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Géographie Économie Société : Article pp.51-75 du Vol.17 n°1 (2015)

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géographie économie société géographie économie société

Géographie, Économie, Société 17 (2015) 51-75

Aire métropolitaine marseillaise : une dynamique inclusive confrontée au legs de forces centrifuges

Gilles Paché

Professeur en Sciences de Gestion à Aix-Marseille Université Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique (CRET-LOG)

413 Avenue Gaston Berger, 13625 Aix-en-Provence Cedex

Résumé

Après de longs et houleux débats, et une franche opposition de nombreux maires de municipalités des Bouches-du-Rhône, la création d’Aix-Marseille Provence Métropole a été votée courant 2013. En janvier 2016, l’aire urbaine marseillaise constituera ainsi un nouveau territoire aux frontières élargies où vivront près de deux millions de personnes. Ce territoire devrait permettre de mener à bien des pro- jets collectifs de manière plus performante. En adoptant une lecture socio-politique de l’aire urbaine marseillaise, l’article souligne cependant que la fragmentation territoriale et le creusement des inégali- tés sociales entre les différentes villes constituent une réelle menace pour la complète réussite du pro- jet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la périphérie de la métropolis a développé sa propre stratégie d’expansion, conduisant à l’apparition de forces entropiques très puissantes. Comment Aix-Marseille Provence Métropole pourra-t-elle dépasser ses contradictions internes et favoriser l’émergence d’une aire urbaine dynamique insérée dans les échanges mondiaux de biens et de services ?

Mots clés : Aix-Marseille Provence Métropole, hinterland, politique, projet Grand Delta, territoire.

© 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

doi :10.3166/ges.17.51-75 © 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

*Auteur correspondant : gilles.pache@univ-amu.fr

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Summary

Marseilles metropolitan area: An inclusive dynamics faced with the legacy of centrifugal forces.

After a long and heated debate, and outright opposition from many mayors of Bouches-du-Rhône towns, the creation of Aix-Marseille Provence Métropole was passed in 2013. In January 2016, the Marseilles metropolitan area will expand to include surrounding areas, where nearly two million people live. This more cohesive territory is expected to carry out joint projects more efficiently. By adopting a socio-political understanding of the Marseilles metropolitan area, the article points out that territorial fragmentation and widening social inequalities between different towns are a real threat to the complete success of the project. Since World War II, the periphery of the metropolis has developed its own strategy of expansion, leading to the appearance of powerful entropic forces.

How could Aix-Marseille Provence Métropole overcome its internal contradictions and promote the emergence of a dynamic urban area integrated in global exchanges of goods and services?

Keywords: Aix-Marseille Provence Métropole, hinterland, politics, Grand Delta project, territory.

© 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Introduction

Au cœur de l’été 2013, les édiles de Marseille ont réussi à obtenir des Pouvoirs publics, par voie législative, la création de la Métropole Aix-Marseille Provence ; cette dernière sera une réalité institutionnelle en janvier 2016. Les chiffres fournis par l’INSEE sou- lignent sans ambiguïté que nous serons alors face à un « poids lourd » représentant près de deux millions d’habitants, et s’étendant sur plus de 3 000 km2, soit 62 % de la superfi- cie de l’espace bucco-rhodanien (Barret et al., 2013). Il s’agit d’un territoire aux dimen- sions imposantes, de La Ciotat aux portes de la Camargue, avec une étendue largement supérieure aux quatre autres grandes aires urbaines françaises comparables ; un territoire fondé sur de multiples échanges entre la ville de Marseille, dont certains quartiers sont gangrenés par le chômage, et ses voisins proches, bénéficiant pour certains de riches ressources industrielles, commerciales et de services ; en bref, un territoire élargi qui, pour reprendre Saives et al. (2011, p. 59), doit s’affirmer comme un « espace géogra- phique ayant des spécificités naturelles, culturelles et économiques ». Au centre de vio- lents débats politiques depuis plusieurs années, notamment avec la fronde de nombreuses municipalités bucco-rhodaniennes, Aix-Marseille Provence Métropole se veut ainsi ins- crite dans la modernité des nouveaux espaces globalisés.

Plus encore, la nouvelle entité administrative veut corriger de lourdes distorsions dans la répartition spatiale des richesses : tandis qu’aux frontières de Marseille se déploient de puissants et riches voisins, la paupérisation croissante de nombreux quartiers de la capitale provençale est un fait avéré depuis les années 1970 (Sanmarco, 2000 ; Peraldi et Samson, 2005). Nul doute que depuis Paris ou Bruxelles, Aix-Marseille Provence Métropole se présente comme l’opportunité unique de redistribuer les cartes en créant une dynamique nouvelle pour tout un département, voire une région. Après tout, dans une perspective européenne, un territoire cohérent ne se définit-il pas par les fortes solidarités dont il est porteur, par sa capacité à impulser une redistribution de revenus et des emplois

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pour éviter la désagrégation du tissu social ? On dit souvent de Marseille, ville cosmopo- lite par excellence, « ville impossible » dirait Viard (1995), qu’elle tire son dynamisme de brassages qui n’ont cessé de la remodeler au fil du temps : Aix-Marseille Provence Métropole, sans doute un beau projet pour poursuivre dans cette direction, comme si le sens de l’histoire était écrit depuis longtemps, et qu’il avait fallu attendre tant d’années (perdues) pour parvenir à cet heureux dénouement.

Pourtant, une autre réalité émerge pour celle ou celui qui accepte de se replonger dans l’histoire récente, celle des Trente Glorieuses qui voit la France entrer dans l’ère de la modernité. Dans les années 1960 et 1970, sous les auspices de la DATAR, Marseille exprime clairement son souhait d’aller chercher bien loin de ses voisins les sources d’un renouveau économique, après l’effritement de ses marchés captifs coloniaux, et la pro- gressive décomposition de ses savonneries, de ses huileries et de sa réparation navale.

Plutôt que de nouer des alliances avec les « villes rouges » de l’Étang de Berre ou avec Aix-en-Provence la bourgeoise intellectuelle et hautaine, ville de « robe », ce sont les sirènes rhodaniennes qui bercent les ambitions politiques d’une ville perdant lentement mais sûrement pied face à de puissants concurrents comme Rotterdam, Le Havre ou Anvers. Ainsi, à travers le fameux projet du Grand Delta, ou plus exactement l’Asso- ciation Grand Delta pour l’Essor Économique et Social du Sud-Est de la France, créée en 1966, c’est Lyon qui va se présenter aux élites marseillaises comme le partenaire privilégié, ce partenaire pouvant ouvrir les portes d’un hinterland européen ambitieux, en cultivant un égoïsme dédaigneux vis-à-vis des « vassaux » vivant en périphérie, dont Marseille va payer le prix fort à partir des années 1980.

On n’ignore point désormais, notamment à travers des études d’archives inédites (Lafi, 2000), que ce projet Grand Delta a échoué, rendant impossible la construction du nou- veau territoire rêvé à l’échelle de l’Europe. Concurrence entre deux villes, Marseille et Lyon, peut-être trop orgueilleuses pour accepter de passer sous les fourches caudines de l’autre ? On ne réécrit jamais l’histoire, mais on ne peut être que perplexe de voir aujourd’hui combien Marseille redécouvre (et courtise) ses voisins dans le cadre d’Aix- Marseille Provence Métropole, et trouve mille vertus à un ancrage territorial fondé sur le

« local », la « proximité » et les « échanges entre voisins ». Tout se passe ainsi comme si les élites marseillaises, au tournant des années 1960, avaient pensé une tentative histo- rique finalement avortée, celle d’arrimer Marseille aux grands espaces européens, quitte à se détourner des richesses locales. Cet échec va sceller pour de nombreuses années l’ave- nir économique de la ville, dont le salut ne pourra finalement venir que de solidarités entre acteurs partageant un même territoire. Plus que jamais, il apparaît comme une évidence qu’un territoire est une construction politique, même si des dimensions économiques, sociales et logistiques restent prégnantes pour en comprendre la dynamique d’évolution.

Le cas de l’aire métropolitaine marseillaise est symbolique, selon nous, des profondes contradictions que peut porter en lui un espace qui combine naturellement ressources et compétences, et dont la captation est au centre de jeux de pouvoirs.

