaré officiellement leur solidarité envers Ansar al-charia : depuis, ils arborent son drapeau noir du Tawhîd lors de rencontres sportives.

Au cours de la même période, une poignée de militants d’extrême gauche, crypto-anarchistes, proches socio logiquement de cette jeunesse, ont même affiché leur accord avec l’un des mots d’ordre de l’organisation d’Abou Iyadh,

« Nous-aussi nous sommes contre l’État Tâghût (mécréant) », sur une page Facebook. Cela montre, d’un certain point de vue, la prédominance d’une sorte de street politics24 par rapport à l’appartenance idéologique et à la pra- tique religieuse stricto sensu, au sein de cette catégorie sociale.

Les activités sociales et caritatives du groupe ont débuté au moment de la guerre contre le régime de Kadhafi, au sein du camp de réfugiés de Choucha à la frontière tuniso-libyenne. Ansar al-charia y avait organisé sa propre structure. Elles se sont poursuivies au cours d’une campagne pour soutenir les habitants d’une région montagneuse du centre-ouest isolés par la vague de froid et de neige exceptionnelle de l’hiver 2012 et n’ont cessé depuis. Offrir son aide aux laissés-pour-compte constitue aux yeux du groupe un devoir islamique, une forme de jihad. En mai et juin 2013, le groupe a organisé plusieurs missions de consultation médicale gratuite, dans le sud du pays.

Ansar al-charia possède un « département » dit de logistique pour l’orga- nisation de caravanes d’aide aux plus démunis. Elle détient aussi un bureau dit de da‘wa, responsable sur le plan hiérarchique de la coordination des différents comités locaux, mais fortement concentré sur les activités carita- tives. D’après le ministère de l’Intérieur, cela ne serait que la face visible de l’organisation ; celle-ci posséderait, en effet, une aile armée et une aile sécu- ritaire, dont les dirigeants, mentionnés par la source ministérielle, sont inconnus, précisons-le, de la scène jihadiste tunisienne.

Au demeurant, le travail social d’Ansar al-charia se déploie également dans les zones périurbaines, dans lesquelles sa présence est importante. À l’instar des caïds islamistes des banlieues de la capitale égyptienne décrits par Patrick Haenni25, les jeunes leaders d’Ansar al-charia sont considérés dans le quartier comme « des jeunes qui veulent faire du bien26 ». Issus

23. Jeunes supporters de football, entretiens avec les auteurs, 2011-2013.

24. Bayat Asef, Street Politics : Poor People’s Movements in Iran, New York, Columbia University Press, 1996.

25. Haenni, Patrick, L’ordre des caïds : conjurer la dissidence urbaine au Caire, Paris, CEDEJ/Karthala, 2005.

26. Habitant d’un quartier populaire, entretien avec les auteurs, juin 2013.

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directement de ces espaces déshérités, contrairement aux leaders des partis politiques islamistes ou sécularistes, les habitants s’y identifient beaucoup plus facilement. Ces dirigeants du groupe d’Abou Iyadh semblent d’ailleurs particulièrement conscients de cet atout. Ils le jouent ainsi la plupart du temps en articulant leur discours autour d’une condition sociale partagée qui, selon leurs dires, constitue le prélude à l’élaboration nécessaire de nouveaux concepts économiques et sociaux islamiques, lesquels pourraient offrir à cette jeunesse une vision d’elle-même et de son rôle (Entretiens avec les auteurs, janvier-juin 2013).

D’après certains leaders, l’élaboration d’un véritable programme écono- mique et social est déjà une réalité ; preuve en seraient les quelques points développés par Abou Iyadh lors du congrès national de Kairouan en 2012 (notamment l’insistance sur l’islamisation du tourisme et la création d’un syndicat islamiste). Au demeurant, le caractère tribunitien qui emprunte à une rhétorique religieuse menaçante est davantage développé chez Ansar al-charia que son côté réflexif et programmatique, lequel semble poindre chaque fois que l’étau policier autour de l’organisation se desserre, lui offrant ainsi la possibilité de réduire le fossé entre ses mots d’ordre généraux et les rétributions de court terme offertes à la clientèle politique qu’elle essaie de gagner.

