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Survivance de l'auto-présentation des formes vivantes dans l'art paléolithique

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SURVIVANCE DE L’AUTO PRÉSENTATION DES FORMES VIVANTES DANS L’ART PALÉOLITHIQUE

Amélie Balazut

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« Le geste atteste un vouloir-dire animal… »

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Un fait déterminant inaugure un avant et un après en l’homme : la libération de la main. L’accession à la bipédie, qui libéra la main de son rôle locomoteur, est ainsi pour l’homme le fait déterminant de son évolution biologique, sociale et culturelle. Le geste de la main, initialement libérateur, et tous ceux qui s’en suivront, initient cette longue histoire de l’homme à laquelle nous participons encore et depuis plus de six millions d’années. Le geste de la main inaugure en ce sens où il est à l’origine, et donc en même temps à la jonction, à la charnière, au seuil, entre un avant et un après en l’homme. Un avant et un après en l’homme dans l’intervalle duquel le geste n’aura de cesse de se tenir, de s’exprimer et de se reprendre : entre une animalité perdue et une humanité trouvée. Une ascension, inégalée par le reste du monde vivant, s’est produite pour nous du jour où nous nous sommes redressés, en même temps que se perdait, de façon définitive, la spontanéité gestuelle de notre animalité. En effet, alors même que la libération de la main permettait l’affranchissement du cerveau par rapport à la face (avec, pour conséquence, l’accès au langage et le développement de nos capacités cérébrales), s’éloignaient pour nous la possibilité de manifestations spontanées qui caractérisent les expressions de tout animal supérieur, selon Portmann, et qui sont les signes d’une vie intérieure riche. Le zoologue écrit à ce propos que « les manifestations humaines vraiment spontanées…sont plutôt rares et d’ailleurs refoulées et combattues énergiquement par les conventions de la vie sociale… L’expression humaine – écrit-il encore – est une expression contenue qui s’est développée sur les ruines d’un système de manifestations spontanées »

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.

Or, cette animalité perdue dans sa gestuelle spontanée est pourtant toujours là, dans les profondeurs de notre inconscient comme dans notre corps de mammifère qui nous rappelle, dans chacun de nos gestes, notre appartenance au monde vivant et sensible. Une appartenance

1. Docteur en arts plastiques – sciences de l’art et chargée de cours en esthétique à l’Université Toulouse II.

2. Michel. GUÉRIN, Philosophie du geste, nouvelle édition augmentée, Arles, Actes Sud, 2011, p. 20.

3. Adolf. PORTMANN, La forme animale, Paris, Payot, 1961, p. 192.

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que Michel Guérin, en ses mots, définit comme « l’immémorial d’un geste humain lui-même enté sur de lointaines attitudes animales – qui, en certaines expériences, s’approchent étrangement et montrent leurs visages »

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. Aussi hauts que puissent être « les sommets de la conscience humaine »

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, pour reprendre l’expression de Leroi-Gourhan, cette humanité trouvée ne parvient cependant jamais à se libérer de son initialité animale. « L’homme est un corps de mammifère d’organisation pourtant unique »

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se plaît à souligner Leroi-Gourhan. Et c’est là tout le paradoxe du propre de l’homme : il appartient en propre à l’homme d’être un corps d’organisation unique mais sur la base pourtant d’une communauté de nature avec le corps des mammifères et, dans l’absolu, avec le règne animal. Or c’est la misère de l’homme que d’avoir à supporter cette origine comme héritage, d’avoir le corps d’un animal. Comme l’a très bien exprimé Bataille, « il est clair que nous sommes fâchés de sortir de la vie, de la viande, de toute une immondice sanglante… Nous nous efforçons d’effacer les traces de cette origine »

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.

