1
République du Cameroun/Republic of Cameroon Université de Dschang/The University of Dschang
Faculté des Lettres et Sciences Humaines/Faculty of Letters and Social Sciences Département de Philosophie, Psychologie, Sociologie
Department of Philosophy, Psychology, Sociology
Filière/Unit : Philosophie/Philosophy Classe/Class : Licence 1 – Semestre/Semester : 2
Code du cours/Course Code : PHI 211 3/6 crédits
Histoire de la Philosophie Médiévale (Patristique et Scolastique)
Par TOUMBA PATALÉ Christian, Ph.D E-mail : christian.toumba@univ-dschang.org
Site Internet : www.christiantoumbapatale.wordpress.com Première Partie :
Thème : Introduction à la Patristique et à la Philosophie de Saint Augustin
Année académique 2019-2020
1
S
OMMAIREObjet et objectifs du cours ... 2
Introduction ... 3
1. La Patristiques et les bases de la philosophie médiévale ... 6
1.1. La Patristique : Une philosophie des Pères de l’Église ... 6
1.2. Les grands moments de la Patristique et son établissement institutionnel ... 8
1.3. Les thématiques et les problématiques principales de la philosophie patristique ... 9
2. Saint Augustin : Une figure philosophique majeure de la Patristique ... 11
2.1. La vie et l’œuvre de Saint Augustin ... 11
2.2. Des ancrages et des décrochages philosophiques ... 13
2.3. Le système philosophique augustinien ... 19
3. Les Confessions de Saint Augustin et les travaux d’étudiants ... 26
3.1. Présentation générale des Confessions de Saint Augustin ... 26
3.2. Travaux d’étudiants ... 26
Conclusion ... 28
Bibliographie... 29
1. Articles et Livres ... 29
2. Médiagraphie ... 30
Table des matières ... 31
2
O
BJET ET OBJECTIFS DU COURSL’histoire de la philosophie désigne l’exploration approfondie de la philosophie à partir de l’étude systématique des travaux, des grands textes et des systèmes de pensées ayant marqué et caractérisé son évolution. Ce souci d’approfondissement participe de la volonté de saisir la continuité et les ruptures qui peuvent être descellées dans l’histoire de la pensée. Il s’agit, comme le précise Lambros Couloubaritsis, d’ « offrir […] un certain profile des penseurs illustres qui tracèrent les multiples itinéraires philosophiques grâce auxquels s’est édifiée la modernité »1 et, par extension, la contemporanéité ; tout en soumettant à des défis permanents. En effet, chaque philosophie est appréhendée selon une démarche critique, aussi bien à l’égard des pensées qui l’ont précédé, des philosophies qui lui sont proches que des pensées qui lui sont opposées.
De façon chronologique, l’on distingue, dans l’histoire de la philosophie (notamment sous l’influence du découpage européen de celle-ci2), la philosophie antique, la philosophie médiévale, la philosophie moderne, et la philosophie contemporaine. C’est la saisie du deuxième grand moment de l’histoire de la philosophie, à savoir la philosophie médiévale, qui sera au centre de nos préoccupations dans le présent cours. Il importe aussi de souligner que l’histoire de la philosophie médiévale (celle occidentale particulièrement) est subdivisée en deux sous- périodes intellectuelles importantes : la sous-période patristique et la sous-période scolastique, chaque période étant caractérisée par un combat propre. La patristique fera l’objet de ce cours. Dans une telle perspective, il sera question :
- d’interroger la valeur philosophique du Moyen Âge, en général, et de la Patristique, en particulier, et d’en ressortir les spécificités par rapport aux philosophies antique, moderne et contemporaine ;
- de situer et d’articuler le rôle qu’a joué Saint Augustin dans l’élaboration du socle philosophique de la Patristique ;
- d’établir les grands points d’ancrage à partir desquels les Pères de l’Église, avec Saint Augustin au premier plan, ont établi les rapports entre la philosophie et la théologie, entre la raison et la foi ;
- et de présenter, au moins, trois grandes thèses des Confessions de Saint Augustin.
1 Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, coll.
Le Collège de Philosophie, 1998, 4ème de couverture.
2 Des approches comparatistes peuvent alors être envisagées.
3
I
NTRODUCTIONLe Moyen Âge (IVème-XVème siècles) est généralement considéré comme une période morte et d’ensommeillement3 de l’histoire de la pensée en général et de la philosophie en particulier. Du moins, c’est ce que laisse déjà transparaître le terme même de « Moyen Âge », en latin Media Tempestas (« temps intermédiaire ») et en anglais Middle Period or Ages, qui est introduit à la Renaissance par l’humaniste Giovani Andréa (Jean André de Bussi), en 1464, et est repris à la période des Lumières par Christian Keller (Cellarius), en 16854. Il s’agit alors d’une exo- désignation, c’est-à-dire d’une appellation qui n’est pas tirée de la période médiévale elle-même. L’idée qui sous-tend une telle dénomination est celle du Moyen Âge appréhendé comme une période intermédiaire située entre l’Antiquité et la Modernité5, marquée par un endurcissement de l’héritage philosophique grec et un retard imposé par rapport à l’avènement de la Modernité et des innovations6 charriées par celle-ci. Pourtant, les grands systèmes de pensées, à l’instar du platonisme, de l’aristotélisme, de l’épicurisme, du stoïcisme et du néoplatonisme y ont eu un regain d’intérêt. Claude-Henry du Bord s’inscrit dans une telle logique lorsqu’il écrit que « le Moyen Âge philosophique est une formidable expérience intellectuelle qui tente et réussit l’introduction de la pensée rationnelle issue de la Grèce dans la nouvelle civilisation chrétienne. Les emprunts deviennent des manières de penser, pour ne pas dire des "moteurs" »7. En même temps, loin d’être un « saut dans le vide », le Moyen Âge est plus une période par excellence de transition philosophique entre l’Antiquité et la Modernité, en ce sens qu’il est doté de points d’ancrage à partir desquels plusieurs aspects de la Modernité tirent leurs sources, la problématique des rapports entre la raison et la foi étant au centre de toutes les préoccupations.
En effet, la période médiévale occidentale est caractérisée, au plan socioéconomique, par un régime féodal qui établissait des inégalités socioéconomiques et ontologiques. Le contexte politique quant à lui est celui de la référence primordiale à l’Église (Catholique), avec un affaiblissement du recours à l’État ; ce qui aura été un facteur décisif de la dissolution de l’Empire d’Occident.
Sur le plan philosophique et des idées, le Moyen Âge est en fait marqué par la
3 Émile Bréhier parle en termes du « sommeil de la philosophie ». Cf. La philosophie du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, Paris, 1949.
4 Cf. Rémi Brague, The Legend of the Middle Ages: Philosophical Explorations of Medieval Christianity, Judaism, and Islam, University of Chicago Press, 2009.
5 Chronologiquement, le Moyen Âge, l’une des périodes les plus longues de l’histoire occidentale, va de la dissolution de l’Empire Romain à la prise de Constantinople par les Turcs à la fin de la guerre de Cent Ans en 1453.
6 Une telle vision de l’histoire de la pensée qui se veut rétrospective a été amplifiée par la Renaissance, les Lumières, le positivisme et la Réforme qui marquera la fin de la période médiévale.
7 Claude-Henry du Bord, La philosophie tout simplement !, Paris, Groupe Eyrolles, 2007, p. 111.
4
résolution du problème des rapports entre la raison et la foi.
