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Un sourire à l'emporte-pièce

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Academic year: 2022

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Un sourire à l'emporte-pièce

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claude bonnafont

Un sourire à l'emporte-pièce

éditions m a g n a r d l e temps d'un livre 122, boulevard saint-germain - paris 6

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© By Editions MAGNARD, Paris 1973.

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J

E n'aime pas beaucoup être seule dans le magasin lorsque la nuit commence à tomber et elle arrive si vite au mois d'octobre. Maman m'avait dit qu'elle serait rentrée vers six heures ; la demie est déjà passée et maman n'est pas là. Les affaires n'ont pas dû s'arranger aussi bien qu'elle l'espérait avec le percepteur et elle sera fatiguée et agacée en revenant.

Je parie cent sous que la première chose qu'elle dira en franchissant la porte, c'est : « Xénia, pourquoi n'allumes-tu pas ? On se croirait dans un tombeau.

Comment veux-tu que les gens sachent que nous sommes encore ouvert quand la vitrine n'est pas éclairée ? Du trottoir on ne peut même pas deviner que tu es là. » Maman arrêtera là ses récriminations mais sa pensée suivra un cours que je devine sans aucun mal.

« D'ailleurs, te verraient-ils, je ne sais s'ils entre- raient... Une gamine dans un magasin d'antiquités, cela ne fait pas sérieux. Ah, si j'avais les moyens de payer une vendeuse, les affaires iraient autrement mieux. Mais une vendeuse, cela coûte trop cher : le salaire, les commissions sur les ventes, plus toutes les charges sociales... »

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Après son entretien avec le percepteur, maman sera encore plus inquiète que d'habitude et sa vendeuse imaginaire lui arrachera de navrants soupirs.

Faute de vendeuse, c'est moi qui assure une pré- sence quand maman est obligée de courir tout Paris pour les paperasseries. En sortant de classe, je me dirige bien vite vers la rue de Beaune. S'il n'y a pas de client dans la boutique, maman m'embrasse et son visage s'anime. Par contre, lorsqu'elle est occupée, elle se contente d'un bref coup d'œil. Je récolte un petit sourire si le client regarde autre part. Mais admettons que le client ait à ce moment les yeux fixés sur maman, celle-ci me décoche alors un céré- monieux «Bonjour Mademoiselle », comme si j'étais, moi aussi, une visiteuse venue par désœuvrement pour fouiner ou m'enquérir d'un prix.

La chose est convenue depuis longtemps entre maman et moi : il faut faire semblant que les affaires marchent sur des roulettes, que nous sommes assaillies de clients et de demandes, que les objets ici ne font qu'entrer et sortir. Maman a raison bien sûr ; il faut

« faire comme si ». Mais moi, je ne m'habitue pas à ce « Bonjour Mademoiselle » qu'elle parvient à rendre indifférent, impersonnel. Il me déroute chaque fois. D'autant que je suis presque certaine qu'une fois le ou la cliente sorti les mains vides, elle ne pensera plus à m'embrasser. Elle me prendra à témoin de la sottise ou de l'ignorance dudit client, de son mau- vais goût ou de sa radinerie. Je hocherai la tête en silence et approuverai sans réticence tous ses dires.

Car je sais pertinemment ce que souhaite maman : se prouver à elle-même qu'elle a bien fait d'acheter la causeuse en question, que son ébéniste-répara- teur travaille magnifiquement, « comme autrefois», dira-t-elle, en dépit de son sale caractère et de ses devis exorbitants. Qu'elle-même a bien choisi le

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velours de Gênes qui recouvre la causeuse, qu'elle a calculé son prix au mieux et au plus juste en tenant compte de toutes les coordonnées et exigences rela- tives à l'achat et à la vente d'une causeuse.

Oh oui, c'est ça. Maman tentera avec la dernière énergie de se démontrer qu'elle a du goût, des compétences, qu'elle est organisée, capable, qu'elle gagne sa vie honnêtement dans toutes les acceptions du terme. Rien à voir avec ces pauvres cruches passives et désolées qui font endosser à tous, les funestes conséquences de leur misérable destin.

Maman n'a rien à faire avec ces épaves esseulées.

D'accord, elle est une femme seule. Son mari et elle vivent indépendamment l'un de l'autre. Mais minute ! La séparation s'est faite à l'amiable (ô ironie !), d'un commun accord. Il n'y a même pas eu de torts réci- proques à reconnaître. Non, tout a été mis sur le compte d'une incompatibilité de caractères.

