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De l'interdisciplinarité en bioéthique : histoire, pratiques et controverses

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Academic year: 2021

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Submitted on 10 Feb 2019

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De l’interdisciplinarité en bioéthique : histoire, pratiques et controverses

Milena Maglio

To cite this version:

Milena Maglio. De l’interdisciplinarité en bioéthique : histoire, pratiques et controverses. Aux fron-

tières des disciplines, Jun 2016, Nancy, France. �hal-02013164�

(2)

De l’interdisciplinarité en bioéthique : histoire, pratiques et controverses

Milena MAGLIO, philosophie, pratiques et langages de l'Université Grenoble-Alpes et Dipartimento di filosofia dell'Università degli studi di Torino.

Résumé

Les termes « bioéthique » et « interdisciplinarité » sont indissociables. Même si, certains parlent d’une « naissance bilocalisée » de la bioéthique (laquelle aurait eu lieu à la fois dans l’état du Wisconsin et à Georgetown, en 1970 et 1971), conduisant à l’apparition de significations différentes du terme, on doit reconnaître que, dès l’origine, l’interdisciplinarité est un point commun entre les deux tendances.

Pour le cancérologue du Wisconsin, Van Rensselaer Potter, la bioéthique devait désigner une nouvelle discipline à la croisée des connaissances scientifiques et philosophiques, un pont (interdisciplinaire) entre la biologie et l’éthique. Pour le médecin André Hellegers, fondateur du Kennedy Institute de Georgetown, le caractère interdisciplinaire de la bioéthique résidait dans l’application d’arguments philosophiques et de principes éthiques aux problèmes produits par l’intervention humaine dans le domaine médical. Dans les deux cas, cependant, la bioéthique devait se développer au moyen d’un dialogue et d’un échange continu entre des chercheurs et des spécialistes de domaines différentes. Elle devait servir de médium entre le discours médical spécialisé et le débat public et politique.

Plus de quarante ans plus tard, malgré l’absence persistante d’une définition univoque de la bioéthique, il existe toujours un certain consensus quant à considérer l’interdisciplinarité comme un élément déterminant de sa méthode. On n’en fait pas moins l’impasse sur ce qu’elle implique exactement. Plusieurs questions demeurent ouvertes : que faut-il entendre par

« interdisciplinarité » en bioéthique ? Comment cette dernière est-elle mise en pratique ? Quelles difficultés et limites rencontre-t-elle ?

Au moyen d’un bref retour sur la naissance de la bioéthique et son lien avec l’interdisciplinarité, d’une analyse des activités de la bioéthique et des pratiques de l’interdisciplinarité dans ce domaine, ainsi que d’un aperçu des controverses sur l’interdisciplinarité en bioéthique, cet article s’interroge sur la fonction de l’appel à l’interdisciplinarité en bioéthique.

Mots-clés : Bioéthique, éthique clinique, philosophie morale, interdisciplinarité

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Riassunto

I termini « bioetica » e « interdisciplinarità » sono indissociabili. Se certi autori affermano una

« nascita bilocata » della bioetica (avvenuta negli anni 1970 e 1971 nel Wisconsin e a Georgetown), dando luogo a due significati distinti del termine, si deve riconoscere che, sin dai suoi inizi, l’interdisciplinarità è il tratto che accomuna le due tendenze.

Per l’oncologo del Wisconsin, Van Rensselaer Potter, la bioetica doveva indicare una nuova disciplina a metà strada tra le conoscenze scientifiche e le conoscenze filosofiche. La bioetica doveva servire da ponte (interdisciplinare) tra la biologia e l’etica. Per il medico André Hellegers, fondatore del Kennedy Institute, invece, il carattere interdisciplinare della bioetica consisteva nell’applicazione di argomenti filosofici e di principi etici ai problemi prodotti dall’intervento umano nell’ambito medico. In entrambi i casi, la bioetica doveva svilupparsi tramite un dialogo e uno scambio continuo tra ricercatori e specialisti dei diversi ambiti disciplinari. La bioetica doveva servire da tramite tra il discorso medico specialistico e il dibattito pubblico e politico.