II n'est pas d'expression, écrit Étienne Gilson, qui vienne plus naturellement à la pensée d'un historien de la philosophie médiévale que celle de philosophie chrétienne. Il consiste à se demander si la notion même de philosophie chrétienne a un sens et, subsidiairement, si elle correspond à une réalité ? [sic.] Il ne s'agit naturellement pas de savoir s'il y a eu des chrétiens philosophes, mais bien de savoir s'il peut y avoir des philosophes chrétiens.8
Le christianisme (de l’Église Catholique), étant la foi autour de laquelle porte l’essentiel de cette période dans le contexte occidental, est saisi par contraste et par rapprochement avec/à la philosophie : celle-ci est alors présentée comme concourant à l’intelligence des questions de foi, et la théologie chrétienne est présentée comme éclairant la philosophie. Les deux grands moments de la Philosophie Médiévale, à savoir la Patristique et la Scolastique, ne perdent pas de vue une telle ligne directrice.
La Patristique (bien qu’elle occupe une partie de l’Antiquité de la philosophie occidentale)9 désigne, de façon indifférenciée, la pensée des Pères de l’Église engagés dans la construction des bases doctrinales du christianisme, dans la définition des contours de celles-ci et dans la défense de la foi chrétienne vis-à-vis des influences qui lui sont étrangères et qui peuvent l’entamer. La théologie patristique est pourtant sous-tendue par une littérature, par une philosophie et par une vision du monde. C’est ce qui fait d’ailleurs de la Patristique un concept polysémique : il peut s’agir de la théologie chrétienne systématisée par des penseurs d’une période particulière de l’histoire de la chrétienté, de l’ensemble des œuvres (ou d’une étude littéraire de ces œuvres) de ces penseurs (l’on parle alors ici plus précisément de « Patrologie10 »), de l’ensemble des écrivains de l’Antiquité chrétienne11, ou d’un système philosophique propre à ces penseurs et écrivains chrétiens évoqués en sus. C’est à saisir d’ailleurs ce dernier aspect de la Patristique qu’est consacré le présent cours : la Patristique philosophique ou la philosophie qui sous-tend la patristique.
Tout compte fait, la Patristique est l’étude de la vie, de l’œuvre, de la doctrine et de la philosophie des Pères de l’Église.
La Patristique est rattachée aux noms de Saint Irénée (130-202), de Tertullien (155-220), de Clément d’Alexandrie (150-215), d’Origène (184-253), de Saint Athanase (296-373), de Grégoire de
8 Étienne Gilson, L’esprit de la Philosophie médiévale, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1969, pp. 1-2.
9 Des origines du christianisme à Grégoire le Grand (604) ou Isidore de Séville (636), quelques fois Bède le Vénérable (735) en Occident ; jusqu’à Jean Damascène (749) en Orient ; ou encore au Grand schisme d’Orient (1054).
10 Le terme Patrologie est créé en 1653 par le luthérien Jean Gerhard qui voulait désigner l’étude des littératures chrétiennes anciennes.
11 IVème-XVème siècles.
5
Nysse (335-394), de Jean Chrysostome (349-407), de Grégoire le Grand (590-604), de Maxime le Confesseur (580-662) et de Saint Augustin (354-430). Ce dernier, particulièrement, se démarque des autres par la densité de son œuvre, par le caractère systémique et systématique de celle-ci, et surtout par le traitement philosophique qui y est faite. C’est ce qui explique d’ailleurs le choix porté sur cette figure majeure de la Patristique dans le cadre de ce cours. Dans la pensée de Saint Augustin d’Hippone, il peut être descellé les points les plus saillants de toute la philosophie inhérente à la Patristique, à savoir la problématique du rapport de la foi à la philosophie (de la philosophie à la foi). C’est dans une telle perspective que Gilbert Hottois écrit :
La synthèse augustinienne soulève un problème théorique et de principe : une
« philosophie chrétienne » est-elle possible, n’y a-t-il pas une contradiction à vouloir réunir conceptuellement religion et philosophie ? Cette question a été au cœur d’une controverse célèbre entre deux historiens contemporains de la pensée médiévale : Émile Bréhier et Étienne Gilson. Le premier excluait la possibilité d’une philosophie chrétienne, le second, qui était catholique, affirmait sa légitimité et sa spécificité.12
En effet, Saint Augustin « réalise la synthèse du christianisme originel et de l’idéalisme ancien »13. Par ailleurs, l’actualité de la Patristique peut être justifiée par le regain d’intérêt y afférent dans l’Église Catholique qui, en plus d’assoir régulièrement ses bases doctrinales sociales14 (pour les chrétiens catholiques comme ceux non-catholiques), est appelée à intervenir dans la contemporanéité. Il se pose toutefois le problème de la teneur (au sens de contenu) et de la consistance (au sens surtout de rigueur) philosophique de la Patristique. Ceci dit, et en dépit de la densité conceptuelle des œuvres patristiques, et de celles augustiniennes notamment, en quoi celles-ci revêtent-elles un caractère foncièrement philosophique ? Mieux, la connivence et les accointances envisagées entre la foi et la raison, entre la théologie et la philosophie, par Saint Augustin (en particulier) et les Pères de l’Église (en général) peuvent-elles être valablement justifiées ?
Pour réponde à ces interrogations, il sera question de desceller le socle philosophique qui sous- tend toute la Patristique d’une part, et de décrypter le rôle joué par Saint Augustin d’Hippone dans l’élaboration de toute une « philosophie chrétienne » en phase avec toute la philosophie, d’autre part.
12 Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Paris et Bruxelles, De Boeck & Larcier s.a., 1997, p. 30.
13 Id.
14 Cf. les seize (16) Documents du Concile Vatican II (4 Constitutions, 3 déclarations et 9 Décrets), le Catéchisme de l’Église Catholique et la Doctrine Sociale de l’Église Catholique.
6
1. L
AP
ATRISTIQUES ET LES BASES DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE Le terme Patristique est dérivé du latin « Pater », qui veut dire Père. La saisie de la philosophie qui sous-tend la Patristique est fondamentalement liée aux systèmes de pensée élaborés par les Pères de l’Église, la structuration de ces systèmes de pensées et l’ensemble des thématiques qui y sont développées.1.1. La Patristique : Une philosophie des Pères de l’Église
Le terme « Patristique » est polysémique. La patristique peut alors désigner au moins trois choses :
- La théologie chrétienne telle qu’elle a été systématisée dans et par les enseignements de certains écrivains de l’Antiquité chrétienne. Ceux-ci étaient considérés comme Pères de l’Église. Ils étaient constitués des évêques, des prêtres, des moines ou laïcs qui ont engendré dans la foi chrétienne toutes les générations futures de croyants. Les Pères de l’Église avaient quatre signes caractéristiques : l’antiquité (c’est-à-dire l’ancienneté), la sainteté (de leur vie), l’universalité (c’est-à-dire l’accord de leur enseignement avec celui de l’Église universelle), et l’approbation de l’Église (leur doctrine étant officiellement citée). Ils sont ainsi qualifiés par la tradition ecclésiastique pour la qualité de leurs contributions dans l’élaboration des bases doctrinales du Catholicisme. Ils sont alors les garants de la foi et de l’orthodoxie, et fondateurs de la théologie chrétienne.
- L’ensemble de la littérature ou l’étude systématique des œuvres des Pères de l’Églises. Dans ce contexte précis, l’on parle de la Patristique en termes de « Patrologie ».
C’est pourquoi ces deux termes sont généralement employés indifféremment pour faire allusion à l’étude des auteurs chrétiens retenus dans l’Antiquité de l’Église Catholique et des Églises Orthodoxes. Toutefois, les deux termes peuvent être distingués en ce sens que la Patristique est plus une discipline qui traite de la vie/biographie, de l’œuvre/bibliographie et de la doctrine des Pères de l’Église, alors que la Patrologie se veut l’ensemble des œuvres de ces Pères de l’Église15, toutes se fondant sur la Bible qui, en tant que autorité suprême, était étudiée dans ses sens16 historique, allégorique, littéral, et surtout spirituel et kérygmatique17.