L’objectif du présent article est ainsi de proposer un « retour vers le futur », pour para- phraser le titre d’un film fameux, ce moment souvent oublié de l’histoire bucco-rhodanienne pendant lequel les marchés allemands ou italiens semblaient plus importants à Marseille que la construction de relations ténues avec le tissu industriel de son « arrière-pays » proche, autour de l’Étang de Berre. De ce point de vue, le projet Grand Delta n’est pas une expé-

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rimentation hasardeuse, mais au contraire le fruit d’une volonté délibérée d’envisager la croissance de Marseille selon une logique centrifuge, qui va laisser un goût d’amertume à de nombreux décideurs politiques hors la ville-centre. Pour comprendre en quoi Aix- Marseille Provence Métropole se heurte au legs de ces forces centrifuges, le propos s’arti- cule en trois parties, à partir de l’exploitation d’une documentation accumulée par l’auteur sur une période de trente ans (voir l’encadré méthodologique). Dans une première partie, il est indiqué comment Marseille, la ville-centre, s’est construite volontairement sans arrière- pays, en cultivant un confinement régional par rapport à ses voisins, jusqu’à les conduire à s’autonomiser. Dans une deuxième partie, il est alors possible de mieux comprendre les velléités de construction d’un hinterland européen à travers le projet Grand Delta, dont le résultat le plus funeste fut d’amplifier les forces centrifuges au sein de l’aire métropolitaine marseillaise. Une troisième partie souligne que l’institutionnalisation d’une coopération élargie dans le cadre de la future Aix-Marseille Provence Métropole devra surmonter des égoïsmes locaux très vivaces, voire certaines aigreurs ancestrales issues de l’incapacité de la ville-centre à penser une stratégie inclusive avec ses voisins1.

Encadré méthodologique

Depuis le début des années 1980, nous avons été impliqués en tant que cher- cheur dans des études de transport et d’aménagement du territoire pour le compte du Ministère des Transports, de différentes Chambres de Commerce et d’Industrie et de collectivités locales. Ces études ont notamment porté sur l’implantation de centres de fret, la réorganisation de la logistique urbaine et des audits sur l’amélioration de la circulation des marchandises dans l’aire marseillaise. Sur plus de trente ans, environ 150 entretiens semi-directifs ont ainsi été conduits auprès de responsables d’entreprises, de décideurs politiques et de syndicalistes. Le corpus réuni au fil du temps représente plus de 200 heures d’entretiens, dont une partie porte sur des enjeux

« politiques » liés à l’espace économique bucco-rhodanien.

En complément, nous avons accumulé de multiples documents publiés par des collectivités locales, notamment les magazines mensuels des villes d’Aix-en-Pro- vence et de Martigues, et du Conseil Général des Bouches-du-Rhône, des rapports d’expertise réalisés au sein du Centre de Recherche d’Économie des Transports (aujourd’hui Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique) d’Aix-Marseille Université, et plusieurs archives sur les industries marseillaises disponibles au centre de documentation de la CCI de Marseille, tout particulièrement sur l’évolution des huileries et des savonneries.

L’article s’appuie ainsi sur l’exploitation simultanée de données primaires et secondaires au sens de Thiétart (1999). Sur un plan méthodologique, même si notre démarche ne peut être considérée comme équivalente à une pure recherche-action,

1 L’auteur remercie vivement Olivier Domenach (Jonction Consulting), Nicolas Douay (CRIA, Université Paris Diderot), Sylvie Fol (CRIA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Jean-Benoît Zimmermann (GREQAM, Aix-Marseille Université) et trois évaluateurs anonymes de Géographie Économie Société pour leurs commentaires et suggestions sur des versions antérieures de l’article.

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elle a conduit le chercheur à s’immerger pendant trois décennies dans des processus de décision à forte dimension politique, en participant à la définition de plans d’action stratégique, notamment en matière de transport de marchandises et d’aménagement concerté d’espaces logistiques. En référence à la philosophie pragmatique de Dewey (1993), l’action a toujours primé pour conduire au mieux nos investigations dans la mesure où les problèmes théoriques les plus essentiels sont d’abord d’ordre pratique.

1. Marseille : une logique de confinement

Force est de reconnaître que les tentatives de regroupement institutionnel entre les communes de l’espace bucco-rhodanien sont ancrées dans l’histoire, même si les initia- tives spontanées venant de l’échelon local ont été, dans leur ensemble, limitées quant à leur portée. Ainsi, en 1966, la ville de Marseille, dont le maire est l’emblématique Gaston Defferre (il le fut de 1944 à 1945, puis à nouveau, de manière continue, de 1953 à sa mort, en 1986) décline, pour des raisons essentiellement politiques, la proposition du Général De Gaulle de créer cinq métropoles d’équilibre en province (Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux et Strasbourg). Marseille est alors la seule grande ville française à refuser d’être partie prenante de la Loi du 31 décembre 1966 créant les communautés urbaines.

Olive et Oppenheim (2001) indiquent que ce refus s’inscrit dans la logique du « système Defferre », alors fondé sur une alliance entre socialistes, centristes et droite libérale, de s’opposer aux visées gaulliennes de grandeur nationale et aux velléités de prise de pou- voir de l’hypothétique communauté urbaine par les « rouges » de l’Étang de Berre, mais aussi par les politiques aixois.

Le cas d’Aix-en-Provence est d’ailleurs symptomatique d’une coupure physique (culturelle ?) de 2 000 ans avec Marseille, sans doute la seule ville millionnaire d’Europe n’ayant pas organiquement absorbé une ville-satellite d’à peine 90 000 habitants en 1970, et distante seulement de 33 km. Les élites locales marseillaises, tant des milieux poli- tiques que des milieux d’affaires, se rejoindront ainsi dans une volonté commune d’isole- ment de Marseille, en considérant que l’avenir de la ville est uniquement dans ses murs.

Sans doute faudrait-il ajouter à l’analyse explicative du refus de Marseille de créer une communauté urbaine la question intrinsèque de la taille. En effet, à elle seule, la surface de Marseille est équivalente aux 47 communes du Val de Marne, et le raisonnement est identique pour Aix-en-Provence, dont la surface est équivalente aux 33 communes des Hauts-de-Seine. Si des raisons objectives militent par conséquent pour un confinement et un cloisonnement dans l’espace bucco-rhodanien, la seule topologie des lieux n’apporte pas une réponse satisfaisante à la position prise par Gaston Defferre au milieu des années 1960. Celui-ci inscrit au contraire son action dans la perspective de rapports de forces historiques et des héritages en présence.

Dans leur brillante analyse sur l’évolution de l’aire métropolitaine marseillaise, Garnier et Zimmermann (2006) indiquent ainsi comment la logique de confinement dans un espace sous contrôle par la bourgeoisie d’affaires est le pilier d’un écosystème qui s’autorégule par le mariage ou par les participations financières croisées : « Constitué en complexe indus- trialo-portuaire, le cœur de l’industrie marseillaise s’avérait être un véritable système socio-économique d’une grande cohérence et d’une grande autonomie. Le système était

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d’abord une affaire de familles ou, plus exactement, une affaire de dynasties de familles plus ou moins spécialisées, les unes et les autres, dans une activité particulière du com- plexe, qui savaient s’allier soit par le mariage soit par le croisement des participations financières et aussi, beaucoup, par leur participation commune à l’institution cardinale de l’économie locale, la Chambre de Commerce (…). Cette bourgeoisie avait fait l’option de l’articulation à l’empire au détriment de celle de l’articulation à l’hinterland national continental ou tout simplement de l’articulation à l’arrière-pays provençal » (Garnier et Zimmermann, 2006, p. 218). Sans doute faut-il voir la géographie physique comme l’une des sources de cet isolement volontaire : Marseille est séparée de son hinterland proche par une chaîne de collines, et le tracé de voies de communication est complexe, même pour atteindre la couronne périurbaine (Beaugrard et Douay, 2007). Mais ceci n’explique certai- nement pas tout et une vraie défiance vis-à-vis des initiatives nationales, du nord du pays ou de la région parisienne, a été l’une des constantes majeures de l’histoire de la ville.

