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MA BELLE-MÈRE RUSSE et autres catastrophes

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Academic year: 2022

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MA BELLE-MÈRE RUSSE

et autres catastrophes

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MA BELLE-MÈRE RUSSE

et autres catastrophes

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Alexandra Fröhlich

MA BELLE-MÈRE RUSSE et autres catastrophes

traduit de l’allemand par Lorraine Cocquelin

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Édition originale :

Meine russische Schwiegermutter und andere Katastrophen Copyright © 2012 by Droemersche Verlagsanstalt Th. Knaur Nachf.

GmbH & Co. KG, Munich, Germany

© Piranha 2015, pour la traduction française

Cet ouvrage a été proposé à l’éditeur français par l’agence Editio Dialog, Michael Wenzel, Lille.

www.piranha.fr

Les premières occurences des termes russes (signalées par un astérisque) renvoient au petit lexique en fin d'ouvrage.

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PROLOGUE

J’examine discrètement ma belle-mère du coin de l’œil. Cette folle est assise là, les lèvres pincées, le trait d’eye-liner encore plus étalé que d’habitude, son postiche s’est libéré de la barrette à l’arrière de sa tête et les mèches blondes serpentent autour de son visage anguleux. Elle ressemble à un personnage de bandes dessinées qui a reçu une décharge électrique. Elle n’en a pas reçu. Elle est simplement comme elle est toujours. Aussi folle qu’un furet enragé.

Je murmure, en essayant de mettre de la douceur dans ma voix : « Darya, ma chère, Darya, je t’en prie, quand les policiers reviennent, laisse-moi parler. Je règle ça, d’accord ? Laisse-moi faire, simplement, OK ? »

Elle pince les lèvres encore plus fortement.

« Seigneur, je te demande pourtant seulement de la fermer, rien qu’une fois. Ça ne peut tout de même pas être si difficile ! »

Sans daigner m’accorder un regard, elle ouvre son sac à main, y prend une petite boîte dorée et commence à se poudrer le nez. Ce n’est pas bon signe.

Je l’implore, tout sucre, tout miel : « Darya, Dacha, s’il te plaît, je m’en charge. Je nous sors de là. Dacha, s’il te plaît ! » Quémander aide parfois, s’humilier aide toujours.

Elle hoche la tête avec dignité. « Khorocho*. »

Je ne sais pas si elle m’a comprise. Ma belle-mère ne parle pas allemand. Elle vit dans mon pays depuis dix-huit ans. Mais elle ne parle pas allemand. Parfois, elle dit « Salut » ou bien « À tout de suite » alors que nous ne nous revoyons que dix jours plus tard. Elle connaît quelques mots, quelques expressions, quelques bribes de phrases, à part ça, elle se refuse à apprendre ma langue. Pourtant, quand je discute avec son fils, je vois à l’éclat de ses yeux qu’elle comprend plus que ce qu’elle veut bien admettre.

Elle doit aussi avoir, en secret, enrichi son vocabulaire de termes essentiels. « Salauds, nazis », hurlait-elle sans le moindre accent il

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y a deux heures encore alors qu’elle frappait violemment de son sac Gucci les policiers qui nous arrêtaient au milieu de la nuit au cimetière d’Ohlsdorf.

Tandis que j’essayais discrètement de pousser sur le côté, à l’aide de mon pied, le corps du Terre-Neuve qui pesait quatre-vingts kilos, j’objectai timidement :

« Excusez-moi, la dame ne sait pas ce que vous lui voulez, elle n’est pas d’ici. »

Au contraire de Darya, je suis d’une corpulence maigrichonne, taille estimée à cent soixante-trois centimètres, poids de cinquante- trois kilos. Dieu sait comment nous sommes parvenues d’ailleurs à traîner ce clébard puant jusqu’ici. Il ne sentait déjà pas bon quand il était encore en vie. Mais, dans cet état, c’était insupportable.

J’avais d’abord été d’avis de laisser Wassilij, aussi appelé affec- tueusement Wassia, chez le vétérinaire après qu’on l’eut euthanasié.

Et je sus immédiatement que ma proposition était inacceptable.