15 L’on peut alors parler de patrologie latine ou de patrologie grecque pour se référer à la langue et à la culture de ces auteurs.
16 Les Pères de l’Église distinguent plusieurs sens dans l’Écriture : de façon généralisée, l’on a le sens littéral (historique ou corporel) et le sens spirituel (allégorique ou typologique (portant sur la préfiguration de l’avenir), moral ou tropologique (concernant l’attitude morale à adopter) et anagogique ou mystique (concernant les mystères du Royaume et la fin des temps ou l’eschatologie)).
17 Le kérygme désigne, dans le vocabulaire chrétien, le contenu essentiel de la foi en Jésus-Christ, contenu fait de prédications,
7
En effet, la patrologie comprend plusieurs genres littéraires : les homélies, les lettres, les commentaires, les scolies, etc.18
- Le système philosophique propre aux Pères de l’Église. Dans cette optique, c’est tout l’univers de pensée de ceux-ci qui est mis en exergue, en tant que constitué d’un contenu philosophique original. En s’inspirant des philosophes qui les ont précédés, tout en se démarquant d’eux, les Pères de l’Églises orientent leurs combats vers la circonscription du christianisme et vers la défense de cette circonscription contre les influences étrangères à forte tendance corruptrice en se fondant sur des stratégies et des outils à caractère philosophique et soulevant des problèmes philosophiques. Parmi ces problématiques philosophiques, l’on peut citer la question de la réalité la plus élevée19 (Dieu est alors considéré comme une Personne), celle du mode d’accès à la réalité la plus élevées (la foi considérée comme la confiance totale en un Dieu d’exception), celle du but et de la finalité de la raison (identifier et défendre la vraie religion), celle de la conception de la vertu la plus élevée (la charité), de l’éthique (qui doit préparer l’homme au salut), de la vérité (qui est correspondance de l’idée et de la chose telles que garanties par Dieu), du bonheur (considéré comme béatitude) et du corps (qui est une dimension de l’homme est un instrument de l’âme), celle de la dignité humaine (créé à l’image de Dieu, l’humain est libéré de la primauté de la cité).
Ceci dit, la Patristique est une discipline à caractère à la fois théologique, historique, philologique, littéraire et philosophique.
La philosophie inhérente à la Patristique est celle portant sur le rapport à l’homme et au monde. Les Pères de l’Église sont au carrefour de plusieurs cultures et civilisations : les cultures et civilisations juive, grecque, romaine, occidentale, orientale et africaine. Ils sont appelés à créer une culture chrétienne authentique et rationnellement construit face à la confrontation à une culture étrangère (dite païenne). Il s’agit, en même temps, d’une philosophie de la globalisation, sous la bannière de la notion d’universalité, qu’il faut envisager, spécialement avec l’Empire Romain. Par ailleurs, l’idée (très moderne) du progrès infini de l’homme (certes en Dieu) s’est amplifiée avec les Pères de l’Église. Pour finir, la philosophie des
Pères de l’Église introduit la notion de personne et jette les bases de l’humanisme.
de proclamations, de messages forts, etc.
18 L’herméneutique, en tant que champ disciplinaire qui traite de l’explication, de l’interprétation et de la compréhension des textes en général et des Textes Sacrés en particulier, est donc nécessaire.
19 Cf. Aristote.
8
1.2. Les grands moments de la Patristique et son établissement institutionnel La division chronologique de la Patristique se veut flexible. Toutefois, une division traditionnelle a été faite en s’appuyant sur la période pendant laquelle les Pères de l’Église ont vécu, sur la langue d’usage, et sur les différentes écoles qui ont émergé dans la période patristique.
De façon chronologique, l’on distingue :
- la période apostolique (Ième-IIème siècles) : remontant à Saint Paul, généralement considéré comme le première Père de l’Église (successeur immédiat des Apôtres), avec, entre autres, Clément de Rome (35-99), Ignace d’Antioche (35-108), et Polycarpe de Smyrne (69-155) comme figures majeures) ;
- la période des apologistes (IIème siècle) : s’inscrivant da le sillage d’une apologie du christianisme face aux païens avec les personnalités comme Aristide d’Athènes ( ?-134), Justin de Néapolis (100-165), Théophile d’Antioche ( ?183) et Méliton de Sardes ( ?-180) ;
- la période des théologiens précurseurs (IIème-IIIème siècles) : avec eux, le combat est interne à l’Église, particulièrement face aux hérésies et aux schismes. Parmi les théologiens précurseurs, l’on peut citer Irénée de Lyon (130-202), Tertullien (155-220), Cyprien de Carthage (200-258), Clément d’Alexandrie (150-215) et Origène (184-253) ;
- l’Âge d’or (IVème-Vème siècles) fortement littéraire et théologique (non politique et non ecclésial) est celle marquée par le passage à l’Église constantiniennes et les quatre grands conciles (Nicée I en 325, Constantinople en 381, Éphèse en 431 et Chalcédoine en 451). La pensée de Saint Augustin a émergé pendant cette période20 ;
- la période des dernières lumières de la culture antique chez les chrétiens (à partir de la fin du Vème siècle) est celle durant laquelle les Père développent une tradition de plus en plus normative21.
Les principales langues à l’usage durant la période patristique sont le grec, le latin, le gotique et le syriaque (une variété de l’araméen), particulièrement dans la traduction des Saintes Écritures et la rédaction des documents doctrinaux. Ces langues étaient intrinsèquement rattachées à leurs cultures d’origine, respectivement le cadre de l’empire romain byzantin en Orient (pour le grec), le cadre de l’empire romain en Occident en en Afrique (pour le latin), le cadre de la zone de Goths (pour le gotique), et le cadre d’une grande partie de la Syrie (pour le syriaque).
20 La liste des Pères de l’Âge d’or de la Patristique est bien longue.
21 Comme pendant l’Âge d’or, cette période particulière de la Patristique a aussi eu plusieurs Pères.
9
En ce qui concerne les grandes écoles, l’on peut citer, entre autres, l’École d’Antioche dans laquelle l’on insistait sur la lecture littérale de la Bible, l’École d’Alexandrie, actif foyer de la culture gréco-romaine qui accordait une place importante aux significations symboliques du message biblique. Il importe de signaler que ces écoles ne s’opposaient pas, mais s’enrichissaient les unes les autres.
1.3. Les thématiques et les problématiques principales de la philosophie patristique
La philosophie médiévale dans laquelle est inscrite la Patristique est un tout. Le christianisme est la doctrine qui lie toute une civilisation qui se veut systématique et dont les principaux éléments sont :
- l’offre du salut : le christianisme est une religion de l’incarnation, du salut et de la transformation. ;
- une institution puissante : le système ecclésiologique, scolaire et universitaire, social, politique et laïque, libère du culte de l’empereur et des pratiques occultes, délégitime le pouvoir et délégitime le pouvoir absolu de l’homme sur son prochain : l’image donnée à l’organisation de la société est celle émanant par l’Église ;
- une vision du monde : marquée par une cosmologie, une cosmogonie, une anthropologie et une historiographie particulières : les Pères de l’Église défendent l’idée selon laquelle le monde n’est ni magique, ni enchanté. Il est plutôt régi par des lois établies et déposées par Dieu sans pour autant avoir un caractère absolu, car Dieu et l’homme restent libres. Une telle approche valorise la possibilité de la science : Dieu rend possible l’observation et la science permet de tester des hypothèses sur l’observation et il est possible de concevoir un monde ordonné par la raison, ce que ne permettait pas vraiment la science de la Grèce Antique.