Il faut attendre la fin des années 1960, avec les programmes et politiques d’aménage- ment du territoire, pour que les premières expériences significatives de coordination urbaine soient initiées à Marseille, alors que l’État gaullien souhaite intensifier l’émergence de métropoles d’équilibre. Le Schéma d’Aménagement de l’Aire Métropolitaine Marseillaise reçoit la tâche d’élaborer une stratégie globale d’aménagement pour 59 des 119 communes de l’espace bucco-rhodanien. Le schéma, finalement adopté en 1969, organise une hié- rarchie des différents pôles urbains et suggère le recours à des « territoires », à un « projet de développement » et à une « unité de gouvernance ». En effet, le schéma précise notamment ce qu’est la bonne échelle du passage à la métropole marseillaise, impliquant la création d’un projet d’ensemble partagé sur le territoire et appelant à une gouvernance unique pour solidariser des pôles urbains engagés dans une concurrence ruineuse en termes de projets d’intérêt général, parfois redondants (chacune commune voulant sa salle de spectacle, sa piscine olympique, sa zone d’activités, etc.). L’objectif est clairement de tirer parti de la puissance de feu du collectif pour bénéficier d’une situation géographique ô combien favo- rable, qui fait de l’aire métropolitaine marseillaise une porte d’entrée unique pour l’arc latin méditerranéen et un débouché naturel du sillon rhodanien.

Hélas, comme une sorte de fatalité inscrite à la fois dans la géographie et dans le politique, une vision collective associant Marseille à sa périphérie dans un esprit métro- politain ne pourra voir le jour dans la mouvance du Schéma d’Aménagement de l’Aire Métropolitaine Marseillaise. Sur le plan géographique, Marseille est une ville immense, sans banlieues réelles, ce qui peut lui donner l’illusion d’une autosuffisance économique.

Au demeurant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1960, Marseille s’apparente à une sorte de district fondé sur une communauté de personnes, d’administrations et d’entreprises qui tournent autour de l’activité portuaire et tertiaire.

Morel (2001) montre combien ce district est marqué par la présence de réseaux d’entraide au sein desquels la règle d’or est celle des petits services entre amis. Roncayolo (1990) a pu indiquer en outre combien les élites économiques marseillaises sont portées de longue date par un « imaginaire conquérant » fondé sur les trafics coloniaux et, en contrepoint, un puissant système industriel local vivant replié sur lui-même. Marseille est ainsi un laboratoire idéal pour explorer le territoire vu comme creuset de puissantes forces, notam- ment culturelles et économiques, qui le structurent et le déforment dans une perspective de temps long.

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L’une des spécificités de la ville est également de pouvoir compter sur des emplois publics pléthoriques au niveau de la municipalité, de la régie des transports, des sociétés d’économie mixte, de l’assistance publique et des hôpitaux, des offices d’HLM, etc. (Peraldi et Samson, 2005). Autrement dit, une économie « administrée » imperméable aux cycles économiques que connaissent les métropoles accueillant une majorité d’entreprises soumises à la dure loi du mar- ché. On retrouve à nouveau ici les intuitions de Roncayolo (1990) pour qui l’aménagement de l’espace urbain ne dépend pas uniquement d’une logique de marché, mais aussi d’une volonté de le façonner. Ainsi, sur le plan politique, Marseille tombe dès 1953 sous la coupe d’une alliance socialo-centriste dont la figure tutélaire est Gaston Defferre. Ce dernier sera incontes- tablement à l’origine d’une œuvre magistrale de modernisation urbaine. En revanche, il refuse que sa ville puisse être soumise à la volonté d’autres collectivités, qu’elle se dissolve dans une nébuleuse informe qu’il ne contrôlerait plus de sa main de fer (Morel, 2001).

On peut parler, à la suite de Morel (2001), de véritable déconnexion entre l’intra-muros et l’extra-muros qui, pendant des décennies, va marquer de son empreinte l’évolution de l’espace bucco-rhodanien. Un espace traversé par une sorte de surenchère conduisant la périphérie à jouer un jeu solitaire dans des investissements redondants, par exemple en équipements culturels (salles de spectacles) et sportifs (piscines, stades), selon une logique du « Tous contre Marseille ». Il serait toutefois manichéen de se référer unilatéra- lement au sentiment de mépris ressenti par la périphérie de la part de la ville-centre impé- rialiste. En effet, certaines communes vont très vite cultiver de leur côté une volonté de distanciation sociale assez symétrique dudit mépris : ne pourrait-on point parler ici d’une certaine forme de condescendance d’Aix-en-Provence à l’égard de Marseille ? Par ail- leurs, la déconnexion entre la ville-centre et sa périphérie s’appuie sur une distanciation économique qui conduit progressivement Marseille à être privée de puissants appuis :

– Des outils de concurrence fiscale génèrent un transfert significatif d’une partie des entreprises (taxe professionnelle) et des classes moyennes (taxes locales, ajoutées à la disponibilité au coût du foncier) de Marseille vers certaines communes de la périphérie ; c’est le cas de Vitrolles, accueillant dès le début des années 1970 l’un des plus grands hypermarchés de France.

– Des mesures de reconversion se destinent à des communes de la périphérie non touchées par la crise de la fin des Trente Glorieuses, et qui se développent rapidement au détriment de Marseille ; c’est le cas de Rousset et de Gémenos, qui ont bénéficié des mesures de reconversion respectivement des houillères et des chantiers navals.

L’étude comparative conduite par Aguilera (2005) sur la dimension polycentrique des aires métropolitaines urbaines de Paris, Lyon et Marseille confirme ainsi économétrique- ment que Marseille, en tant que ville-centre, voit échapper de nombreux emplois vers la périphérie, et notamment dans la zone d’influence d’Aix-en-Provence. Plus grave, le nombre de personnes travaillant et résidant dans une agglomération autre que la ville- centre est largement plus important dans l’aire métropolitaine marseillaise qu’à Lyon ou Paris. L’éclatement territorial de l’aire métropolitaine marseillaise, dont les retom- bées économiques sont dramatiques pour Marseille, conduit ainsi à une exacerbation des égoïsmes locaux. Chacun veut évidemment conserver la richesse créée dans sa zone d’influence, entre autres pour mener à bien sa propre politique d’aménagement du terri- toire. Et qu’importe si la multiplication d’équipements prestigieux s’émancipe de toute stratégie collective cohérente en termes de rationalisation des choix budgétaires.

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Les exemples d’une telle absence de vision collective sont nombreux. C’est le cas du Stadium à Vitrolles, une salle de spectacles pharaonique posée en pleine campagne, loin d’Aix-en-Provence et de Marseille, avant d’être laissée à l’abandon, puis « squattée » par des marginaux. Ou encore le pôle de l’Arbois à proximité de la gare Aix TGV, soutenu en son temps par un Conseil Général des Bouches-du-Rhône franchement hostile à Marseille et sa technopole de Château-Gombert. Sans oublier le rôle de l’État gaullien, décidant d’implanter le CETE à Aix-en-Provence ou le CEA à Cadarache. Tandis que Marignane et Istres (avec l’aéronautique), l’Étang de Berre (avec la pétrochimie), Cadarache (avec le nucléaire) et Aix-en-Provence (avec la haute technologie) connaissent un envol éco- nomique sans précédent dans les années 1970, Marseille commence une longue descente aux enfers, tout en continuant de revendiquer un imperium métropolitain très mal vécu par ses voisins. Finalement, l’ensemble de ces décisions, locales et nationales, sont à l’origine d’un processus de métropolisation sans métropole, pour reprendre les analyses de Morel (1999) et de Douay (2007). Ceci résulte sans doute du fait que dès les années 1960, les élites marseillaises vont penser Europe plutôt que local.

2. À la recherche d’un hinterland européen

Alors que le Marché Commun, après le lancement de la CECA sous l’égide de Jean Monnet, a été porté avec succès sur les fonts baptismaux, les milieux d’affaires marseil- lais, pourtant si frileux en dehors de la captation des marchés coloniaux, vont se découvrir une ambition de rayonnement européen. C’est clairement à partir de cette grille de lecture qu’il faut lire la création, tout début 1967, de l’Association Grand Delta, à la suite des journées économiques internationales tenues dans la ville en juin 1966, sous les auspices de la Chambre de Commerce. Paradoxalement, alors que l’enjeu est d’imaginer comment Marseille pourrait se transformer en Europort méditerranéen, les journées sont présidées par l’industriel lyonnais Paul Berliet (Lafi, 2000). Un paradoxe ? Pas vraiment, tant il apparaît évident que les industriels lyonnais recherchent activement un débouché por- tuaire performant et géographiquement proche d’eux. Face aux marchés captifs coloniaux que le port de Marseille vient de perdre, les industriels lyonnais font clairement com- prendre qu’il s’agit désormais, pour la ville du Sud, de parier sur son hinterland européen, et tout particulièrement le marché allemand, dont Lyon serait d’ailleurs le pivot. Pierre Terrin, le président de l’Union Patronale de Marseille, et surtout de la Société Provençale des Ateliers Terrin, spécialisée dans la réparation navale, saisit rapidement les enjeux en présence. En bref, le projet Grand Delta naît de la volonté du monde patronal lyon- nais et marseillais d’imaginer un espace géographique élargi qui ignore le confinement local pour respirer l’air du large. Au demeurant, le projet Grand Delta sera quasiment financé par les Chambres de Commerce, le Port Autonome de Marseille et la Compagnie Nationale du Rhône, les collectivités locales brillant par leur absence (Lafi, 2000).