Alors, le mastodonte mort migra jusqu’à la datcha à Billstedt, entreposé sous une bâche noire dans le jardin de mes beaux-parents, humide en ce mois d’avril, et moisit dans son coin tandis que nous nous empêtrions dans des discussions sans fin.

L’enterrer dans le jardin ? Non, après, les groseilles, les corni- chons, les tomates sont immangeables car la terre est contaminée.

Une théorie tout à fait intéressante que je n’osai pas contredire.

L’enterrer en rase campagne ? Trop indigne.

L’inhumer avec respect dans un cimetière animalier ? Une recherche rapide montra que cette cérémonie pèserait plus de mille euros dans les comptes – cercueil en cerisier et pierre tombale en marbre décorée de manière personnalisée inclus, bail annuel de la sépulture à hauteur de deux cent cinquante euros environ exclu.

Sans parler des coûts d’entretien de la tombe, car qui a réellement le temps de se rendre tous les jours de Billstedt à la périphérie de Hambourg pour ratisser les feuilles mortes ou pour couper les fleurs séchées ? Mais surtout, qu’irait faire Wassia dans un cimetière pour animaux ? Il était, après tout, un membre de la famille à part entière.

Rostislav, mon beau-père, s’abstint élégamment de prendre une décision en dodelinant de la tête, en marmonnant pour lui-même de manière incompréhensible et en éclatant parfois en sanglots soudains. Après tout, un parent proche était décédé.

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Artiom, mon mari, était là où il était toujours quand on avait besoin de lui : pas ici. Indisponible, en déplacement professionnel, très loin, dans une autre ville. « Ma chérie, tu comprends, quand même, tu t’en charges, je compte sur toi. »

Cela ne dérangeait pas Darya. Elle pouvait, ainsi, réfléchir sans être dérangée à ce qu’il devait advenir de Wassia. Elle vient de Moscou – en fait de Iakoutsk, en Sibérie, mais elle n’évoque cela qu’à contrecœur –, en tout cas, elle a vécu des années à Moscou et il n’y a là-bas qu’une seule dernière demeure pour les personnalités exceptionnelles. C’est le cimetière de Novodevitchi. Khrouchtchev y repose, ainsi que Pouchkine, Gogol, Molotov, Prokofiev – tout simplement toute personne respectable, autrefois.

À vrai dire, elle est peut-être folle, mais pas assez folle pour vouloir transférer la dépouille d’un chien en Russie. Il fallait donc une alternative à Novodevitchi. Ce fut vite trouvé. Comme elle avait échoué à Hambourg, cela ne devait être rien moins que le cimetière d’Ohlsdorf. Évidemment, Ohlsdorf est tout au plus une pâle imitation de Novodevitchi, pas de Prokofiev, pas de Pouchkine, mais tout de même Hans Albers et Heinz Erhardt : on ne peut pas en exiger plus dans ce pays.

Mon objection selon laquelle il était impossible en Allemagne d’enterrer un chien dans un cimetière normal fut ignorée avec un sourire supérieur. Nous devions naturellement choisir les voies non officielles et il y avait sûrement un gardien de cimetière ayant des problèmes financiers et un grand cœur qui connaîtrait un buisson, un bout de prairie, une plate-bande qui conviendrait à Wassia.

« Dacha, dis-je, Dacha, oublie ça. Nous ne sommes pas en Russie, ici. »

Dès le lendemain, je me retrouvai dans une allée au sein d’une vaste parcelle du cimetière d’Ohlsdorf, donnant fermement le bras à Darya qui, perchée sur ses Louboutin, se dandinait à mes côtés à une hauteur vertigineuse. Elle avait rejeté le plan avec le gardien du cimetière (chacun peut se tromper une fois dans sa vie) et favorisait, à présent, une variante encore moins officielle.

Nous n’eûmes besoin que de trois heures pour trouver un buisson convenable pour Wassia. Un Dieu particulièrement bienveillant ce jour-là nous conduisit à un endroit non loin de la dernière demeure de Carl Hagenbeck, fondateur du fameux zoo.

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Darya contempla, sur le tombeau, la sculpture d’un loup en bronze et prit un air béat.