Insertion dans l’économie urbaine et radicalité

Les attentes de rétributions militantes des activistes d’Ansar al-charia semblent pour une bonne part reposer sur l’espoir d’une meilleure insertion dans l’économie urbaine des espaces déshérités, laquelle se situe en grande partie à la confluence de l’économie informelle et souterraine et du milieu de la petite délinquance. Tout comme une génération plus tôt dans les ban- lieues populaires du Caire, l’engagement islamique ne se conçoit pas ici en dehors des gratifications et des ressources qu’il permet de cumuler au sein du quartier : sentiment de rédemption lié à l’arrêt d’un parcours délinquant et « ouvrant la porte du paradis » ; augmentation des possibilités de choix du conjoint dans le milieu des « frères » et « sœurs » ; respect des aînés comme conséquence de l’affichage d’une piété ostentatoire ; possibilité de s’ériger en médiateur et conseiller en réglant des litiges de voisinage et en prodiguant aides et fatwas à l’entourage ; capital social démultiplié offrant la possibilité d’ouvrir un petit commerce informel ou formel tel que vendeur de fruits et de légumes ; petites indemnités versées par des sympathisants de l’organisa- tion ; opportunités professionnelles ou universitaires offertes par des cheikhs

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du Golfe ; capital de respectabilité accumulé grâce à la médiation entre bandes rivales et transférable dans l’univers carcéral, dont la culture dominante emprunte de plus en plus au salafisme-jihadisme ; capital guerrier constitué par la participation à des rondes de surveillance dans le quartier et parfois en dehors de celui-ci afin de protéger les commerces des vols ou lors d’actions de vigilantisme relevant de la régulation de l’économie souterraine (trafic de drogue, armes, alcool, prostitution) ; petites sommes d’argent tirées d’une forme de racket des petits commerçants qui payent un forfait en échange d’une protection, etc.

De son côté, Ansar al-charia prétend fièrement combattre et contrer la délinquance urbaine. L’un de ses leaders affirme même à cet égard que « les quartiers populaires sont désormais pacifiés grâce à nous, il n’y a plus de bandes rivales qui s’affrontent, il n’y a plus de trafic de drogue et d’alcool, tout le monde se retrouve dans Ansar al-charia27 ».

Pour autant, s’il est clair que le développement de l’organisation peut permettre de réguler cette économie de quartier, le groupe d’Abou Iyadh pourrait tout aussi bien se révéler victime de son succès, notamment depuis la criminalisation dont il commence à être l’objet. En effet, la logique délin- quante pourrait le pénétrer davantage, l’isolant de la population et le pous- sant, par ricochet, à recourir à des actions de « pourchas du mal » plus musclées, comme le montre l’expérience de la Jama‘a al-islamiyya dans le quartier de Mounira Gharbiyya au Caire durant les années 198028, voire à radicaliser ses modes d’action.

Dans une certaine mesure, l’organisation demeure, pour partie, à l’image de son insertion dans l’économie urbaine. En d’autres termes, l’évolution de son discours et de ses modes d’action dépend de deux facteurs : d’une part, les caractéristiques, pour l’heure peu fluctuantes, de sa base sociologique (jeune sous-prolétariat enclin aux mouvements émeutiers, socialisé à une violence urbaine qui porte encore les marques des violences de l’autorita- risme), laquelle peut la pousser vers plus de radicalité ; d’autre part, sa place dans l’économie des zones périurbaines, qui à bien des égards la lie à un environnement criminogène dont elle ne peut s’affranchir totalement que par le discours.

À ce titre, plusieurs membres d’Ansar al-charia admettent l’existence d’une zone grise jihadiste qu’ils ne contrôlent pas29 : un espace qui aurait

27. Leader d’Ansar al-charia, entretien avec les auteurs, Douar Hicher, juin 2013.

28. Haenni, Patrick, op. cit.

29. Leader d’Ansar al-charia, entretien précité.

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intégré la logique délinquante et « mafieuse » au point de ne s’en distinguer que par la mise en scène religieuse des actes criminels des individus qui y évoluent. En mars 2013, un policier a été retrouvé égorgé et le pied gauche coupé dans une cité populaire de la périphérie sud de la capitale. Cet homicide aurait eu lieu lors d’une opération de rançonnage théologiquement justifiée, l’Ihtibâb – l’action légitime de racket contre les personnes en dehors du millat, c’est-à-dire de la pratique religieuse légale. Le policier aurait été retrouvé ivre blasphémant le nom de Dieu. Reconnu doublement coupable en tant qu’agent des forces de l’ordre et blasphémateur, il aurait ainsi été exécuté30.

