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Oriente, nation building et imaginaire collectif en Équateur : comment la question amazonienne est devenue la question des frontières amazoniennes

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Oriente, nation building et imaginaire collectif en Équateur : comment la question amazonienne est devenue la question des frontières amazoniennes

Emmanuelle Sinardet

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Université Paris Nanterre

CRIIA - Centre d’études équatoriennes, EA 369 — Études romanes emmanuellesinardet@yahoo.fr

Résumé :

La question frontalière, réactivée par les tensions avec le Pérou, « orientalise » l’équatorianité et réduit, substitue le territoire amazonien à sa bordure. Ce cas illustre une dynamique nationaliste de construction d’un imaginaire collectif, inséparable du processus du nation building. Il importe alors de penser l’État-nation depuis et à la lumière de ses marges, orientales en l’occurrence.

Mots-clés :

Équateur, Amazonie, frontière, Pérou, nationalisme Resumen:

La cuestión fronteriza, reactivada por las tensiones con Perú, “orientalizó” la ecuatorianidad y redujo el territorio amazónico a sus fronteras. El caso ecuatoriano ilustra la dinámica nacionalista de un imaginario colectivo, inseparable del proceso de construcción de una nación. Este estudio reflexiona sobre el Estado-nación desde, y a la luz de sus márgenes, orientales, en este caso.

Palabras clave:

Ecuador, Amazonía, frontera, Perú, nacionalismo Abstract:

The question of borders, reactivated by conflicts with Peru, “orientalised” the Ecuadorianity and reduced the Amazonian territory to its border. Ecuador exemplifies the nationalistic dynamics of a collective imaginary, which is inseparable from the nation-building process.

This study reflects on the State-Nation from and in the light of its margins; eastern margins in this case.

Keywords:

Ecuador, Amazonia, border, Peru, nationalism

1

Ce texte est d’abord une réflexion problématisée traitant de la question au programme, même si nous avons

effectué des travaux de recherche sur le sujet. Nous indiquons dans la bibliographie les principales références sur

lesquelles nous nous appuyons ; elles ne sont pas exhaustives.

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« El Ecuador ha sido, es y será país amazónico » a été une phrase-slogan incontournable en Équateur à partir de 1942, répétée dans tous les discours publics, reproduite sur tous les documents officiels et dans tous les textes scolaires, à l’issue de la signature du protocole de Rio de Janeiro en 1942 qui a signifié, pour l’Équateur, la perte de près de deux tiers de ses territoires amazoniens au profit du Pérou. Malgré la signature de l’accord de paix avec le Pérou en 1998, cette phrase-slogan à caractère nationaliste apparaît toujours sur certains documents officiels dans les années 2010. D’ailleurs, en 2009, le 12 février est proclamé Día del Oriente pour célébrer l’Amazonie d’Équateur, une région désormais divisée en 6 provinces. Les discours prononcés à cette occasion vantent sa beauté et ses richesses dans des termes qui rappelleraient ces discours en vogue au XIX

e

siècle que les candidats à l’agrégation connaissent bien. Le choix du 12 février est parlant : il commémore le 12 février 1542, date de la découverte du fleuve Amazone par l’expédition de Francisco de Orellana.

Parce que Quito est le lieu de l’organisation de l’expédition puis de son départ, l’imaginaire national qui se met en place à partir du XIX

e

siècle considère cette découverte comme un exploit « équatorien » — en dépit de l’anachronisme ; il est ainsi admis que l’Amazone, tout comme le Napo qui a guidé l’expédition depuis Quito, ont un caractère équatorien. Depuis la naissance de la République de l’Équateur en 1830, cette représentation historique sert à assoir la légitimité des revendications du pays sur la région du Napo et une partie des rives de l’Amazone.

Je me permets cette entrée en matière par le 21

e

siècle, pour souligner la place déterminante qu’occupe el Oriente dans l’imaginaire collectif national et dans la définition même de la ecuatorianidad, cette identité nationale aux contours parfois flous et mouvants, redéfinie et reformulée depuis 1830. Le différend frontalier entre le Pérou et l’Équateur a occasionné différents conflits armés, mais celui de 1941 est déterminant à cet égard. Du point de vue équatorien, la guerre équatoriano-péruvienne de 1941 résulte d’une invasion pure et simple de la part du Pérou en vue d’une annexion arbitraire de l’Orient équatorien. Du point de vue péruvien, en revanche, le conflit de 1941 aurait été provoqué par une agression équatorienne. Nous n’entrerons pas dans la polémique. Remarquons seulement que la perte des territoires en 1942