- une épistémologie/logique : avec la re-définition de la vérité, l’introduction du doublet sujet- objet, des idées de loi et du principe du déterminisme, la valorisation de l’observation et le rejet de la superstition. La science expérimentale est rendue possible par le fait selon lequel l’homme se conçoit comme étant à la fois dans et hors du monde ;
- et un système de valeurs juridiques, écologiques, économiques, familiales, patriotiques, esthétique, etc.
Tous ces éléments sont sous-tendus par la préoccupation phare des rapports entre la philosophie et la théologie, entre la raison et la foi. Pour les Pères de l’Église en général, la raison
10
est utilisée pour protéger la foi, ceci dans un double sens : un sens apologétique et un sens heuristique.
L’usage apologétique de la raison consiste à défendre l’idée selon laquelle la foi a besoin de se constituer en autorité et responsabilité intellectuelle. Pour ce faire, les Pères de l’Église reposent leur système sur des fondements biblique et contextuel. L’usage apologétique de la raison porte sur une légitimation des Saintes Écritures, du message évangélique et salutaire qu’elles contiennent (cf.
Ecclésiastique 24, 29 ; Isaïe 7,7 ; Épître aux Philippines 1, 16 ; 1ère Épître de Pierre 3, 1 ; Actes de Apôtres 17, 11 ; 1ère Épître aux Corinthiens 10, 15 ; 1ère Épître aux Corinthiens 14, 20 ; 1ère Épitre de Jean 5, 9 ; Épître aux Romains, 7, 19-25 ; etc.). Les Pères de l’Église ont reconnu dans les Saintes Écritures la norme de la vérité. Le contexte est alors celui des controverses en place sur la conception gnostique (sous l’influence du manichéisme qui considérait le bien et le mal sous le même rapport) de la création en termes d’émanation et de l’homme comme étant d’emblée divin, qui impliquent la nécessité d’envisager un message missionnaire fondé sur la persuasion des non-croyants par des outils argumentatifs rationnels et que ceux-ci puissent comprendre l’implication politique de la religion chrétienne. Les hommes sont alors invités à croire de façon responsable en rendant raisonnable leur foi. Dieu doit être aimé avec la pensée. Il importe de relever au passage que l’usage apologétique de la raison a été affaibli par le contexte de l’imposition étatique et ecclésiologique de la foi, par la séparation établie entre la foi et la raison par Emmanuel Kant et Søren Kierkegaard22. Une telle rupture vis-à-vis de l’apologétique chrétienne sera renforcée par Bertrand Russell (pour qui la foi chrétienne fait face l’absence de preuves), l’historicisme, le scientisme et l’évolutionnisme.
L’usage heuristique de la raison dans la patristique, quant à lui, s’inscrit dans la perspective de la reconnaissance de la dualité sujet-objet. Il est question d’envisager la redéfinition de la vérité en fonction de cette dualité : une telle approche implique la définition de la théorie par rapport à l’observation et valorise, de ce fait, l’observation comme appui de la vérité. Référence est désormais faite, non aux essences des choses, mais aux lois qui régissent les phénomènes. La Bible est à la fois livre de la révélation de Dieu par Dieu et livre de la révélation de l’homme par Dieu ; et c’est pourquoi l’homme a besoin, pour mieux se connaître, des lumières de l’anthropologie biblique.
Cette dernière lui révèle son origine, sa condition et ses défis existentiels d’ordre moral.
C’est dans un tel cadre philosophique qu’ont émergé et qu’ont été développées les idées philosophiques de Saint Augustin, une figure philosophique centrale de la Patristique.
22 Séparation prolongée, dans ses orientations, catholiques par Gabriel Marcel et, dans ses orientations protestante et libérale, par Karl Barth.
11
2. S
AINTA
UGUSTIN: U
NE FIGURE PHILOSOPHIQUE MAJEURE DE LAP
ATRISTIQUEL'œuvre philosophique de Saint Augustin d'Hippone est reconnue comme importante pour sa profondeur et pour sa densité. Pour Christian Nadeau, cette œuvre peut être lue comme un « grand code » de la pensée européenne, celui de la littérature, de la théologie et de la philosophie. « L'œuvre de l'évêque d'Hippone, écrit-il, occupe une place à part dans la littérature occidentale. Elle peut à juste titre être lue comme un "grand code" de la pensée européenne, tant pour la littérature que pour la théologie et la philosophie. » 23La synthèse établie par Saint Augustin entre la foi et la raison s’est imposée à la pensée théologico-philosophique pendant huit siècles, durant toute la période médiévale pendant laquelle l’Europe Occidentale, alors déchirée par des conflits qui ont engendré l’avènement des États modernes, a perdu l’héritage culturel ancien gréco-romain et n’a pu garder que les écrits laissés par l’Église et les influences socioculturelles de celle-ci. Le contenu philosophique de la pensée augustinienne porte de façon générale sur les problèmes du connaître, de l’être et du vouloir, auxquels peuvent être rattachées des disciplines philosophiques (la dialectique ou la logique, c’est-à-dire la science rationnelle, la physique et l’éthique).
2.1. La vie et l’œuvre de Saint Augustin
Né le 13 novembre 354 à Thagaste en Numidie (l’actuelle Algérie), d’une mère chrétienne et profondément pieuse (Sainte Monique)24 qui influença grandement sa formation morale (celle-ci pria pour la conversion de son fils en pleine dépravation) et d’un père païen, Augustin d’Hippone (Aurelius Augustins en latin, ou Saint Augustin) est un théologien et philosophe chrétien dont les travaux sont parmi les plus célèbres de l’histoire des Pères et des Docteurs de l’Église. Après une formation en rhétorique, à la dialectique et à la philosophie gréco-romaine, il s’adonne à la théologie. C’est après son attachement à la philosophie que Saint Augustin devient manichéen25. Son adhésion au manichéisme était surtout liée aux penchants sceptiques de la nouvelle Académie.
C’est sa conversion au catholicisme, à la faveur de sa rencontre avec Saint Ambroise de Mila en 38626 (qui le baptisa en 387), qui le détachera du manichéisme et jouera un grand rôle
23 Cf. Christian Nadeau, Le vocabulaire de Saint Augustin, Paris, Ellipses, Coll. « Le vocabulaire de… », 2009, p. 7.
24 Deux femmes vont beaucoup compter pour Saint Augustin, sa mère et sa concubine avec qui il a eu un fils, Adéodat.
25 Cf. infra.
26 La conversion en août d’Augustin coïncide avec l’intense lutte morale qui a culminé dans le célèbre « épisode du jardin »
12
dans la réfutation du pélagianisme, du donatisme et des hérésies de son temps : il s’agit donc d’une remise en question des courants dont il partageait pourtant les thèses par le passé. Devenu évêque d’Hippone, Augustin entame une critique profonde de ces doctrines et mouvements.
De façon générale, Saint Augustin fut grandement influencé par Platon, Aristote, Plotin, Saint Ambroise, Cicéron, Mani, et surtout par la Bible. Ses contributions en philosophie et en théologie sont d’une densité thématique, conceptuelle, qualitative et quantitative remarquable27. Trois principales œuvres de Saint Augustin restent toutefois aux nodales : Les Confessions (Confessiones) écrites entre en 397 et 401, La Cité de Dieu (De Civitate Dei contra paganos : La Cité de Dieu contre les païens) rédigée entre 412 et 426 et De la Trinité (De Trinitate) dont la rédaction se serait étendue de 400 à 416.