Toute l’évolution humaine concourt, selon Leroi-Gourhan, à placer en dehors de l’homme ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’adaptation spécifique, c’est à dire à l’adaptation de son organisme au milieu : un détachement qui s’exprime dans la séparation de l’outil par rapport à la main, du mot par rapport à l’objet et de l’image par rapport à la réalité. La faculté de symbolisation est ainsi une propriété du cerveau humain qui consiste à conserver une distance entre le vécu et l’organisme qui lui sert de support. Mais comme nous l’avons déjà introduit, paradoxalement, cette même faculté de symbolisation, s’engendre elle- même sur la base d’émotions esthétiques fondées sur des propriétés biologiques communes à l’ensemble des êtres vivants, celles des sens. Et il appartient ainsi à Leroi-Gourhan d’avoir rappelé qu’une part importante de l’esthétique, et les gestes qui l’accompagnent, se rattachent à l’humanisation de comportements communs à l’homme et aux animaux.

L’esthétique humaine, qui est intellectualisée, qui est un comportement vécu doublé d’un comportement pensé procède donc, toutefois, de ce que Leroi-Gourhan qualifie d’« esthétique animale » - ou encore d’« esthétique physiologique », en ce sens où tout, dans l’équipement sensoriel de l’homme, est hérité du fonds des espèces. Et à l’instar de celui-ci nous pensons ainsi qu’il est indispensable de partir des fonds pour rendre compte de ce que l’esthétique, et la gestuelle qui l’accompagne, contiennent d’archaïque, de physiologique et

4. Michel. GUÉRIN, Philosophie du geste, p. 13.

5. André. LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1975, p. 40.

6. Ibid., p. 38.

7. Georges. BATAILLE, L’histoire de l’érotisme, in O.C. T. VIII., Paris, Gallimard, 1976, p. 52.

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par conséquent d’animal, mais surtout, comme l’exprime de son côté Portmann, de merveilleux et de secret. « L’art le plus pur – nous dit Leroi-Gourhan – plonge toujours dans les profondeurs, il émerge tout juste par la pointe du socle de chair et d’os sans lequel il ne serait pas »

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. En ce sens, l’esthétique correspond à une plongée dans les sensations élémentaires, celles qui répondent aux parties du système nerveux commun à l’ensemble du monde animal. De sorte que la majeure partie de l’activité esthétique, et par conséquent de l’activité artistique, se dépense inconsciemment, c’est à dire spontanément, naturellement et selon une certaine autonomie gestuelle que l’on retrouve exprimée, selon Portmann, dans les formes animales elles-mêmes.

Il revient au zoologue d’avoir en effet considéré les formes animales dans leur nature expressive, dans leur apparaître en soi et donc dans leur valeur représentative : couleurs, motifs, livrées, plumes, poils, écailles étant envisagés comme les organes de l’apparaître et non plus comme de simples fonctions accessoires participant à la conservation de l’espèce.

L’apparence formelle des animaux est une fonction organique à part entière. Pour Portmann donc « paraître est une fonction vitale ». Mais cette apparence formelle n’a pas d’autre sens, d’autre fonction, que « la valeur démonstrative de son être », pour reprendre l’expression du zoologue Buytendijk auquel Portmann fait référence, lui préférant la formule de « valeur représentative » (ou auto-représentative pour insister sur sa nature automatique, spontanée). Il s’agit pour Portmann, en insistant sur cette valeur représentative de la forme, de montrer que l’apparence visible du vivant doit être ressentie comme « une manière d’être », d’exister, de s’auto-présenter, ou encore de s’exposer à la face de l’univers, au regard aveugle du monde.

Comme l’écrit Bertrand Prévost, dans son article L’élégance animale, esthétique et zoologie selon Portmann, « C’est par leurs parures que les animaux s’étendent aux dimensions du monde cosmique. L’élégance animale est le véhicule d’un devenir monde comme champ de l’apparaître »

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. Pour Portmann, cette auto présentation des formes vivantes est par conséquent l’élément essentiel du mode d’être du vivant, une propriété vitale « supérieure ». Sa nature est tout entière en jeu dans son apparence. Car vivre signifie avant tout apparaître, vivre de et dans son apparence.

Comme le remarque à son tour Leroi-Gourhan, « dans l’espèce humaine le comportement opératoire spontané est recouvert par le comportement acquis à travers la

8. André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1975, p.

88.

9. Bertrand. PREVOST, L’élégance animale, esthétique et zoologie selon Portmann, in Devenir animal, N°6,

2009 de Images Re-vues, p. 9.