2

, qui rend tangible l’ampleur de la défaite, est vécue comme un véritable traumatisme, non seulement comme une injustice et une terrible humiliation, mais comme le symptôme même de la vulnérabilité de la nation Équateur. En ce qui nous concerne, ce traumatisme national est en soi le signe de l’existence d’une équatorianité

« orientalisée » à la fin de la période définie par la question au programme de l’agrégation, les années trente. D’ailleurs, le slogan mentionné plus haut (« El Ecuador ha sido, es y será país amazónico ») tend à essentialiser l’équatorianité dans son orientalité, en posant une continuité historique ininterrompue à travers l’association passé-présent-futur. Cette essentialisation est à l’œuvre dès le XIX

e

siècle, même si l’Oriente est alors un territoire à peine exploré et non intégré à l’espace national. À la fin du XIX

e

siècle et au début du XX

e

siècle, un genre

« orientalisant » sui generis voit même le jour, consolidant cette orientalité de l’équatorianité : la istoria de los límites, l’histoire des frontières équatoriennes d’Amazonie. Ce genre, sur lequel nous reviendrons également, contribue à subsituer à l’histoire de l’Amazonie celle de ses frontières. Cette substitution, ou plus exactement cette réduction d’un territoire à sa bordure, illustre une dynamique nationaliste constitutive de la construction d’un imaginaire collectif, inséparable du processus du nation building équatorien durant la période étudiée. Le cas équatorien éclaire ainsi un axe de la problématique sous-jacente à la question au programme : penser l’État-nation depuis et à la lumière de ses marges, de ses marges orientales en l’occurrence.

2

Le 29 janvier 1942, le protocole de Rio de Janeiro définit de nouvelles frontières entre les deux pays.

L’Équateur perd non seulement des territoires sur la Côte, près de Tumbes, et dans les Andes, au sud de Zamora,

mais aussi et surtout presque deux tiers de ses territoires amazoniens.

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1. Problématisation de la question au programme

Le nation building comme processus est rarement appréhendé depuis les espaces marginaux, depuis ces espaces articulés tardivement avec le centre, un centre qui n’est d’ailleurs pas nécessairement géographique, mais politique et identitaire. En Équateur, comme dans les cas péruvien et bolivien, les territoires marginaux coïncident avec les espaces limitrophes entre pays, des espaces de surcroît mal définis, posant le problème de la délimitation des frontières d’une part, et la question de l’exercice effectif de la souveraineté de l’État d’autre part. À cet égard, le sujet d’agrégation articule la complémentarité mais aussi la mise sous tension du binôme centre/périphérie.

En effet, il questionne les processus de nationalisation des territoires orientaux, processus qui ne posent pas seulement la nécessité de leur désenclavement (une notion géographique, principalement) mais de leur « incorporation » selon la terminologie de l’époque (c’est-à-dire de leur intégration politique, institutionnelle et identitaire). D’ailleurs, le choix de nommer ces marges des « Orients » dans l’intitulé même du sujet au programme nous invite ici à penser la périphérie amazonienne dans ses relations avec un lieu géographique compris comme le centre, un centre hégémonique. Car ce sont ces centres, les capitales des jeunes États, qu’il s’agisse de Quito ou de Lima, qui orientalisent la marge et qui instituent l’Amazonie, à l’Est, comme un « Orient ». Toutefois, la problématique liée aux relations centre-périphérie est présentement beaucoup plus dynamique que la simple opposition souvent associée à ce binôme conceptuel, comme l’illustre à son échelle le cas équatorien. L’étude des « Orients » en tant qu’espaces à la marge des territoires étatiques montre que, malgré leur marginalité, ils jouent un rôle primordial dans la production d’un imaginaire collectif national. Ils fonctionnent, pour l’historien, comme des repères, rendant compte de l’avancée des constructions identitaires. En d’autres termes et depuis cette perspective, ils sont loin d’être marginaux, comme nous tenterons de le montrer.