Depuis maman mène sa barque, courageuse, intré- pide.

Mais c'est mon approbation qu'elle quémande obstinément à propos d'un guéridon, d'un fauteuil, d'une poupée russe ou d'une miniature. N'est-ce pas, maman, c'est ta séparation d'avec papa qui est en jeu? C'est elle que je dois approuver, admettre, à laquelle je dois apposer ma caution de gamine de quinze ans? Oh les sous-entendus de maman, bour- souflés d'anxiété, implorants... Comme ils me pèsent, comme ils m'épuisent !

Je donnerais n'importe quoi pour qu'à l'instant, dans la minute qui vient, qui coule, qui fuit et déjà presque s'achève, pour que quelqu'un entre dans la boutique. Quelqu'un ? N'importe qui ! Un flâneur, un farfelu, un maniaque, une toquée, une rêveuse, une capricieuse. N'importe qui choisi au hasard dans le déconcertant défilé de nos clients coutumiers.

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Quelqu'un qui hésitera longtemps devant la devan- ture avant d'entrer triomphant comme un fonceur.

Quelqu'un qui s'arrêtera saisi quand il recevra, comme une révélation, le regard éperdu de la « Jeune fille de Perronneau », la plus glorieuse acquisition de maman. Quelqu'un qui palpera, sourira, vibrera, questionnera, comprendra peut-être. Comprendre quoi ? Mais que je suis là, bien sûr, que j'existe, que je me morfonds de solitude, que je n'ai même pas l'audace d'aller allumer le lustre et les appliques pour qu'on me voie, pour qu'on entre. Je sais bien, de toute façon, une gamine dans un magasin d'antiquités, cela ne fait pas sérieux.

Si seulement Laurence était là plutôt que d'être chez le dentiste. Cela ne ferait jamais qu'une gamine de plus, mais quelle gamine !

D'abord Laurence aurait dès cinq heures tout allu- mé. Non seulement le lustre et les appliques mais aussi les grandes torchères de bois doré, les jades montés en lampe, les lanternes anglaises et sûre- ment aussi toutes les bougies des chandeliers.

— Au diable l'avarice ! aurait-elle crié joyeuse- ment. Bien sûr elle n'est pas là quand le gars de l'E.D.F. présente sa douloureuse à maman qui renou- velle chaque trimestre sa rituelle stupéfaction.

Le magasin brillant de tous ses feux, Laurence aurait alors jeté tout alentour un regard avide et déclaré sans fard :

— On la pète ici ! Tu n'as rien à crouter ?, connais- sant à l'avance ma réponse. Bon, alors je file au ravitaillement.

Elle aurait galopé tout aussitôt vers la pâtisserie de la rue de Verneuil et serait revenue triomphante avec quatre puddings compacts, de ces affreux puddings qui sont le condensé marmoréen des gâteaux rances et invendus de la semaine précédente. On y colle un glacis rose, de l'attrappe-nigaud, commente

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Laurence, qui me force à mastiquer jusqu'à la der- nière miette la moitié de son acquisition sous prétexte que je suis anguleuse comme une écharde.

Lorsque Laurence vient me tenir compagnie au magasin, les clients se bousculent sans que je sache vraiment comment expliquer cette coïncidence. Pré- voyante, Laurence a déjà enfilé les talons hauts que maman abandonne pour faire ses démarches. Dans le bonheur-du-jour réservé aux bijoux, elle pique les plus grosses bagues qu'elle embroche à tous ses doigts, exception faite pour l'annulaire gauche qui demeure vierge, « pour intriguer », assure-t-elle.

Et la voilà péremptoire, surexcitée, faisant l'article avec un bagoût confondant devant les clients ébahis.

Elle même confond tout d'ailleurs : les huches à pain et les commodes de bâteau, le pastel et l'aqua- relle, le bois de rose et le citronnier, les plats à barbe et les cache-pot, les prix et les numéros de référence.

Bah ! Il en faut d'autres pour décontenancer Lau- rence. Elle n'est jamais à court d'idées et pour chaque bibelot échafaude un vrai roman. Et si on lui demande avec insistance la provenance d'un objet, elle répond invariablement :

— Il vient de la collection de la princesse Colonna.