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communauté sociale »

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. Or, il est certain pour ce dernier, qu’on ne peut négliger d’attacher à ce fond anatomo-physiologique un rôle déterminant concernant notamment le geste et l’esthétique puisque, dit-il, « l’homme vit dans l’épaisseur de la vie sensitive »

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. Et il appartient au geste transgressif de l’art de faire retour vers ce que le monde raisonné des interdits et du travail nous contraint toujours d’abord à nier et à recouvrir : notre prodigalité animale. C’est dans ce retournement de l’homme sur lui-même, dans ce mouvement autoscopique, que se situe le geste de l’art, contrepartie nécessaire au monde raisonné et censuré des interdits. L’art est l’expérience limite au seuil de laquelle l’homme retrouve cette vigueur animale qu’en lui-même il est toujours d’abord contraint d’étouffer. Le geste artistique a ce pouvoir prodigieux de faire venir en nous cette force de vie fondamentale que le reste du temps nous n’abordons que négativement. « C’est à Lascaux – que pour Bataille – l’humanité juvénile, la première fois, mesura l’étendue de sa richesse, c’est à dire du pouvoir qu’elle avait d’atteindre l’inespéré, le merveilleux »

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. A Lascaux, en effet, et avant cela (nous le savons aujourd’hui) à Chauvet, l’homme a pour la première fois accompli ce geste décisif et inédit de transgression qui, depuis, témoigne, de notre propre mystère.

Le geste artistique, dès son origine, a ainsi pour principe de reprendre cette auto- présentation des formes vivantes qui, bien que contenue, survit pourtant en chacun de nous, dans les manifestations spontanées qui caractérisent notre expression gestuelle d’être vivant.

Il n’y a qu’à regarder avec quel soin et quel intérêt les premiers artistes paléolithiques ont représenté les animaux, leur prédilection pour l’apparence animale, sa vitalité, son surgissement pour comprendre qu’il s’agit bien de libérer cette survivance en nous, de l’exprimer fusse par le détour de ce geste spécifiquement humain qu’est le fait de peindre ou de dessiner. Car ce qui s’exprime dans la gestualité de la représentation artistique n’est autre que cette auto présentation fulgurante qui nous caractérise et qui caractérise toute forme animale, Durant plus de 30 000 ans, l’art n’a eu de cesse de témoigner de cette fulgurante beauté des formes animales pour elle-même et en elle-même, comme pour mieux l’intégrer, s’y rapporter et la rendre sensible. Dans l’art paléolithique la figure animale règne ainsi en nombre, en proportion et en splendeur et va jusqu’à recouvrir celle de l’homme qui fait curieusement figure d’hapax. Un grand soin est apporté à l'exécution et une connaissance précise des animaux transparaît dans le rendu irréprochable des proportions, de même que dans le souci de certains détails et dans l'extraordinaire vitalité animale qui agite chacune de

10. André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, p. 28.

11. Ibid., p. 95.

12. Georges BATAILLE, Lascaux ou la naissance de l’art, in O.C. T. IX., paris, Gallimard, 1979, p. 16.

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ces représentations. Aucune représentation, dans l’art paléolithique, n’est à l’égal de la beauté et de la puissance naturelle de ces figures. Et aucun art postérieur à celui-ci n’exprimera avec la même vigueur naturaliste cette beauté des formes animales. « On a jamais rien fait de mieux depuis » et « nul d’entre nous ne peut en faire autant » s’est plusieurs fois exclamé Picasso.

Le geste artistique de ces premiers artistes est donc, en lui-même, la reprise de cette vitalité esthétique du monde vivant, dans ce qu’il a de merveilleux, c’est à dire dans sa manifestation pure, indépendante de tout sens. Sa seule raison d’être est de paraître, de surgir, de devenir sensible au monde. D’où l’absence totale de décor, de cadre naturel, de scène quotidienne ni de quelque narration que ce soit. Seul compte le surgissement de la figure sur la paroi. Il y a en revanche, dans le geste artistique des Paléolithiques, différentes manières de faire apparaître au monde, de rendre sensible et manifeste les formes animales dans leur valeur représentative : dans certains cas l’apparition s’effectue par l’affleurement de la figure à travers la paroi, comme une apparition spectrale, furtive et quasi magique, comme la tête de lionceau réalisée frontalement et en quelques traits dans la grotte des Trois-Frères en Ariège.