Ainsi, dans le cas équatorien, l’Amazonie n’est pas seulement une composante territoriale, mais un référent symbolique, identitaire qui plus est, permettant de cerner ce que les élites au pouvoir considèrent comme le principal défi à relever au XIX

e

siècle, à l’issue de l’indépendance : construire la nation autour et via l’État. Tout au long du XIX

e

siècle, les élites considèrent qu’il existe des frontières internes nuisant à la consolidation de l’État- nation. Pour elles, la construction nationale ne sera pleinement réalisée que lorsque ces frontières intérieures auront disparu, c’est-à-dire lorsqu’elles coïncideront avec les frontières extérieures telles qu’elles sont représentées sur les cartes, les frontières nationales. Ce qui a plusieurs implications. Évidemment, cela implique premièrement de délimiter clairement les frontières avec les États voisins, des frontières âprement discutées et objets de nombreux litiges. Les voisins, dès les indépendances, sont considérés comme une menace externe pesant sur la survie de nations encore très fragiles. Deuxièmement, cela construit également une certaine représentation voire définition de l’Amazonie. Celle-ci serait un territoire « vide » ; lorsque ses habitants sont évoqués, ils relèvent d’une barbarie primitive forcément excluante, celle de sauvages qui ne sauraient faire partie de la nation, pensée comme nécessairement

« civilisée ». En l’absence de représentants de l’État — porteurs de la « civilisation » —, on parlera alors de « désert ». Le roman de Juan León Mera, Cumandá, publié en 1877, en est une illustration ; le titre complet est d’ailleurs Cumandá o un drama entre salvajes. Il en découle la négation des droits des peuples autochtones d’Amazonie, négation légitimée par un discours où le binôme centre-périphérie recoupe le binôme civilisation-barbarie.

Par ailleurs, les élites au pouvoir, conservatrices comme libérales, doivent lutter contre

les risques de fragmentation, d’implosion, de dislocation du territoire national sous l’effet de

puissants régionalismes. L’équatorianité doit devenir le ciment unissant des groupes aux

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identités différentes et aux intérêts divergents, pour dépasser cette menace interne pesant sur la survie de l’État-nation. Le pays est confronté à une forme de bicéphalisme Sierra-Costa pour reprendre l’expression de Deler, et l’Orient représente ce troisième terme invitant à le surmonter, symboliquement bien sûr, puisque cette troisième région reste, durant toute la période étudiée, dans les faits, mal intégrée et mal articulée à l’espace national. Les marges amazoniennes, l’Orient géographique, servent de référents nationalistes pour créer des ennemis de l’extérieur, permettant en même temps de créer un « nous » interne totalisant et homogénéisateur. En d’autres termes, la périphérie consolide le centre et son étude rend bien compte du processus de nation building à l’œuvre.

J’ai tenté ici de problématiser mon propos depuis la perspective posée par la question au programme, en cernant des points communs entre les trois États, Équateur, Pérou, Bolivie. Il me semble toutefois qu’il existe une spécificité équatorienne : l’Orient y est doublement en marge. Certes, comme dans les cas péruvien et bolivien, il se trouve à la périphérie, aux frontières, dans un lointain inconnu quoique présent dans l’imaginaire collectif à partir de la seconde moitié du XIX

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siècle, nous le verrons. Mais il est aussi marginal en ce sens qu’il échappe à la dynamique d’intégration au marché capitaliste mondial qui s’accélère à partir des années 1870 en Équateur. Celle-ci s’effectue sous l’effet de ce qu’il est convenu d’appeler le boom du cacao, lequel se produit sur la Côte pacifique et non en Amazonie. L’Équateur ne connaît pas de véritable boom du caoutchouc, même s’il existe des cultures d’hévéa. La principale richesse du pays est la production et l’exportation du cacao, surnommé à juste titre la pepa de oro

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. Par conséquent, la marge qui cesse d’en être une dans la seconde moitié du XIX

e

siècle, par rapport au centre qu’est la région andine, la Sierra, et à son cœur, Quito, c’est la Costa. Je renvoie d’ailleurs le lecteur à cet autre roman fondateur de la littérature nationale, au titre éclairant, A la Costa de Luis A. Martínez, publié en 1904, où l’Eldorado attirant les migrants, c’est la Côte, et non l’Amazonie. Et pourtant, l’Orient s’affirme dans l’imaginaire collectif naissant, comme l’indique toujours la littérature, cet excellent indicateur des constructions identaires. En Équateur, l’Oriente entre en littérature avant même la Costa : Cumandá, publié en 1877, est salué déjà comme le premier roman national, alors qu’il faut attendre 1904 pour que la Costa entre à son tour en littérature, avec le roman de Luis A.

Martínez.