Vous savez bien, l'année dernière elle a tout vendu pour monter une écurie de course.

La princesse Colonna est un mythe qui gambade allègrement dans l'imagination de Laurence. La prin- cesse Colonna est superbe, altière, fabuleusement riche, capricieuse et désinvolte. Tout le contraire de Laurence. Je suppose que cette fière personne aide puissamment Laurence à supporter tous les petits tracas de la vie quotidienne.

Si seulement Laurence était là pour chasser le cafard, conjurer la pénombre et me forcer à rire.

Le rire de Laurence, c'est quelque chose d'envahis-

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sant, d'irréversible, un déferlement, une avalanche.

Il s'arrête pile et Laurence éplorée certifie :

— Je ne devrais jamais rire. Regarde, j'ai de si vilaines dents, de bric et de broc, en quinconce, comme un éboulis. Maman l'a drôlement loupée ma mâchoire !

Je regarde avec attention mais Laurence prise de pudeur serre obstinément les lèvres.

Un jour pourtant, elle mangeait une tartine qu'elle avait enduite de plusieurs millimètres de beurre.

Dans l'empreinte laissée sur la tartine, les traces irrégulières des dents se chevauchaient délibérément.

J'ai suggéré le dentiste, comme ça, en passant, mine de rien. Alors, évidemment, Laurence ne vient pas ce soir. Pauvre chatte, peut-être en cet instant précis subit-elle la roulette...

Maman n'est pas rentrée ; il est si tard, elle a dû retourner directement à la maison. Pas un client n'a été tenté d'entrer. Il fait nuit noire, je vois à peine ce que j'écris et je n'ai pas ouvert mon bouquin pour le contrôle d'histoire demain. Il est grand temps de fermer boutique.

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M

AMAN prétend que je suis un personnage à double masque. Il serait plus exact de dire qu'elle me le reproche car c'est toujours lorsque je suis triste qu elle entreprend ce sujet. Evidemment la conséquence immédiate de ses propos est que ma figure s'allonge plus encore et l'existence m'apparaît véritablement lugubre.

Je ne sais absolument pas comment s'effectue le passage d'un masque à l'autre, ni pourquoi je change de facette brusquement, pour employer une autre expression de maman. Mais c'est un fait que je ne peux nier : je suis tour à tour charmante ou odieuse avec elle, sombre ou optimiste, entreprenante ou sau- vage, généreuse ou acerbe. Moi je dis tout simplement que j'ai un petit côté caméléon qui prend automati- quement la couleur de l'atmosphère ambiante. Au lycée je suis gaie, humoriste, dynamique. Pourquoi ? Tout bonnement grâce à Laurence, aux profs terribles que nous avons, aux monceaux de choses qu'il nous faut apprendre. Ça remue, ça vit là-dedans, même pendant les études et les cours les plus ardus. Tandis qu'à la maison... Oh, qu'elle est triste la maison.

Du temps d'Emmanuel, c'était autre chose. D'abord Emmanuel remplissait à lui seul la moitié du cubage

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de l'appartement. Il avait sa chambre, la plus vaste.

Pour caser un lit d'un mètre quatre-vingt-quinze, il faut de l'espace. Lorsqu'il était au salon, il occupait au moins deux fauteuils en même temps ; Monsieur aime son confort et étaler ses guiboles au même niveau que son arrière-train. Ses affaires trainaient partout : des crayons, des équerres, des gommes, des fusains, des doubles-décimètres, des compas qui s'allaient égarer jusque dans le tiroir à argenterie.

La table de la salle à manger, le bureau, le secrétaire étaient en permanence recouverts de ses plans et de ses maquettes. Et de gros rouleaux sacro-saints nichaient depuis des années dans le porte-parapluies et sur le dessus de tous les meubles.

Emmanuel avait perpétuellement besoin de quel- que chose : de l'encre de Chine à la lame de rasoir, de la bouteille de whisky à la recharge de briquet, nous n'en finissions pas maman et moi de satisfaire ses exigences. Il fallait constamment repasser ses pantalons, repriser ses chaussettes, laver ses pulls, nettoyer ses cravates. Il s'entendait drôlement à épui- ser nos énergies.