Ou comme un délicat mammouth finement gravé dans la grotte de Rouffignac. Sa présence se

signale par sa seule silhouette, pourtant bien identifiable dans son apparence, puisque l’on

peut reconnaître un jeune individu que les préhistoriens ont baptisé « le mammouth à l’œil

coquin ». Dans d’autres cas, comme un superbe bison de la grotte Cosquer, le surgissement de

la figure est tel que, bien souvent, l’animal nous apparaît soudainement, comme jaillissant de

la paroi et fonçant droit sur nous. Très souvent encore les figures nous apparaissent dans un

tumulte et une vitalité qui s’expriment entre autres par l’effet de groupe et le mouvement qui

l’anime. C’est le cas par exemple de la salle du fond de Chauvet, d’où s’élance une horde de

lions, de rhinocéros et de bisons. La superposition des lignes de cornes et de dos des

rhinocéros, des têtes des bisons et l’enchevêtrement des courbes du corps des lions sont à

l’origine du tumulte qui semble emporter cet attroupement et dont la richesse et la vigueur

formelles ne peuvent que surprendre. Mais c’est le cas également des innombrables gravures

enchevêtrées du sanctuaire des Trois-Frères. La fougue, qui emporte ce magma de formes, est

d’autant plus troublante qu’elle n’est pas faite pour être vue. Ce panneau est en effet

introuvable sans une âme sœur pour vous le révéler. Enfin, la splendeur du rendu naturaliste

des parures de certaines figures, comme de leur regard, comme celui des chevaux peints à

Chauvet, est encore une autre manière qu’ont de nous apparaître les formes animales.

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Mais les artistes paléolithiques avaient une autre manière insolite de reprendre cette vitalité esthétique de l’animal : il s’agit des figures de thérianthropes, qui consistent en un recouvrement de la figure humaine par des caractéristiques formelles animales. En effet, non contentes de ne pas être l’objet de l’attention et du soin figuratif que connaissent les figures animales, la plupart des rares représentations humaines apparaissent privées de leur véritable nature humaine pour composer avec celle de l’animal, comme le célèbre sorcier de la grotte des Trois-Frères. Cet être, aux grands yeux d’oiseau de nuit pour certains ou de lion pour d’autres, se présente comme un homme courbé, coiffé de bois et d’oreilles dressées de cerf. Il est pourvu d’une queue semble-t-il de cheval, sous laquelle s’accroche un sexe d’aspect plutôt humain mais situé comme celui d’un félin. Les pieds, orteils compris, sont assez soignés, de même que l’articulation des genoux, ce qui permet de façon certaine d’identifier des caractéristiques humaines auxquelles sont adjointes celles de plusieurs animaux. Cet être – pour lequel Leroi-Gourhan parle de « monstre par coalescence »

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au sens d’une fusion d’éléments proches, d’un « amoncellement d’équivalents » – semble appartenir à un monde aux frontières perméables, où l’identité des êtres apparaît comme fluide, contingente et transitoire. Un monde où l’homme, le cerf, le cheval, le lion et la chouette participent d’une même continuité matérielle, d’une même communauté d’origine, permettant un véritable troc des apparences. Un monde où la spontanéité gestuelle qui porte la vie sensible, mais qu’en tant qu’humain il nous faut contenir, s’exprime en toute liberté, naturellement et pour elle- même.