Six jours plus tard, une fine pluie persistante tombant sur la ville, Wassia fut hissé dans le coffre du vieux break et transporté jusqu’à Ohlsdorf. Comme nous l’avions espéré, la zone était presque déserte à cause du temps. À l’abri des regards, nous traînâmes le cadavre jusque sous un rhododendron en fleurs de sorte qu’il ne soit plus visible du chemin, nous retournâmes à Billstedt et attendîmes la nuit.

Vers une heure, il faisait suffisamment sombre pour Darya. Et moi, ça m’était complètement égal. Cela tenait vraisemblablement au cognac que j’avais consommé comme de l’eau ces dernières heures. Non, je ne bois pas, je ne suis pas une ivrogne. L’alcool est pour moi davantage un médicament, un baume qui se dépose sur mes nerfs et leur fait croire à un semblant de normalité. Vacillante, je me levai et piquai les clés de la voiture à Darya.

« Prends la pelle. Je conduis. »

J’espérais secrètement que nous tomberions sur un contrôle routier pendant le trajet jusqu’à Ohlsdorf et que mon haleine alcoo- lisée se remarquerait. Je perdrais mon permis de conduire, mais à mes yeux, l’échec de notre entreprise le méritait. Je zigzaguai, ne respectai ni les feux rouges ni les limitations de vitesse – cela ne dérangea personne. À côté de moi était assise Darya qui se cramponnait à la pelle, imperturbable.

Nous nous garâmes dans la Fuhlsbütteler Strasse, nous enfon- çâmes à travers des jardins calmes jusqu’à nous trouver devant la clôture du cimetière. Haute de plus de deux mètres, avec un grillage à mailles serrées, elle s’élevait devant nous dans le ciel nocturne.

Triomphante, j’eus un sourire moqueur.

« Darya, ma chère, après toi », dis-je poliment en pensant : elle ne passera jamais. Ne serait-ce que dans cette tenue.

Je m’étais attendue à ce qu’elle soit habillée en noir et avec des vêtements pratiques, en accord avec les circonstances et notre entreprise. Au lieu de quoi Darya portait une combinaison à motif léopard, une longue cape sombre qui descendait jusqu’au sol, des talons aiguilles et une pochette assortie. Elle ressemblait à un mélange entre le comte Dracula et Barbarella.

Sa fausse crinière se balança de manière décidée dans la clarté de la lune puis pelle, chaussures et sac à main volèrent par-dessus

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le grillage. Agile comme un singe, elle escalada l’obstacle, se laissa tomber de l’autre côté en gémissant et siffla : « Dawai* ! »

Pendant une fraction de seconde, je fus tentée de m’en aller simplement, de m’asseoir dans la voiture, de conduire jusqu’à la maison, de tirer la couette sur ma tête et d’abandonner la folle à son destin. Mais je sus immédiatement que c’était un raisonnement trop court. Elle va te trouver, t’arrêter et puis te frapper avec la pelle.

Après plusieurs essais, je franchis la clôture. Penchées en avant, nous nous glissâmes à travers les arbustes épineux ; une demi-heure plus tard, nous avions atteint le buisson sous lequel nous attendait Wassia. Dans un effort commun acharné, nous tirâmes le colosse sur un demi-kilomètre jusqu’à la sépulture élue et creusâmes un trou à tour de rôle, à l’aide de la pelle. Avec satisfaction, je remarquai que ce travail ne réussissait ni à la cape, ni aux talons aiguilles.

Silencieuses, en nage et dans une rare harmonie, nous avions déjà creusé un trou d’environ deux mètres sur deux de large et trente centi- mètres de profondeur quand les rayons d’une lampe de poche nous atteignirent au visage. Ma belle-mère poussa un cri et brandit la pelle au-dessus de sa tête. Je me trouvais dans le trou et ne résistai que diffi- cilement à l’impulsion d’enfoncer ma tête dans la terre meuble.

Deux fonctionnaires de police s’identifièrent et nous deman- dèrent, déconcertés mais sans animosité, ce que nous faisions là et si nous aurions la gentillesse de montrer nos papiers d’identité. Je m’extirpai du trou avec empressement et cherchai une excuse pas trop invraisemblable lorsque Darya poussa un cri à faire peur et m’épata avec ses connaissances en allemand.