* * *

Que le processus d’institutionnalisation d’Ansar-al-charia réussisse ou qu’il échoue, cela ne met pas le pays à l’abri d’une contestation islamique radicale et violente dont le substrat culturel puiserait dans le champ d’expérience du jeune sous-prolétariat exclu de la transition politique. En cas de réussite, même si ce scénario semble de plus en plus compromis, Ansar al-charia pourrait se poser en compétiteur d’Ennahda et devenir un mouvement de masse islamiste radical avec les risques que cela comporte. En cas d’échec, une partie du groupe d’Abou Iyadh pourrait fort bien épauler militairement les groupuscules armés encore non identifiés qui essaiment sur le territoire – si ce processus n’est pas déjà en cours, étant donné les campagnes d’arres- tations régulières qui se succèdent dans ses rangs dès qu’une violence à dominante religieuse ou un acte terroriste survient31.

Pour l’heure, l’eschatologie jihadiste, littéralement ravivée par le

« Printemps arabe » et couplée à l’évolution doctrinale du jihadisme inter- national dans la deuxième moitié des années 2000, continue de justifier le refus de la violence au sein des États où les « régimes tyranniques sont déjà tombés32 » et particulièrement en Tunisie. Toutefois, en Égypte, la reprise en main sécuritaire par l’armée à la suite de la destitution du président de la République, membre des Frères musulmans, montre que les espaces publics que les jihadistes seront en mesure d’investir dans le futur ne vont pas néces- sairement aller en s’élargissant ; d’où, de ce point de vue, une probable

30. « Dubosville…victime de la mafia “jihad” et du meurtre de sang froid » (en arabe), 30/052013. http://bit.ly/1aD3YB9.

31. Voir International Crisis Group, Tunisie : violences et défi salafiste, op. cit.

32. Voir Al-Adam, Abou Khaled, Le monde aux portes du chaos, Dar al-Fajer lil Ahlam, 2011 (en arabe).

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désaffection de la mouvance jihadiste à l’échelle internationale pour l’action de type social et politique, somme toute encore en phase d’expérimentation en Tunisie.

Ainsi, le dilemme auquel est confronté l’État tunisien à propos d’Ansar al-charia est le suivant : l’aider à s’institutionnaliser en filtrant son radicalisme avec discernement afin qu’il contribue à la révision de l’idéologie jihadiste, ou bien réprimer ses activités par le recours démesuré à l’exclusion. C’est là, en un sens, l’un des enjeux majeurs du « Printemps arabe » : faire disparaître la figure de l’altérité islamique radicale en l’institutionnalisant ou, au contraire, la faire émerger tout à la fois comme cause et conséquence d’une nouvelle consolidation autoritaire.

Le choix de l’institutionnalisation suppose notamment que le radicalisme d’Ansar al-charia se dilue dans le creuset de l’islam malékite tunisien, plus tolérant et ouvert sur l’altérité que le wahhabisme saoudien. L’État pourrait ainsi accompagner ce processus en isolant les terroristes et les éléments vio- lents aux marges du jihad mineur et du banditisme, des jeunes leaders poli- tiques de l’organisation. Car ceux-ci semblent posséder tous les atouts pour réaliser un véritable aggiornamento des catégories de pensée jihadistes inter- nationales et, de ce fait, trouver davantage de relais politiques et sociaux

« modérateurs » en dehors des espaces criminogènes.

Le choix de la répression non ciblée qui semble de plus en plus inéluctable suppose, quant à lui, une union de la majorité des composantes de la société tunisienne contre cette nouvelle figure islamiste menaçante. La dernière vague répressive avait pris Ennahda pour cible au début des années 1990 et avait abouti à son éradication du territoire tunisien. Sauf que, cette fois-ci, en cas de criminalisation de toute expression, même pacifique, du salafisme- jihadisme, risque d’émerger un bloc social dont le recours à la violence constituerait l’horizon quasi indépassable.

Références

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