Les Confessions sont une œuvre autobiographique dans laquelle Saint Augustin présente son itinéraire personnel dans la quête de Dieu, un itinéraire fait de vie d’homme avec ses faibles et ses forces, d’aveux à Dieu de ses fautes et péchés (le terme confession acquiert alors tout son sens chrétien ici), et de la proclamation de la gloire de Dieu28.
La Cité de Dieu, quant à elle « est un ouvrage de polémique dirigé contre les adversaires de la religion chrétienne »29. Augustin y démontre que la providence divine agit en permanence dans l’histoire, même s’il n’est pas toujours évident et aisé d’en comprendre le sens. L’œuvre augure la controverse sur les rapports entre le monde spirituel et le monde temporel, entre la cité céleste des élus et la cité temporelle terrestre. C’est la providence divine qui gouverne l’histoire et il y une coexistence des deux cités évoquées en sus sur la terre, chacune de ces cités ayant la paix comme intérêt commun.
De la Trinité est un ouvrage dans lequel Saint Augustin combat les erreurs de la raison qui corrompent la foi. Par ailleurs, il y est question de dé-montrer la vérité de la trinité des personnes en un seul et vrai Dieu, préfiguration du salut final (ceci, au-delà des diverses images de la Trinité l’on peut apercevoir ici-bas).
dans sa maison, quand il entend une voix d'enfant sur un mur s’écrier à plusieurs reprises, « Tolle, lege ; Tolle, legge… » (« Prends et lis… ») Il ouvrit au hasard le nouveau Testament et est tombé sur les paroles de Saint Paul dans l'Épître aux Romains, 13, 13-14 : « La nuit est avancée. Le jour est arrivé. Laissons là les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière. Comme il sied en plein jour, conduisons-nous avec dignité : point de ripailles ni d'orgies, pas de luxure ni de débauche, pas de querelles ni de jalousies ». Ces propos de l’apôtre ont scellé sa conversion morale. À l’écart dans son jardin, Augustin s’adresse à Dieu : « Jusques à quand, Seigneur, jusques à quand serez-vous irrité contre moi ? Remettrai-je toujours à demain ? Pourquoi pas tout de suite la fin de ma turpitude ? », cf. Saint Augustin, Les Confessions, trad., préface et notes par Joseph Trabucco, Paris, GF-Flammarion, 1964, Livres Huitièmes et Douzième.
27 Pour toutes les œuvres de Saint Augustin, cf. Stéphane Torqeau, et Daniel Da Rocha, Sacra Doctrina-Verbum Domini, XP 4.01, février 2006 [Logiciel] et
28 Nous y reviendrons de façon plus détaillée. Cf aussi les travaux d’étudiants.
29 Thierry Gontier, Les grandes œuvres de la philosophie ancienne, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Mémo », 1996, p. 54.
13
Saint Augustin décède le 28 août 430 à Hippone. Il est canonisé en 1298 comme Docteur, et est fêté tous les 28 août par l’Église Catholique, et les 15 juin par l’Église Orthodoxe. Au-delà d’une vie dynamique et dense qu’il a eu à mener, Augustin n’a cessé de lier étroitement sa vie à sa philosophie : la philosophie fait corps avec le penseur.
2.2. Des ancrages et des décrochages philosophiques
La philosophie de Saint Augustin permet d’établir le passage des philosophies antiques à celles modernes. Un tel passage est rendu possible par les ancrages et les décrochages philosophico-conceptuels entrepris par l’évêque d’Hippone. Les points d’ancrage s’expriment en termes des influences subies à travers les travaux de Cicéron, le platonisme et le néo-platonisme, tandis que les décrochages le sont à travers la remise en question du manichéisme, du pélagianisme et du donatisme.
2.2.1. L’influence de Cicéron
C’est de la lecture de l’Hortensius de Cicéron (106-43 av ; J.-C.) que naquît l’intérêt pour la philosophie chez Augustin. La philosophie, comprise comme « amour de la sagesse », est directement rattachée à la théologie. S’il est admis à Carthage (où Saint Augustin a été étudiant, puis enseignant) que le Christ n’est pas à considérer comme le « Sauveur souffrant », mais comme le « Sagesse de Dieu », il va de soi que l’illumination philosophique doit préparer celle divine. Comment le livre de Cicéron a-t-il servi de guide philosophique à saint Augustin ? Peut- on dire que toute la vie et le système philosophique de pensée de l’Évêque d’Hippone sont redevables de l’expérience qu’il a vécue en lisant Hortensius de Cicéron ?
C'est en 386 dans De beata vita, relate Jean Doignon, que se trouve le témoignage le plus ancien d’Augustin par rapport à l’Hortensius de Cicéron : « C’est à partir de l’âge de dix-neuf ans, quand j’eu connu à l’école ce livre de Cicéron qu’on appelle l’Hortensius, que je me suis enflammé d’un tel amour de la philosophie que je songeais à passer aussitôt de son côté »30. En fait, Cicéron était un philosophe polyvalent. Même s'il a beaucoup écrit sur la rhétorique, il a également eu un travail impressionnant et considérable sur la philosophie et sur l'histoire des religions31. Il est l'un des penseurs à avoir assuré la cohérence de la philosophie romaine à travers son étude des notions de « volonté » et du « bien ». L’Hortensius de Cicéron est un dialogue écrit en 45 av. J.-C.
30 Jean Doignon, « L’enseignement de Hortensius de Cicéron sur les richesses devant la conscience d’Augustin jusqu’aux Confessions », in L’Antiquité classique, Année 1982, n° 51, p. 193.
31 Cf. Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres, op. cit., p. 491.
14
mais qui a disparu au Moyen Âge.
L'auteur a écrit ce livre, dans son De divitione, pour recommander aux romains l'étude de la philosophie. Chaque protagoniste du livre (Lutatius Catulus, Hortensius et Ciceron visitant Lucullus) a dû faire l'éloge d'un sujet (histoire, poésie ou éloquence). Hortensius, un orateur important, défendit l'inutilité de la philosophie tandis que Cicéron la plaça au-dessus de tous ces arts. Cicéron devait ensuite terminer en montrant que la philosophie doit être le couronnement de toute culture et qu'elle est nécessaire à la conduite des affaires publiques. Le principal problème concerne alors l'importance de la philosophie. Malgré le caractère fragmentaire du livre, les principales idées qui peuvent être retenues sont les suivantes : si notre volonté n'est pas éclairée par la philosophie, elle se trompe dans la quête du bonheur ; l'absence de philosophie peut facilement laisser libre cours à des maux tels que la quête d'une richesse et d'un pouvoir excessifs. De plus, la vraie gloire est le sentiment d'agir selon les vertus ; la philosophie est alors la seule solution à la crise de la ville, et cette quête de vérité est source de bonheur. C'est en lisant cet éloge de la philosophie que saint Augustin sentit une révolution opérer en lui- même. Dans ses aveux, Augustin écrit :
C'est parmi de tels camarades qu'à cet âge encore sans vigueur, j'étudiais les traités d'éloquence, art où je désirais briller dans l'intention damnable et futile de goûter les joies de la vanité humaine. L'ordre accoutumé des études m'avait conduit au livre d'un certain Cicéron, dont presque tous les lettrés admirent la langue plus que le cœur. Or ce livre renferme une exhortation à la philosophie; il a pour titre
« Hortensius ».