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Figure 1 : Fos-sur-Mer et ses relations projetées avec un hinterland septentrional

Source : Joly et Chamussy (1969).

2.1. Grandeur et décadence du projet Grand Delta

Sans discussion possible, si le projet Grand Delta retient l’intérêt des élites marseil- laises pour s’ouvrir au vaste marché européen, il trouve aussi et surtout un écho très favorable à Lyon, et plus généralement en Rhône-Alpes, alors en situation de faiblesse, et qui a besoin du Sud pour élargir ses débouchés vers l’arc méditerranéen. La gram- maire d’action des élites lyonnaises, pour reprendre l’heureuse expression d’Olive et Oppenheim (2001), commande leur comportement selon une logique d’alliance plutôt que de rivalité entropique. Marseille et Lyon trouvent ainsi un intérêt bien compris à

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penser leur complémentarité, plutôt qu’une impitoyable concurrence forcément destruc- trice pour les deux parties, dans un vaste triangle qui englobe le littoral méditerranéen et les trois régions du grand Sud-Est, en incluant un peu d’Auvergne et de Bourgogne (Veyret-Verner, 1970), un triangle pouvant être, pour ses promoteurs, le symétrique de la puissante région industrielle de la Ruhr, au Nord-Ouest, et de la vaste région industrielle d’Italie du Nord, au Sud-Est. C’est clairement dans cette optique qu’est alors pensé le complexe portuaire de Fos-sur-Mer, dans une vision gaullienne de la grandeur nationale, un complexe dont l’hinterland n’a pas de vocation locale, mais doit se propager, grâce au Rhône, vers le Nord de l’Europe, comme l’indique la Figure 1. Cette conclusion ressort nettement de l’étude conduite par Joly et Chamussy (1969) après leur visite des installa- tions de Fos-sur-Mer à la fin des années 1960, et surtout leurs rencontres avec plusieurs décideurs du Port Autonome de Marseille.

Joly et Chamussy (1969) notent que le complexe portuaire de Fos-sur-Mer, voulu par le Général De Gaulle, a d’abord pour objet de compléter les installations du port de Marseille intra-muros, et son positionnement géographique, dans le débouché immé- diat du Rhône, doit permettre l’accès à un vaste arrière-pays septentrional. Certes, il est bien question d’implantation de quelques activités clientes ou fournisseurs pour consti- tuer un véritable ensemble industrialo-portuaire, mais la priorité est de s’appuyer sur des connexions intermodales afin de conquérir de nouveaux marchés grâce à la liaison espérée entre le bassin du Rhône et le bassin du Rhin. Mieux encore, Joly et Chamussy (1969) soulignent que la zone d’attraction du complexe portuaire de Fos-sur-Mer pour- rait s’étendre au-delà des Alpes, en Italie du Nord. L’analyse se conclut par une défense pro domo de l’extraversion : les effets d’induction escomptés se situent sur des échelles élargies dans lesquelles le marché local de consommation n’a pas vraiment sa place. Si l’on s’en tient aux travaux conduits par l’historien maritimiste Lepotier (1976), une telle vision ne doit pas surprendre. Elle s’inscrit au contraire dans une perspective de temps long qui a progressivement fait de Marseille, au cours des siècles, un port d’envergure nationale, puis internationale, quant aux marchés desservis à partir de ses installations, d’abord confinées à la ville, avant d’être étendues vers Fos-sur-Mer.

Alors que le complexe portuaire de Fos-sur-Mer est porté par la volonté gaullienne et que le projet Grand Delta émane du monde patronal marseillais (et en partie lyon- nais), force est d’admettre une convergence surprenante de vues, que certains sociologues marxistes se plaisent à souligner dans leur analyse des contradictions internes du capi- talisme monopoliste d’État (Bleitrach et Chenu, 1975). En effet, la constante du projet Grand Delta sera d’ignorer les possibles effets d’entraînement locaux de la dynamique ouverte par Fos-sur-Mer, et comme l’indique Lafi (2000) à partir de son analyse d’ar- chives inédites, il faudra attendre 1976 pour qu’émerge un début de réflexion sur un possible « avant-pays » marseillais. Ce revirement est bien trop tardif pour convaincre les « vassaux » à la périphérie de la ville-centre, ignorés (méprisés ?) pendant des années, qu’une logique d’action collective dans le cadre d’un territoire élargi se présente comme une alternative prometteuse. L’Association Grand Delta pour l’Essor Économique et Social du Sud-Est de la France s’éteint en 1977, sans jamais avoir su (voulu) impulser une dynamique métropolitaine à l’échelle bucco-rhodanienne. Dans un ouvrage consacré à la dynastie Terrin depuis le XIXe siècle, Terrin (2011) décrit amèrement comment son père subit pendant plusieurs années un travail de sape continu de la part de multiples

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détracteurs, l’accusant tour à tour de faire le jeu des industriels lyonnais, d’être le « bras armé » de Gaston Defferre pour contrer les villes communistes de l’Étang de Berre, ou encore de poursuivre des ambitions personnelles inavouables. Quoi qu’il en soit, le projet Grand Delta ne survivra pas à la débâcle de la Société Provençale des Ateliers Terrin, en restant à jamais une utopie contrariée pour son initiateur. Faute d’une puissante dyna- mique métropolitaine, ce projet ne pouvait sans doute qu’échouer ou déboucher sur une instrumentalisation de Marseille par Lyon.

2.2. Amères leçons d’une utopie contrariée

Les leçons du projet Grand Delta ont été tirées depuis longtemps, et s’y replonger éclaire sans doute les blocages politiques dans la construction d’une aire métropolitaine marseillaise à la fois si attendue… et indésirable. L’idée du projet Grand Delta d’identifier et de valoriser une cohérence au niveau du grand Sud-Est n’est pas en soi problématique, et Morel (1997) souligne avec à-propos qu’une certaine légitimité pouvait se concevoir dans un couplage efficace de la construction de l’arc méditerranéen et de l’ouverture à l’Europe du Nord. L’erreur des élites marseillaises fut de penser le complexe portuaire de Fos-sur-Mer, imposé par le pouvoir gaullien, comme un espace artificiel et déraciné, une simple extension de Marseille dans le but de se donner les coudées franches pour partir à la conquête de l’Europe, sans réellement se préoccuper de l’hinterland de proximité.

Un complexe portuaire dont la construction elle-même fut vécue par certains comme une véritable damnation (Paillard, 1981), fondée sur un délitement rapide d’équilibres sociaux vieux de plusieurs décennies. En outre, certaines municipalités géographique- ment proches ont parfois mal vécu le fait d’avoir à supporter une partie significative du coût des aménagements collectifs liés à l’afflux de populations ; c’est tout particulière- ment le cas de Martigues (Girard, 1974).

Certes, ainsi que le souligne Morel (1997), compte tenu de son gigantisme revendi- qué, il était entendu pour tous que Fos-sur-Mer ne faisait uniquement sens que dans une perspective nationale, voire internationale, en connexion directe avec les plus grandes places industrielles d’Europe. En d’autres termes, sa « zone de chalandise » dépassait largement les frontières étriquées d’un département. Il n’empêche que le projet affectait significativement la vie quotidienne de milliers de personnes. Or, plutôt que de s’appuyer sur des communes comme Martigues et Istres, voire Arles, dans le cadre d’une puissante agglomération urbaine, et ainsi rééquilibrer les pouvoirs régionaux par rapport au pou- voir jacobin de Paris, comme le souhaitait Gaston Defferre, Fos-sur-Mer va accélérer la propagation de forces centrifuges dont le résultat sera de produire une balkanisation sans précédent. La distance en temps et en kilomètres par rapport aux voisins proches ne favorisera pas, il est vrai, l’émergence de coopérations institutionnelles spontanées (Beaugrard et Douay, 2007).