2. Orient, nation building et imaginaires collectifs : les étapes dans le cas équatorien Durant le XIX

e

et les premières décennies du XX

e

siècle, en Équateur comme chez ses voisins, l’Orient est investi par l’imaginaire collectif en formation. Pour le dire brièvement, il y est un territoire fantasmé comme une issue (voire une solution) aux problèmes économiques et politiques du pays. On peut y voir le prolongement des mythes et légendes hérités de la période coloniale, de celle de El Dorado notamment. L’Orient est décrit comme une promesse à travers ses multiples richesses, or, caoutchouc, cannelle, bois précieux, quina, entre autres.

Dans le cas équatorien, en outre, l’Orient est également fantasmé comme un axe de communication vital. Rappelons que les élites au pouvoir, avant l’ouverture du Canal de Panama, tendent à se vivre comme isolées de l’Europe, une Europe qui demeure à leurs yeux

3

Le cacao représente 55% du total des valeurs des exportations en 1879 ; il atteint 70% à partir de 1880 et

approche les 80% en 1900 (Ortiz Crespo,

La incorporación del Ecuador 188). En 1899, le pays exporte le

cinquième de la production mondiale (Chiriboga et Piccino,

La producción campesina cacaotera

15). Les

haciendas cacaoyères, situées pour la plupart dans l’hinterland de Guayaquil, peu peuplées et nécessitant une main d’œuvre abondante pour satisfaire la demande soutenue, attirent alors des migrants venus des Andes,

région qui avait été jusque-là la matrice de la naissante équatorianité. La

pepa de oro a ainsi pour effet un

processus de rééquilibrage entre la Costa, moins peuplée, et la Sierra, même s’il faut attendre 1974 pour que la

Costa représente 50% de la population nationale.

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la référence ultime — le centre — en termes de civilisation. Il existe néanmoins une voie naturelle reliant Quito à l’Atlantique et au monde européen, le Napo et l’Amazone, empruntés par Orellana au 16

e

siècle. L’Orient, grâce à ses voies fluviales, fonctionne symboliquement comme un cordon ombilical : il relie à la civilisation une jeune république avide de progrès, selon ses élites euro-centrées.

Les enjeux économiques, politiques et symboliques liés à l’Amazonie expliquent la formulation de projets appelant, dès le milieu du XIX

e

siècle, de façon pressante, à l’installation de colons et de représentants de l’État central en Oriente. La nationalisation — l’équatorianisation en l’occurrence — des territoires amazoniens est un débat public récurrent durant la période étudiée, quoiqu’à des degrés divers, nous allons le voir. Ces projets ne sont pas toujours le fait des gouvernants. Ils peuvent être le fruit d’initiatives individuelles, celles de citoyens déclarant se mettre au service de la nation et à la défense de ses intérêts. Ils sont parfois produits par les élites locales, dans les provinces andines voisines de l’Orient. Celles- ci tentent ainsi, à plusieurs reprises, de promouvoir des voies d’accès devant aussi bénéficier à l’économie de leur province. Je ne reviendrai pas ici sur les initiatives menées depuis le Tungurahua, l’Azuay ou le Chimborazo notamment ; soulignons juste que leur étude éclaire aussi l’évolution des relations et rapports de force entre pouvoir local et pouvoir central, ainsi que les difficultés de ce dernier à assoir son autorité dans un pays marqué — pour ne pas dire divisé — par les régionalismes. Dans tous les cas, la question des frontières est insistante dans ces projets, associant très tôt la question amazonienne à celle de l’intégrité territoriale.

Je distinguerai plusieurs étapes. La première correspond aux années 1830-1860, à l’issue de la naissance de la république de l’Équateur, avec la mise en place d’une organisation administrative qui, dans le cas amazonien, délègue aux missionnaires catholiques la fonction

« d’incorporer » à la nation les Indiens, en l’occurrence de les « évangéliser » et de les

« civiliser ». Même si l’Orient représente alors des territoires enclavés et même inconnus, la question frontalière se pose déjà de façon aiguë. L’évêque Plaza conduit dans les années 1850 un voyage exploratoire afin de planifier l’installation de missions. Dans un rapport assez alarmiste, il en appelle à un « sentimiento nacional » salutaire pour lutter contre une probable intrusion de voisins péruviens et brésiliens. Il interprète notamment la signature du traité de commerce et de navigation entre ces deux pays, en 1851, comme une menace pesant sur les possessions équatoriennes. Les différends frontaliers sont à l’origine d’une première crise grave avec le Pérou, qui devient même une crise nationale. En 1857, lorsque l’Équateur signe un accord devant lui permettre de liquider une partie de sa dette extérieure en accordant à une compagnie anglaise des concessions sur la Côte mais aussi en Amazonie, le Pérou proteste et bloque le port de Guayaquil, le plus important du pays. Le traité de Mapasingue est alors signé entre le représentant du Pérou et le Jefe Supremo del Gobierno de Guayaquil qui reconnaît la souveraineté du Pérou sur les territoires réclamés par l’Équateur. Le traité provoque immédiatement la fureur de plusieurs groupes politiques qui s’unissent contre le gouvernement de Guayaquil, menaçant de dislocation le territoire national, en 1859. Cette crise, parce qu’elle est autant nationale qu’internationale, met en évidence, pour ce qui nous intéresse, non seulement les délimitations frontalières floues et instables, la faiblesse de l’autorité de l’État central, mais aussi l’émergence de l’Orient dans les discours à caractère nationaliste qui se mettent en place progressivement.

