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Les récits de l’enclave chez H. G. Wells. - A. Royer

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Academic year: 2022

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Les récits de l’enclave chez H. G. Wells Aurélien Royer

Selon le C.N.R.T.L., l’enclave se définit comme un terrain entouré par des fonds d’autres propriétaires et n’ayant pas d’accès à la voie publique, ou trop peu pour être réellement exploitable (C.N.R.T.L.). De là, toujours selon ce même dictionnaire, provient l’idée de l’enclave comme territoire enfermé dans un territoire autre. De cette définition se dégagent deux choses : l’altérité et sa radicalité. L’enclave, par son étanchéité supposée, représente un autre irréductible au sein du territoire qui l’entoure. Ou bien, par renversement, c’est le territoire enclavant qui endosse le rôle d’autre irréconciliable pour le bout de terrain qu’il encercle. Cet antagonisme signale un duel, à mort, entre deux systèmes normatifs, qui ne cesse qu’à la disparition de l’un ou de l’autre : par absorption, par mimétisme, par remplacement ou par contagion. Mais un duel, aussi, entre les représentants des systèmes, qui reproduisent à la fois ce dernier, mais aussi ses formes, ses forces et ses faiblesses. À la fin de l’enclave, il ne reste qu’un territoire et vae victis. Dans cette optique une enclave textuelle serait un moment stable entre les éléments perturbateurs, les situations initiales et finales du conte, par exemple. Quand le territoire semble fortement ancré, solide, avant le combat, en somme. Ainsi, dans un texte, c’est le moment dominant, le système normatif principal, qui serait mis en danger. La véritable mise en jeu de l’enclave se tiendrait là, dans la survie du discours enclavant, qu’elle menace, comme elle menace chacun des individus qui peuple, anime, reproduit et affirme ce discours. Cette peur de l’enclave, de l’autre en soi, s’exprime avec acuité dans le sentiment victorien de fin de siècle, cette crainte que la place de l’homme dans l’univers telle qu’elle a été conceptualisée ne soit plus tenable, qu’un renversement de valeurs va survenir (Bergonzi 12). Rien de curieux, alors, à ce que les auteurs de cette fin de siècle mettent aux prises leur discours normatif avec des altérités enclavées. On pense notamment à Bram Stoker et son Dracula (publié en 1897) ou encore à Stevenson et The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr Hyde (paru en 1886). H. G. Wells n’est pas en reste et si ses principaux romans (The Time Machine, The Island of Dr. Moreau, The Invisible Man, The War of the Worlds) n’étaient pas encore parus1, il produisait déjà, dans une frénésie créatrice, bon nombre de nouvelles pour différents journaux. Surtout, il s’était déjà lancé dans ce que Bernard Bergonzi appelle son « œuvre autoproclamée d’éducation de l’humanité »2 (Bergonzi 1, nous traduisons). Les nouvelles que nous proposons d’examiner sont autant d’enclaves textuelles où le discours normatif victorien est mis à l’épreuve. Ou plutôt, pour faire honneur à la formation fondamentalement scientifique de Wells

1 Ils paraissent respectivement en 1895, 1896, 1897 et 1898.

2 « self-appointed task of educating humanity ».

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(Sherborne 54), soumis à expérience. Car nous entendons démontrer ici que l’enclave est, chez H. G. Wells, une boîte de Petri. Plutôt que d’opposer pied à pied deux systèmes, Wells isole et soumet le réel à expérience, dans une volonté humaniste de découverte. Ces textes, dans cette optique, développent une esthétique scientifique du récit. Pour étayer une telle proposition, nous explorerons d’abord minutieusement ces textes, ces boîtes de Petri, pour en comprendre les données. De là, nous déroulerons les expériences et en validerons les résultats, si résultat il y a.

Des boîtes de Petri

Les boîtes de Petri sont ces coupelles, en verre ou autre, où les scientifiques mettent en culture des bactéries pour observer comment elles se développent, soumises à différents stimuli. Wells fait de même avec le réel. Quatre textes vont retenir notre attention : Through a Window et In the Avu Observatory, tous les deux datant de 1894, et The Country of the Blind, dans ses deux versions, de 1904 et 19393.