Finalement, Lyon a su, depuis le délitement du projet Grand Delta et sa fin en 1977, se positionner comme le centre principal, la ville-relais, du grand Sud-Est imaginé par le monde patronal lyonnais et marseillais, puis par les aménageurs publics (Mingret, 1990).

Même si Lyon doit compter avec des rivales très puissantes, au premier rang desquelles on retrouve Genève, elle a su finalement saisir sa chance pour affermir son influence dans de multiples activités industrielles, logistiques et de service, en tirant clairement profit de

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l’affaiblissement progressif de Marseille à partir des années 1980. On pourrait multiplier les exemples d’implantation d’administrations et d’activités tertiaires qui ont transformé Lyon en une véritable métropole qui capte ressources et compétences, et qui n’a plus besoin d’un port à proximité, dans son Sud immédiat, en mobilisant justement les infras- tructures logistiques du Benelux dans une logique de « détournement de trafics » bien connue (Mingret, 1990). Comportement purement opportuniste, pourront penser certains esprits chagrins, mais Marseille, quant à elle, n’a pas affiché de réelle volonté de se recen- trer sur ses territoires périphériques pour créer une dynamique nouvelle. Si l’on comprend les désillusions de De Roo (1997), regrettant amèrement l’absence d’émergence d’une métropole marseillaise puissante, fondée sur « un milieu suffisamment ouvert et maillé, dense en relations internes et externes, capable de faire masse et de jouer d’effets de levier » (De Roo, 1997, p. 278), on doit en rechercher pourtant les origines.

Quoi qu’il en soit, souligner la déshérence progressive de Marseille, et l’expansion corrélative des territoires périphériques, est désormais admis par de nombreux chercheurs (Cartapanis, 2000 ; Garnier et Zimmerman, 2006 ; Ronai, 2009). Il n’est donc pas surpre- nant que la ville soit un laboratoire privilégié de la recherche en sociologie urbaine pour comprendre la crise profonde et durable qui la traverse, notamment en termes de stig- matisation des populations défavorisées ou encore de difficile requalification d’espaces laissés à l’abandon (Zalio, 1996). Les taux de chômage dans l’espace bucco-rhodanien y indiquent la situation dramatique de la ville-centre, même si d’autres « poches » existent ailleurs (voir la Figure 2). Par-delà les chiffres relatifs au chômage, Marseille est surtout une ville pauvre, à la fois en matière de niveau de vie moyen de ses habitants et de poten- tiel économique. On pourrait toutefois arguer que certaines zones de richesse relative persistent, notamment dans les quartiers Sud, mais le constat est dramatique en termes d’inégalités sociales. Ainsi, au milieu des années 2000, le rapport de revenus entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres est de 23 à Marseille, 13 à Paris et seu- lement 8 à Lyon (Ronai, 2009).

Si Marseille apparaît paradoxalement comme une ville solidaire et tolérante, y compris dans ses brassages multiraciaux et multi-sociaux, elle se caractérise par une segmenta- tion qui rend la situation potentiellement explosive, dont la périphérie veut se protéger coûte que coûte. Elle constitue un boulet économique et un repoussoir social, écrit Ronai (2009), dont on cherche à se protéger dans une approche protectionniste. La stratégie du

« cavalier seul » des villes à la périphérie explique cette surprenante logique d’agrégation autour de six intercommunalités au début des années 2000, tandis que la communauté urbaine Marseille-Provence Métropole, qui est l’une d’entre elles, ne réussira dans la douleur à regrouper que 17 communes autour de la ville de Marseille. De façon para- doxale, les réalisations de l’EPAREB, conduisant à la création d’une ville nouvelle autour de l’Étang de Berre, entre Fos-sur-Mer et Marseille, à partir du schéma de l’OREAM, vont réinventer à leur manière un hinterland marseillais que la ville-centre ne veut ou ne peut construire. Aucun intérêt territorial ne convergeant vers Marseille, écrivent Olive et Oppenheim (2001), il s’avérera difficile de mobiliser les villes voisines les plus prospères autour d’un avenir commun. Ces villes voudront faire payer aux élites marseillaises, des décennies après, l’errance du projet Grand Delta.

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Figure 2 : Taux de chômage dans l’espace bucco-rhodanien (2010) : Marseille durablement touchée au cœur

Source : INSEE, Recensement complémentaire 2010.

3. Un espace éclaté en devenir : la cohésion enfin trouvée ?

Qu’il provienne d’organismes économiques français, comme l’INSEE, ou d’orga- nismes économiques internationaux, comme l’OCDE, le diagnostic est comparable en tous points : l’aire métropolitaine marseillaise est l’une des plus fragmentées d’Europe, tant en matière de gouvernance que d’organisation territoriale, sachant qu’un constat identique pourrait aussi valoir pour Lille. Même si les analyses conduites par ces orga- nismes sont quasiment dénuées de toute épaisseur socio-politique et de mise en perspec- tive historique, il faut admettre que la situation risque de compromettre ce que d’aucuns, dans les années 1960, voyaient comme la future « Californie » de la France (Morel, 2001). Même si ces rêves de grandeur se sont évaporés, il n’en reste pas moins que la troisième métropole française est sous la menace de forces centrifuges qui pourraient mettre à bas les atouts considérables dont elle dispose. Développer une vision cohérente d’un espace économique à fort potentiel, tel a été le leitmotiv depuis plus de quinze ans, d’abord de l’État français, puis des élites locales issues du milieu politique et du milieu des affaires. Combattre la balkanisation a été une longue marche, semée d’embûches, et si Aix-Marseille Provence Métropole devrait être une réalité institutionnelle à l’horizon

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2016, rien n’indique qu’il sera simple de faire table rase du passé, en oubliant du côté de la périphérie méprisée, mais parfois condescendante et triomphante, le goût amer de l’impérialisme (assumé) de la ville-centre.

3.1. La lente institutionnalisation de solidarités territoriales

Malgré l’échec de la mise en œuvre d’une communauté urbaine, en 1966, puis du Schéma d’Aménagement de l’Aire Métropolitaine Marseillaise, en 1969, l’État choisit de revenir à la charge dans les années 1990 en retenant l’aire métropolitaine d’Aix-Marseille comme l’un des sept sites nécessitant l’élaboration d’une Directive Territoriale d’Amé- nagement (DTA). La réflexion est d’abord lancée à l’échelle de l’agglomération marseil- laise puis élargie à l’ensemble de l’espace bucco-rhodanien en 1999. Il en ressort huit ans plus tard une directive dite DTA 13, qui se présente comme un outil pour permettre une plus grande cohérence des démarches territoriales afin d’éviter des investissements redondants. La recherche de Douay (2007) souligne cependant toute l’ambivalence de la démarche de type DTA : par-delà une vision purement instrumentale, elle se présente aussi (et surtout ?) comme un espace de pédagogie métropolitaine à destination des élus et des représentants successifs de l’État, notamment quant à la protection de certains espaces naturels. Il n’en reste pas moins vrai que derrière le nouveau cadre institutionnel persiste une réalité différente : la balkanisation reste très présente au sein de la métropole marseillaise et exacerbe les aigreurs et amertumes compte tenu de la répartition inéga- litaire des richesses. Ainsi, l’entité portuaire s’étend sur 70 km, à cheval sur trois inter- communalités rivales, sans que les ressources induites à l’Ouest, du côté du complexe portuaire de Fos-sur-Mer, soient équitablement redistribuées (Ronai, 2009). En d’autres termes, il en découle un sentiment profond d’injustice perçu par les politiques, mais aussi par les populations, surtout lorsque Marseille n’hésite pas, en revanche, en mutualiser avec ses voisins ses effets externes négatifs.