La seconde étape correspond à la période 1860-1890 qui précède peu ou prou le boom du

caoutchouc péruvien (1880-1910). La menace de l’invasion du voisin péruvien devient

centrale dans la façon d’appréhender l’Amazonie, posant la question d’une souveraineté

effective sur les régions frontalières. Le conservateur ultramontain Gabriel García Moreno,

lors de ses deux présidences (1861-1865 puis 1869-1875), formule un projet de colonisation

des territoires amazoniens reposant sur l’immigration étrangère et la construction

d’infrastructures. Les résultats sont décevants ; les représentants de la « civilisation » restent

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principalement des missionnaires. García Moreno a concédé le monopole de l’évangélisation des Indiens aux Jésuites, celle-ci étant devenue une priorité absolue à ses yeux, afin de mettre fin à la résistance autochtone, notamment celle des Shuars des régions de Gualaquiza et de Zamora, résistance considérée comme un obstacle majeur à l’équatorianisation de l’Oriente.

À partir des années 1880 et avec la pression économique croissante sur la région, des conflits surgissent entre les premières réelles entreprises d’exploitation des richesses locales (le quina ou quinquina autour du Napo, en particulier) et les missions qui s’opposent à leurs activités au nom de la protection des Indiens. Avec la politique laïque de la révolution libérale de 1895, les jésuites seront expulsés ; les conservateurs accuseront d’ailleurs Eloy Alfaro, le leader libéral, d’avoir, ce faisant, fragilisé la présence équatorienne et facilité l’avancée péruvienne.

Une troisième étape, les années 1890-1920, correspond au boom du caoutchouc qui provoque une pression péruvienne inédite sur les zones limitrophes ; elle correspond aussi peu ou prou à la période libérale (1895-1925). L’Oriente devient un facteur de cohésion interne, en ce sens qu’il participe de la construction de cet « autre », de ce « eux » péruvien, qui consolident a contrario un « nous » équatorien unificateur. La question frontalière se trouve désormais au cœur de la préoccupation amazonienne, une préoccupation qui vire à l’obsession à la fin du XIX

e

siècle, alors que toute présence péruvienne est perçue comme une intrusion.

Faute d’espace, je me limiterai à quelques exemples rendant compte de l’exacerbation des tensions entre les deux pays.

En 1891, le missionnaire dominicain Enrique acas Galindo, accusé d’espionnage, est retenu par les autorités péruviennes à Yurimaguas. Il parvient à s’enfuir en empruntant l’Amazone et rejoint l’Atlantique. Il rédige alors un essai véhément alertant sur la menace péruvienne et l’urgence d’équatorianiser l’Oriente. À la fin du XIX

e

, l’Équateur proteste contre des adjudications de terres effectuées par le Pérou autour du fleuve Santiago, puis contre d’autres adjudications, à la Sociedad Unión Amazonas, sur les rives du Mara ón ; Quito exige des dédommagements, en vain. Les incidents se multiplient, de plus en plus violents. Sur les rives du Curaray, en 1893, la propriété de l’exploitant de caoutchouc Juan Rodas, qui est aussi le gouverneur de la province d’Oriente, est attaquée par José María Mouron, représentant de l’autorité du Pérou dans la zone du Napo. Mouron est accompagné d’un officiel d’Iquitos et de quatre soldats péruviens qui auraient proféré des insultes contre l’Équateur ; ils remontent ensuite le Napo pour tenter de planter le drapeau péruvien dans le village de Coca. Sur les bords du Morona, au début du XX