Même le plus débonnaire et flegmatique des policiers réagit avec irritation quand il est traité de « salaud » et de « nazi ». Qui pourrait lui en vouloir ? Moi, en tout cas, j’étais pleine de compréhension quand les fonctionnaires se précipitèrent sur Darya et essayèrent de lui arracher la pelle.

Dans la bagarre qui suivit, l’un des deux trébucha sur Wassia, passé inaperçu jusque-là, et tomba avec un cri de douleur. Il inter- préta mal ma main tendue pour l’aider, considéra cela comme une agression avec voie de fait – de cela aussi, je ne pouvais pas lui en vouloir – et me frappa fermement avec sa lampe de poche.

Les policiers renoncèrent désormais à enregistrer nos identités sur place, nous fûmes emmenées comme des criminelles et atter- rîmes sur la banquette arrière d’une voiture de police. Sur le trajet

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vers le commissariat, Darya n’arrêta pas de pester dans sa barbe.

Heureusement, en russe. Je regardai fixement par la fenêtre tandis que des proverbes jaillissaient dans ma tête. Quand le vin est tiré, il faut le boire. C’est le Bon Dieu qui nous a punies. Il se trouvera toujours quelqu’un pour rire de notre malheur.

Ça va coûter cher, me dis-je en fixant la porte de la cellule.

Violation de propriété, violation de sépulture, équarrissage illégal, entrave à un agent dans l’exercice de ses fonctions, aggravés d’infrac- tions avec coups et blessures. De nouveau, je fixe Darya. Dans ses yeux s’accumulent des larmes, une goutte pend de son nez.

Ma belle-mère a la larme facile, comme le reste de ma famille par alliance. Pourquoi est-ce qu’elle chiale justement maintenant, je ne me l’explique pas. Regrette-t-elle les difficultés dans lesquelles elle nous a mises ? A-t-elle peur des conséquences ? Pleure-t-elle Wassia et se demande-t-elle ce qu’il va maintenant advenir de lui ? Ou bien est-ce un regret général, diffus, sur l’injustice du monde ? Je ne lui pose pas de questions, je suis trop fatiguée, j’ai la nausée et ma tête me fait mal à cause du coup de lampe de poche.

Je tapote affectueusement le genou de Darya lorsque la porte de la cellule s’ouvre et qu’un policier entre dans la petite pièce.

« L’interprète pour Mme Polyakova est là. Nous pouvons dresser le procès-verbal, maintenant. Si vous voulez bien me suivre. »

Darya m’interroge du regard, je l’encourage d’un hochement de tête et lui signifie d’aller avec le policier. Résolue, elle redresse le menton et titube au-devant de son destin sur ses talons maculés de boue séchée.

Cinq minutes plus tard, je suis à mon tour conduite dans un bureau par une fonctionnaire de police, elle me rend ma carte d’identité.

« Mme Matthes, vous habitez toujours à l’adresse indiquée ? – Oui.

– Quelle est votre profession ?

– Je suis avocate », dis-je. La femme ouvre de grands yeux et secoue la tête.

« Ça veut dire que vous étiez consciente de la portée de vos actes ? Du fait que vous êtes passibles d’une peine ? »

Je hausse les épaules. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire être consciente, après tout ce cognac ?

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« Mme Polyakova est votre cliente ? – Non.

– Vous êtes amies ? – Non.

– Alors, d’où connaissez-vous cette dame ? »

À travers une cloison en verre, je peux observer la « dame » dans la pièce d’à côté. Elle est en train de crier et d’agiter les mains.

L’interprète crie et agite les mains à son tour. J’apprendrai plus tard qu’il vient du Kazakhstan. Darya Polyakova de Moscou a eu pour interprète un Kazakh. Cela dépasse les bornes.

Je soupire. « Mme Polyakova est ma belle-mère.

– Oh. » Pause. « Vous avez donc gardé votre nom de jeune fille après votre mariage ?

– Oui. Je trouvais que Paula Polyakova, ça faisait amusant mais pas sérieux.

