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Roxane Gay AYITI. Traduit de l anglais par Stanley Péan MÉMOIRE D ENCRIER

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Academic year: 2022

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Texte intégral

(1)

Roxane Gay

AYITI

Traduit de l’anglais par Stanley Péan

MÉMOIRE D’ENCRIER

(2)

enfoirés !

Gérard passe ses journées à penser à ses nombreuses raisons de détester les États- Unis, qui incluent mais ne se limitent pas aux gens, à la météo, en particulier le froid, et au fait d’avoir à conduire partout et d’avoir à aller à l’école tous les jours.

Il a quatorze ans. Il déteste beaucoup de choses.

Le premier jour d’école, alors que ses camarades de classe et lui doivent se présenter, Gérard se lève, dit son nom, se ras- sied aussitôt et baisse les yeux vers son pupitre, qu’il déteste.

— Tu as un accent si intéressant, roucoule l’enseignante.

D’où viens- tu ?

Il lève les yeux, irrité.

— Haïti, dit- il.

La professeure esquisse un large sourire.

— Dis- nous quelque chose en français.

Gérard obéit :

— Je vous déteste, dit- il.

L’enseignante applaudit avec enthousiasme. Elle ne parle pas un mot de français.

La nouvelle se répand rapidement à l’école et vaut bientôt à Gérard un surnom. Ses camarades l’appellent HBO. Il mettra plusieurs semaines avant de découvrir ce que ça signifie.

(3)

Gérard vit avec ses parents dans un appartement de deux chambres. Il partage la sienne avec sa sœur et leur cousin Edy.

Ils n’ont pas la télévision par câble, mais Edy, qui est arrivé aux États- Unis plusieurs mois avant Gérard, lui ment et lui dit que HBO désigne Home Box Office, une chaîne de télévision qui présente des films de Bruce Willis. Gérard déteste ne pas avoir le câble mais aime bien Bruce Willis. Il est fier de son surnom. Quand ses condisciples à l’école l’appellent HBO, il répond :

— Yippi- ka- yé !

Le père de Gérard ne se douche pas tous les jours car il doit encore s’habituer à la plomberie intérieure. Au lieu de cela, il effectue ses ablutions chaque matin au lavabo et réserve le luxe de la douche pour les fins de semaine. Gérard s’assoit parfois au bord de la baignoire et regarde son père parce que cela lui rappelle le pays natal. Il a mémorisé la routine – son père s’asperge les aisselles avec de l’eau, il fait mousser du savon dans ses poils, il se rince et se passe ensuite un gant de toilette humide sur la poitrine, la nuque, derrière les oreilles. Son père prie Gérard de sortir de la salle de bains, il se nettoie l’entre- cuisse. Il termine sa routine en se lavant le visage et en se brossant les dents. Puis il quitte pour le boulot. Autrefois, dans son pays, il était journaliste. Depuis qu’il vit aux États- Unis, il tranche de la viande au comptoir du deli huit heures par jour et fait semblant de ne pas parler l’anglais couramment.

Au deuxième mois d’école, Gérard trouve un sac rempli de flacons d’eau de Cologne bon marché dans son casier.

« Pour HBO », y a- t-il d’écrit sur le sac en grosses lettres.

C’est un cadeau étrange, pense- t-il, et il déteste la mauvaise odeur du sac, mais le ramène chez lui. Edy roule des yeux quand Gérard montre son cadeau à sa cousine mais prend une des bouteilles de Cologne. Sa copine va en profiter. « Ces enfoirés », dit Edy, beaucoup plus habile que Gérard pour jurer en anglais.

Ensuite, Edy explique que HBO veut en fait dire « Haïtien bien odorant ». Gérard serre les poings. C’est décidé : il déteste tous ces enfoirés qu’il côtoie à l’école. Le lendemain matin,

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il s’asperge d’eau de Cologne si généreusement que ça fait monter les larmes aux yeux de ses condisciples.

Et quand ils l’appellent HBO, Gérard ajoute un chouia d’enthousiasme à son « yippi- ka- yé ! ».

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à propos de l’accent de mon père

Il le savait audible. Il le savait prononcé, plus prononcé même que celui de ma mère. Il vivait en terre américaine depuis près de trente ans, mais sa voix sonnait comme celle de Port- au- Prince, des rues animées, des cuivres éclatants, une odeur de viande grillée et de maïs rôti, une chaleur épaisse et tranquille.

Dans sa voix, nous l’entendions grimper aux cocotiers, saisir le tronc pieds nus et jambes sablonneuses, couper les noix de coco avec une machette à lame émoussée. Nous l’entendions danser le konpa, la paume d’une main appuyée contre son ventre, l’autre main levée en l’air alors qu’il balançait ses hanches de gauche à droite. Nous l’entendions parler de Toussaint Louverture, de Henri Christophe et de la fierté d’être du pre- mier pays noir libre. Nous entendions le goût de l’amertume quand il regardait les nouvelles de chez lui ou qu’il téléphonait à ceux qu’il avait laissés derrière lui.

Quand mes frères et moi l’imitions, il souriait avec indul- gence. Avant chaque voyelle un « h », à la fin de chaque pluriel, aucun « s ». « Vous vous moquez, mais vous me comprenez parfaitement, n’est- ce pas ? » disait- il. Nous acquiescions. Nous lui demandions de dire American Airlines. Nous inspirions profondément quand il accédait à notre requête.

(6)

Pendant plusieurs années, nous n’avions pas conscience de l’accent de nos parents ; leurs voix étaient différentes à d’im- pitoyables oreilles américaines. Tout ce que nous entendions, nous, c’était le pays natal.

Puis le monde extérieur s’est introduit chez nous. Comme c’est toujours le cas.