En contre partie de toutes ces corvées qu'il nous infligeait, Emmanuel faisait trépider l'appartement, il n'y a pas d'autre mot. Il nous couvrait maman et moi de baisers, de fleurs, de compliments, d'idées lou- foques. Il parlait comme un déluge, semait partout ses mégots, ravageait le frigidaire. Et tous les copains d'Emmanuel qui défilaient sans cesse, les coups de téléphone à des heures barbares, les marmites de spaghetti improvisées, la peinture sur la moquette qu'il fallait, tous les deux jours, détacher à la térében- thine.

Emmanuel, tu me manques, tu nous manques telle- ment. Les Anglais disent cela d'une drôle de manière.

Ils disent : 1 miss you. Cela veut exactement dire : tu me manques, mais c'est tellement plus vrai dans

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le sens qu'ils ont adopté. C'est moi qui te regrette, t'attends, t'espère ; c'est moi qui me morfonds. Toi sans doute que tu t'en fiches...

Maman et moi nous retrouvons toutes bêtes depuis ton départ. L'appartement est impeccable. On n'est plus obligé d'aller fouiller dans ta penderie pour récupérer un cintre ; on retrouve toutes ses affaires à l'endroit précis où elles furent posées et ça, tu avoueras, c'est assez extraordinaire. Ça n'empeste plus la pipe éteinte ni le cigarillo de dernière qua- lité. Le plus sinistre, ce sont les repas. Maman ne parvient pas à s'habituer au fait que nous sommes deux seulement et sans grand appétit l'une et l'autre.

Elle s'obstine à faire des monuments de purée, du petit salé aux lentilles comme pour trois forts des Halles, à poivrer à mort la salade, comme tu aimes.

Je te jure, Emmanuel, très souvent, pas toujours mais vraiment très souvent, je fais des efforts méri- toires pour que la maison soit heureuse. Tous les dimanches j'apporte des fleurs à maman, et pas tou- jours de stupides œillets comme tu le faisais. Quand j'ai le temps j'invente un gâteau. Je me creuse la cer- velle pour lui raconter les histoires marrantes du lycée. Quelquefois, quand aucun de mes trucs ne parvient à la dérider, je mets le pick-up à plein tube et je fais gueuler Ella Fitzgerald en pensant à toi.

Jusqu'à ce que la générale du quatrième tambourine sur son radiateur. Elle progresse tu sais. A présent elle bat presque en mesure ; à contre-temps puisque c'est du jazz.

Depuis qu'Emmanuel est parti, maman a changé.

Elle fait sauter le coiffeur une semaine sur deux et on voit alors ses cheveux blancs qui lui flanquent une telle frousse. Elle rêvasse tout comme moi plus sou- vent. Elle se plaint sans arrêt que la vie est chère, que tout augmente. Et puis la T.V.A. lui donne du souci. Au mois de janvier, c'était intenable. Le comp-

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table était tous les deux jours au magasin et maman avait sur le front autant de rides qu'il y a de factures en suspens dans le tiroir des impayés.

Je ne sais comment m'y prendre pour remédier à tout cela. Il est si difficile de parler à maman. Prati- quement, il n'y a que des sujets tabous. Parler du lycée ? Cela l'ennuie manifestement. De papa ? Maman s'énerve aussitôt ou elle me dit des méchan- cetés. D'Emmanuel ? Là elle s'attendrit, mais trop, tout de suite trop. Elle a les larmes aux yeux et c'est moi qui suis bouleversée de la voir ainsi et boule- versée plus encore en songeant que maman me pré- fère cent fois Emmanuel.

Alors on parle de la boutique, des achats, du client qui tergiverse, de la prochaine vente à Drouot, de l'ébéniste, de l'encadreur. Et de toutes ces vieilles belles choses enracinées dans le magasin. Parfois je les prends en grippe d'être superbes et tellement inchangées d'une année sur l'autre. J'en ai marre de leur immobilité. J'ai l'impression d'avoir cent ans, deux cents ans comme elles. Le respect du beau, de l'âge, de la patine, des craquelures authentiques, de la crasse vénérable, maman m'en rebat les oreilles, me le serine à longueur de temps. J'écoute patiem- ment, j'opine du bonnet mais j'ai envie de hurler.

Toutes ces vieilles choses m'étouffent littéralement.

C'est bête à dire mais pourtant vrai : il me semble parfois être moi-même une antiquaille. A quinze ans !