Più di quarant’anni dopo, malgrado l’assenza persistente di una definizione unanime della bioetica, esiste ancora un certo consenso nel considerare l’interdisciplinarità come un elemento metodologico determinante della bioetica. Tuttavia, molto spesso, si fa astrazione su cosa ciò implichi esattamente. Diverse questioni restano aperte : che cosa bisogna intendere per

« interdisciplinarità » della bioetica? In che modo l’interdisciplinarità è messa in pratica? Quali difficoltà e limiti incontra?

Quest’articolo s’interroga sulla funzione (o sulle funzioni) che ricopre il richiamo all’interdisciplinarità in bioetica attraverso uno sguardo storico rivolto alla sua nascita (e al suo legame con l’interdisciplinarità), un’analisi delle attività della bioetica e della pratica dell’interdisciplinarità e delle controverse che questa comporta per la stessa bioetica.

Parole-chiave : bioetica, etica clinica, filosofia morale, interdisciplinarità

Introduction : indissociabilité et ambiguïté des termes

Aborder l’interdisciplinarité en bioéthique n’est pas une tâche aisée. Les termes

« bioéthique » et « interdisciplinarité » ont en commun d’être des vocables « polysémiques et flous

1

». À première vue, on a pourtant l’impression de savoir ce qu’ils signifient, ne serait-ce que de

1 Edgar MORIN, « Sur l’interdisciplinarité », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, 1994, URL complète citée dans la bibliographie.

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façon générale. C’est lorsqu’on essaye d’expliciter la signification des deux termes que l’on s’aperçoit des difficultés d’une telle entreprise.

Il semble, malgré cela, impossible de dissocier la bioéthique de l’interdisciplinarité. Pour certains, parler de l’interdisciplinarité de la bioéthique serait même « redondant

2

», mais pas insensé.

Cela servirait à « souligner à quel point l’interdisciplinarité est essentielle à la bioéthique

3

». Pour d’autres, l’interdisciplinarité constituerait la nouveauté de la bioéthique par rapport à l’éthique médicale traditionnelle

4

, domaine qui appartenait au savoir médical lui seul. Pour d’autres enfin,

« les difficultés de définir l’interdisciplinarité en général se répercutent sur la bioéthique

5

».

Au moyen d’un bref retour sur la naissance de la bioéthique et son lien avec l’interdisciplinarité, d’une analyse des activités de la bioéthique et des pratiques de l’interdisciplinarité dans ce domaine, ainsi que d’un aperçu des controverses à propos du thème qui nous intéresse ici dans le champ dont nous traitons, nous souhaitons défendre la thèse selon laquelle l’appel à l’interdisciplinarité, malgré ses limites, se révèle extrêmement important pour la bioéthique, ne serait-ce que symboliquement.

1. Présentation historique de la naissance de la bioéthique (et lien avec l’interdisciplinarité) 1.1 Contexte d’apparition

La bioéthique fait son apparition aux États-Unis, pendant les années 1970 dans un contexte marqué par une double révolution : une révolution culturelle et une révolution technologique. C’est l’époque des mouvements des droits civiques, des mouvements féministes et antimilitaristes. Les formes d’autorité (religieuse et politique) sont fortement contestées. Les décisions doivent être plus démocratiques, elles ne peuvent pas être restreintes à une corporation de spécialistes, tout le monde doit y participer. Parallèlement, on assiste à des avancées techniques et scientifiques sans précédent.

Si, d’une part, elles sont perçues avec enthousiasme, elles suscitent, d’autre part, des craintes quant aux abus possibles auxquels elles pourraient donner lieu.

Cette double révolution entraîne l’exigence d’une réflexion et d’une approche éthique

2 Maurice A. DE WATCHER, « Interdisciplinary Bioethics: But where do we Start? A Reflection of epochè as method », Journal of Medicine and Philosophy, 1982, vol. 7, no 3, pp. 275-287, p. 286. Nous traduisons :

« redundant ». Voir aussi : Guy DURAND, Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, Fides- Cerf, Laval, 1999, p. 413.

3 Maurice A. DE WATCHER, « Interdisciplinary Bioethics: But where do we Start? A Reflection of epochè as method », op. cit., p. 286. Nous traduisons : « to underline how essential interdisciplinarity is to bioethics ».

4 À ce propos voir : Maurizio MORI, « La bioetica: cos’è, quand’é nata e perché. Osservazioni per un chiarimento della «natura» della bioetica e del dibattito italiano in materia », Bioetica : Rivista interdisciplinare, 1993, pp. 115-143, p. 119.