Ce geste, qui revient à se « parer du prestige de la bête », à reprendre forme animale, corrobore plutôt bien, nous semble-t-il, l’idée de « duplicité corporelle » avancée par Emanuele Coccia dans son formidable essai La vie sensible. Selon lui, dans l’homme se donne comme séparé, ce qui dans l’animal se donne comme uni, incorporé, à même son corps. Le corps humain se donne toujours comme articulé en deux parties, un corps anatomique, nu et un corps en plus, incarné, prothétique et purement virtuel, comme le vêtement. « L’homme – écrit-il – a besoin d’un autre sensible pour apparaître »

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. Apparaître, pour l’homme, est par conséquent paradoxal. Emanuele Coccia parle en effet du « paradoxe de la médiatité » par lequel l’homme est contraint de toujours apparaître dans le médium d’une autre image sensible de soi. Cette médiatité de l’image, dont nous avons vu avec Leroi- Gourhan la nature séparatrice, conduit pourtant l’homme vers ce que Emanuele Coccia

13. André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, p. 250.

14. Emanuele COCCIA, Vie sensible, Paris, Bibliothèque Payot, 2010, p. 131.

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nomme « l’appropriation sensible de l’étranger à soi ». Dans cette appropriation, que permet la projection de l’image, s’ouvre en effet pour l’homme l’occasion de regagner la spontanéité gestuelle qui porte la vie sensible par-delà les limites individuelles de son être.

Le geste de s’affubler d’un masque animal, de léopard comme le font par exemple les Babembe du Kivu, est par conséquent une manière qu’a l’homme de s’approprier l’image du léopard, pour donner forme à son corps au-delà des limites sensibles qui le cernent, et, par là même, de s’assimiler à la gestualité spontanée du léopard. « Vivre en léopard, mourir en homme », ainsi se comprend l’existence des hommes-léopards Bwamè chez les Babembe du Kivu dans l’est de la République démocratique du Congo. Il ne s’agit ici, ni de symbole ni de métaphore, l’initié entendant s’assimiler à l’animal, dont il porte le nom et dont il investit la forme au point, dit-il, d’être dans l’impossibilité de distinguer encore ce qui relève en lui de l’homme et de l’animal. Dans les croyances de ces sociétés secrètes initiatiques, la relation de l’homme à l’animal a quelque chose de très intime et de très radical. « C’est d’une véritable métamorphose qu’il s’agit, de l’apparition d’un être nouveau »

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. L’homme, c’est à dire

« l’animal malade », ne peut exister, gagner en puissance de vie, qu’en puisant à sa source sans cesse renouvelée, c’est à dire le monde animal.

Cette interdépendance des natures humaines et animales, à travers laquelle l’homme semble chercher une réconciliation, une réintégration, nourrit depuis toujours la créativité des artistes. Dans la magnifique statuette de Hohlenstein-Stadel, réalisée il y a plus de 32 000 ans, l’assimilation de l’homme et du lion est telle que nous sommes, à cette époque déjà, dans l’impossibilité de distinguer ce qui relève de l’homme et de l’animal. En revanche, comment ne pas voir, comme l’écrit le préhistorien Jean Clottes, que dans l’association de l’homme et du félin, qui compose cette étonnante statuette, « une fois de plus, l’importance du félin est accentuée, ainsi que la fluidité du système de pensée des hommes du Paléolithique, pour lesquels les frontières entre les humains et les animaux n’étaient {vraisemblablement} pas étanches. S’agit-il d’un chamane partiellement transformé en lion ? D’un être mythique, héros ou dieu ? D’un esprit surnaturel ? »

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. Dans ce magnifique exemple, très représentatif des figures composites du Paléolithique, le parti pris de l’interdépendance des natures animale et humaine est évident et n’est pas sans nous rappeler les relations d’intimité que les Babembe du Kivu entretiennent notamment avec le léopard.

15. Alfred ADLER, L’Animal dans les cultures d’Afrique noire, in Animal, catalogue d’exposition du musée Dapper, Paris, 2007-2008, p. 70.

16. Jean CLOTTES, L’art des Cavernes, Paris, Phaïdon, 2008, p.54.

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Pour les Babembe, comme vraisemblablement pour les Paléolithiques, si exaltation il y a ce n’est ainsi en aucun cas celle de l’action humaine, au demeurant inexistante, mais plutôt celle de la vitalité animale, comme si l’animalité incarnait bien davantage que la seule réalité que nous lui connaissons aujourd’hui. Comme si ces hommes avaient d’eux-mêmes, de leur humanité, la honte que nous avons aujourd’hui de l’animalité. Ce geste d’identification est une constante des croyances animistes présentes encore aujourd’hui sur tous les continents. Il est le témoin de la survivance, par delà l’espace et le temps, d’une véritable empathie pour les formes animales, d’un comportement de solidarité, d’une capacité intuitive de s’identifier à l’animal et de ressentir ce qu’il ressent. La ligne de démarcation nette, que l’homme trace d’ordinaire entre lui et tous représentants du règne animal, n’est par conséquent pas de rigueur ici.