e

siècle, le Pérou établit une avancée militaire près du village de Macas et fait fuir les employés de la Compa ía Franco- Holandesa qui devaient entamer les travaux préalables à la construction d’une voie de chemin de fer transamazonien. Des escarmouches militaires meurtrières entre Équatoriens et Péruviens dans le bas Napo — à Angoteros en 1903 et à Solano en 1904 — achèvent de scandaliser l’opinion publique. L’exaltation patriotique se manifeste dans un courant que je qualifierais d’orientaliste, où des citoyens entendent contribuer à l’équatorianisation de l’Oriente à travers des associations et des sociétés patriotiques. En 1904, par exemple, est créée une Junta Patriótica Especial dont l’objectif est de commémorer les soldats morts dans les combats avec les Péruviens. Le problème régional prend une ampleur nationale, en tant que préoccupation partagée mobilisant l’ensemble des citoyens.

Après les crises de Angoteros et de Solano, une démilitarisation du Napo est décidée.

L’issue du conflit est soumise à un arbitrage international, celui de l’Espagne en l’occurrence.

Cet arbitrage mobilise les efforts des juristes et diplomates les plus réputés du pays, pour une

cause considérée comme nationale. Mais en 1910, des informations filtrent, révélant que

l’arbitrage serait favorable au Pérou, ce qui déclenche une levée de boucliers, propice à des

déclarations nationalistes souvent guerrières. Ce n’est plus seulement la souveraineté mais

l’honneur national qui est alors en jeu. L’Amazonie est unanimement la grande cause, objet

d’une propagande patriotique. Par exemple, la Sociedad de Orientalistas est créée en 1912 à

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Quito, la Sociedad Orientalista del Pichincha en 1917, la Asociación Patriótica rientalista en 1919 et un Comité de Colonización Práctica del riente Ecuatoriano en 1927. Ces associations promeuvent des projets de construction de routes et de voies ferrées, ainsi que des plans de colonisation et de développement pour l’Amazonie. D’autres ont un caractère plus culturel, montrant l’articulation historique de l’Oriente à l’équatorianité ; elles rappellent toutes la geste fondatrice d’Orellana, parti de Quito pour découvrir l’Amazone.

Pour revenir à la problématique du sujet d’agrégation, les frontières amazoniennes deviennent des frontières intérieures, intérieures au sens d’intime, de personnel ; autrement dit, les frontières extérieures sont imaginées comme la projection d’une personnalité collective intérieure que chacun porte en soi. Nous pensons évidemment à Fichte dans ses Discours à la nation allemande de 1808, lorsqu’il observait combien les frontières — même les plus éloignées, comme ici — jouent un rôle dans la définition de l’identité nationale. Ces frontières intériorisées permettent d’habiter le temps et l’espace de l’État-nation comme un lieu qui a toujours été et qui sera toujours « chez soi », de façon intemporelle, même si cet État est récent comme dans le cas équatorien. Les frontières s’instituent alors en repères pour la conscience collective et favorisent la construction identitaire. Ils sont des signifiants, au même titre que le nom de la nation, le drapeau ou l’hymne, sur lesquels peuvent se transférer le sentiment du sacré, les affects du sacrifice et de l’amour.

3. La historia de los límites, genre sui generis : quand l’histoire des frontières ama oniennes se substitue à celle de l’Ama onie

L’articulation effective des projets amazoniens avec les politiques de construction nationale et de consolidation de l’autorité de l’État est en définitive assez tardive en Équateur. Elle est en partie le fruit de l’accentuation de la pression des voisins péruviens, en quête de caoutchouc notamment. Le boom du caoutchouc aura peu joué dans l’économie équatorienne, tournée vers le cacao, nous l’avons vu ; mais il aura eu, indirectement, un impact sur la création d’un consensus parmi les autorités nationales et locales, de tous bords politiques : la question amazonienne est devenue la question des frontières amazoniennes. Celle-ci dépasse les clivages, elle transcende les divisions. Dès lors, il n’est pas étonnant que, de façon simultanée, à partir de la fin du XIX

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siècle, surgisse un genre singulier entièrement consacré au sujet : la historia de los límites. Des historiens, des diplomates, des juristes, des religieux aussi, se penchent sur les questions de droit territorial afin de parfaire l’argumentaire à présenter aux nations œuvrant comme intermédiaires dans la résolution du litige avec le Pérou. Ainsi, la perspective de l’arbitrage par l’Espagne donne lieu à de nombreuses publications — je me limiterai de nouveau à quelques exemples représentatifs, faute d’espace.