5 Guy DURAND, Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, op. cit., p. 418.

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nouvelle, interdisciplinaire.

1.2 « Naissance bilocalisée » de la bioéthique

Dans ce contexte, on assiste à ce que le théologien catholique Thomas Warren Reich, éditeur de la première encyclopédie de bioéthique (publiée en 1978), appelle la « naissance bilocalisée

6

» de la bioéthique. Cette dernière aurait eu lieu à la fois dans l’état du Wisconsin et à Georgetown, en 1970 et en 1971. Malgré les significations et les objectifs différents conférés à la bioéthique, l’interdisciplinarité est le point commun des deux perspectives.

1.2.1 Van Rensselaer Potter, Université du Wisconsin

Dans l’état du Wisconsin, le cancérologue Van Rensselaer Potter — qui a toujours revendiqué la paternité du néologisme anglais bioethics

7

– envisage la bioéthique comme une science nouvelle ou une éthique nouvelle, une « science de la survie

8

», comme il l’appelle. Elle doit marier les connaissances biologiques et les valeurs humaines. De là découle l’association du préfixe « bio » avec le terme « éthique ». Ces deux domaines — la biologie et l’éthique —, pendant des siècles, semblaient inconciliables, comme s’ils parlaient deux langues différentes. Eu égard au développement technique et scientifique, l’alliance entre la biologie et l’éthique s’avère nécessaire à la survie de l’homme et à l’amélioration de la qualité de la vie. C’est ainsi que Potter affirme :

« Nous devons développer une science de la survie, et elle doit commencer par un nouveau type d’éthique — la bioéthique. La nouvelle éthique peut être appelée une éthique interdisciplinaire, en définissant l’interdisciplinarité d’une façon nouvelle afin d’inclure aussi bien les sciences que les humanités

9

».

Si pour Potter, l’interdisciplinarité est un critère indispensable pour l’éthique nouvelle (ou la bioéthique), l’oncologue précise que « ce terme est, toutefois, rejeté parce que sa signification n’est

6 Warren T. REICH, « The Word « Bioethics »: Its Birth and the Legacies of those Who Shaped It », Kennedy Institute of Ethics Journal, 1994, vol. 4, no 4, pp. 319-335, p. 320 ; 328 ; 332 Voir aussi : Warren T. REICH, « The Word « Bioethics »: The Struggle Over Its Earliest Meanings », Kennedy Institute of Ethics Journal, 1995, vol. 5, no 1, pp. 19-34.

7 Le mot « bioéthique » n’est pas nouveau. Le terme allemand Bio-Ethik apparaît en 1927 chez le théologien protestant Fritz Jahr. Par ce mot, ce dernier propose d’étendre les obligations morales à toute forme de vie.

L’impératif catégorique kantien doit, selon lui, être remplacé par l’« impératif bio-éthique ». Voir : Fritz JAHR, « Bio-Ethik: eine Umschau über die ethischen Beziehungen des Menschen zu Tier und Pflanze », Kosmos:

Handweiser für Naturfreunde, 1927, vol. 24, no 1, pp. 2-4.

8 Van Rensselaer POTTER, « Bioethics: The Science of Survival », Perspectives in Biology and Medicine, 1970, no 14, pp. 127-153 Repris dans : Van Rensselaer POTTER, Bioethics: Bridge to the Future, New Jersey, Prentice- Hall, 1971, p. 1-29.

9 Van Rensselaer POTTER, Bioethics: Bridge to the Future, op. cit., p. 4. Nous traduisons : « We must develop the science of survival, and it must start with a new kind of ethics — bioethics. The new ethics might be called interdisciplinary ethics, defining interdisciplinary in a special way to include both the sciences and the humanities ».

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pas évidente en soi

10

».

1.2.2 André Hellegers et le Kennedy Institute

Un an plus tard, les termes « interdisciplinarité » et « bioéthique » sont utilisés ensemble à Georgetown. Le médecin André Hellegers – qui n’était apparemment pas au courant de la perspective de Potter

11

– fonde, avec l’aide financière de Sargent Shriver, beau-frère du président John Fitzgerald Kennedy, le Joseph and Rose Kennedy Institute for the Study of Human Reproduction and Bioethics. Pour les membres du Kennedy Institute, un lien étroit entre l’éthique et la science est impossible. La bioéthique fait partie d’une discipline ancienne (l’éthique) ; elle appartient au champ de l’éthique appliquée, une branche de l’éthique alors très en vogue chez les philosophes moraux anglo-saxons. Contrairement au désir de Potter, le terme « bioéthique » est rapidement restreint au seul secteur médical. Dans la première édition de l’Encyclopedia of Bioethics, la bioéthique est définie comme une « étude systématique de la conduite humaine, à la lumière de valeurs et de principes moraux, dans le cadre des sciences de la vie et de la santé

12

».