Cette lecture changea mes sentiments; elle tourna vers vous, Seigneur, mes prières;
mes vœux et mes désirs en devinrent tout autres. Toutes mes vaines espérances, soudain, perdirent pour moi leur prix, et je désirais l'immortelle sagesse avec une incroyable ardeur.32
L’illumination pour la sagesse philosophique n’est qu’un tremplin pour accéder à l’illumination suprême, celle de la contemplation de Dieu. L’amour de la sagesse philosophique débouche sur l’amour de la sagesse divine. La sagesse philosophie n’acquiert sa plénitude que dans celle divine33
En effet, Saint Augustin a voulu abandonner sa vie de débauche de jeunesse. La sagesse philosophique exposée par Cicéron peut alors le conduire à se fondre dans une vraie béatitude.
Cette étude du bonheur se prolonge dans De la Trinité, particulièrement dans les livres XIII et
32 Saint Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Troisième, Chapitre IV, p. 53.
33 Cf. ibid., Livre Huitième, Chapitre VII, p. 166.
15
XIV34. Rappelant certaines idées de l’Hortensius, Saint Augustin déclare : « Nous serons heureux tous ensemble par la connaissance de la nature et la science, le seul privilège à reconnaître dans la vie même des dieux. Ce qui fait voir clairement que lui seul est désiré par la volonté, tandis que tout le reste tient à la nécessité ».
C’est la lecture d’Hortensius de Cicéron qui a aussi amené Augustin à s’intéresser à la lecture des Saintes Écritures35. Toutefois, l’idée que Cicéron se faisait de Dieu, a amené Saint Augustin à tomber dans le manichéisme. Pourtant, Augustin voulait la sagesse philosophique dans les Saintes Écritures. C'est plus tard qu'il viendra critiquer les Académiciens (Cicéron inclus) et les manichéens sur leur fausse représentation de Dieu. Le nom de Dieu existe dans les œuvres de Cicéron, affirme saint Augustin : « […] mais la sagesse elle-même, quelle qu'elle fût, […]
c’était un feu, un désir brûlant. Un seul point me faisait rebattre de mon ardeur : le nom du Christ n’était pas dans ce livre »36.
Tout compte fait, il importe de relever que l’intérêt augustinien pour la philosophie a été surtout rendu plus remarqué à travers les influences du platonisme et du néo-platonisme.
2.2.2. Le platonisme et le néo-platonisme
Même si Saint Augustin estimait Aristote, il n’en demeure pas moins qu’il le mettait bien en dessous de Platon. Il considérait ce dernier comme le précurseur idéal de la pensée chrétienne, et a fait siennes plusieurs de ses idées et doctrines. En même temps, Saint Augustin avait un regain d’intérêt pour les stoïciens et les néo-platoniciens, Plotin, Jamblique et Porphyre notamment.
Le premier problème philosophique auquel Augustin a fait face après sa conversion a été celui de la connaissance : il était question de savoir si nous connaissons la vérité, et si oui comment nous la connaissons. La réponse au premier problème est une critique sévère du scepticisme. Sa réponse à deuxième préoccupation est la doctrine de l'illumination, qui a substitué la doctrine platonicienne de la réminiscence et la doctrine aristotélicienne de l'abstraction. Dans ses premiers pas en philosophie, Augustin prenait les sceptiques au sérieux, surtout ceux de l’Académie. Il convenait avec eux sur le fait qu’ « aucune vérité ne peut être comprise par les êtres humains ». Toutefois, après sa conversion, son problème n'était plus celui de savoir si nous pouvions atteindre la certitude, mais plutôt comment nous pouvions
34 Saint Augustin, De la Trinité, in Stéphane Torqeau et Daniel Da Rocha, Sacra Doctrina-Verbum Domini, XP 4.01, février 2006, XIII et XIV.
35 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Troisième, Chapitres IV et V, pp. 53-54.
36 Ibid, Livre Troisième, Chapitres IV, p. 54.
16
l’atteindre. Il chercha donc à répondre aux sceptiques et établit que la raison humaine a en effet une certitude sur diverses choses. Plus précisément, la raison humaine est absolument certaine du principe de contradiction : nous savons qu'une chose ne peut pas être et ne pas être en même temps. En utilisant ce principe, nous pouvons être certains, par exemple, qu'il existe soit un monde, soit plusieurs mondes.
En outre, les sceptiques faisaient valoir l’idée selon laquelle une personne pouvait être endormie et rêver des choses ou qu'elle est consciente d'elle-même, tout en restant dans l’illusion. Pour Augustin, ce n'était pas un argument rigoureux. En réponse, il défend : « qu'il soit endormi ou éveillé, il vit ». C’est dire que toute personne consciente est certaine qu'elle existe, qu'elle est vivante et qu'elle peut penser : Car nous le sommes, reconnait Augustin, et nous savons que nous sommes, et nous aimons notre être et notre connaissance de ce fait d’être… Ces vérités se tiennent sans crainte face aux arguments des académiciens. L’on peut constater là, une préfiguration du Cogito qui sera formulé, plus tard, au XVIIème siècle par René Descartes (1596-1650). Au lieu de prouver l'existence d'objets externes comme le fera Descartes, Saint Augustin avait plutôt supposé l'existence de ces objets et s'est référé à eux principalement pour décrire comment nous obtenons la connaissance en relation avec les choses.
Saint Augustin a fondé sa théorie de la connaissance sur une interprétation platonicienne de la nature humaine pour décrire ce qui se passe lorsque nous ressentons un objet. L’homme est l’union du corps et de l’âme. Platon avait suggéré que le corps est une prison pour l’âme. Augustin apportera une nuance à une telle conception. L’atteinte de la connaissance par l'âme exige un dépassement de la théorie platonicienne de la réminiscence : la connaissance n'est pas un acte de mémoire. C'est un acte de l'âme elle-même. Celle-ci est doté de trois degrés : le sensus (qui établit la relation entre l’âme et le corps), le spiritus (qui se rapporte à l’agencement ou à ma distinction de impressions corporelles) et le mens (qui produit à la fois la connaissance des choses sensibles et de leurs principes)37. L’âme est donc, de l’avis d’Augustin, aussi bien une intelligence qu’une raison, elle est immortelle, et elle détient la vérité. Cette appréhension augustinienne de l’âme est foncièrement rattachée à celle de Plotin (un néo- platonicien) qui envisage une théorisation des fonctionnalités de l’âme dans ses rapports à l’intelligence et à l’Un. Dans De la Trinité, Saint Augustin écrit : « La nature de l’âme intellectuelle
37 Christian Nadeau, Le vocabulaire de Saint Augustin, Paris, Ellipses Édition Marketing S.A., Coll. « Le vocabulaire de… », 2009, p. 12.
17
est ainsi faite que, le Créateur l’ayant ainsi disposée, mise en face des réalités intelligibles par une propension naturelle, elle les voit dans une certaine lumière incorporelle de son espèce »38.
2.2.3. Le manichéisme, le pélagianisme et le donatisme en question
Les controverses engagées contre le manichéisme, le pélagianisme et le donatisme ont amené Saint Augustin à traiter des questions liées au mal, à la liberté, à la grâce et à la prédestination, des préoccupations qui sont nodales dans toute sa philosophie.
- La critique du manichéisme
Les manichéens sont les adeptes d’une religion fondée par Mani (216-277) au IIIème siècle.
D’origine persane (Babylonie), le manichéisme est une doctrine qui défend le syncrétisme entre le christianisme, le bouddhisme et le parsisme. Il s’agit d’un syncrétisme dualisme dont l’idée de base est celle selon laquelle le bien et le mal sont deux principes à la fois égaux et absolument antagonistes.