Au tournant des années 2000, le diagnostic est sans appel. Comme le note Cartapanis (2000), l’agglomération marseillaise s’apparente à un territoire éclaté, une sorte d’écono- mie d’archipel, pour reprendre l’image de Veltz (1996), dont la métropolis dominatrice, mais affaiblie, Marseille, est largement contournée par une périphérie qui a appris à vivre sans elle, voire contre elle. L’archipel est la résultante directe de mouvements centrifuges exacerbés par les rivalités entre communes, à l’origine d’une multipolarité en termes de stratégies de localisation périurbaine des établissements industriels. La crise ayant touché la construction et la réparation navale, notamment, ont affaibli la métropolis, tandis que la périphérie marseillaise se branche directement sur Paris dans ses relations d’affaires, sans avoir à passer par la place marseillaise (Cartapanis, 2000). En bref, la ville-centre n’offre plus de fonctions stratégiques dans les domaines bancaire, financier et informatique, et les expertises qu’elle pourrait apporter sont mobilisées ailleurs par la périphérie, dans un espace géographique élargi. L’agglomération marseillaise, et plus largement l’espace bucco-rhodanien, sont, plus que jamais, la superposition de territoires économiques ayant appris, au fil d’une histoire mouvementée, à vivre en ne comptant que sur leur propre dynamique centrifuge (voir la Figure 3).

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Figure 3 : L’espace métropolitain marseillais : une logique centrifuge

Source : Douay (2009), d’après une cartographie de Michel Chiappero.

Le combat contre la balkanisation avancée de l’aire métropolitaine marseillaise prend cependant un tournant que l’on espère décisif au milieu des années 2000. En effet, la DATAR lance depuis Marseille, ce qui constitue un beau symbole, un appel à projets pour une coopération métropolitaine, auquel vont répondre les collectivités locales. Hélas, les résultats sont, finalement, décevants (Douay, 2007), et il faut attendre le début des années 2010 pour que l’État relance la machine. Il s’agit pour lui de développer un dialogue constructif entre intercommunalités pour aboutir à des rapprochements en matière de planification urbaine et de développement régional afin de parvenir à plus de cohérence territoriale. Rien de cela n’est véritablement original si l’on se penche sur des tentatives antérieures de planification, qui présentent notamment l’axe littoral comme un élément clé du développement de la métropole marseillaise au sens large (Donzel, 2001). Le point commun de ces différentes initiatives est de considérer que l’impulsion doit venir des plus hautes sphères de l’État, sans doute faute d’une capacité des élites locales, politiques et économiques, de penser une sorte de « paix des braves ».

Même si des rencontres ont été organisées précédemment, la rupture intervient réelle- ment à partir de mai 2011, avec l’organisation à Aix-en-Provence de la première confé- rence des présidents des intercommunalités de l’espace bucco-rhodanien. Sans doute s’agit-il ici d’un apprentissage du « processus DATAR ». Une nouvelle démarche stra- tégique s’enclenche alors au plan politique, à savoir associer au maximum le « terrain » au processus inéluctable de coordination métropolitaine autour de la métropolis, selon cette logique de croissance inclusive tant souhaitée par l’OCDE (2013). La conférence de mai 2011 lance la réflexion sur la construction d’un pôle métropolitain au niveau

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politique, ouvrant la voie à une deuxième conférence, organisée en septembre 2011 à Marseille. Celle-ci est un marqueur essentiel de la volonté émergente de coopérer concrè- tement sur la base de trois thématiques majeures (déplacements de voyageurs et de mar- chandises, politique de logement, développement économique). Les travaux conclusifs de la deuxième conférence proposent ainsi dix actions de coopération concrètes, notamment en termes de coordination des travaux des agences d’urbanisme, de schéma des dépla- cements, et de mise en réseau de l’offre touristique. Le mouvement s’accélère puisqu’en novembre 2011, à Aubagne, une troisième conférence aboutit à une déclaration commune affirmant la nécessité de mettre en place le pôle métropolitain à brève échéance, tandis qu’en mars 2012, à Martigues, une quatrième conférence se clôt par la signature d’un protocole d’accord fixant un calendrier effectif de sa mise en place, en proposant une gou- vernance spécifique, sous la forme d’un syndicat mixte, doté d’une structure permanente légère et chargé de la coordination du travail commun des agences d’urbanisme.

En bref, l’avancée contre la balkanisation est significative au plan politique. Si les acteurs locaux témoignent d’un réel dynamisme en la matière, encore doit-on préciser que la volonté de création d’un pôle métropolitain est aussi une réponse du local pour éviter de se voir imposer une métropole dans le cadre de la réforme territoriale portée par les gouvernements du quinquennat de Nicolas Sarkozy et surtout du quinquennat de François Hollande depuis mai 2012. On doit cependant admettre que des solidarités territoriales s’instaurent pas à pas, du moins au plan politique. Mais qu’en est-il au plan économique, pour les milieux d’affaires ? Le constat de départ est plutôt alarmiste. La DATAR conduit en 2003 une étude comparative sur 180 métropoles européennes en termes de dynamisme économique, de potentiel de R&D et d’attractivité. Marseille s’y place au 23e rang, loin derrière des métropoles comme Londres, Paris ou même Lyon. Cette situation est jugée dramatique par Langevin (2012) dans une note de recherche, qui souligne combien une métropolisation dynamique, « territorialisation de la mondialisation », est source de valeur dès lors que de puissants effets d’agglomération génèrent des externalités positives profitant à l’ensemble des acteurs du territoire concerné.

Face à cette configuration peu favorable, plusieurs acteurs économiques, au premier rang desquels la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence et l’Union pour les Entreprises des Bouches-du-Rhône créent en 2007 le club Top 20, qui rassemble environ 70 chefs d’entreprises influents. Leur objectif : hisser Marseille au 20e rang des métropoles européennes. En juillet 2010, le club Top 20 publie son Projet archipel métropolitain : l’avenir de Marseille Provence, qui reconnaît l’identité propre de chacun des territoires de la métropole, mais souligne l’urgence d’une vision cohérente d’ensemble. Pas moins de 28 projets sont jugés cruciaux pour l’avenir métropolitain, dont les transports, le tourisme d’affaire et d’événements et le rayonnement international. Dans le même temps, le club Top 20 en appelle aux milieux politiques à travers un manifeste pour l’avenir de Marseille Provence, co-signé par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence, la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Arles et l’Union pour les Entreprises des Bouches- du-Rhône, qui leur demande de soutenir le Projet archipel métropolitain. Comme le sou- ligne Douay (2009), le soutien de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence à la démarche métropolitaine ne peut qu’étonner ; il rompt clairement avec le positionnement traditionnel des milieux d’affaires marseillais, peu enclins à un ancrage local, et préférant de loin l’appel du grand large, à l’origine du projet avorté Grand Delta.

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3.2. Aix-Marseille Provence Métropole : une logique de fragmentation

Si l’alliance des milieux politiques et économiques pour la constitution d’une puis- sante aire métropolitaine marseillaise est un fait avéré, rejoignant en cela le souhait des plus hautes instances de l’État depuis l’élection de François Hollande en mai 2012, c’est sans doute que le constat d’un territoire morcelé ne peut faire l’objet d’aucune discussion, vu de Bruxelles, de Francfort ou de Londres. L’étude comparative conduite par l’OCDE (2013) présente ainsi la métropole Aix-Marseille comme l’une des zones les plus frag- mentées d’Europe, même si cette caractéristique concerne aussi d’autres métropoles fran- çaises. En prenant comme indicateur le nombre de municipalités opérant sur un territoire métropolitain donné pour 100 000 habitants, l’indice de fragmentation de la métropole Aix-Marseille est deux fois supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE. Notons néan- moins que si Marseille est très fragmentée, en comparaison avec les villes de l’ensemble des pays de l’OCDE, elle reste plutôt moins fragmentée dans le contexte français, tout en s’apparentant à une économie d’archipel et de « petits royaumes », une réalité d’ailleurs actée par le club Top 20 dans son Projet. L’analyse est confortée par les travaux de Barret et al. (2013) pour qui, plus largement, Aix-Marseille Provence Métropole est un territoire éclaté dont les solidarités restent à inventer, puis à faire vivre.

Cette approche très statistique de la fragmentation est néanmoins à compléter par une approche spatiale, en référence à la disparition de la ville « fordiste » (Cary et Fol, 2012), fondée sur la recherche d’une forte cohérence organique des fonctions urbaines (pro- duction, habitation, loisir, transport). Mêmes si elles y occupent des espaces différen- ciés, la volonté commune des acteurs est de penser leur unité pour éviter la propagation d’effets entropiques. Or, la fragmentation « casse » la logique d’intégration de la ville fordiste dans un tout cohérent, et cela sous la pression de multiples causes : économiques, sociales, ou encore politiques. Les identités se décomposent à l’infini, dans une logique kaléidoscopique, comme le résultat d’une individualisation croissante des modes de vie.