C’est avec cette signification que la bioéthique est institutionnalisée et commence à avoir un certain succès.

Selon cette approche, l’interdisciplinarité doit consister en l’application d’arguments philosophiques et de principes éthiques précis aux problèmes produits par l’intervention humaine dans le domaine médical. Pour Danner Clouser, il s’agit là de la « même éthique appliquée à un ensemble de questions particulières

13

». La première équipe de recherche interdisciplinaire est fondée et la bioéthique commence à avoir une résonance dans différents contextes : académiques, gouvernementaux, médiatiques, politiques…

Si l’interdisciplinarité est le point commun entre les deux perspectives sur la bioéthique, force est de constater que sa signification est différente. Pour Potter, l’interdisciplinarité consiste en une sorte de « fusion » entre la biologie et l’éthique. Pour le Kennedy Institute, en revanche, il s’agit d’« appliquer » l’éthique à la résolution des dilemmes que l’on rencontre dans la pratique de la médecine ou d’examiner cette pratique à la lumière de valeurs et de principes déjà bien établis.

10 Ibid. Nous traduisons : « this term is rejected, however, because the meaning is not self-evident ».

11 Voir : John C. HARVEY, « André Hellegers, the Kennedy Institute, and the Development of Bioethics: The American–European Connection », in Jeremy R. GARRETT, Fabrice JOTTERAND et D. Christopher RALSTON (dir.), The Development of Bioethics in the United States, Dordrecht, Springer, pp. 37-54, p. 42.

12 Warren T. REICH (dir.), Encyclopedia of Bioethics, New York, The Free Press, 1978, p. XIX. Nous traduisons :

«

the systematic study of human conduct in the area of life sciences and healthcare, when such conduct is examined in the light of value and moral principles ».

13 Danner K. CLOUSER, « Bioethics », in Warren T. REICH (dir.), Encyclopedia of Bioethics, New York, The Free Press, 1978 vol.1, p. 116. Nous traduisons : « the same old ethics being applied to a particular realm of concerns ».

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Ce rappel historique suggère donc deux éléments importants quant à l’interdisciplinarité en bioéthique. L’interdisciplinarité dépend ce qu’on considère être l’activité de la bioéthique et, parallèlement, la bioéthique acquiert sa signification en relation à la façon dont l’interdisciplinarité est mise en pratique.

Il importe désormais de s’intéresser aux activités de la bioéthique et aux pratiques de l’interdisciplinarité telles qu’elles se sont développées au cours des quarante-six années d’existence de la bioéthique.

2. Activités de la bioéthique et pratiques de l’interdisciplinarité

À l’heure actuelle, malgré l’absence persistante d’une définition consensuelle de la bioéthique, il est possible de distinguer au moins trois « activités » de la bioéthique (qui dans l’idéal devraient être en corrélation les unes avec les autres) : la bioéthique théorique, la bioéthique clinique (ou l’éthique clinique) et la bioéthique des politiques de santé

14

. Si l’interdisciplinarité est considérée comme étant la constante de ces trois activités, sa mise en pratique est pourtant différente. Mon propos sera ici limité à la bioéthique théorique et à la bioéthique clinique (ou éthique clinique)

15

.

2.1 La bioéthique théorique

2.1.1 L’activité de la bioéthique théorique

La bioéthique théorique est chronologiquement la première « activité » de la bioéthique. Elle découle directement de la conception du Kennedy Institute décrite plus haut. Elle consiste donc en l’application de théories philosophiques et de principes éthiques aux questions qui posent problème dans le domaine médical ou à l’examen de ces pratiques à la lumière de valeurs et de principes. Du point de vue d’une théorie éthique déontologique, on peut, par exemple, considérer l’euthanasie comme un acte mauvais en soi, parce qu’elle viole la règle de l’interdiction de tuer un être humain ; ou, inversement, du point de vue d’une théorie éthique conséquentialiste, l’euthanasie peut être justifiée en certaines circonstances, en raison, par exemple, du respect de l’autonomie d’un patient

14 Voir : John ARRAS, « Theory and Bioethics », in Edward N. ZALTA, (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016, URL complète en biblio.