(7)

voodoo child

Quand ma coloc au collège a appris que j’étais Haïtienne, elle en a déduit que je pratiquais le vaudou. Voilà ce qui arrive quand on laisse des esprits faibles surfer sur Internet. Je ne fais rien pour dissiper ses craintes, même si j’ai reçu une éducation strictement catholique et que j’ai appris le peu que je sais du vaudou dans le film avec Lisa Bonet qui avait rendu Bill Cosby furieux contre elle, comme s’il avait le droit de s’indigner sur quoi que ce soit, lui.

En pleine nuit, j’entonne des chants mystérieux, j’allume des bougies. Le jour, je porte du rouge et du blanc, je peins mon visage, je danse comme si j’étais possédée. Sur mon bureau, je laisse traîner une poupée à l’effigie de ma coloc.

La poupée est couverte d’épingles placées stratégiquement.

J’aime la faire angoisser. Elle me laisse la plus grande chambre, avec la meilleure commode. Elle s’occupe de rame- ner mon plateau au local où l’on lave la vaisselle dans la cafétéria.

Nous prenons le bus pour Manhattan pour aller errer dans les boutiques, danser, prendre un verre et folâtrer avec de petits vicieux new- yorkais. Je suis le diable qu’elle connaît.

(8)

Lorsque nous sortons de Grand Central, une grande femme âgée court vers moi, me saisit par le bras et commence à s’incli- ner furieusement.

Ma mère m’a toujours dit : « Éloigne- toi lentement des fous ; ils sont partout. » Quand elle est arrivée aux États- Unis pour la première fois, elle a dû vivre dans la partie la plus recu- lée du Bronx, la partie de cet arrondissement brûlée de mille feux. Elle ne s’en est jamais remise.

Là, devant Grand Central, ma coloc s’est accrochée à mon bras, ses doigts creusant profondément, faisant couler le sang comme si j’étais mieux armée pour faire face à la situation.

En nous éloignant, je me suis rendu compte que la femme parlait en créole. Je ne la connaissais pas mais je la connaissais.

— Ki sa ou vle ? lui ai- je demandé. Que veux- tu ?

Elle m’a dit que j’étais une manbo, une prêtresse du vaudou célèbre. Elle a dit que c’était un plaisir de me voir aux États- Unis. Elle m’a pris par les poignets. Elle a embrassé mes paumes, les a portées à ses joues. Elle voulait, je pense, que je la bénisse.

Je n’avais en tête que ces petits vicieux new- yorkais que ma coloc et moi comptions retrouver plus tard.

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note du traducteur

Aussi prolifique soit- elle, je ne connaissais Roxane Gay que de réputation avant d’amorcer la lecture des fictions réunies en ces pages. Bien vite, je me suis retrouvé dans un univers si familier que j’ai eu l’impression de prendre des nouvelles d’une cousine éloignée, tellement le parcours des personnages auxquels elle prête sa plume s’apparente à celui de membres de ma famille plus ou moins proche.

Sans doute est- ce dû au fait que Roxane Gay et moi avons en commun bien des éléments biographiques. Bien qu’au contraire de moi l’autrice du roman Treize jours (traduction française d’An Untamed State, Denoël et d’ailleurs, 2017) n’ait pas vu le jour en Haïti, elle a comme moi grandi au sein d’une famille d’immigrés haïtiens, dans la privation de la terre natale.

Le déchirement de ces mères et de ces pères qu’elle décrit, contraints par les circonstances à choisir le douloureux chemin de la migration, ne m’est certes pas étranger – mon défunt père, Mèt Mo, aurait pu tenir les mêmes propos que certains héros d’Ayiti. Il en va de même pour ces jeunes filles et fils confrontés aux préjugés parfois bénins, parfois moins de leurs condisciples à l’école, au racisme ordinaire né de la méconnaissance ou de l’ignorance crasse, dont le vécu aux États- Unis

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ne diffère guère de ce dont pourraient témoigner nombre d’Haïtiano- Montréalais.

Les protagonistes imaginés par Gay ont en outre marre des présomptions et des a priori, marre des idées préconçues et des mensonges colportés sur leur compte et celui du peuple haïtien en général, notamment dans les médias de masse. « Quand ma coloc au collège a appris que j’étais Haïtienne, elle en a déduit que je pratiquais le vaudou », lance d’entrée de jeu la narratrice de la nouvelle intitulée « Voodoo Child ». « Voilà ce qui arrive quand on laisse des esprits faibles surfer sur Internet. Je ne fais rien pour dissiper ses craintes, même si j’ai reçu une éducation strictement catholique et que j’ai appris le peu que je sais du vaudou dans le film avec Lisa Bonet qui avait rendu Bill Cosby furieux contre elle, comme s’il avait le droit de s’indigner de quoi que ce soit, lui. »

Voici le ton donné, qui refuse l’acrimonie et ne dédaigne pas l’occasionnelle pointe d’humour. Dans ce recueil, Roxane Gay s’efforce d’esquisser un aperçu de la diversité de l’expé- rience haïtienne, au pays et dans la diaspora, quitte à contredire le discours réducteur mis de l’avant dans les journaux télévisés et les feuilletons populaires. Et quoique ces histoires soient sou- vent sombres et ponctuées d’épisodes de cruauté et de violence, elles expriment contre toute attente une foi inébranlable en la résilience et l’instinct de survie qui ont permis aux hommes et aux femmes de cette moitié d’île en proie aux mille déveines d’une Histoire sanglante et tourmentée de triompher modeste- ment du mauvais sort.

Après tout, comme l’écrivait Aimé Césaire, Haïti n’est- elle pas ce lieu où « la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » ?

Stanley Péan, écrivain et traducteur

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