Emmanuel savait autrement que moi se défendre de l'emprise des choses. Il avait trouvé la meilleure solution en ne mettant pratiquement jamais les pieds au magasin. Ça valait mieux d'ailleurs car lorsqu'il y venait, cela faisait fatalement du grabuge avec maman et, sinon du grabuge, du moins des discus- sions épiques.

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— Que c'est tarabiscoté ! ricanait-il devant la plus ravissante console Louis XV.

— Que c'est maniéré... à propos d'un trumeau Louis-Philippe.

Ou bien il envoyait deux pichenettes dans une ver- dure des Flandres et riait tout doucement à voir s'en échapper une volute de poussière. Ou s'asseyait dans une cathèdre et rouspétait :

— Dieu qu'on est mal !

Maman marchait à tous les coups, protestait, s'en- flammait, s'indignait. Sur la haute époque seulement ils parvenaient à s'entendre. Son dépouillement, son côté architectural conviennent à Emmanuel.

Penser à Emmanuel me flanque le cafard à un point prodigieux mais je serais bougrement hypo- crite d'en rester là. Depuis qu'Emmanuel est parti sous les drapeaux, ses amis tonitruants ont déserté la maison. Ses amis ? Son ami ; mon ami : Renaud.

Est-ce que j'aime Renaud ? Allons donc, une gosse de quinze ans, qu'est-ce que ça connaît de l'amour ? Je ris de moi, de ma bêtise. Une tarte je suis, une vraie tartignole... En admettant même que j'aime Renaud, il faut me rendre à l'évidence : Renaud lui ne m'aime pas. Sinon il aurait téléphoné depuis long- temps. Il serait venu sous n'importe quel prétexte.

Reprendre son foulard par exemple, qui depuis trois mois s'imprègne de poussière dans l'entrée.

Oh oui, décidément c'est mon personnage Mater Dolorosa qui l'emporte aujourd'hui. C'est la faute d'Emmanuel qui a abandonné la maison pour aller jouer au petit marin. A l'heure présente, si Emmanuel était auprès de moi, je crois, je suis certaine que j'ose- rais faire ce que je n'ai jamais osé jusqu'alors : le questionner à propos de Renaud.

Renaud dont je ne sais rien si ce n'est que son père possède une conserverie à Quimper (Finistère) et que non, non, non, jamais, non, il ne gâchera son

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existence à mettre des petits pois en boite : les fins, les très-fins, les extra-fins et les « de luxe ». Renaud préfère crever la faim à Paris, dessiner les rendus les plus fameux des Beaux-Arts et trimer comme un nègre dans un cabinet d'architectes véreux plutôt que de faire fortune dans les petits pois sous la gou- verne de son père. Il est brouillé à jamais avec les petits pois et avec la terre entière. Les petits pois sont ronds et la terre est ronde elle aussi. Renaud extra- pole. Vigoureusement.

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L

AURENCE a téléphoné, la voix blanche de convoi- tise.

— Xénia, sais-tu la nouvelle ? La princesse Colonna s'est acheté une jupe-culotte. Je te jure, Xénia, là-dedans, elle est sensass la princesse Colonna...

Pigé. Je vois où Laurence veut en venir mais je joue le jeu de l'encerclement progressif.

— Tiens, mais, dis donc, elle a les moyens, la princesse Colonna !

— Pardon, Xénia, je bâille comme une forcenée.

Figure-toi, hier je suis allée garder les moufflets des Bastien, tu sais, les gens qui habitent le quatrième.

Ils devaient promener un Luxembourgeois et ils l'ont amené au Lido. Mon coco, le Luxembourgeois a voulu voir les deux séances de bout en bout. Quand les Bastien sont rentrés, ils avaient les yeux pochés jusqu'au milieu des joues. Moi aussi d'ailleurs. Tu penses, à trois heures du matin... Ça me fait une sacrée belle rentrée de fonds.

— Laurence, pour en revenir à la princesse, sais-tu où elle s'habille ?

— Chez Saint-Laurent voyons ! Seuls ses costumes de cheval et ses bagages sont signés Hermès. Mais

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imagine-toi, de temps en temps elle traîne dans le quartier. Il paraît qu'on la voit rue de Sèvres, léchant les vitrines avec son lévrier barzoï. Il faut être sacré- ment bien bâtie pour oser se promener avec un lévrier barzoï. Ces bestioles ont des pattes stupéfiantes, lon- gues, minces, des cuisses fuselées, des petites fesses de rien du tout. Tu connais une nana rebondie qui oserait se montrer en compagnie d'un lévrier barzoï ?