– Très honnêtement, Mme Matthes, la nuit dernière, vous n’avez pas fait une impression particulièrement sérieuse à mes collègues. » Il y a de la hargne dans le regard de la policière.

Je me racle la gorge. « J’aimerais autant que nous puissions nous concentrer sur la situation concrète.

– Mais bien sûr – elle a un sourire moqueur –, alors expliquez- moi donc très concrètement ce que vous vouliez faire la nuit dans un cimetière et pourquoi vous avez attaqué les policiers. » Là, je n’avais aucune pitié à attendre.

Avec des mots concis, je décris les faits, je m’efforce avec plus ou moins de succès de ne pas reconnaître la préméditation. Ensuite, la policière me lit ma déposition, je signe le procès-verbal.

« Donc, Mme Matthes, nous déposons évidemment une plainte.

Mais comme il n’y a, à part ça, aucune autre plainte contre vous, vous pouvez y aller maintenant. Vous aimeriez sûrement attendre votre belle-mère ? Cela va durer encore un peu. »

Elle esquisse un nouveau sourire moqueur.

À côté, Darya, recroquevillée sur sa chaise, est secouée par des sanglots silencieux. Même l’interprète semble proche des larmes.

Le policier, en revanche, semble se demander lequel des deux il va frapper en premier.

Dans l’entrée du commissariat, je m’assieds sur un banc en bois sous les regards torves des policiers. Mes yeux se ferment immédia- tement. Deux heures plus tard, Darya me réveille.

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« Tèrrminé ! Parrtons ! » Comme si elle se doute que son ton impérieux est déplacé dans cette situation, elle ajoute doucement :

« Dawai, Poletchka. »

Je déteste quand elle m’appelle comme ça. Je déteste cette femme. Et, à ce moment-là, je déteste ma foutue vie tout entière.

Dans le sillage de ma belle-mère, je trébuche dans cette journée éblouissante.

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Tout avait commencé par un mandat apparemment lucratif. Un jour du mois de mai, il y a un an environ, cette famille russe est entrée dans ma vie par la porte de mon petit cabinet et ne l’a plus quittée depuis. Mon service de secrétariat externalisé avait fixé le rendez- vous. Lorsque je voulus savoir de quoi il retournait, on me répondit, laconique, que l’on n’avait pas très bien compris mais qu’il s’agirait de quelques différends avec le propriétaire des Polyakov.

L’ex-propriétaire, à proprement parler, comme me l’expliqua en gesticulant M. Polyakov, un homme trapu à l’air agréable avec des cheveux gris souris clairsemés. Son allemand, à cette époque-là, n’était que rudimentaire, en revanche, il parlait couramment italien.

Cela n’aida pas vraiment lors de notre premier entretien car mes connaissances de cette langue se limitaient à « O sole mio » et « Ciao ».

Je compris au moins que leur ancien propriétaire les aurait volés, un instrument aurait disparu.

Je n’en compris malheureusement pas beaucoup plus car M. Polyakov fut, pendant ses exposés hésitants, constamment inter- rompu par son imposante femme, qui devait mesurer au moins une tête de plus que lui. De toute évidence, elle n’était pas d’accord avec sa version de l’histoire et se sentait obligée de le corriger dans leur langue maternelle. Quand je leur demandai s’ils avaient déjà porté plainte, ils me regardèrent fixement, désemparés.

« La-po-lice, dis-je, êtes-vous allés voir la police ? »

Tous deux firent un bond en arrière, effrayés, et secouèrent la tête. « Pas police, pas police. »

Nous n’arrivions vraiment à rien. Je fus brièvement tentée de les renvoyer vers un collègue qui parlait russe ou au moins italien. Eu égard à ma situation financière, je rejetai l’idée.

À l’époque, je ne m’étais séparée de mon compagnon de longue date que quelques mois plus tôt et j’avais, en outre, suspendu notre partenariat dans notre cabinet d’avocats commun. En tant que

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combattante solitaire, je voulais à présent me tourner de nouveau vers les personnes sincères. Paula Matthes, défenseur des déshérités, combattante pour la Loi et l’Ordre, pour une société meilleure dans laquelle chacun reçoit ce qui lui revient.