15 C’est dans ces deux contextes que j’ai fait personnellement l’expérience de l’interdisciplinarité (en tant que doctorante de philosophie et en tant que stagiaire puis ingénieur d’études au Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris). Quant à la bioéthique des politiques de santé, nous nous contentons de préciser que son rôle est d’aider à la formulation de politiques publiques convenant à l’intérêt général. Son espace peut être un hôpital en particulier ou les commissions nationales d’éthique. Le Comité consultatif national d’éthique en est un exemple. Il est composé de personnalités provenant de disciplines différentes.

(8)

qui demande à mourir

16

.

Cette activité théorique de la bioéthique est très attentive à la cohérence de l’argumentation rationnelle et à la clarification conceptuelle des termes employés. Si l’on considère la question de l’euthanasie, on peut, par exemple, se demander pourquoi il est interdit de mettre fin à la vie d’un être humain ou encore, si d’un point de vue moral, il existe des différences entre laisser mourir (en interrompant les traitements de soutien vital, comme le respirateur, l’alimentation et l’hydratation et l’alimentation artificielles, etc.) et faire mourir (au moyen d’une injection). Si on considère que la mise à mort d’un être humain au moyen de l’euthanasie est un acte mauvais, car la vie humaine a une valeur suprême, il est nécessaire de se demander à quelle sorte de vie humaine on fait référence (à la vie humaine biologique ou à la vie humaine personnelle ?). Il faut encore expliciter les raisons pour lesquelles on croit qu’une vie humaine a une valeur (parce que la vie biologique est la condition pour atteindre des biens supérieurs, par exemple, et expliciter par la suite ce en quoi consistent ces biens – le plaisir, l’amour, etc.). Le lieu privilégié d’une telle activité de la bioéthique est l’université ou la recherche académique. La discussion peut durer longtemps sans que l’on aboutisse à une conclusion. Cette activité de la bioéthique est celle qui correspond le mieux à la formation et à la méthodologie philosophiques évoquées plus haut.

2.1.2 La pratique de l’interdisciplinarité dans la bioéthique théorique (et ses limites)

La pratique de l’interdisciplinarité peut ici être identifiée à un « processus intellectuel des expériences disciplinaires distinctes

17

». L’interdisciplinarité, selon Normand Séguin, correspond alors « à un mouvement d’intériorisation des notions, de concepts, de savoirs et de savoir-faire empruntés à l’autre18». Elle « n’est pas la négation des premières orientations disciplinaires, mais plutôt le contexte et le moyen de les infléchir et de les enrichir au contact des autres expériences 19».

Cette activité de la bioéthique (et donc cette pratique de l’interdisciplinarité) est toutefois problématique à l’égard de la pratique médicale et cela, me semble-t-il, pour au moins deux raisons.

La première a trait à son applicabilité. Certaines théories ou distinctions sémantiques peuvent apparaître incompréhensibles, impraticables, voire immorales aux yeux des patients, des familles et des médecins. Un exemple peut être donné par la distinction classique en bioéthique entre « être

16 Remarquons que cet exemple reste simpliste, même s’il a, ici, une évidente valeur explicative.

17 Guy DURAND, Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, op. cit., p. 415.

18 Repris dans : ibid.

19 Ibid.

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humain » et « personne »

20

. Le premier terme fait référence à l’appartenance biologique à l’espèce Homo Sapiens, tandis que le deuxième terme fait référence aux êtres (humains et non-humains) possédant certaines qualités, telles que la conscience de soi (et du monde), la capacité relationnelle, la rationalité, etc. Sur la base de cette distinction, on peut, par exemple, théoriquement considérer que les patients en état végétatif, bien qu’ils restent des êtres humains, ne sont plus des personnes, puisqu’ils ont irréversiblement perdu la capacité de conscience. Malgré cela, une fois que l’on considère qu’un être humain n’est plus une personne, la question « que faire de lui ? » persiste et cela n’aide pas la pratique médicale.