L’aire métropolitaine marseillaise est, à l’évidence, soumise à une telle fragmentation dont les racines sont profondément enfouies dans une histoire faite de rejet entre la ville- centre et sa périphérie. Même si le projet Grand Delta n’est plus d’actualité, et que ses protagonistes ont disparu depuis lors, il constitue un moment fort de l’incompréhension entre Marseille et son espace périphérique. Il n’est pas exagéré de parler, à propos du Grand Delta, d’un projet structurant encore présent dans l’imaginaire collectif de certains aménageurs, élus et représentants des milieux d’affaires. L’ouvrage de Terrin (2011), pré- cédemment cité, en constitue une parfaite illustration. Il n’hésite pas à évoquer ainsi une approche visionnaire de ce qu’aurait dû être Marseille, la capitale du Sud de l’Europe, une espérance trahie par la faute d’ambitions personnelles.

Certes, depuis le début des années 1970 et la fin du projet Grand Delta, les zones géo- graphiques constitutives de l’espace bucco-rhodanien ont appris à communiquer entre elles, notamment dans le cadre de déplacements pendulaires journaliers entre domicile et travail, sur les axes Aix-Marseille et Aubagne-Marseille notamment. Mais la réalité socio-politique reste encore celle d’espaces hermétiques les uns aux autres qui ne font jouer entre eux aucune réelle solidarité. Le phénomène est d’autant plus aggravé que les politiques fiscales des intercommunalités divergent fortement, en tirant bénéfice, pour certaines d’entre elles, d’implantations industrielles, technologiques et/ou commerciales

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très nombreuses. La naissance d’Aix-Marseille Provence Métropole en janvier 2016, dont la Figure 4 définit les frontières, veut incontestablement briser cette malédiction ségrégationniste en introduisant une gouvernance métropolitaine fondée sur une vision stratégique commune du devenir de cette zone géographique à fort potentiel (OCDE, 2013). Si la notion de fragmentation ne rencontre pas de réel écho en France, comme le regrettent Cary et Fol (2012), il semble pourtant patent que le cas Aix-Marseille Provence Métropole constitue un terrain d’investigation de premier choix.

Figure 4 : Les frontières d’Aix-Marseille Provence Métropole

Source : Douay (2013), d’après une cartographie de l’AGAM.

Dire que l’accouchement d’Aix-Marseille Provence Métropole s’est fait aux forceps est une image réaliste, et il n’est pas simple de faire table rase du lourd passé (passif). Le rejet de ce projet fédérateur à l’échelle bucco-rhodanienne doit toutefois s’analyser selon deux étapes historiques différentes : une étape de rejet de la périphérie par la ville centre et, à l’opposé, une étape de rejet de la ville-centre par la périphérie. Comme on l’a noté précé- demment, Marseille s’est d’abord détournée de sa périphérie sous l’impulsion du monde patronal marseillais en allant chercher dans un hinterland européen de nouvelles sources de prospérité ; le projet Grand Delta en est la représentation la plus emblématique. Mais c’est sans oublier que Gaston Defferre ne voulait pas, lui non plus, d’une communauté urbaine qui aurait menacé son leadership, en abandonnant une partie de sa latitude décisionnelle aux villes communistes proches. Ainsi, lorsque fut publié en 1969 le Libre Blanc sur les perspectives d’aménagement de l’aire métropolitaine marseillaise, qui prévoyait un espace urbain « millionnaire » autour de l’Étang de Berre, Gaston Defferre s’empressa d’entra- ver le plus possible la contribution de l’État au développement de ses ennemis politiques, les maires communistes, pour préserver la prépondérance politique de Marseille (Borruey,

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2006). En bref, l’histoire contemporaine de l’aire métropolitaine marseillaise a largement scellé une alliance entre des intérêts économiques et des intérêts politiques bien compris pour conserver à la ville-centre son leadership, au moment même où l’ambition gaullienne était de penser en termes de « métropoles d’équilibre ». Nulle surprise à ce que le rejet de la périphérie par la ville-centre aboutisse à de profondes et durables fractures, qui conduiront de nombreuses communes des Bouches-du-Rhône à créer leur propre dynamique en atti- rant, parfois dans une joyeuse anarchie, des investisseurs privés.

Dès lors que tous les ingrédients d’une croissance centrifuge dans l’espace bucco- rhodanien furent présents, et que des communes comme Aix-en-Provence, Marignane ou Martigues réussirent à densifier leur tissu industriel, mais aussi leur réseau de prestations logistiques, en dehors de l’ombre portée de Marseille, il ne pouvait qu’en résulter une seconde étape, celle du rejet de la ville-centre par sa périphérie. Ce mouvement de rejet fut d’autant plus brutal que la ville-centre vivait alors un processus lent et inéluctable de décomposition économique et sociale, en devenant une sorte de « ville impossible » (Viard, 1995), gangrenée par un chômage endémique et la violence urbaine. Les soubre- sauts de la création d’Aix-Marseille Provence Métropole ne peuvent ainsi être compris que dans cette perspective de « temps long », une histoire complexe faite d’incompré- hensions mutuelles. Si la fronde de nombreux maires des Bouches-du-Rhône contre la métropole s’appuie sur des arguments économiques incontestables (refus de participer au financement mutualisé de projets d’investissement, conservation de la maîtrise de la planification urbaine), il serait maladroit de minorer des aspects culturels au moins aussi prégnants : n’être associé à aucun prix à l’image parfois déplorable de Marseille et pro- téger une identité provençale spécifique risquant d’être dissoute dans celle d’un « Grand Marseille » cosmopolite (Douay, 2013).

3.3. Pourra-t-on transcender les égoïsmes locaux ?

Si l’on s’en tient froidement aux compétences dévolues à Aix-Marseille Provence Métropole, le bon sens semble cependant au rendez-vous. En effet, la nouvelle entité sera dotée de compétences essentielles en matière d’aménagement de l’espace métropolitain, que l’on peut décliner selon trois axes : a) la définition d’un schéma de cohérence territoriale et d’un plan global d’urbanisme, la réalisation de zones d’aménagement concerté (ZAC) et la constitution de réserves foncières ; b) l’organisation d’une mobilité urbaine durable, la création, l’aménagement et l’entretien de la voirie, et la formalisation d’un plan coordonné de déplacements urbains ; c) la prise en compte d’un programme d’aménagement d’en- semble et la détermination des secteurs d’aménagement au sens du Code de l’urbanisme.

Pour qui a subi la situation souvent anarchique des déplacements urbains au sein de l’aire métropolitaine marseillaise et, plus largement, au sein de l’espace bucco-rhodanien, rien de plus naturel que de vouloir coordonner l’action afin de sortir de l’asphyxie programmée.

Selon les données du classement TOM-TOM Europe d’octobre 2013, Marseille est ainsi la cinquième ville la plus encombrée d’Europe (sur 59 métropoles) et de loin la plus embou- teillée de France (OCDE, 2013), une situation montrée du doigt par Sanmarco (2000) il y a déjà quinze ans de cela. Or, qui ne serait pas aujourd’hui atterré de savoir que n’existe pour l’instant dans l’aire d’Aix-Marseille Provence Métropole aucun réseau de transport public intégré, tant au plan physique qu’au plan tarifaire ?

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L’un des points d’achoppement les plus virulents liés à la naissance institutionnelle d’Aix-Marseille Provence Métropole reste à l’évidence celui des ressources fiscales, très déséquilibrées sur le territoire. Dans le magazine municipal de la ville d’Aix-en-Pro- vence publié en septembre 2014, la maire s’insurge à nouveau, par une lettre ouverte au Premier Ministre, contre une métropole à fiscalité unique et s’en prend directement au Préfet de la région PACA qui indique clairement que l’unification des moyens fiscaux n’est pas négociable. Une réunion de l’Union des Maires des Bouches-du-Rhône, tenue à Miramas en octobre 2014, conforte ce point majeur de crispation en voulant réduire l’influence de la future métropole à l’élaboration d’un schéma de cohérence territoriale en matière de transports, de développement économique, de protection de l’environnement et d’enseignement supérieur, mais surtout en dehors de toute fiscalité mutualisée (La Provence, 26 octobre 2014). Pourquoi cacher que Marseille-Provence Métropole, qui a su uniquement fédérer 17 communes autour de la ville-centre, vit chichement en dehors de ses quartiers Sud ? Si l’on prend comme point de repère la seule taxe professionnelle, la ressource fiscale essentielle des intercommunalités, le grand Lyon dispose d’une base totale deux fois plus importante que celle de Marseille-Provence Métropole, pour un ter- ritoire lyonnais 20 % plus petit que le territoire marseillais (Douay, 2009). Cela permet à l’OCDE (2013) d’affirmer que manquent à l’aire métropolitaine marseillaise plus de 60 000 emplois par rapport à l’aire métropolitaine lyonnaise.