C’était ainsi que je me voyais. J’étais toutefois la seule à avoir ce point de vue, mes carnets de rendez-vous étaient vides et je m’ima- ginais déjà au plus bas de ma carrière juridique, à peine en fin de trentaine.

À présent, deux personnes étaient finalement assises devant moi, richement habillées et abondamment couvertes d’or – au moins du 750, comme le reconnut tout de suite mon regard de fille-de-la- haute –, et c’est pourquoi j’essayai d’expliquer aux Polyakov que nous aurions bien besoin d’un interprète. Après de longues tergiver- sations, ils se levèrent brusquement, M. Polyakov dit : « Rrèvènirr.

Se rrèvoirr. »

Et ils étaient partis. Je ne m’attendais pas sérieusement à les rrèvoirr. Je me trompais.

Ils revinrent sans prévenir moins de vingt-quatre heures plus tard. J’essayai encore de respecter les convenances et feuilletai fébri- lement mon carnet de rendez-vous immaculé.

« Je dois regarder si je peux, si spontanément, vous glisser entre deux… » Je pouvais.

Le couple s’assit devant mon bureau, M. Polyakov se balança joyeusement sur ses jambes, Mme Polyakova me fit un bref signe de tête avant de contempler, quelque peu de mauvaise humeur, mes murs nus.

Je me raclai la gorge : « Bien, nous avions, lors de votre dernière visite, déjà parlé d’un interprète à cause du léger barrage de la langue…

– Attenndrre. Artiom vient », dit M. Polyakov aimablement en continuant à se balancer.

Quarante-cinq minutes de silence total s’écoulèrent. Qua- rante-cinq minutes pendant lesquelles je fis comme si j’étudiais des documents tandis que je me demandais si je pouvais, sur la facture, déjà faire valoir ce temps comme prestation de travail sans faire figure de la salope allemande cupide qui roule dans la farine les concitoyens étrangers.

M. Polyakov se balançait. Sa femme regardait toujours dans le vide, plongée dans une sorte de transe à cause du blanc des murs fraîchement peints. Je l’ai rarement revue si calme.

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Puis la porte s’ouvrit et un homme entra, d’un âge indéfinissable mais plutôt moyen, et dont je supposai tout d’abord qu’il avait dû se perdre. Costume en lin couleur crème, chemise dorée largement ouverte en dessous, une chaîne étincelante sur un torse glabre, un panama, des gants en cuir couleur crème et des boots en peau de serpent claires. Un grand propriétaire terrien sud-américain en route vers une vente de bovins, pensai-je.

Pourtant, au deuxième regard, je remarquai la ressemblance avec Mme Polyakova : grand, avec la tension corporelle d’un athlète, des boucles brunes qui lui retombaient sur la figure avec une décon- traction apparemment involontaire, un nez tordu dans un visage aux traits prononcés, des yeux sombres et mélancoliques. Attirant mais, dans l’ensemble, une apparition légèrement surfaite.

L’apparition parcourut la pièce en deux pas et, avant que je puisse me lever, elle avait déjà contourné mon bureau pour s’approcher de moi, elle se débarrassait de ses gants, saisissait ma main droite et esquissait un baisemain.

Il se peut que j’aie un problème avec les contacts et l’enga- gement, mais il y a, à mon avis, une frontière invisible, acceptée par tous, entre les personnes civilisées.

Dans la file d’attente devant le guichet de la poste, on ne pose pas son menton sur l’épaule de son voisin de devant.

À la caisse du supermarché, on ne pousse pas son chariot dans les talons des autres clients.

Et jamais, au grand jamais, en tant que visiteur, on ne quitte de manière intempestive le côté d’un bureau réservé aux visiteurs et on ne profane la sphère privée du propriétaire en regardant sur son écran d’ordinateur sans se gêner.

J’étais consternée. D’un côté.

D’un autre côté, la scène dans son ensemble était si absurde, y compris ses protagonistes, que je ne fus capable d’aucune réaction de défense à part un sourire glacial.

« Artiom, notrrre fils », dit M. Polyakov à titre d’explication et il cessa brusquement de se balancer.