Through a Window fut publié dans le magazine britannique Black&White. Cette nouvelle se présente en narration à la troisième personne focalisée sur un personnage principal du nom de Bailey. En ceci, elle se démarque déjà des travaux habituels de Wells, qui proposent souvent des doubles récits : un conte en encadre un autre, comme dans The Time Machine par exemple. Ici, l’enclave est avant tout thématique. En effet, Bailey souffre d’un problème aux jambes qui le force à rester alité. Il se retrouve alors coincé dans sa chambre et c’est ici qu’intervient la fenêtre du titre. Cette fenêtre va être le seul lien entre Bailey dans sa chambre et le monde extérieur. Pour se divertir, lui qui n’arrive ni à lire, ni à écrire, regarde dehors, à travers la fenêtre : « he tried to read, even tried to write a little, but most of the time he looked out the window » (Wells 30). En forçant un peu le trait, voici que, visionnaire parmi tous, H. G. Wells invente la télévision. Au-delà de l’amusante coïncidence, le cadre de la fenêtre demeure pertinent car il opère une typologie entre le réel de la chambre et le vu du dehors, narré, mis en récit. Spectateur attentif, Bailey va ainsi assister à une course poursuite entre des propriétaires de bateaux et un Malaisien pris de rage, traque qui se termine dans sa chambre, où le pourchassé trouve refuge quelque temps. L’enclave est donc immédiatement perceptible : la chambre face au monde. D’autre part, le titre, en mentionnant immédiatement la fenêtre, nous mettait déjà sur la voie de l’enclave. En effet, la fenêtre est, pour Philippe Hamon, un des signaux et thèmes principaux du descriptif (Hamon 174-175;

205 sqq). Selon lui, elle ordonne trois espaces : l’intérieur, l’extérieur et la frontière qu’elle

3 Toutes les citations des nouvelles sont tirées de H.G. Wells, Complete Short Story Omnibus, Londres : Gollancz, 2011. Sauf indication contraire, tous les italiques sont les nôtres.

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constitue (Hamon 212). Elle annonce surtout un système descriptif qui se déploie à partir d’elle. Or, pour Philippe Hamon, tout système descriptif est sous-tendu par un système normatif, une idéologie qu’il définit comme étant « tout système de valeurs, partiellement implicite, institutionnalisé dans l’extra-texte, et formant le présupposé global du texte » (Hamon 202, note 3). La fenêtre éclaire alors deux choses : le regardeur, descripteur et focalisateur, et le système normatif qu’il place sur ce qu’il regarde et décrit, système qui le décrit en retour. Bailey apparaît comme un représentant de la bourgeoisie victorienne, avec sa domestique et le monde qui le divertit : « Bailey regarded all this as an entertainment got up to while away his illness » (Wells 31). La fenêtre, cependant, constitue également un espace de mutabilité : mutabilité du regard qui la traverse (de malade à démiurge), et mutabilité de celui qui la traverse (de divertissement à menace). Signalons enfin un renversement pertinent. Selon Gérard Genette, la description est une « lenteur absolue » où

« un segment quelconque de discours narratif correspond à une durée diégétique nulle » (Genette 128). Néanmoins ici, le texte s’inscrit dès l’abord sous le signe du descriptif. C’est donc l’aventure qui sera enclavée au sein du décrit. Le système normatif va être confronté à une altérité double : l’aventure d’un second système irréconciliable à lui. L’expérience est en place, ne reste plus qu’à la mener.

La deuxième boîte de Petri qui nous intéresse, In the Avu Observatory, est plus courte. Cette nouvelle se déroule sur l’île de Bornéo et donc dans une enclave géographique forte. Le récit est assez simple. Woodhouse, second manipulateur du télescope de l’observatoire, passe une nuit de veille aux commandes de l’appareil. Pendant cette nuit, il va se retrouver aux prises avec une créature inconnue. Cette crise constitue l’ensemble de la nouvelle. On repère ainsi immédiatement l’idée d’une invasion, redoublée dès que le texte nous apprend que la bête ressemble « plus à une grosse chauve-souris qu’à autre chose »4 (Wells 21, nous traduisons) : le clin d’œil anachronique au roman de Bram Stoker est amusant et témoigne du Zeitgeist victorien. Seulement, l’ancrage de l’enclave dans le texte est plus profond qu’une simple lumière dans la nuit et n’est pas uniquement thématique, avec l’observatoire (qui renvoie à la capacité de voir du regard descripteur de Philippe Hamon (Hamon 172)), mais aussi syntaxique. Le premier paragraphe du texte témoigne des précautions que prend Wells pour installer son appareil d’expérimentation. Ce paragraphe surprend par l’utilisation du présent gnomique. La description en forme de vérité générale de la position géographique de l’observatoire sur l’île constitue à elle seule une enclave au sein de la jungle sauvage : un îlot de certitude dans un océan d’inconnu, une pause descriptive dans la tempête de l’aventure.