La deuxième raison pour laquelle cette activité de la bioéthique est problématique à l’égard de la pratique médicale a trait à son caractère abstrait. La réflexion bioéthique, en se hissant au niveau des principes, est obligée de faire abstraction des éléments contextuels : histoire du patient, relation avec l’équipe médicale, contexte social, économique, politique et juridique dans lequel le problème se pose. Ces éléments sont pourtant fondamentaux pour la prise de décision en contexte médical.

À l’égard de ces problèmes, se sont développées d’autres approches ou activités de la bioéthique au cours des années quatre-vingt. La bioéthique clinique, à laquelle est dédié le prochain paragraphe, en offre un exemple.

2.2 La bioéthique clinique

2.2.1 L’activité de l’éthique clinique

Les fondateurs de l’éthique clinique préfèrent ne pas utiliser le terme « bioéthique » afin de distinguer celle-là de la bioéthique théorique. Leur approche est pratique. L’éthique doit être faite au chevet du patient

21

.

L’activité principale de la bioéthique clinique est la consultation d’éthique clinique

22

. Lors d’un cas singulier qui pose problème au plan éthique ou d’un dilemme moral, les médecins, les infirmiers, les patients et leurs familles exposent leurs doutes aux consultants afin d’être aidés à prendre une décision. Les discussions prennent place en temps réel et elles ne peuvent être

20 Voir par exemple : Peter SINGER, Rethinking Life & Death: The Collapse of Our Traditional Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; Helga KUHSE, The Sanctity-of-Life Doctrine in Medicine: A Critique, Oxford ; New York, Clarendon Press ; Oxford University Press, 1987 ; Michael TOOLEY, « Abortion and Infanticide », Philosophy & Public Affairs, 1972, vol. 2, no 1, pp. 37–65.

21 Voir : Albert R. Jonsen, Mark Siegler et William J. Winslade, Clinical Ethics. A pratical Approach to ethical Decisions in Clinical Medicine, New York, Macmillan Publishing Co., 1982.

22 Dans le paragraphe qui suit, nous limitons notre description à la consultation d’éthique clinique telle qu’elle est pratiquée au Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin de Paris. Dans d’autres centres d’éthique clinique, la tendance est d’exclure le patient ou le personnel non soignant de la consultation d’éthique clinique. Voir à ce propos : Véronique FOURNIER, Eirini RARI, Reidun FØRDE, Gerald NEITZKE, Renzo PEGORARO et Ainsley J.

NEWSON, « Clinical Ethics Consultation in Europe: A Comparative and Ethical review of the Role of Patients », Clinical Ethics, 2009, vol. 4, no 3, pp. 131–138.

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prolongées trop longtemps du fait de l’urgence de la situation.

2.2.2 La pratique de l’interdisciplinarité de la bioéthique clinique

La consultation d’éthique clinique est menée par deux chercheurs dont, toujours un médecin (qui dirige la consultation) et un non-médecin (philosophe, sociologue, juriste...). Le cas est par la suite présenté en staff – une réunion à laquelle participent des personnes provenant de disciplines et milieux différents (philosophes, juristes, sociologues, journalistes, psychologues, médecins, représentants d’associations de malades...), mais ayant tous une formation préalable en éthique clinique. Tous sont tenus à exprimer et à défendre leur avis quant à la meilleure décision à prendre, en adoptant comme outil théorique et langage commun les quatre principes classiques de l’éthique biomédicale proposés par Tom Beauchamp et James Childress en 1979 (respect de l’autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice)

23

. Les arguments sont enfin transmis à toutes les personnes rencontrées lors de la consultation

24

.

Le médecin joue un rôle fondamental et nécessaire, bien que l’apport des non-soignants soit essentiel.

Dans les deux activités de la bioéthique que nous venons de décrire, la pratique de l’interdisciplinarité est différente. Au sein de la bioéthique théorique, elle se pratique par le recueil, de la part du chercheur, d’informations appartenant à des disciplines diverses afin d’éclaircir le sujet en question et de ne pas se laisser renfermer dans sa propre discipline. Au sein de la bioéthique clinique, en revanche, elle se pratique par la rencontre de personnes provenant de domaines disciplinaires différents, mais ayant un langage commun, pour aider à la prise de décision dans un cas concret.