« Mme Matthes, dit Artiom en m’adressant un grand sourire, veuillez m’excuser pour le retard. La circulation… »

Quel retard ? pensai-je. Nous n’avions pas du tout rendez-vous, pourtant. Et quelle circulation ? Il est onze heures vingt-trois, un mercredi, à cette heure-là, les bouchons à Eimsbüttel sont plutôt rares.

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Artiom s’écarta de moi et s’assit avec ses parents.

« Mme Matthes, reprit-il, je trouve formidable que vous vouliez nous aider. Je voudrais vous remercier dès à présent pour votre engagement. Si vous n’étiez pas là, nous ne saurions plus quoi faire. »

Son allemand fluide possédait un accent dur, indéniablement est-européen, sa voix était pleine et profonde, pourvue de ce timbre qui, principalement chez les auditrices féminines, tiraille dans le bas-ventre en passant par les oreilles et fait ronronner les genoux. Je m’efforçai d’ignorer le tremblement de mes jambes.

« M. Polyakov, répliquai-je, je vous remercie pour votre confiance mais, jusqu’à ce jour, je ne sais toujours pas de quoi il s’agit au juste, ni si je peux réellement vous aider.

– C’est pour cela que je suis venu aujourd’hui. » Artiom eut un nouveau sourire rayonnant. « Je vous en prie, pardonnez le mauvais allemand de mes parents. Rostislav, mon père, est un homme d’affaires qui travaille principalement en Italie et en Suisse. Il a, jusqu’à présent, simplement manqué de temps pour apprendre la langue de son pays d’accueil. Et Darya, ma mère, ma foi… – Il toussota. – Maman est violoncelliste, sa langue, c’est la musique. »

À la mention de son nom, Darya se redressa, droite comme un i, et hocha la tête avec tant de véhémence que ses créoles s’empê- trèrent dans ses cheveux.

Puis Artiom raconta une histoire si incroyable que je la crus immédiatement. Un an auparavant, ses parents avaient loué un trois pièces spacieux à Winterhude. Ce n’est qu’après leur emména- gement qu’ils prirent conscience que leur nouveau chez-eux ne se trouvait pas vraiment dans le Winterhude chic mais dans le quartier attenant, autrefois ouvrier, de Barmbek. À ce moment-là, déjà, ils se sentirent perfidement trompés par leur propriétaire mais comme l’appartement possédait un petit jardin qui semblait parfait pour les quatre chiens, ils se résignèrent, en êtres pacifiques, à leur destin.

Le chauffage qui ne s’allumait pas en hiver, on aurait aussi pu en parler. La chasse d’eau qui ne fonctionnait pas et les toilettes continuellement bouchées – c’était cadeau. Mais quand les murs commencèrent à montrer des traces de moisissure, ce fut finalement trop. La moisissure transmet des maladies et le caniche français, en particulier, était un animal sensible, à la santé fragile.

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Les Polyakov se cherchèrent un autre logement et donnèrent leur congé. La restitution des clés eut lieu pendant le déménagement encore en cours – on s’était un peu trompés sur l’heure, cela peut arriver –, et après avoir examiné les cartons et le mobilier dans le nouveau domicile, on le constata : quelque chose manquait. Quelque chose d’important. Le violoncelle de Darya était introuvable.

À vrai dire, il s’agit d’un violoncelle, pas d’un coquetier qui peut facilement se perdre dans l’agitation d’une telle journée. Une méprise était exclue. On appela immédiatement M. Reimers, le propriétaire, qui mit fin à la conversation deux secondes après, sans bonjour ni explications. Toutes les prises de contact suivantes se terminèrent de la même manière.

« Vous croyez donc que M. Reimers a volé le violoncelle de votre mère ? Vous l’avez vu ? insistai-je.

– Vu directement, non. Mais il n’y a aucune autre explication.

M. Reimers était le seul visiteur ce jour-là. Et pendant que nous portions les cartons dehors, il est resté seul dans l’appartement au moins dix minutes, dit Artiom avec sérieux.

– Mais pourquoi M. Reimers aurait-il volé le violoncelle de votre mère ?

– À en juger par l’état de ses appartements, il a vraisembla- blement des problèmes d’argent, expliqua Artiom encore plus sérieusement.