Les propos de Leroi-Gourhan sur l’anthropocentrisme – auquel, selon lui, répond cette croyance d’une parité entre les animaux et les hommes – nous ont toutefois conduit à réfléchir quant au geste à l’origine de ces figures, parées du prestige de la bête : s’agit-il vraiment de parer l’homme du prestige de la bête, et donc de recouvrir notre humanité honteuse ; ou bien s’agit-il, comme l’explique Leroi-Gourhan, d’étendre au monde animal ce qui est proprement humain, en faisant de l’homme et de l’animal des êtres d’essence analogue, c’est à dire humains du point de vue de leur essence et animaux du point de vue formel ? L’exemple choisit par Leroi-Gourhan est le suivant : « L’ours et le serpents sont hommes, la fille-oiseau est femme lorsque les uns et les autres ont dévêtu leur enveloppe d’ours, de serpent, ou d’oie sauvage ; vêtus ils endossent leur comportement spécifique »

17

. Le principe d’identification de l’animisme, auquel nous pouvons rattacher ces êtres, a en effet pour fondement de croire que l’homme et l’animal partage une même identité de nature concernant l’esprit, l’intériorité, tandis que le corps, la physicalité, est le réceptacle de toutes sortes de métamorphoses. Cette identité de nature peut également concerner le corps et l’esprit, dans ce cas il s’agit plutôt de croyances d’ordre totémiques.

Mais, n’est-il pas possible d’analyser les choses autrement, dans l’autre sens, c’est à dire à l’inverse de l’anthropocentrisme et de penser que ce n’est pas sur le monde animal que s’étend ce qui est propre à l’homme, mais bien plutôt l’homme qui se dissout dans le monde animal pour rejoindre son appartenance zoologique ? C’est à dire, en définitive, étendre aux hommes ce qui est propre au monde animal et auquel il appartient secrètement ? Ne s’agit-il pas plutôt de se dévêtir, de se défaire de sa parure, de son enveloppe humaine,

17. André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, la mémoire et les rythmes, p. 10.

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conventionnelle pour retrouver notre forme animale, essentielle et sous-jacente, dans sa spontanéité gestuelle et naturelle ? L’homme non plus paré du prestige de la bête, mais dépouillé de son enveloppe humaine, dissout dans son propre envers animal, ayant regagné le prestige de sa propre nature sensible. Libre de sa spontanéité gestuelle et libre, par conséquent, de ne plus chercher dans un autre corps, prothétique, cette autre image sensible de soi puisque s’ouvrant enfin aux manifestations spontanées de sa gestuelle inaugurale de vivant. Une gestuelle enfin libérée de l’anthropocentrisme, une gestuelle retrouvée, primesautière, sauvage au sens de non apprivoisée, naturelle et spontanée. Une gestuelle dans laquelle il est enfin possible, comme l’entend Emanuele Coccia, de « reconnaître au sensible une autonomie ontologique »

18

. Cette autonomie ontologique du sensible, une fois admise dans notre être propre, comme constitutive de notre nature, nous ouvre un point de vue supérieur, puisque définitivement libéré des préjugés. Ce point de vue supérieur consiste à

« éviter de présupposer une nature humaine au-delà des puissances qui la définissent »

19

, comme le suggère Emanuele Coccia, pour mieux considérer nos sensations et les gestes qu’elles occasionnent et qui, dans notre vie, donnent formes à ce que nous n’avons pas de spécifiquement humain. « A travers nos sens – écrit Emanuel Coccia – nous vivons de manière indifférente à notre différence spécifique d’hommes, d’animaux rationnels »

20

.