Ce sentiment est accentué par la construction de la description, qui tend à isoler l’observatoire à force de prépositions :

4 « more like a big bat than anything else ».

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The observatory at Avu, in Borneo, stands on the spur of the mountain. To the north rises the old crater, black at night against the unfathomable blue of the sky. From the little circular building, with its mushroom dome, the slopes plunge steeply downward into the black mysteries of the tropical forest beneath. The little house in which the observer and his assistant live is about fifty yards from the observatory, and beyond this are the huts of their native attendants. (Wells 16, nous soulignons)

Hormis « on » qui localise l’endroit, toutes les autres prépositions l’isolent syntaxiquement au sein de la description. Dès la fin du premier paragraphe, l’observatoire se retrouve triplement enclavé : dans la réalité géographique (l’île, redoublée par la jungle, redoublée par le piton rocheux), dans le temps du texte (présent et passé) et dans le texte lui-même. Il semble également pertinent de noter les adjectifs « old », « black » ou « unfathomable » qui tissent dans ce premier paragraphe un réseau sémantique qui contribue encore à isoler l’observatoire, cette fois-ci dans la nuit. Et cet observatoire n’est pas qu’une machine pour mieux voir5. Sa description, mécanique : le texte évoque un « agencement mécanique »6 et un

« dense lacis de vis et de roues dentées »7 (Wells 17, nous traduisons), dissimule une anthropomorphisation. Le télescope est un œil, son manipulateur le cerveau dirigeant, la conscience. Soulignons cependant une dernière chose : la position de l’observateur dans le fauteuil de contrôle en bois est signalée deux fois comme inconfortable : « pushed into position the uncomfortable seat » (Wells 17) et « Woodhouse shifted his position [...] when the slow movement of the telescope had carried [the seat] beyond the limits of his comfort » (Wells 17). Cela nous rappelle la position de malade de Bailey dans la première nouvelle. De là à déduire que le discours dominant pose problème et qu’il faut s’en défaire, il n’y a qu’un pas.

Pas que Nunez, explorateur malchanceux de The Country of the Blind, nous permet de franchir. Cette nouvelle nous est parvenue sous deux formes. En 1904, elle présente un récit mythique de formation du pays des aveugles et les mésaventures de Nunez jusqu’à sa fuite de la vallée ; tandis qu’en 1939, ce récit mythique s’achève par la destruction de la vallée, alors que Nunez s’enfuit avec sa compagne, Médina-Saroté, et s’installe à Quito dans les paragraphes conclusifs du récit8. À l’inverse des deux précédentes nouvelles où le récit dominant était immobile et subissait les assauts d’un autre en lui, il est ici déplacé et mis en minorité. C’est ce qu’expérimente Nunez dans les deux versions du texte. Il croit, tout heureux, pouvoir diriger les aveugles de la vallée. « In the country of the blind, the one-eyed man is king » (Wells 693) répète-t-il comme un mantra, mais il est rapidement maîtrisé par

5 Il est amusant de noter que l’opérateur de cette machine pour mieux voir ne verra jamais complètement, correctement, la bête qui l’assaille.

6« clockwork arrangement ».

7« compact tracery of wheels and screws ».

8 Le récit gagne en ampleur, avec l’ajout d’environ six pages entre les deux versions.

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les habitants. Bernard Bergonzi parle à ce sujet de peur du conformisme bourgeois (Bergonzi 80). Nunez est en effet, dans les deux versions, tout prêt de se rendre au système normatif qui l’encadre, avant de s’enfuir. Il accepte à chaque fois l’opération qui le priverait de sa singularité : la vue. Cette interprétation ne prend cependant pas en compte le déplacement de la seconde version de In the Country of the Blind, où Médina-Saroté opère un déplacement similaire à celui de Nunez en arrivant à Quito. C’est aussi négliger l’apocalypse de la vallée qui se produit dans cette seconde version. L’expérience menée dans cette boîte de Petri est moins celle d’un assaut que celle d’un essai alchimique de transmutation des valeurs.

Trois boîtes de Petri pour trois expériences différentes. Trois enclaves confrontées à trois problèmes mais toujours le même système normatif en jeu. Il convient à présent d’examiner le déroulement des expériences et leurs résultats.