– Mais combien vaut l’instrument ?

– Il est d’une grande valeur. D’une valeur inestimable », murmura Artiom et il commença le deuxième chapitre de son histoire.

Le violoncelle de Darya n’était pas un violoncelle ordinaire.

C’était un Testore original venant de Milan. Carlo Giuseppe Testore n’était pas aussi célèbre que son collègue Stradivarius, mais il était, dans les milieux spécialisés, au moins aussi vénéré. L’instrument datait de 1691, son fond était en bois de peuplier, sa volute en érable, ses éclisses en hêtre – un chef-d’œuvre de l’art de la lutherie.

Mais ce qui rendait le violoncelle si précieux, ce n’était pas seulement son origine mais aussi son histoire. Après que de nombreux musiciens célèbres par-delà les siècles eurent joué de l’instrument, il entra finalement en possession de Mstislav Rostropovitch, le violon- celliste le plus remarquable de tous les temps.

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Alors âgé d’une vingtaine d’années, Rostropovitch tomba sous le charme de Ludmila, une toute jeune danseuse de ballet au théâtre du Bolchoï, non dépourvue de talent. L’aventure fut aussi passionnée que courte. Et même si Rostropovitch épousa, trois ans plus tard, la soprano Galina Vichnevskaïa, il ne parvint pas à oublier Ludmila.

Lorsqu’il dut quitter l’Union soviétique en 1974 – « Ima ginez un peu, Artiom sourit d’un air suffisant, il s’était intéressé à des choses aussi déraisonnables que la démocratie et les droits de l’homme. Dieu sait pourquoi. Il a ainsi causé beaucoup de chagrin à sa famille. Mais on voit là une nouvelle fois qu’un amour insatisfait peut rendre un homme vraiment fou… » –, en tout cas, il envoya son Testore à Ludmila en guise d’adieu.

Ludmila garda l’instrument et s’en occupa en cachette, et elle ne parla à personne de son cadeau. Ce n’est que sur son lit de mort qu’elle se confia et qu’elle fit cadeau du violoncelle à sa fille, Darya Polyakova.

Dès lors, l’instrument avait accompagné la famille sur sa route, il fut préservé comme une relique, c’était à peine si Darya osait en jouer – et si elle en jouait, ce n’était qu’en mémoire du lien invisible qui unissait Mstislav et Ludmila.

Quand il eut terminé, Artiom avait les larmes aux yeux, Rostislav essuyait la sueur sur son front, Darya reniflait dans un mouchoir.

Cette histoire ne m’avait pas laissée froide non plus, évidemment, mais ce n’était pas mon genre d’étaler en public de grands sentiments et on me demandait, après tout, d’être une avocate impitoyable.

C’est pourquoi je demandai sobrement : « Avez-vous, un jour, fait estimer le violoncelle ?

– Sa valeur va dans les centaines de milliers, il est proche du domaine des sept chiffres, dit Artiom.

– Des centaines de milliers…, je murmurais à présent, … proche des sept chiffres. » Je baissai les yeux de peur que la cupidité pure ne s’y lise. Après tout, le salaire d’un avocat se calcule aussi en fonction du montant du litige de la procédure en cours. La solution à tous mes problèmes semblait à portée de main.

« Et vous pouvez également prouver sa valeur ? »

Artiom hocha la tête. « Nous avons l’expertise d’un musicologue russe renommé.

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– Très bien. Pouvez-vous m’apporter ce document ? Pour une procédure probable, je dois le faire traduire et le faire authentifier.

– Pas de problème, Mme Matthes », dit Artiom.

Je mis la main dans le tiroir de mon bureau et en sortis un formulaire. « Si vos parents veulent bien me signer cela. Avec, vous déclarez que je vous représente en tant qu’avocate et que j’ai toute autorité pour défendre vos intérêts vis-à-vis d’un tiers.

– Ça veut dire que vous nous aidez ? – M. Polyakov, c’est un plaisir pour moi.

– Appelez-moi donc Artiom, je vous prie. »

Très volontiers, pensai-je et je suivis à la trace le timbre de sa voix bourdonnant à travers mon corps.

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