Un artiste aujourd’hui a su regagner cette liberté gestuelle supérieure, cette indifférence sensible et animale, à laquelle les artistes paléolithiques ont semble-t-il consacré leur geste artistique : je veux parler de Miquel Barceló. En jouant Paso Doble sur une fresque éphémère d’argile, Miquel Barceló s’est rendu compte que le résultat de chaque geste était souvent lié à l’animal et ce depuis ses premiers tableaux, pour certains réalisés à quatre pattes.

L’empathie avec l’animal est telle pour cet artiste qu’elle est vécue comme une nécessité physique qui revient, pour le peintre à « s’animaliser ». Non pas au sens, dit-il, d’un retour à une sauvagerie, d’une perte d’humanisme, mais bien plutôt, précise l’artiste, d’un extrême humanisme. « Je crois – dit-il – que c’est un privilège de s’animaliser… La conscience de l’animalité ce serait un extrême humanisme »

21

. Dans cette performance, où Miquel Barceló se dit « jouer à faire l’animal », il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les thèmes paléolithiques de la grotte et de l’animal sont convoqués.

18. Emanuele COCCIA., La vie sensible, p. 17.

19. Ibid., p. 15.

20. Ibid., p. 13.

21. Pierre PÉJU & Eric MÉZIL, Portrait de Miquel Barceló en artiste pariétal, Paris, Gallimard, 2008,

p.172.173

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Plus encore qu’une nécessité physique, pour Miquel Barceló la peinture est en réalité vécue comme une maladie, une forme de "desmourir", un "devenir pas mort" qui n’a rien à voir, nous dit Pierre Péju, avec un refus de mourir ou une négation de la mort. « Le "devenir pas mort" du peintre, qui ne cesse de peindre, est un accord avec la grande force vitale, cette énergie qui fait tout apparaître mais qui fait aussi tout disparaître »

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. Le geste de peindre, pour Barceló, revient donc à être emporté par ce « devenir pas mort », comme l’est le chamane emporté par le transport ek-statique de la transe, qui le rend à même de transcender la discontinuité des formes et des êtres. Dans la performance de Paso Doble Miquel Barceló, assisté de Josef Nadj, est en effet pareil à un chamane. Peu à peu en proie à de multiples métamorphoses, le danseur en vient à perdre figure humaine. Son visage déjà terreux est alors aboli par le surgissement de groins, de becs, d’ouïes, de crètes ou encore de crocs. Par le déplacement que réalise la métamorphose, l’artiste parvient ainsi à dépasser sa condition humaine pour accéder à cette dissemblance, à ce « devenir pas mort », à cette réalité alternative qui lui permet de retrouver ce point de vue de nulle part, originel, de la source de la vie animale dont l’homme demeure à jamais séparé.

Il y a dans les œuvres paléolithiques ou celles de Barceló comme dans les formes animales telles qu’elles se manifestent dans la nature, une vitalité exhibitionniste qui nous vient de notre nature même, de notre sensibilité d’être vivant que le geste artistique permet de libérer. Le geste artistique est ainsi pour l’homme l’occasion d’un « engagement ek- statique »

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, qui consiste, pour nous exprimer comme Heidegger, en « un aller au-delà de soi- même », hors de son propre engoncement. En se mettant dans la peau de l’animal, l’homme sort en effet de son point de vue et épouse celui de l’autre qui, dans son altérité, n’est autre justement, que celui qui le détermine dans sa nature de vivant. En ce sens, plus qu’une métamorphose, en somme il s’agit d’une anamorphose. Puisqu’en opérant cette transformation, l’homme se tend un miroir grâce auquel seulement il peut voir ce que d’ordinaire il ne parvient à distinguer clairement en lui. L’animal est ainsi l’image anamorphosique de l’homme, à partir de laquelle seulement l’homme arrache le secret à l’étrangeté de sa nature et se saisit comme ce hors de soi, surpris en face de soi, dans sa spontanéité gestuelle. « Le secret de ces êtres n’est-il pas notre secret ? » se demande Portmann à la dernière page de La forme animale ?

22. Ibid., p. 32.

23. Martin HEIDEGGER, L’Origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, TEL

Gallimard, 1996, p. 75.

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