Les expériences

Au sein de ces trois enclaves narratives baigne un seul et même système normatif, celui du victorianisme et de la fin de siècle. Si nous avons vu l’état des dispositifs, il faut à présent voir le bouillon qui s’y agite.

L’idéologie qui sous-tend l’enclave s’exprime de façon diverse dans les trois textes mais toujours par l’entremise d’une domination sur ce qui l’entoure. Dans In the Avu Observatory, celle-ci s’exprime a minima par les références aux autochtones qui assistent les deux observateurs : « native assistants » (Wells 16) puis « Dyak servants » (Wells 20). Domination qui se retrouve encore dans la bouche d’un personnage : « The Dyak chaps talk about a Big Colungo, a Klangatan ─ whatever that may be » (Wells 21). L’absence de noms pour ces personnages traduit leur inutilité narrative (ils sont là par pur effet de réel et ne remplissent aucune fonction dans le schéma narratif du récit). D’autre part, la référence péjorative à leur langue (« whatever ») pointe l’intériorisation de la position dominante dans le texte. Cette référence permet également de porter l’enclave au niveau linguistique et d’enfermer les personnages principaux dans l’altérité d’une langue incomprise. Cette isolation double, linguistique et géographique, des personnages européens n’est pas perçue comme problématique. Thaddy et Woodhouse sont les deux opérateurs du télescope, instrument qui cherche à percer le secret des étoiles. Ce sont deux explorateurs, deux aventuriers de la science moderne. Dès le début de la nouvelle, quand Woodhouse apparaît, porteur d’une lanterne qui transperce la nuit, le texte marque bien ce thème de la science triomphante et audacieuse qui révèle, qui dévoile, qui depuis son enclave obscure, allume la lumière pour voir plus loin. Cette image est à relier à la métaphore de l’allumette proposée par Wells dans son article de 1891, The Rediscovery of the Unique :

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Science is a match that man has just got alight. He thought he was in a room—in moments of devotion, a temple—and that his light would be reflected from and display walls inscribed with wonderful secrets and pillars carved with philosophical systems wrought into harmony. It is a curious sensation, now that the preliminary splutter is over and the flame burns up clear, to see his hands lit and just a glimpse of himself and the patch he stands on visible, and around him, in place of all that human comfort and beauty he anticipated—darkness still. (Philmus et Hughes 31)

Nos deux scientifiques enclavés renvoient à l’humanité entière, qu’ils cherchent à éclairer, sans l’être eux-mêmes (la lampe de Woodhouse s’éteint rapidement dans le texte).

Ce n’est pas du tout le même cas de figure pour les deux versions de The Country of the Blind. Nunez arrive chez les aveugles avec une idée de domination, moteur principal de la parodie qui parcourt le texte dans un effet de moquerie du discours normatif. En effet, chaque fois que Nunez tâche d’affirmer sa domination de fait (il voit, les autres non), il se heurte à un refus plein de bon sens. Ainsi par exemple :

“I can see,” he said.

“See?” said Correa.

“Yes, see,” said Nunez, turning towards him, and stumbled against Pedro’s pail. (Wells 690)

ou encore :

“Has no one told you, ‘In the Country of the Blind the One-eyed Man is King’?”

“What is blind?” asked the blind man carelessly over his shoulder. (Wells 693)

jusqu’au débat qui décide de lui ôter les yeux pour le rendre sain d’esprit (Wells 700).

Néanmoins, sous cette comédie ─ les tentatives de Nunez pour prouver sa domination sont ridicules, tant et si bien qu’on le taxe d’enfant dans le texte (Wells 932) ─ se dissimule une aliénation très puissante, qui permet à Bernard Bergonzi d’évoquer la peur du conformisme bourgeois. La vue de Nunez est ce qui le distingue, ce qui lui fait échapper à la norme qui l’encadre. Lorsque le texte présente son hésitation à perdre la vue, nous nous tenons à un moment clef, où la bascule d’une norme à l’autre est possible. Il s’agit, ni plus ni moins, que de la fin de l’enclave. Le texte prend donc plaisir à ridiculiser la position de domination aveugle de son extra-texte, et ce pour lancer un avertissement simple : évoluer ou périr.