— Nana, nana, c'est vite dit. Je ne peux pas te répondre parce que dans mes relations je n'en vois pas.

— Vraiment ?

— Sûr et certain. Tu sais, Laurence, une jupe- culotte bien coupée, taille basse, avec des pinces aux bons endroits, ça aplatit drôlement les hanches...

— Cet après-midi, Xénia ? A trois heures à Sèvres- Babylone ? On fait toute la rue ?

— O.K.

— Je t'adore ! Xénia, avec un peu de chance, on rencontrera peut-être la princesse Colonna. Je pourrai enfin te la présenter.

Voilà, Laurence raccroche et je me mets à ima- giner la jupe-culotte idéale que nous choisirons pour elle tout à l'heure.

D'accord, Laurence est un peu grosse, des hanches surtout ; c'est son point faible si j'ose dire. Sa mère l'asticote sans arrêt pour qu'elle maigrisse et j'enrage.

Laurence a des yeux stupéfiants et un sourire à vous couper le souffle. Alors, franchement, je ne vois pas pourquoi sa mère la persécute avec son tour de hanches.

Moi de ce côté-là, j'ai une chance inouïe avec maman. Elle ne m'a jamais critiquée. Quand j'ai découvert l'année dernière que j'avais comme tout le monde un nez entre deux oreilles, elle m'a laissée sans sourciller accumuler toutes les gaffes possibles : me créper les cheveux comme une montgolfière, me

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coller du fond de teint en veux-tu ? en voilà, me gribouiller des sourcils jusqu'à la racine des che- veux. Mais pour mon anniversaire, elle m'a offert une coiffeuse qu'elle avait juponnée elle-même et pour mon premier prix de français une consultation chez Orlane-Jeunes Filles. C'est une veine incroyable d'avoir une mère qui a du bon sens, du tact et du goût.

Maman, maman chérie, je t'aime éperdument. Ça crie au fond de moi, ça rugit comme mille furies quand je pense à tes gentillesses, à ton affection. Le malheur veut que rien ne puisse sortir ou alors ce serait si fougueux, si abracadabrant que moi-même n'y reconnaîtrais rien.

Tu te souviens, maman, la première fois que nous nous sommes servies de la nouvelle cocotte-minute ? J'avais posé le sifflet à l'envers et, au lieu de siffler normalement sa complainte, ce maudit engin s'est mis à projeter des pois cassés brûlants dans tous les azimuts. Nous nous sommes sauvées toutes les deux pour ne pas être ébouillantées et nous n'avons pu rentrer dans la cuisine qu'une fois la cocotte vide et toute la purée verdasse écrasée sur les murs.

La comparaison manque nettement de poésie mais elle est si vraie. J'ai l'impression d'avoir une cocotte- minute à l'intérieur de moi, qui bouillonne de ten- dresse. Et là aussi le sifflet a été posé à l'envers. Je voudrais dire une chose gentille et c'est une rous- pétance qui jaillit. Je voudrais te sauter au cou et je tourne les talons en haussant les épaules. Je voudrais avouer simplement : « je me suis trompée » et je crie comme un démon « tu n'y comprends rien ! ».

Vrai de vrai, quelque chose marche de traviole dans ma mécanique intérieure et si quelqu'un n'y pige rien, c'est bien moi. Serais-je la seule de mon espèce ? Un drôle de numéro pas dans la norme auquel per- sonne ne comprend rien !

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Claude BONNAFONT

Née à Lille en 1934. Mariée, quatre enfants.

Etudes : Lettres et beaux-arts. Accompagna- trice d'une agence de tourisme et guide en Espagne, Portugal et Allemagne. Etudie, après douze années de journalisme, les thèmes et et concepts psychanalytiques. Plusieurs romans en cours

A utrefois, mes parents se bagarraient, et c'était terrifiant. Depuis qu'ils s'ignorent, c'est intenable !

Entre eux, je joue un rôle bien difficile.

La vraie vie me panique. De temps en temps, Renaud m'aide à exister, mais son cœur est ailleurs. Suis-je de taille à le conquérir ?

Un séduisant inconnu tourne autour de Maman. Que vais-je devenir ?...

Et mon père ?... Je traîne un cafard noir.

Survient Donatien... Se pourrait-il que je ne sois pas seule au monde ?

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