Le salésien Segundo Álvarez Arteta est l’auteur de La cuestión de límites entre la República del Ecuador y el Perú, apuntes y documentos, publié en 1901, un « encargo oficial » qui lui est confié par les autorités libérales (VII), alors même que les relations entre conservateurs ultramontains et libéraux laïques sont particulièrement tendues. Dans l’avant- propos justement, l’auteur, un religieux opposé à la laïcité et se réclamant du parti conservateur, justifie sa collaboration avec le jeune régime libéral. Il déclare avoir suivi la

« línea de conducta que le aconsejaron sabiamente a [su] dignidad de Sacerdote y de Ecuatoriano [su] sincero amor a la paz y [su] conciencia » (VII). La résolution du litige frontalier est bien comprise comme une mission supérieure à tous les différends idéologiques.

D’ailleurs, l’auteur cite également les paroles du ministre libéral Peralta, attaqué à son tour

pour avoir confié cette mission importante à un conservateur, religieux de surcroît. Peralta

invoque également l’intérêt suprême de la patrie : « El Señor Alvarez Arteta es adecuado para

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la misión que se le confía; y como no se trata de la utilidad de un partido, SINO DE LA NACIÓN ENTERA, poco importa que militemos en bandos contrarios

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» (VIII).

Reprenant les termes d’Álvarez Arteta, nous pourrions définir le genre de la historia de los límites non seulement comme une littérature à la fois historique, géographique et juridique, mais comme un plaidoyer nationaliste ayant pour seul et unique objet « […] el estudio de nuevos hechos que aumenten y amplíen el inagotable caudal de las razones que al Ecuador le asisten, al probar que ha vindicado sus derechos conforme a indeclinable justicia y a la más inflexible verdad » (XI).

Après les incidents de Angoteras en 1903, la situation s’envenime dangereusement entre l’Équateur et le Pérou, et pour éviter une guerre, les deux pays prient le roi d’Espagne de rendre un arbitrage, nous l’avons vu. L’Espagne désigne Ramón Menéndez Pidal pour examiner les enjeux du litige ; il arrive en 1905 dans un climat particulièrement tendu, puisque des troupes péruviennes sont accusées d’avoir attaqué une garnison équatorienne.

C’est à ce moment que le Père Enrique Vacas Galindo publie La integridad territorial de la República del Ecuador, ouvrage qui reçoit l’approbation officielle de la Junta Patriótica Nacional. Il s’agit également d’une œuvre rédigée ad hoc, à la demande de Remigio Crespo Toral, avocat de la délégation équatorienne concernant le litige frontalier. Pour sa part, en 1905 également, Luis Antonio Chacón fait paraître Apuntaciones para el estudio de límites del Ecuador con el Perú. L’ouvrage a été rédigé en 1900, à l’initiative de l’auteur, mais il n’avait alors pas trouvé d’éditeur. En 1905, le débat étant devenue la grande cause nationale, c’est El Telégrafo, le grand quotidien de Guayaquil, qui le publie.

Une seconde vague d’expansion du genre correspond à la période 1910-1915, alors que le pays connaît un regain de tension avec le Pérou. Le litige n’est toujours pas résolu, l’Espagne ayant renoncé à son rôle d’arbitre. Les escarmouches frontalières se multiplient et donnent lieu à des troubles anti-péruviens en 1910. Le consulat du Pérou est attaqué à Guayaquil, ainsi que des établissements commerciaux et un navire de commerce péruviens.

Eloy Alfaro lui-même envisage la guerre. Il faut la médiation des États-Unis, du Brésil et de l’Argentine pour éviter le conflit. Soucieux d’informer ces États de la teneur du litige et de leur soumettre un argumentaire en vue, de nouveau, d’une décision qui leur soit favorable, les diplomates et juristes équatoriens, à la demande de leur ministère de tutelle, reprennent la plume. Le diplomate Clemente Ponce publie ainsi en 1911 Límites entre el Ecuador y el Perú:

memorandum para el Ministerio de Relaciones Exteriores de la República de Bolivia, ouvrage réédité en 1915.

Les discours tenus dans les ouvrages de historia de los límites contribuent à façonner l’imaginaire collectif. L’Instruction publique et laïque, création majeure de la révolution libérale, y participe particulièrement en instaurant, en 1921, l’histoire des frontières comme une matière à part entière des programmes scolaires — au même titre que la géographie ou les mathématiques. Elle le restera jusqu’à la signature du traité de paix avec le Pérou en 1998. Le manuel scolaire devant servir de support à cet enseignement est l’ouvrage de Modesto Franco Chávez, publié en 1922, Cartilla Patria, epítome de historia y geografía referentes a las fronteras entre Ecuador y Perú, de 1531 a 1921. Il fait entrer le genre de la historia de los límites, dont il relève, dans les salles de classe. En effet, il en reprend les argumentaires, le vaste corpus de cédules et traités, les conclusions imparables et l’immanquable appel au patriotisme des lecteurs. Il entend « formar el alma nacional » (13) selon les termes de l’introduction, une âme indissociable des frontières amazoniennes et, partant, orientalisée.