En effet, pour les manichéistes, l’univers peut être expliqué selon deux principes et en trois temps. Les deux principes sont la Lumière (une réalité immatérielle qui est Dieu) et les Ténèbres (des réalités matérielles qui est font référence aux diables des chrétiens). Ces deux principes sont, selon eux, diamétralement opposés. Il s’agit d’une dualité dans laquelle le bien et le mal sont considérés comme étant opposés. Les trois temps sont la dualité absolue des deux principes, le conflit permanent entre les deux principes, et le moment final du triomphe de la Lumière sur les Ténèbres qui coïncide avec la Parousie (c’est-à-dire l’avènement ultime de la Lumière, du Christ) et le jugement dernier.
L’évêque d’Hippone est contre une telle mise au même niveau des forces du bien et des forces du mal, la puissance divine et les forces maléfiques. Pour Augustin, s’inspirant de Porphyre, la Toute-Puissance divine ne peut être appréhendée que si elle met en opposition Dieu et le néant.
Un rapprochement avec la démarche parménidienne transparaît ici. Le bien, c’est Dieu. Ce dernier est le principe et le moteur de tout bien et de toute bonne action. Il s’agit là du platonisme maintenu dans le système augustinien. Ce faisant, il est question, pour Saint Augustin, de remettre en question toute conception matérialiste du monde.
Le manichéiste qui fut le principal adversaire d’Augustin fut Fauste (340-400). Augustin confesse s’être laissé séduire par les erreurs inhérentes à ses pensées. Pour Fauste en particulier,
38 Saint Augustin, De la Trinité, in Stéphane Torqeau et Daniel Da Rocha, Sacra Doctrina-Verbum Domini, XP 4.01, février 2006, Livre Douzième, CXXV.
18
et pour les manichéistes en général, l’on ne saurait croire à la doctrine manichéiste sans en avoir une évidence rationnelle et toutes les autres religions sont qualifiées de superstitions et autoritaire. Or une telle attitude est remise en question par Augustin pour son caractère orgueilleux et ses contradictions avec la vraie religion.
Par ailleurs, une autre critique augustinienne du manichéisme porte sur le problème des rapports entre le bien et le mal, un problème qui implique celui de la conception de la nature humaine, avec en arrière-plan la question de la nature et de la fonction de l’âme. Pour Saint Augustin, l’âme humaine ne peut être considérée comme un « fragment » du corps de Dieu39. S’il fallait admettre une telle idée, l’on attribuerait facilement les égarements et les erreurs de l’âme humaine à Dieu, considéré comme principe premier ; il serait donc responsable des fautes de la partie. Pour les manichéens, « ce n’est pas nous qui péchons, mais c’est je ne sais quelle autre nature en nos »40. Une telle conception des choses serait, de l’avis d’Augustin, accuser Dieu pour nos péchés. Or il est fallacieux d’admettre une telle absurdité, surtout que l’âme n’est pas corporelle et qu’elle n’est pas une partie du tout représenté par Dieu. Toutefois, si ni l’âme ni Dieu ne sont des corps, et les deux ne saurait s’identifier. Il existe depuis le péché originaire un hiatus entre l’âme humaine et la volonté de Dieu. La faute d’Adam et Ève n’atteste pas d’une victoire du corps du l’âme en l’homme, c’est-à-dire de la matière sur l’esprit : il s’agit, à la vérité, d’une chute de l’âme qui n’est pourtant pas l’effet du corps sur l’âme. C’est de la corruption de l’âme et de celle du corps qu’il s’agit. L’âme n’est non plus corrompue par celui-ci.
- Le donatisme
Tirant son appellation du nom de Donat le Grand (270-355), le donatisme est une doctrine chrétienne qui est née des schismes et des hérésies sur la validité des sacrements célébrés par les évêques qui avaient failli durant la persécution de Dioclétien. Saint Augustin critique notamment l’attitude puritaine propre aux donatistes en revenant sur la question de la validité des sacrements.
- Le pélagianisme
Le pélagianisme est une doctrine formulée par Pélage (360-422), l’un des premiers penseurs irlandais à enseigner à Rome. La pensée de Pélage se veut un projet moral ayant pour principal finalité la glorification du libre arbitre. C’est la liberté humaine qui régit les rapports entre
39 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, trad., préface et notes par Joseph Trabucco, Paris, GF-Flammarion, 1964, Livre Cinquième, Chapitre X, pp. 99-100.
40 Christian Nadeau, Le vocabulaire de Saint Augustin, Paris, Ellipses Édition Marketing S.A., Coll. « Le vocabulaire de… », 2009, p. 12.
19
les hommes et Dieu. C’est dans une telle perspective que les pélagiens s’opposent à l’idée de la grâce divine, à l’instar du baptême. Pour eux, il revient aux hommes de réaliser les œuvres de paix voulues par Dieu sur terre, et il est possible d’opter pour le bien et de vivre sans péché tout en exaltant l’effort personnel du combat pour mener une vie vertueuse. Par ses efforts personnels, l’homme peut s’abstenir du péché et le péché originel n’a nullement affecté les autres hommes à part leurs auteurs (Adam et Ève). Le pélagianisme est une doctrine chrétienne remise en question par Augustin. Ce dernier considère cette doctrine comme une hérésie.
La critique augustinienne du pélagianisme repose sur la restitution de la grâce divine. À titre illustratif, Augustin démontre la nécessité du baptême des enfants pour effacer le péché originel. L’évêque d’Hippone plaide, pour ainsi dire, pour le secours divin dans le dessein de l’homme. La condition essentielle du salut est la grâce, même s’il faut la distinguer du libre arbitre avec lequel il n’y a aucune opposition radicale.
Au final, tous ces décrochages opérés (tant dans le contexte philosophique que théologique) par Augustin constituent les bases sur lesquelles sera structuré le système philosophique augustinien.
2.3. Le système philosophique augustinien
Augustin définit la philosophie comme la quête de la sagesse, de la béatitude (il identifie, en effet, la béatitude à la sagesse). La philosophie, en tant que domaine par excellence de l’exercice de la raison, utilise celle-ci comme instrument de la sagesse. La pratique philosophique est fondamentalement éthique. La sagesse philosophique vise la compréhension et la connaissance pour bien/savoir vivre. La raison étant accompagnée de la foi, la compréhension inhérente à la sagesse relève de ce que la foi offre à la raison. De l’avis de Saint Augustin, la philosophie a deux principaux objets, à savoir l’âme et Dieu. L’homme connaît Dieu par son âme. La philosophie augustinienne s’ouvre et se ferme donc avec l’acte de foi. La philosophie et la théologie sont deux modèles différents d’une même recherche spirituelle. La faiblesse des doctrines philosophique est pourtant à relever, ceci à côté de la primauté de la foi sur la raison qui implique la hiérarchie reconnue par Augustin entre la théologie et la philosophie.
2.3.1. Comprendre pour croire et croire pour comprendre : Du dialogue entre la foi et la raison
Le système philosophique augustinien peut être considéré comme une étude de
20
Dieu. C’est vers une telle idée que converge son ontologie, sa métaphysique, son éthique, sa philosophie politique et sa théorie de la connaissance. Toutes ces considérations et spéculations d’ordre rationnel reposent sur une théorie propre des rapports entre la raison et la foi, entre la philosophie et la théologie.
La métaphysique augustinienne est rattachée à sa physique et à sa théodicée. La métaphysique et la physique, particulièrement, sont liées. Ce lien est établi dans l’optique de fixer les rapports avec l’Infini et d’établir les modalités de la définition de la nature de Dieu ainsi que des preuves de l’existence de celui-ci.