Through a Window, écrit plus tôt, ne joue pas autant avec la norme qu’il enclave. Au contraire, le texte la présente comme une force presque démiurgique. Malgré sa maladie, Bailey démontre une capacité à voir qui traduit sa domination sur le monde : « In a few days Bailey began to recognise some of the craft; in a week he knew the intimate history of half a dozen » (Wells 30) jusqu’à entrer dans un délire ethnocentriste : « Funny, he said, how these

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people come from all points of the compass [...] and gather and pass opposite the window just to entertain me » (Wells 30-31). C’est que, depuis le confort de la chambre, au sein de la description ordonnancée, depuis le territoire arrêté par la fenêtre, le regard descripteur ne craint rien. Sinon ce dérèglement du temps sérieux qu’est l’aventure.

Ces expériences ne sont pas sans résultats, même s’ils sont ambigus, à tout le moins. En effet, l’effort de déstabilisation provoqué par l’enclave opère finalement un mouvement de reterritorialisation.

Déstabilisation

Chacune de ces nouvelles prend le pari de la déstabilisation, sous des formes changeantes.

Dans Through a Window, il va s’agir de l’irruption du Malaisien dans la chambre du personnage principal, irruption préparée par la domestique de Bailey lorsqu’elle dit : « he might be creeping, creeping, with that knife of his, along the passage this very─ ». La suspension du texte, mécanisme du suspense9, annonce l’arrivée et voici qu’apparaît bientôt le fuyard, présentant les tares du dégénéré craint par les victoriens. Le lecteur voit d’abord sa

« main brune et poilue »10 puis son « rictus déplaisant »11 (Wells 35, nous traduisons). En pénétrant dans l’enclave délimitée par la chambre, ce personnage envahit la société Victorienne toute entière et la menace d’extermination. Bailey, par sa position bourgeoise, immobile, surplombante et maîtresse de son environnement, est une personnification de la société Victorienne tandis que le Malaisien, armé de son couteau rituel, « krees » (Wells 35), tâché de sang, symbolise l’ensemble des menaces, réelles ou fantasmées, perçues par les Victoriens en cette fin de siècle. Il est amusant de noter que Bailey, pour se défendre, se saisit de « bouteille de médicaments »12 (Wells 36, nous traduisons), qu’il utilise comme projectiles inefficaces. La crise est résolue en un coup de feu, tiré par un jeune homme, Fitzgibbon (faut- il voir un jeu de mot, ici, où le fils du gibbon tue le sauvage ?). Ce jeune homme, en voyant le cadavre, exprime un regret : « I didn’t mean to kill him » (Wells 36). C’est-à-dire qu’il rend possible l’idée d’un autre rapport de soi à l’autre, en-dehors de l’extermination, de la survie du plus apte. En regrettant la fin d’une vie, il pose l’égalité d’une vie à une autre, peu importe son appartenance à tel ou tel système normatif, à telle ou telle enclave. Il exprime ainsi la possible égalité de tout système et par là même celle d’un dialogue. Cette potentialité est

9 Nous considérons ici la suspension comme un concept plus vaste que le simple mécanisme de suspense. La suspension serait ainsi, pour nous, tout moment où le texte s’arrête, pas seulement quand il présente un déficit informationnel que le lecteur doit combler (Baroni 110 et sq).

10 « hairy brown hand ».

11 « unpleasant grin ».

12 « medecine bottles ».

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balayée d’un revers de main par Bailey, qui assène un « c’est aussi bien ainsi »13 (Wells 36, nous traduisons) conclusif de la nouvelle. Après avoir tremblé, le système se restabilise, au même endroit.

Ce même processus de reterritorialisation est à l’œuvre dans In the Avu Observatory où la crise est autrement puissante. Si la chambre de Bailey symbolise la société Victorienne, Woodhouse et l’observatoire en sont l’individu. L’assimilation de l’observatoire à un ensemble organe cerveau ainsi que la position du personnage en conscience de l’objet nous conduit vers cette lecture. L’invasion qu’il subit se traduit d’abord par une incertitude, puis par des coups, tandis que le texte accumule les hypothétiques : « as though », « it seemed » (Wells 18) dans un effort de destruction du système interprétatif et normatif du langage. Effet qui culmine avec cette question du personnage principal : « Was the thing, whatever it was, inside or out? » (Wells 18). Le système présente envers lui-même un doute immédiat et radical. L’enclave a perdu ses repères symboliques au point de douter d’elle-même, de sa sûreté. L’expérience ne fait que confirmer cette perte symbolique et la traduit physiquement :