Les discours de ce genre singulier dépeignent le Pérou comme une nation s’appuyant depuis sa naissance sur la seule force pour faire valoir ses arguments, d’une insolente et scandaleuse mauvaise foi dans la contestation des preuves présentées par l’Équateur. A

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Nous conservons la typographie originale.

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contrario, l’Équateur apparaît comme une nation pacifique, honnête, respectueuse de ses engagements et de ses voisins. N’est-il pas scandé dans tous ces ouvrages que « el Ecuador jamás ha disputado al otro nada de su territorio » (Chávez 13) ? L’Équateur se construit progressivement un ennemi collectif qui est présenté comme un ennemi héréditaire fourbe et malfaisant : le Péruvien. En construisant cet « autre », ce « eux », les discours nationalistes consolident un « nous » équatorien valorisant, homogénéisé et homogénéisant. L’Oriente comme cause patriotique est devenu un facteur de cohésion interne.

La question de l’Orient, dans cette dynamique centre-périphérie remarquablement continue dans le temps, contribue à éclairer l’édification de la nation selon la perspective du nation-building. Elle montre bien (telle est, du reste, la définition de ce dernier) une série de processus par lesquels un État utilise ses pouvoirs pour développer un sentiment d’appartenance parmi ses citoyens, un sentiment qui prend forme principalement à travers une identité nationale — du moins, ce qui est présenté comme étant l’identité nationale. Force est de le constater, les discours sur la marge contribuent à consolider le centre. Ils assoient la légitimité et l’autorité de l’État central, à Quito, parce qu’ils conduisent les citoyens à partager suffisamment d’intérêts et de points communs pour ne pas — ou ne plus, le cas échéant — souhaiter se séparer les uns des autres ; ils les amènent à accepter plus facilement la tutelle de l’État et son projet. Ces dynamiques centre-marge et leurs échelles région-nation participent de la construction d’une communauté « imaginée » selon l’expression de Benedict Anderson.

Pour Anderson, la construction du sentiment national passe par l’élaboration d’une communauté imaginée dans la mesure où, même si un individu ne peut pas connaître tous les membres de la communauté nationale, il est toutefois capable de se représenter celle-ci. En Équateur, nous l’aurons compris, il se la représentera aussi comme orientale.

Conclusion

S’agissant de l’Équateur, la période étudiée devrait se prolonger jusqu’en 1942, lorsqu’est signé le protocole de Rio de Janeiro. Le traumatisme est tel que politiques et intellectuels s’interrogent sur la viabilité de la nation Équateur ; l’équatorianité même est questionnée.

Parmi eux, citons Benjamín Carrión (1897-1979) qui fonde en 1944 la Casa de la Cultura Ecuatoriana en réponse à cette terrible crise identitaire. Son ambition consiste à faire de l’Équateur une « grande nation par la culture », puisque le pays ne saurait y prétendre ni par la taille, ni par la puissance militaire, comme l’ont montré la douloureuse défaite de 1941 puis l’humiliation de 1942. L’ambitieux projet culturel pour la nation porté par Carrión est, d’une certaine façon, le fruit des enjeux régionaux amazoniens.

Dans les décennies qui suivent, l’Orient reste au cœur du discours nationaliste

équatorien, le pays peinant à accepter les conséquences du protocole de 1942. En témoigne la

permanence des territoires perdus sur les cartes officielles ; ils y demeureront représentés

jusqu’à la signature du traité de paix avec le Pérou. Il existe ainsi deux cartes jusqu’en 1998,

celle utilisée dans le pays, officielle, avec les territoires amputés, et celle utilisée à l’extérieur

du pays, avec les frontières redéfinies en 1942. Cette carte officielle destinée aux Équatoriens

rend bien visibles — ils sont hachurés — ces territoires perdus associant encore l’Amazonie à

ses frontières. Les hachures, en effet, soulignent les contours et renforcent la limite plutôt que

le dedans, si bien que la question amazonienne reste, au XX

e

siècle, la question des frontières

amazoniennes.

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