En effet, la démonstration de l’existence de Dieu telle qu’elle est envisagé par l’évêque d’Hippone est faite à partir d’une étude a posteriori de la contingence du monde, par une contemplation de l’ordre de/dans l’univers, par les confessions de la conscience, et par le statut nécessaire et immutable des objets de nos représentations intellectuelles. La reconnaissance de l’existence de Dieu passe tout d’abord par la conception de sa propre existence. Il s’agit d’accepter, avant tout, l’existence d’un être (préfiguration de Dieu). Réfléchir sur comment Dieu est, implique primordialement que l’on se pose la question du sujet de l’acte de la connaissance. Même face aux doutes, l’acte même de notre pensée démontre notre existence. C’est dire que l’âme est dotée d’une connaissance d’elle-même, ceci avant tout processus heuristique ou de connaissance. Pour Saint Augustin, c’est Dieu qui est le principe de cette certitude du savoir. La connaissance de Dieu est identifiée à la sagesse et une telle connaissance n’est jamais complète. Du fait de son caractère infini, il est impossible d’avoir une connaissance parfaite et achevée de Dieu41.
Le caractère infini de Dieu est intrinsèquement lié à la perfection de celui-ci. C’est là qu’intervient la critique du manichéisme, contre lequel Saint Augustin défend la thèse de la bonté primordiale de Dieu (l’on parle alors de la théodicée, c’est-à-dire la justification de la bonté de Dieu par la réfutation des arguments tirés de l'existence du mal)42 et de sa perfection infinie. Ainsi, dans son essence, Dieu est simplicité et inconnaissable en lui-même, parce qu’étant au-dessus de toutes les catégories. La question de la connaissance de Dieu est fondamentale dans la philosophie de Saint Augustin, en ce qu’elle permet d’interroger le sens de la constitution de l’univers. Cette dernière préoccupation est actualisée par notre auteur à travers sa théorie de l’Exemplarisme.
41 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Cinquième, Chapitre X, p. 99, Livre Septième, Chapitre IV, pp. 133-134 et De la Trinité, op. cit., Livre Quinzième, XVII et XXIX.
42 Toute œuvre de Dieu est bonne. Cf. Saint Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Septième, Chapitre XII, pp. 144-145.
21
La théorie de l’Exemplarisme est une redéfinition des théories platoniciennes et néo- platonicienne des Idées. Pour Saint Augustin, avant la création de l’univers, Dieu a eu certainement à concevoir plan de haut niveau. Connaissant tous les possibles, Dieu à la base du fondement ontologique de toute contingence, les choses contingentes n’étant alors que des copies et des reproductions des idées divines. C’est sur ces idées que repose la certitude du savoir humain. Les attributs des choses ne sont que des reproductions de leurs exemplaires incréés.
Pour la création du monde matériel, Dieu a mis des forces actives dans la matière (forces constituées à partir de leurs exemplaires et correspondant ainsi aux essences matérielles).
En usant d’observation interne, Saint Augustin arrive à établir une philosophie de l’homme sous-tendue par une psychologie et une anthropologie singulières. Dans sa nature, l’humain est une juxtaposition de deux substances : l’âme et le corps. L’âme est au-dessus du corps, tout en étant indépendant de celui-ci : « l’union de l’âme et corps suppose une hiérarchie de la première sur le second »43. C’est dans ce sens que l’on peut parler de l’âme en termes de substance. Une telle hiérarchisation exprime une transcendance dans l’ordre de l’élévation spirituelle de l’homme. L’âme agit sur elle-même tout comme elle agit sur le corps dans lequel elle est répandue. L’âme est immatérielle. Saint Augustin affirme cette immatérialité par les attributs caractéristiques de la connaissance que l’âme a d’elle-même et des représentations intellectuelles. L’âme est éternelle du fait de sa participation aux vérités immuables et éternelles.
Dans son intelligence, l’homme est doté de trois facultés majeures : la mémoire, l’intelligence et la volonté44. La mémoire est une faculté de la pensée qui ignore l’étendue mais qui peut se représenter l’espace. C’est une conscience possible du temps passé, présente et future qui contient en elle une certaine connaissance des choses. C’est par la mémoire que l’âme reprend possession d’elle-même et se rappelle qu’elle possède une intelligence et une volonté.
L’intelligence, quant à elle, est cette faculté de connaître et de comprendre. Elle est constituée de connaissances conceptuelles et rationnelles. Pour finir, la volonté est ce mouvement de l’âme vers un objet qu’elle convoite, en ce sens que l’âme n’est pas en quête des choses elles-mêmes, mais de Dieu qui est le principe de l’existence de ces choses. C’est sur l’ordre la volonté que le sens intime et l’intelligence entre en exercice. La volonté relève surtout d’un acte de foi : pour comprendre, il faut croire. L’assentiment de l’intelligence est nécessaire pour toute quête de la vérité. C’est ce qui permettra à Augustin de mieux illustrer le lien étroit qui existe entre la raison
43 Christian Nadeau, Le vocabulaire de Saint Augustin, Paris, Ellipses Édition Marketing S.A., 2009, p. 11.
44 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Dixième, Chapitres VIII-XIX, pp. 209-223.
22
et la foi.
Sur les rapports entre la raison et la foi, le projet de Saint Augustin, en jetant les fondements de la philosophie médiévale occidentale, peut être appréhendé en termes de la défense de l’idée selon laquelle la raison et la foi se rendent des services mutuels :
« Intellige ut credas, credo ut intelligas », c’est-à-dire « comprendre pour croire, croire pour comprendre ». Il s’agit là de la dialectique de la raison et de la foi. Il faut comprendre pour croire parce que c’est la raison qui fournit les concepts qui sont nécessaire pour établir les vérités à la base de ce qu’il faut croire. Les concepts issus de l’action de la raison sont à utiliser pour prouver et démontrer l’infaillibilité de la révélation. Ceci dit, cette dernière ne saurait outre passer les normes de la raison ; mieux, le mystère inhérent aux révélations de la foi n’est pas antirationnel mais suprarationnel. À l’inverse, il faut croire pour comprendre. En effet, il y a des vérités que la raison ne saurait mettre en doute si celles-ci n’étaient pas mises par Dieu à l’épreuve de la foi du croyant, ceci à travers la révélation.
À travers la notion d’autorité (auctoritas), c’est-à-dire le pouvoir reconnu à une entité, Saint Augustin définit la fonction de la raison dans ses liaisons à la foi. La notion d’autorité ne saurait être étendue à la raison sans la référence à la foi. En effet, la raison, par des investigations rigoureuses, découvre des objets qu’elle a à comprendre. C’est l’autorité accordée par la foi qui confirme les découvertes de la raison lorsque celle-ci n’est pas dans l’erreur. Ainsi, pour comprendre, il faut croire. La raison, s’inscrivant dans le sens de l’acquisition de la connaissance de l’objet, la garantie d’un tel processus n’est que le fait de la foi. La recherche de la vérité participe en elle-même de la vérité et cette recherche est rendue plus motivée par l’amour et la recherche de Dieu. Ce dernier est la finalité ultime de toute recherche et activité humaine. Raison et foi sont, pour ainsi dire, complémentaires. Dans un tel rapport, c’est la foi qui cherche et l’intelligence qui trouve45. C’est la foi qui mène à la raison et non le contraire. Toutefois, il n’y aucunement affirmation de la supériorité de la raison sur la foi. Cette dernière reste la principale autorité parce que commandant l’heuristique. Toute personne qui aime de façon authentique la vérité, c’est-à-dire la philosophie, ne peut qu’aimer Dieu : « le vrai philosophe aime Dieu »46. La fonction de la foi est donc d’éclairer la raison et l’intelligence.
45 Cf. Saint Augustin, De la Trinité, op. cit., Livre Quinzième, II.
46 Saint Augustin, La Cité de Dieu, in Stéphane Torqeau et Daniel Da Rocha, Sacra Doctrina-Verbum Domini, op. cit., Livre Huitième, IV.