« he had quite lost his bearings » (Wells 20) et temporellement : « perhaps a minute » (Wells 18) ou : « as it seemed, an interminable time » (Wells 20). Mais cette déstabilisation est évacuée en fin du texte quand celui-ci recourt à l’intertextualité : « There are more things in heaven and earth [...] and more particularly in the forests of Borneo, than are dreamt of in our philosophies » (Wells 21). Ce renvoi à Hamlet (Shakespeare 742) permet de reterritorialiser l’enclave et tout le système normatif qui la sous-tend en subsumant l’inconnu dans un discours préconstruit. L’inconnu est alors assimilé, évidemment de façon insatisfaisante. L’expérience a échoué : il n’y a pas de compréhension possible de l’altérité, pas en dehors du système. L’immobilisme (citer n’est pas jouer) empêche tout. L’observatoire n’aura rien vu, ce qui est un comble au regard de son nom14. Immobile, l’enclave est condamnée.

Ce qui est précisément la leçon à tirer de la seconde version de The Country of the Blind. De fait, c’est l’aveuglement des aveugles qui les voue à leur perte. Parce qu’ils n’accomplissent pas le saut paradigmatique nécessaire à leur survie (accepter que la vue, dont ils ne savent rien, puisse exister), ils se retrouvent écrasés par un pan de montagne. Plus que la peur du conformisme, The Country of the Blind, version 1939, appelle le changement de valeurs et montre qu’une enclave qui ne se renouvelle pas ne peut pas survivre. Peu importe, ensuite, si Médina-Saroté regrette un peu sa vallée et s’adapte tristement à Quito. La conclusion de la nouvelle rappelle la détermination scientifique à savoir, à vouloir connaître et son prix : « It

13 « It’s just as well ».

14 Nous voyons ici en effet un double effet sonore, selon la prononciation du nom propre « Avu ». Soit il devient assimilé à l’anglais « a view » et correspond à sa fonction d’observatoire, soit il se prononce comme le français « a vu » et rend compte de l’observation a posteriori.

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may be beautiful but it must be very terrible to see » (Wells 948). Ironiquement, alors que tous les textes abordent de près ou de loin le regard, il s’agit de la seule nouvelle que nous avons étudié qui exprime aussi clairement les limites de l’enclave par la vision. L’enclave ignore les limites de son monde et, dès lors, doit périr pour n’avoir su les évaluer, les transmuter ou les repousser.

Conclusion

Il faut se faire voyant (Rimbaud 150). Voici l’impératif qui nous semble se dégager de la lecture de ces nouvelles. Voyant, Bailey, Woodhouse et les autres refusent de l’être, en refusant de voir, en refusant de constater les limites des enclaves qui les entourent, préférant les rabattre ou les considérer universelles.

Voyant, aussi, dans l’écriture. C’est-à-dire qu’il est nécessaire de cumuler la verve expérimentale du poète, tout en projetant son regard au loin tel le scientifique qui manipule ses hypothèses de travail. Dans ces nouvelles, il nous semble que c’est un tel projet que remplit H. G. Wells. Ni prophète ni journaliste, il se forge voyant.

Voyant, enfin, pour pouvoir accepter les limites de nos propres systèmes normatifs et les faire évoluer. Sans cela, à l’instar des aveugles de In the Country of the Blind, nous finirons ensevelis sous la montagne.

Bibliographie

Baroni, Raphaël. La tension narrative. Paris: Seuil, 2007.

Bergonzi, Bernard. The Early H.G. Wells. Manchester: Manchester University Press, 1961.

C.N.R.T.L. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 2012. 17 mars 2016

<http://www.cnrtl.fr/definition/enclave>.

Genette, Gérard. Figures III. Paris: Seuil, 1972.

Hamon, Philippe. Du Descriptif. Paris: Hachette, 1993.

Philmus, Robert and David Hughes. H.G. Wells: Early Writings in Science and Science Fiction. Los Angeles: University of California Press, 1975.

Rimbaud, Arthur. Rimbaud, Poésies Complètes. Ed. Pierre Brunel. Paris: Livre de Poche, 1998.

Shakespeare, William. Hamlet. Paris: Gallimard, 2002.

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Sherborne, Michael. HG Wells: Another Kind of Life. Londres: Peter Owen, 2010.

Wells, Herbert Georges. Complete Short Story Omnibus. Londres: Gollancz, 2011.

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