Il est vrai que Marseille-Provence Métropole voit lui échapper la manne financière des industries du pourtour de l’Étang de Berre, et même celle de la zone commerciale de Plan-de-Campagne, aux portes de la ville, qui accueille pourtant des hordes de clients venant de Marseille chaque week-end. La Figure 5, qui indique le potentiel fiscal des communes de l’espace bucco-rhodanien, souligne, sans aucune ambiguïté, que la situa- tion de Marseille est très fragile alors que la ville-centre doit supporter des fonctions tertiaires qui bénéficient à toutes les communes de la périphérie (services au commerce international, activités financières, logistique, administrations, etc.). Il reste toutefois à minimiser la teneur de ces débats car la création des conseils de territoires, probablement sur le périmètre des actuels EPCI, va changer la donne : si ces derniers reçoivent, comme cela est prévu, une partie des compétences de la métropole, l’importance de la réforme pourrait être plus réduite qu’on ne le pense.

Pour l’heure, il est impossible de penser un projet métropolitain sans y inclure, de gré ou de force, la question fiscale liée aux choix d’aménagement, de transport et de développe- ment, un point de vue partagé par certains observateurs en dehors de Marseille, qui voient là un principe non négociable de répartition équitable des ressources et des charges, fondement d’une croissance plus inclusive, pour reprendre l’analyse récente de l’OCDE (2013). Cette vision est résumée brutalement par Jean-Claude Gaudin, maire UMP de Marseille, dans une interview à La Croix du 18 décembre 2013 : « La richesse est située hors de Marseille.

Or, c’est à Marseille que les gens viennent travailler, étudier, se distraire. Actuellement la ville supporte toutes les charges de centralité mais ne bénéficie de rien ». Autrement dit, la périphérie capte des ressources, tandis que Marseille supporte les charges de la cen- tralité. Une telle situation, abordée dans sa dynamique et ses fondements par Cary et Fol (2012), est porteuse d’une logique de ségrégation urbaine et de division sociale de l’espace.

Elle génère à terme des ghettos dont les origines et les conséquences sont bien connues en termes de discrimination et d’exclusion (Lapeyronnie, 2008). Ainsi, force est de reconnaître

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que Marseille n’a bénéficié d’aucune aide à la reconversion comparable à celles évoquées précédemment pour Rousset ou Gémenos ; comment ne pas faire ici le lien avec la paupéri- sation croissante d’une part importante de la population « laissée pour compte » de la crise, et aux enfants de laquelle aucune vraie perspective n’a pu être apportée ?

Figure 5 : Potentiel fiscal des communes de l’espace bucco-rhodanien (€ par habitant, en 2010)

Source : OCDE (2013).

Si l’on peut finalement entendre les arguments des défenseurs d’une Métropole capable d’impulser des politiques coordonnées d’aménagement, de transport et de développe- ment, les relents à peine dissimulés d’un imperium métropolitain aux mains de Marseille risquent d’être mal vécus en revanche par les contempteurs, notamment les anciens « vas- saux » désormais alliés. Au risque de perturber durablement les dynamiques collectives d’apprentissage, et de rater une opportunité de développement métropolitain qui ne se représentera sans doute pas une seconde fois. De ce fait, la question centrale est sans doute celle de la refonte totale des mécanismes de gouvernance territoriale, autrement dit d’organisation et de coordination des différents acteurs locaux. Comme le soulignent Leloup et al. (2005, p. 326), tout territoire se présente comme « un construit social per- manent, en constante appropriation (…). Il se construit (…) grâce aux relations durables de proximité géographique développée entre une pluralité d’acteurs ; ces relations de

« voisinage » peuvent mener à des actions concrètes voire à l’élaboration commune de normes ». En d’autres termes, le territoire doit faire « système », en développant une identité propre autour d’un devenir commun. Si les égoïsmes locaux perdurent de manière larvée, il est à craindre que l’entité politico-administrative représentée par Aix-Marseille Provence Métropole soit incapable de susciter l’adhésion enthousiaste des acteurs au pro- jet collectif qu’elle souhaite porter.

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Conclusion

Dans un entretien accordé au magazine Accents de février-mars 2014, publié par le Conseil Général des Bouches-du-Rhône, la directrice de Bouches-du-Rhône Tourisme, qui coordonne et met en œuvre au niveau du département la stratégie des acteurs publics et privés du secteur, le reconnaît sans difficulté : l’espace bucco-rhodanien se constitue autour de trois identités fortes, la Provence, la Camargue et Marseille. La Provence de Cézanne rayonne majestueusement à une échelle internationale tandis que la Camargue représente pour les touristes les landes infinies et sauvages auxquelles s’adosse Arles, une ville-musée à ciel ouvert où il fait si bon vivre. Quant à Marseille, elle se détache lente- ment de son image de saleté et de pègre violente depuis le relatif succès de l’opération MP 2013 (capitale européenne de la culture). Trois identités pour un même département, le symbole vivant d’un territoire toujours et encore éclaté, un territoire pour lequel l’his- toire, puis l’économie, ont initié de puissantes forces centrifuges au risque de le dislo- quer face à une mondialisation qui réclame, au contraire, des profils de compétitivité que seule une mise en synergie permet d’obtenir. Cela sous-entend l’émergence d’une intel- ligence collective fondée sur la construction progressive d’un consensus dont la richesse de contenu dépendra directement des complémentarités perçues entre parties prenantes du projet métropolitain, et dont la régénération culturelle de Marseille, d’ores et déjà engagée, constitue un signal très positif (Martone et al., 2014)

Par-delà l’exemplarité du cas de l’aire métropolitaine marseillaise, une vision plus large est sans doute envisageable en référence à la réforme territoriale en cours. Celle-ci s’appuie, rappelons-le, sur une diminution en cours du nombre de régions françaises (13), la redéfinition de leurs centres de gravité économiques, et la réorganisation des compétences entre collectivités. Il devrait en résulter un mouvement de fond qui va très certainement rebattre les cartes en profondeur et proposer une nouvelle architecture ter- ritoriale lourde de conséquences pour les acteurs concernés. Le cas étudié, qui témoigne certes d’une certaine « démesure » toute méridionale dans les excès et prises de position des uns et des autres, est sans doute symptomatique de tensions dont on peut imaginer qu’elles surviennent ailleurs, notamment en période difficile où les ressources financières sont de plus en plus rares. Gilli et Halbert (2014) notent ainsi combien les élus locaux du Grand Paris sont très réticents à partager les richesses, avec un PIB annuel estimé à plus de 600 milliards d’euros pour la métropole parisienne. De ce point de vue, même s’il serait maladroit de tirer des généralisations hâtives des soubresauts marseillais, force est d’admettre qu’ils nous donnent à voir les dynamiques spatiales sous un jour nouveau, en tempérant l’optimisme des apôtres de la décentralisation.

Ceci est encore plus vrai si l’on se place cette fois du côté des voisins moins immé- diats de la mégapole, qu’il s’agisse d’Avignon, de Toulon, d’Arles ou de Nîmes. Si tant est que le projet de créer une plus grande cohérence interne dans une néo-agglomération géante, tournée vers le vaste monde, devienne une réalité, le risque de couper encore plus Marseille de son environnement régional devient encore plus patent. Une telle menace ne doit pas être négligée ; elle est l’envers de la pièce, une « face » plus sombre qui pourrait soustraire les forces vives, actuellement aux frontières de la nouvelle capitale, de la dyna- mique globalisée en œuvre. Quand l’histoire et la géographie nous rappellent de quelle manière la ville-centre a traité dédaigneusement son arrière-pays (qui le lui a, en partie,

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