Mais ces éléments suffisent-ils pour affirmer que la bioéthique est interdisciplinaire ? N'a-t-on pas ici affaire à une simple curiosité extradiscplinaire ou à une juxtaposition de discours en provenance de plusieurs points de vue (dont des points de vue disciplinaires) ? On ne s’étonnera donc pas de l'existence de controverses levées par l'interdisciplinarité en bioéthique.

3. Controverses sur l’interdisciplinarité de la bioéthique

Deux interrogations sont récurrentes : comment la bioéthique peut-elle être une discipline si

23 Tom L. BEAUCHAMP et James F. CHILDRESS, Les principes de l’éthique biomédicale, Martine FISBACH (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2008.

24 Voir : Véronique FOURNIER et Marie GAILLE (dir.), L’éthique clinique à l’hôpital Cochin, une méthode à l’épreuve de l’expérience, Paris, Éthique Regards croisés, 2007.

(11)

elle est interdisciplinaire ? Et, comment peut-elle relever de l’éthique si elle est interdisciplinaire ?

25

En 1973, Daniel Callahan, dans un article intitulé « Bioethics as a Discipline [La bioéthique en tant que discipline]

26

», évoque déjà ces problèmes et affirme que « la bioéthique n’est pas encore une discipline à part entière

27

». Il propose toutefois toute une série de critères permettant d’en faire une véritable discipline (dont l’interdisciplinarité en tant que méthode). Quarante ans plus tard, d’un point de vue institutionnel, la bioéthique peut, à tout point de vue, être considérée comme une discipline. Elle est enseignée à l’université, il existe une vaste littérature et des chercheurs qui se réclament d’elle. Il s’agit toutefois, comme le commente Guy Durand, d’une discipline qui intègre en son sein des apports disciplinaires variés (au même titre que d’autres disciplines, telles que la sexologie, la criminologie, etc.)

28

et c’est en ce sens que « la bioéthique fait éclater la notion traditionnelle de discipline

29

».

L’analyse menée par Durand offre aussi une réponse à la deuxième interrogation. L’auteur distingue à ce propos la « nature (ou visée) » et l’« approche » de la bioéthique. Comme il l’affirme,

« si la bioéthique veut mettre en œuvre une méthode interdisciplinaire, cela n’empêche pas sa visée et sa nature d’être explicitement éthiques

30

». Dans les deux activités de la bioéthique que nous avons auparavant examinées, l’approche est bien en effet interdisciplinaire, tandis que la visée (ou la nature) de la bioéthique est éthique ; autrement dit, ce que l’on veut, dans les deux cas, c’est

« faire le bien ».

Au-delà des réponses qu’on peut apporter à ces interrogations, de façon plus importante, les réticences à considérer la bioéthique comme une discipline ou comme une éthique sont révélatrices d’une crainte commune : celle de voir la bioéthique être réservée à un seul groupe d’experts, qu’ils soient médecins, philosophes, théologiens ou juristes

31

.

Conclusion

Si la pratique de l’interdisciplinarité en bioéthique suscite le doute, de sorte que l’on pourrait considérer l’interdisciplinarité dans ce domaine comme un idéal, l’appel à l’interdisciplinarité a une double fonction qui se révèle extrêmement importante. Il permet tout d’abord de ne pas donner aux

25 Ces questions sont explicitées par Guy DURAND, Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, op. cit., p. 141 ; 135.

26 Daniel CALLAHAN, « Bioethics as a Discipline », The Hastings Center Studies, 1973, vol. 1, no 1, pp. 66-73.

27 Ibid., p. 68. Nous traduisons : « Bioethics is not yet a full discipline ».

28 Guy DURAND, Introduction générale à la bioéthique : histoire, concepts et outils, op. cit., p. 142.

29 Ibid.

30 Ibid., p. 135.

31 Ibid., p. 142.

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seuls experts d’une discipline la possibilité de répondre à des questions qui sont d’intérêt collectif.

De façon non moins cruciale, l’appel à l’interdisciplinarité sert aussi à rappeler que l’éthique est l’affaire de tous. Comme l’affirme Durand, en effet, « devant des questions qui mettent en cause les choix de société, il est normal que la décision ne soit plus réservée à une corporation, mais relève du débat public et de la concertation

32

».

C’est pour cette raison que la bioéthique est née et que de ses débuts, depuis l’apparition de son nom, elle est indissociable de l’interdisciplinarité. On sait aujourd’hui que l’interdisciplinarité n’est pas un acquis, mais un défi.

Bibliographie

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Références

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